[3] Messieurs,
J'ai essayé, dans notre dernière réunion, de
déterminer le caractère essentiel et distinctif de
la société moderne comparée à la société
européenne primitive; j'ai cru le reconnaître dans
ce fait que tous les élémens de l'état social,
d'abord nombreux et divers, se sont réduits à deux,
le gouvernement d'une part, le peuple de l'autre. Au lieu de rencontrer
comme forces dominantes, comme premiers acteurs de l'histoire, la
noblesse féodale, le clergé, des rois, des bourgeois,
des colons, des serfs, nous ne trouvons plus dans [4] l'Europe
moderne que deux grandes figures qui occupent seules la scène
historique, le gouvernement et le pays.
Si tel est le fait auquel a abouti la civilisation européenne,
tel est aussi le but vers lequel nous devons tendre, où nos
recherches doivent nous conduire. Il faut que nous voyions naître,
se développer, s'affermir progressivement ce grand résultat.
Nous sommes entrés dans l'époque à laquelle
on peut faire remonter son origine: c'est, vous l'avez vu, entre
le douzième et le seizième siècle que s'est
opéré en Europe le travail lent et caché qui
a amené notre société à cette nouvelle
forme, à cet état définitif. Nous avons également
étudié le premier grand événement qui,
à mon avis, ait poussé clairement et puissamment l'Europe
dans cette voie, les croisades.
Vers la même époque, à peu près au moment
où éclataient les croisades, commença à
grandir l'institution qui a peut-être le plus contribué
à la formation de la société moderne, à
cette fusion de tous les élémens sociaux en deux forces,
le gouvernement et le peuple; c'est la royauté.
Il est évident que la royauté a joué un rôle
[5] immense dans l'histoire de la civilisation européenne;
un coup-d'oeil sur les faits suffit pour s'en convaincre; on voit
le développement de la royauté marcher du même
pas, pour ainsi dire, au moins pendant long-temps, que celui de
la société elle-même: les progrès sont
communs. Et non seulement les progrès sont communs; mais
toutes les fois que la société avance vers son caractère
définitif et moderne, la royauté paraît grandir
et prospérer; si bien que, lorsque l'oeuvre est consommée,
lorsqu'il ne reste plus, ou à peu près, dans les grands
États de l'Europe, d'autre influence importante et décisive
que celle du gouvernement et du public, c'est la royauté
qui est le gouvernement.
Et il en est arrivé ainsi non seulement en France, où
le fait est évident, mais dans la plupart des pays de l'Europe:
un peu plus tôt ou un peu plus tard, sous des formes un peu
différentes, l'histoire de la société en Angleterre,
en Espagne, en Allemagne, nous offre le même résultat.
En Angleterre, par exemple, c'est sous les Tudor que les anciens
élémens particuliers et locaux de la société
anglaise se dénaturent, se fondent, et cèdent la place
au système des pouvoirs publics; c'est aussi le moment de
la [6] plus grande influence de la royauté. Il en
a été de même en Allemagne, en Espagne, dans
tous les grands états européens. Si nous sortons de
l'Europe, si nous portons nos regards sur le reste du monde, nous
serons frappés d'un fait analogue; partout nous trouverons
la royauté occupant une grande place apparaissant comme l'institution
peut-être la plus générale, la plus permanente,
comme la plus difficile à prévenir là où
elle n'existe pas encore, à extirper là où
elle a existé. De temps immémorial elle possède
l'Asie. à la découverte de l'Amérique, on y
a trouvé tous les grands États, avec des combinaisons
différentes, soumis au régime monarchique. Quand on
pénètre dans l'intérieur de l'Afrique, là
où se rencontrent des nations un peu étendues, c'est
ce régime qui prévaut. Et non seulement la royauté
a pénétré partout, mais elle s'est accommodée
aux situations les plus diverses, à la civilisation et à
la barbarie, aux moeurs les plus pacifiques, en Chine, par exemple,
et à celles où la guerre, où l'esprit militaire
domine. Elle s'est établie tantôt au sein du régime
des castes, dans les sociétés les plus rigoureusement
classées, tantôt au milieu d'un régime d'égalité,
dans les [7] sociétés les plus étrangères
à toute classification légale et permanente. Souvent
despotique et oppressive, ailleurs favorable aux progrès
de la civilisation et même de la liberté, il semble
que ce soit une tête qui se puisse placer sur une multitude
de corps différens, un fruit qui puisse naître des
germes les plus divers.
Dans ce fait, Messieurs, nous pourrions découvrir beaucoup
de conséquences importantes et curieuses. Je n'en veux prendre
que deux: la première, c'est qu'il est impossible qu'un tel
résultat soit le fruit du pur hasard, de la force ou de l'usurpation
seule; il est impossible qu'il n'y ait pas entre la nature de la
royauté considérée comme institution et la
nature, soit de l'homme individuel, soit de la société
humaine, une profonde et puissante analogie. Sans doute la force
est mêlée à l'origine de l'institution; sans
doute elle a eu beaucoup de part à ses progrès; mais
toutes les fois que vous rencontrez un résultat comme celui-ci,
toutes les fois que vous voyez un grand événement
se développer ou se reproduire pendant une longue série
de siècles, et au milieu de tant de situations différentes,
ne l'attribuez jamais à la force. La force joue un grand
rôle, [8] un rôle de tous les jours dans les
affaires humaines; elle n'en est point le principe, le mobile supérieur:
au dessus de la force et du rôle qu'elle joue plane toujours
une cause morale qui décide de l'ensemble des choses. Il
en est de la force dans l'histoire des sociétés comme
du corps dans l'histoire de l'homme. Le corps tient à coup
sûr une grande place dans la vie de l'homme, cependant il
n'en est point le principe. La vie y circule et n'en émane
point. Tel est aussi le jeu des sociétés humaines:
quelque rôle qu'y joue la force, ce n'est pas la force qui
les gouverne, qui préside souverainement à leur destinée;
ce sont des idées, des influences morales qui se cachent
sous les accidens de la force, et règlent le cours des sociétés.
A coup sûr c'est une cause de ce genre, et non la force, qui
a fait la fortune de la royauté.
Un second fait qui n'est guère moins important à remarquer,
c'est la flexibilité de l'institution, sa faculté
de se modifier, de s'adapter à une multitude de circonstances
diverses. Remarquez le contraste: sa forme est unique, permanente,
simple; elle n'offre point cette variété prodigieuse
de combinaisons qui se rencontre dans d'autres institutions; et
cependant [9] elle s'approprie aux sociétés
qui se ressemblent le moins. Il faut évidemment qu'elle admette
une grande diversité, qu'elle se rattache, soit dans l'homme,
soit dans la société, à beaucoup d'élémens
et de principes différens.
C'est pour n' avoir pas considéré l'institution de
la royauté dans toute son étendue; pour n'avoir pas,
d'une part, pénétré jusqu'à son principe
propre et constant, à ce qui fait son essence et subsiste
quelles que soient les circonstances auxquelles elle s'applique;
et de l'autre, pour n'avoir pas tenu compte de toutes les variations
auxquelles elle se prête, de tous les principes avec lesquels
elle peut entrer en alliance; c'est, dis-je, pour n'avoir pas considéré
la royauté sous ce double et vaste point de vue, qu'on n'a
pas toujours bien compris son rôle dans l'histoire du monde,
qu'on s'est souvent trompé sur sa nature et ses effets.
C'est là le travail que je voudrais faire avec vous, et de
manière à nous rendre un compte complet et précis
des effets de cette institution dans l'Europe moderne, soit qu'ils
aient découlé de son principe propre ou des modifications
qu'elle a subies.
Nul doute, Messieurs, que la force de la [10] royauté,
cette puissance morale qui est son vrai principe, ne réside
point dans la volonté propre, personnelle, de l'homme momentanément
roi; nul doute que les peuples, en l'acceptant comme institution,
les philosophes en la soutenant comme système, n'ont point
cru, n'ont point voulu accepter l'empire de la volonté d'un
homme, essentiellement étroite, arbitraire, capricieuse,
ignorante.
La royauté est toute autre chose que la volonté d'un
homme, quoiqu'elle se présente sous cette forme. Elle est
la personnification de la souveraineté de droit, de cette
volonté essentiellement raisonnable, éclairée,
juste, impartiale, étrangère et supérieure
à toutes les volontés individuelles, et qui, à
ce titre, a droit de les gouverner. Tel est le sens de la royauté
dans l'esprit des peuples, tel est le motif de leur adhésion.
Est-il vrai, Messieurs, qu'il y ait une souveraineté de droit,
une volonté qui ait droit de gouverner les hommes? Il est
certain qu'ils y croient; car ils cherchent, et ils ont constamment
cherché, et ils ne peuvent pas ne pas chercher à se
placer sous son empire. Concevez je ne dis pas un peuple, mais la
moindre réunion [11] d'hommes; concevez-la soumise
à un souverain qui ne le soit que de fait, à une force
qui n'ait aucun droit que celui de la force, qui ne gouverne pas
à titre de raison, de justice, de vérité; à
l'instant la nature humaine se révolte contre une telle supposition:
il faut qu'elle croie au droit. C'est le souverain de droit qu'elle
cherche, c'est le seul auquel l'homme consente à obéir.
Qu'est-ce que l'histoire sinon la démonstration de ce fait
universel? Que sont la plupart des luttes qui travaillent la vie
des peuples sinon un ardent effort vers le souverain de droit, afin
de se placer sous son empire? Et non seulement les peuples, mais
les philosophes croient fermement à son existence, et le
cherchent incessamment. Que sont tous les systèmes de philosophie
politique sinon la recherche du souverain de droit? Que traitent-ils
sinon la question de savoir qui a droit de gouverner la société?
Prenez les systèmes théocratique, monarchique, aristocratique,
démocratique, tous se vantent d'avoir découvert en
qui réside la souveraineté de droit; tous promettent
à la société de la placer sous la loi de son
maître légitime. Je le répète, c'est
là le but de tous les travaux des philosophes, comme de tous
les efforts des nations.
[12] Comment les uns et les autres ne croiraient-ils pas
au souverain de droit? Comment ne le chercheraient-ils pas constamment?
Prenez les suppositions les plus simples; qu'il y ait un acte quelconque
à accomplir, une action quelconque à exercer soit
sur la société dans son ensemble, soit sur quelques
uns de ses membres, soit sur un seul; il y a toujours évidemment
une règle de cette action, une volonté légitime
à suivre, à appliquer. Soit que vous pénétriez
dans les moindres détails de la vie sociale, soit que vous
vous éleviez à ses plus grands événemens,
partout vous rencontrerez une vérité à découvrir,
une loi rationnelle à faire passer dans les réalités.
C'est là ce souverain de droit, vers lequel les philosophes
et les peuples n'ont pas cessé et ne peuvent cesser d'aspirer.
Jusqu'à quel point le souverain de droit peut-il être
représenté d'une façon générale
et permanente par une force terrestre, par une volonté humaine?
Qu'y a-t-il de nécessairement faux et dangereux dans une
telle supposition? Que faut-il penser en particulier de la personnification
de la souveraineté de droit sous l'image de la royauté?
A quelles conditions, dans quelles limites cette personnification
est-elle [13] admissible? Grandes questions que je n'ai point
à traiter ici, mais que je ne puis me dispenser d'indiquer,
et sur lesquelles je dirai un mot en passant.
J'affirme, et le plus simple bon sens le reconnaît, que la
souveraineté de droit, complète et permanente, ne
peut appartenir à personne; que toute attribution de la souveraineté
de droit, à une force humaine quelconque, est radicalement
fausse et dangereuse. De là vient la nécessité
de la limitation de tous les pouvoirs, quels que soient leurs noms
et leurs formes; de là l'illégitimité radicale
de tout pouvoir absolu quelle que soit son origine, conquête,
hérédité ou élection. On peut différer
sur les meilleurs moyens de chercher le souverain de droit; ils
varient selon les lieux et les temps; mais en aucun lieu, en aucun
temps, aucun pouvoir ne saurait légitimement être possesseur
indépendant de cette souveraineté.
Ce principe posé, il n'en est pas moins certain que la royauté,
dans quelque système qu'on la considère, se présente
comme la personnification du souverain de droit. Écoutez
le système théocratique: il vous dira que les rois
sont l'image de Dieu sur la terre, ce qui ne veut pas [14]
dire autre chose sinon qu'ils sont la personnification de la souveraine
justice, vérité, bonté. Adressez-vous aux jurisconsultes:
ils vous répondront que le roi, c'est la loi vivante; ce
qui veut dire encore que le roi est la personnification du souverain
de droit, de la loi juste, qui a droit de gouverner la société.
Interrogez la royauté elle-même dans le système
de la monarchie pure: elle vous dira qu'elle est la personnification
de l'État, de l'intérêt général.
Dans quelque alliance, dans quelque situation que vous la considériez,
vous la trouverez toujours se résumant dans la prétention
de représenter, de reproduire ce souverain de droit, seul
capable de gouverner légitimement la société.
Il n'y a pas lieu de s'en étonner. Quels sont les caractères
du souverain de droit, les caractères qui dérivent
de sa nature même? D'abord il est unique; puisqu'il n'y a
qu'une vérité, une justice, il ne peut y avoir qu'un
souverain de droit. Il est de plus permanent, toujours le même:
la vérité ne change point. Il est placé dans
une situation supérieure, étrangère à
toutes les vicissitudes, à toutes les chances de ce monde;
il n'est du monde en quelque sorte que comme spectateur et comme
juge: c'est là son rôle. Eh [15] bien! Messieurs,
ces caractères rationnels, naturels du souverain de droit,
c'est la royauté qui les reproduit extérieurement
sous la forme la plus sensible, qui en paraît la plus fidèle
image. Ouvrez l'ouvrage où M. Benjamin Constant a si ingénieusement
représenté la royauté comme un pouvoir neutre,
un pouvoir modérateur, élevé au dessus des
accidens, des luttes de la société, et n'intervenant
que dans les grandes crises. N'est-ce pas là, pour ainsi
dire, l'attitude du souverain de droit dans le gouvernement des
choses humaines? Il faut qu'il y ait dans cette idée quelque
chose de très propre à frapper les esprits, car elle
a passé avec une rapidité singulière des livres
dans les faits. Un souverain en a fait, dans la constitution du
Brésil, la base même de son trône; la royauté
y est représentée comme pouvoir modérateur,
élevé au dessus des pouvoirs actifs, comme spectateur
et juge.
Sous quelque point de vue que vous considériez l'institution,
en la comparant au souverain de droit, vous trouverez que la ressemblance
extérieure est grande, et qu'il est naturel qu'elle ait frappé
l'esprit des hommes. Aussi toutes les fois que leur réflexion
ou leur imagination se sont tournées de préférence
vers la [16] contemplation ou l'étude de la nature
du souverain de droit, de ses caractères essentiels, ils
ont incliné vers la royauté; ainsi dans les temps
de prépondérance des idées religieuses, la
contemplation habituelle de la nature de Dieu a poussé les
hommes vers le système monarchique. De même, quand
les jurisconsultes ont dominé dans la société,
l'habitude d'étudier, sous le nom de loi, la nature du souverain
de droit, a été favorable au dogme de sa personnification
dans la royauté. L'application attentive de l'esprit humain
à contempler la nature et les qualités du souverain
de droit, quand d'autres causes n'en sont pas venues détruire
l'effet, a toujours donné force et crédit à
la royauté qui en offrait l'image.
Il y a en outre des temps particulièrement favorables à
cette personnification; ce sont les temps où les forces individuelles
se déploient dans le monde avec tous leurs hasards et leurs
caprices, les temps où l'égoïsme domine dans
les individus, soit par ignorance et brutalité, soit par
corruption. Alors la société, livrée au combat
des volontés personnelles, et ne pouvant s'élever
par leur libre concours à une volonté commune, générale,
qui les rallie et les [17] soumette, aspire avec passion
vers un souverain auquel tous les individus soient obligés
de se soumettre; et dès qu'il se présente quelque
institution qui porte quelques uns des caractères du souverain
de droit et promet à la société son empire,
la société s'y rallie avec un avide empressement,
comme des proscrits se réfugient dans l'asile d'une église.
C'est là ce qui s'est vu dans les temps de jeunesse désordonnée
des peuples, comme ceux que nous venons de parcourir. La royauté
convient merveilleusement à ces époques d'anarchie
forte et féconde, pour ainsi dire, où la société
aspire à se former, à se régler, et n'y sait
pas parvenir par l'accord libre des volontés individuelles.
Il y a d'autres temps où, par une cause toute contraire,
elle a le même mérite. Pourquoi le monde romain, si
près de se dissoudre à la fin de la république,
a-t-il subsisté encore près de quinze siècles,
sous le nom de cet empire qui n'a été après
tout qu'une continuelle décadence, une longue agonie? La
royauté seule a pu produire un tel effet; seule elle pouvait
contenir une société que l'égoïsme tendait
sans cesse à détruire. Le pouvoir impérial
a lutté pendant quinze siècles contre la ruine du
monde romain.
Ainsi il y a des temps où la royauté peut seule
[18] retarder la dissolution de la société, des
temps, où elle peut seule accélérer sa formation.
Et dans les deux cas, c'est parce qu'elle représente plus
clairement, plus puissamment que toute autre forme, le souverain
de droit, qu'elle exerce sur les événemens ce pouvoir.
Sous quelque point de vue que vous considériez l'institution,
à quelque époque que vous la preniez, vous reconnaîtrez
donc, Messieurs, que son caractère essentiel, son principe
moral, son véritable sens, son sens intime, ce qui fait sa
force, c'est, je le répète, d'être l'image,
la personnification, l'interprète présumé de
cette volonté unique, supérieure, essentiellement
légitime, qui a seule droit de gouverner la société.
Considérons maintenant la royauté sous le second point
de vue, c'est-à-dire dans sa flexibilité, dans la
variété des rôles qu'elle a joués, et
des effets qu'elle a produits; il faut que nous en rendions raison,
que nous en déterminions les causes.
Nous avons ici un avantage; nous pouvons rentrer sur-le-champ dans
l'histoire et dans notre histoire. Par un concours de circonstances
singulières, il est arrivé que, dans l'Europe moderne,
la royauté a rêvêtu tous les caractères
sous [19] lesquels elle s'était montrée dans
l'histoire du monde. Si je puis me servir d'une expression géométrique,
la royauté européenne a été en quelque
sorte la résultante de toutes les espèces de royauté
possibles. Je vais parcourir son histoire du cinquième au
douzième siècle; vous verrez sous combien d'aspects
divers elle se présente, et à quel point nous retrouvons
partout ce caractère de variété, de complication,
de lutte, qui appartient à toute la civilisation européenne.
Au cinquième siècle, au moment de la grande invasion
des Germains, deux royautés sont en présence: la royauté
barbare et la royauté impériale, celle de Clovis et
celle de Constantin; l'une et l'autre bien différentes de
principes et d'effets.
La royauté barbare est essentiellement élective: les
rois germains sont élus, quoique leur élection n'ait
point lieu dans les formes auxquelles nous sommes habitués
à attacher cette idée; ce sont des chefs militaires,
tenus de faire accepter librement leur pouvoir par un grand nombre
de compagnons qui leur obéissent comme aux plus braves, aux
plus habiles. L'élection est la vraie source de la royauté
barbare, son caractère primitif, essentiel.
[20] Ce n'est pas que ce caractère, au cinquième
siècle, ne soit déjà un peu modifié,
que des élémens différens ne se soient introduits
dans la royauté. Les diverses peuplades avaient leurs chefs
depuis un certain temps; des familles s'étaient élevées
plus accréditées, plus considérables, plus
riches que les autres. De là un commencement d'hérédité;
le chef n'était guère élu hors de ces familles.
Premier principe différent qui vient s'associer au principe
dominant de l'élection.
Une autre idée, un autre élément a déjà
pénétré aussi dans la royauté barbare,
c'est l'élément religieux. On trouve chez quelques
uns des peuples barbares, par exemple, chez les Goths, la conviction
que les familles de leurs rois descendent des familles de leurs
dieux, ou des héros dont on a fait des dieux, d'Odin, par
exemple. C'est la situation des rois d'Homère, issus des
dieux ou des demi-dieux, et, à ce titre, objets d'une sorte
de vénération religieuse, malgré les limites
de leur pouvoir.
Telle était, au cinquième siècle, la royauté
barbare, déjà diverse et flottante quoique son principe
primitif dominât encore.
Je prends la royauté romaine, impériale; celle-ci
[21] est tout autre chose; c'est la personnification de l'État,
l'héritière de la souveraineté et de la majesté
du peuple romain. Considérez la royauté d'Auguste,
de Tibère; l'empereur est le représentant du sénat,
des comices, de la république tout entière; il lui
succède, elle est venue se résumer dans sa personne.
Qui ne le reconnaîtrait à la modestie du langage des
premiers empereurs, de ceux du moins qui étaient hommes de
sens, et comprenaient leur situation? Ils se sentent en présence
du peuple souverain naguère et qui a abdiqué en leur
faveur; ils lui parlent comme ses représentans, comme ses
ministres. Mais en fait, ils exercent tout le pouvoir du peuple,
et avec la plus redoutable intensité. Une telle transformation,
Messieurs, nous est aisée à comprendre; nous y avons
assisté nous-mêmes; nous avons vu la souveraineté
passer du peuple dans un homme; c'est l'histoire de Napoléon.
Celui-là aussi a été une personnification du
peuple souverain; il le disait sans cesse; il disait: «Qui
a été élu comme moi par dix-huit millions d'hommes?
Qui est comme moi le représentant du peuple?» Et quand
sur ses monnaies on lisait d'un côté République
française, de l'autre Napoléon, empereur,
qu'était-ce [22] donc sinon le fait que je décris,
le peuple devenu roi?
Tel était, Messieurs, le caractère fondamental de
la royauté impériale; elle l'a gardé pendant
les trois premiers siècles de l'empire: c'est même
sous Dioclétien seulement qu'elle a pris sa forme définitive
et complète. Elle était cependant alors sur le point
de subir un grand changement: une nouvelle royauté était
près de paraître. Le christianisme travaillait depuis
trois siècles à introduire dans l'empire l'élément
religieux. Ce fut sous Constantin qu'il réussit, non à
le faire prévaloir, mais à lui faire jouer un grand
rôle. Ici la royauté se présente sous un tout
autre aspect; elle n'a point son origine sur la terre: le prince
n'est pas le représentant de la souveraineté publique;
il est l'image de Dieu, son représentant, son délégué.
Le pouvoir lui vient de haut en bas, tandis que, dans la royauté
impériale, le pouvoir avait monté de bas en haut.
Ce sont deux situations toutes différentes, et qui ont des
résultats tous différens. Les droits de la liberté,
les garanties politiques sont difficiles à combiner avec
le principe de la royauté religieuse; mais le principe lui-même
est élevé, moral, salutaire. Voici l'idée qu'on
se [23] formait du prince au septième siècle,
dans le système de la royauté religieuse. Je la puise
dans les canons du concile de Tolède.
«Le roi est dit roi (rex) de ce qu'il gouverne justement
(rectè). S'il agit avec justice (rectè)
il possède légitimement le nom de roi; s'il agit avec
injustice, il le perd misérablement. Nos pères disaient
donc avec raison: rex ejus eris si recta facis; si autem non
facis, non eris. Les deux principales vertus royales sont la
justice et la vérité (la science de la vérité,
la raison).
«La puissance royale est tenue, comme la totalité des
peuples, au respect des lois... Obéissant aux volontés
du ciel, nous donnons, à nous comme à nos sujets,
des lois sages auxquelles notre propre grandeur et celle de nos
succcesseurs est tenue d'obéir, aussi bien que toute la population
de notre royaume...
«Dieu, le créateur de toutes choses, en disposant la
structure du corps humain, a élevé la tête en
haut, et a voulu que de là partissent les nerfs de tous les
membres. Et il a placé dans la tête le flambeau des
yeux afin que de là fussent vue toutes les choses qui pouvaient
nuire. Et il a établi le pouvoir de l'intelligence, en le
chargeant de gouverner tous les membres et de [24] régler
sagement leur action... Il faut donc régler d'abord ce qui
regarde les princes, veiller à leur sûreté,
protéger leur vie, et ordonner ensuite ce qui touche les
peuples, de telle sorte qu'en garantissant, comme il convient, la
sûreté des rois, on garantisse en même temps
et d'autant mieux celle des peuples[1].»
Mais, dans le système de la royauté religieuse, s'introduit
presque toujours un autre élément que la royauté
elle-même. Un pouvoir nouveau prend place à côté
d'elle, un pouvoir plus rapproché de Dieu, de la source dont
la royauté émane, que la royauté elle-même;
c'est le clergé, le pouvoir ecclésiastique qui vient
s'interposer entre Dieu et les rois, entre les rois et les peuples;
en sorte que la royauté, image de la Divinité, court
la chance de tomber au rang d'instrument des interprètes
humains de la volonté divine. Nouvelle cause de diversité
dans les destinées et les effets de l'institution.
Voici donc quelles étaient, au cinquième siècle,
les diverses royautés qui se manifestaient sur les ruines
de l'empire romain: la royauté barbare, la royauté
impériale, et la royauté [25] religieuse naissante.
Leurs fortunes furent diverses comme leurs principes.
En France, sous la première race, la royauté barbare
prévaut; il y a bien quelques tentatives du clergé
pour lui imprimer le caractère impérial ou le caractère
religieux; mais l'élection, dans la famille royale, avec
quelque mélange d'hérédité et d'idées
religieuses, demeure dominante.
En Italie, parmi les Ostrogoths, la royauté impériale
dompte les coutumes barbares. Théodoric se porte le successeur
des empereurs. Il suffit de lire Cassiodore pour reconnaître
ce caractère de son gouvernement.
En Espagne la royauté paraît plus religieuse qu'ailleurs;
comme les conciles de Tolède sont, je ne dirai pas les maîtres,
mais le pouvoir influent, le caractère religieux domine,
sinon dans le gouvernement proprement dit des rois visigoths, du
moins dans les lois que le clergé leur inspire, et le langage
qu'il leur fait parler.
En Angleterre, parmi les Saxons, les moeurs barbares subsistent
presque entières. Les royaumes de l'heptarchie ne sont guère
que les domaines de bandes diverses ayant chacune son chef. L'élection
militaire est plus évidente là que partout ailleurs.
La royauté anglo-saxonne [26] est le type le plus
fidèle de la royauté barbare.
Ainsi, du cinquième au septième siècle, en
même temps que les trois sortes de royauté se manifestent
dans les faits généraux, l'une ou l'autre prévaut,
selon les circonstances, dans les différens États
de l'Europe.
Le chaos était tel à cette époque que rien
de général ni de permanent ne pouvait s'établir;
et de vicissitude en vicissitude nous arrivons au huitième
siècle sans que la royauté ait pris nulle part un
caractère définitif.
Vers le milieu du huitième siècle et avec le triomphe
de la seconde race des rois francs, les événemens
se généralisent, s'éclaircissent; comme ils
s'accomplissent sur une plus grande échelle; on les comprend
mieux, ils ont plus de résultat. Vous allez voir dans un
court espace de temps les diverses royautés se succéder
et se combiner avec éclat.
Au moment où les Carlovingiens remplacent les Mérovingiens,
un retour de la royauté barbare est visible; l'élection
y reparaît. Pepin se fait élire à Soissons.
Quand les premiers Carlovingiens donnent des royaumes à leurs
fils, ils ont soin de les faire accepter par les grands des États
qu'ils leur assignent; quand ils font un [27] partage, ils
veulent qu'il soit sanctionné dans les assemblées
nationales. En un mot, le principe électif, sous la forme
de l'acceptation populaire, reprend quelque réalité.
Vous vous rappelez que ce changement de dynastie fut comme une nouvelle
invasion des Germains dans l'occident de l' Europe, et ramena quelque
ombre de leurs anciennes institutions, de leurs anciennes moeurs.
En même temps nous voyons le principe religieux s'introduire
plus clairement dans la royauté, et y jouer un plus grand
rôle. Pepin est reconnu et sacré par le pape; il a
besoin de la sanction religieuse; c'est déjà une grande
force, il la recherche. Charlemagne a le même soin; la royauté
religieuse se développe. Cependant sous Charlemagne, ce n'est
pas ce caractère qui y domine; la royauté impériale
est évidemment celle qu'il tente de ressusciter. Quoiqu'il
s'allie étroitement avec le clergé, il s'en sert et
n'en est point l'instrument. L'idée d'un grand État,
d'une grande unité politique, la résurrection de l'empire
romain est l'idée favorite, le rêve du règne
de Charlemagne.
Il meurt, Louis-le-Débonnaire lui succède; il n'est
personne qui ne sache quel caractère [28] revêt
momentanément le pouvoir royal; le roi tombe entre les mains
du clergé qui le censure, le dépose, le rétablit,
le gouverne; la royauté religieuse subordonnée semble
près de s'établir.
Ainsi, du milieu du huitième au milieu du neuvième
siècle, la diversité des trois sortes de royauté
se manifeste dans des événemens considérables,
rapprochés, clairs.
Après la mort de Louis-le-Débonnaire, dans la dissolution
où tombe l'Europe, les trois sortes de royauté disparaissent
à peu près également: tout se confond. Au bout
d'un certain temps, quand le régime féodal a prévalu,
une quatrième royauté se présente, différente
de toutes celles que nous avons vues jusqu'à présent,
c'est la royauté féodale. Celle-ci est confuse, et
très difficile à définir. On a dit que le roi,
dans le régime féodal, était le suzerain des
suzerains, le seigneur des seigneurs; qu'il tenait par des liens
assurés, de degrés en degrés, à la société
tout entière, et qu'en appelant autour de lui ses vassaux,
puis les vassaux de ses vassaux, et ainsi de suite, il appelait
tout le peuple et se montrait vraiment roi. Je ne nie point que
ce ne soit là la théorie de la royauté féodale;
mais c'est une pure théorie, qui n'a jamais gouverné
les [29] faits. Cette influence générale du
roi par la voie d'une organisation hiérarchique, ces liens
qui unissent la royauté à la société
féodale tout entière, ce sont là des rêves
de publicistes. En fait, la plupart des seigneurs féodaux
étaient à cette époque complétement
indépendans de la royauté; un grand nombre la connaissaient
à peine de nom, et n'avaient que peu ou point de relations
avec elle: toutes les souverainetés étaient locales,
indépendantes. Le nom du roi, porté par l'un des seigneurs
féodaux, exprime moins un fait qu'un souvenir.
C'est dans cet état que la royauté se présente
dans le cours du dixième et du onzième siècle.
Au douzième, avec le règne de Louis le Gros, les choses
commencent à changer de face; on entend parler plus souvent
du roi: son influence pénètre dans des lieux où
naguères elle n'intervenait jamais; son rôle est plus
actif dans la société. Si l'on cherche à quel
titre, on ne reconnaît aucun des titres dont jusque-là
la royauté avait coutume de se prévaloir. Ce n'est
pas comme héritière des empereurs, à titre
de royauté impériale, qu'elle s'agrandit et prend
plus de consistance. Ce n'est pas non plus en vertu d'une élection,
ni comme émanation de la puissance [30] divine: toute
apparence élective a disparu; le principe de l'hérédité
du trône prévaut définitivement; et quoique
la religion sanctionne l'avènement des rois, les esprits
ne paraissent pas du tout préoccupés du caractère
religieux de la royauté de Louis le Gros. Un élément
nouveau, un caractère jusque-là inconnu se produit
dans la royauté; une royauté nouvelle commence.
La société, je n'ai pas besoin de le répéter,
était à cette époque dans un désordre
prodigieux, en proie à de continuelles violences. Pour lutter
contre ce déplorable état, pour ressaisir quelque
règle, quelque unité, la société n'avait
en elle-même aucun moyen. Les institutions féodales,
ces parlemens de barons, ces cours seigneuriales, toutes ces formes
sous lesquelles on a, dans les temps modernes, présenté
la féodalité comme un régime systématique
et ordonné, tout cela était sans réalité,
sans puissance; il n'y avait rien là qui parvînt à
rétablir un peu d'ordre, de justice; en sorte qu'au milieu
de la désolation sociale, on ne savait à qui avoir
recours pour faire réparer une grande injustice, remédier
à un grand mal, constituer un peu l'État. Le nom de
roi restait; un seigneur le portait; quelques uns s'adressèrent
à lui. Les [31] titres divers sous lesquels s'était
présentée jusque-là la royauté, quoiqu'ils
n'exerçassent pas un grand empire, étaient cependant
présens à beaucoup d'esprits; on les retrouvait dans
quelques occasions. Il arriva que, pour réprimer une violence
scandaleuse, pour rétablir un peu d'ordre dans un lieu voisin
du séjour du roi, pour terminer un différent qui durait
depuis long-temps, on eut recours à lui; il fut appelé
à intervenir dans des affaires qui n'étaient pas directement
les siennes; il intervint comme protecteur de l'ordre public, comme
arbitre, comme redresseur des torts. L'autorité morale qui
restait à son nom lui attira peu à peu ce pouvoir.
Tel est le caractère que la royauté commence à
prendre sous Louis-le-Gros et sous l'administration de Suger. Pour
la première fois, on aperçoit très incomplète,
très confuse, très faible, mais enfin on aperçoit
dans les esprits l'idée d'un pouvoir public, étranger
aux pouvoirs locaux qui possèdent la société,
appelé à rendre justice à ceux qui ne peuvent
l'obtenir par les moyens ordinaires, capable de mettre l'ordre,
de le commander du moins; l'idée d'une grande magistrature,
dont le caractère essentiel est de maintenir ou de rétablir
la paix, de protéger [32] les faibles, de prononcer
dans les différens que nul n'a pu vider. C'est là
le caractère tout à fait nouveau sous lequel, à
partir du douzième siècle, se présente la royauté
en Europe et spécialement en France. Ce n'est ni comme royauté
barbare, ni comme royauté religieuse, ni comme royauté
impériale qu'elle exerce son empire; elle ne possède
qu'un pouvoir borné, incomplet, accidentel, le pouvoir en
quelque sorte, je ne connais pas d'expression plus exacte, de grand
juge de paix du pays.
C'est là la véritable origine de la royauté
moderne; c'est là son principe vital, pour ainsi parler,
celui qui s'est développé dans le cours de sa carrière,
et, je n'hésite pas à le dire, qui a fait sa fortune.
On voit reparaître, aux différentes époques
de l'histoire, les différens caractères de la royauté;
on voit les royautés diverses que j'ai décrites essayant
tour à tour de reprendre la prépondérance.
Ainsi le clergé a toujours prêché la royauté
religieuse; les jurisconsultes ont travaillé à ressusciter
la royauté impériale; les gentilshommes auraient quelquefois
voulu renouveler la royauté élective, ou maintenir
la royauté féodale. Et non seulement le clergé,
les jurisconsultes, la noblesse [33] ont tenté de
faire dominer dans la royauté tel ou tel caractère;
elle-même les a tous fait servir à l'agrandissement
de son pouvoir; les rois se sont présentés tantôt
comme les délégués de Dieu, tantôt comme
les héritiers des empereurs, ou comme les premiers gentilshommes
du pays, selon le besoin ou le penchant du moment; ils se sont illégitimement
prévalus de ces titres divers, mais ni l'un ni l'autre n'a
été le titre véritable de la royauté
moderne, la source de son influence prépondérante.
C'est, je le répète, comme dépositaire et protectrice
de l'ordre public, de la justice générale, de l'intérêt
commun, c'est sous les traits d'une grande magistrature, centre
et lien de la société, qu'elle s'est montrée
aux yeux des peuples et s'est approprié leur force en obtenant
leur adhésion.
Vous verrez, à mesure que nous avancerons, ce caractère
de la royauté européenne moderne, qui commence, je
le répète, au douzième siècle, sous
le règne de Louis-le-Gros, s'affermir, se développer
et devenir enfin, pour ainsi dire, sa physionomie politique. C'est
par là que la royauté a contribué à
ce grand résultat qui caractérise aujourd'hui les
sociétés européennes, à la réduction
[34] de tous les élémens sociaux à deux,
le gouvernement et le pays.
Ainsi, Messieurs, à l'explosion des croisades, l'Europe est
entrée dans la voie qui devait la conduire à son état
actuel; vous venez de voir la royauté prendre le rôle
qu'elle devait jouer dans cette grande transformation. Nous étudierons
dans notre prochaine reunion les différens essais d'organisation
politique tentés, du douzième au seizième siècle,
pour maintenir, en le réglant, l'ordre de chose près
de périr. Nous considérerons les efforts de la féodalité;
de l'église, des communes même, pour constituer la
société d'après ses anciens principes, sous
ses formes primitives, et se défendre ainsi elles-mêmes
contre la métamorphose générale qui se préparait.