[1] Messieurs,
Nous avons examiné la nature et l'influence du régime
féodal; c'est de l'Église chrétienne, du cinquième
au douzième siècle, que nous nous occuperons aujourd'hui;
je dis de l'Église, et j'en ai déjà fait
la remarque, parce que ce n'est point du christianisme proprement dit,
du christianisme comme système religieux, mais de l'église
comme société ecclésiastique, du clergé
chrétien que je me propose de vous entretenir.
Au cinquième siècle, cette société était
à peu près complétement organisée; non qu'elle
[2] n'ait subi depuis cette époque de nombreux et importans
changemens; mais on peut dire que dès-lors l'Église, considérée
comme corporation, comme gouvernement du peuple chrétien, était
parvenue à une existence complète et indépendante.
Il suffit d'un premier regard pour reconnaître, entre l'état
de l'Église au cinquième siècle, et celui des autres
élémens de la civilisation européenne, une différence
immense. J'ai indiqué, comme élémens fondamentaux
de notre civilisation, le régime municipal, le régime
féodal, la royauté et l'Église. Le régime
municipal, au cinquième siècle, n'était plus qu'un
débris de l'empire romain, une ombre sans vie et sans forme arrêtée.
Le régime féodal ne sortait pas encore du chaos. La royauté
n'existait que de nom. Tous les élémens civils de la société
moderne étaient dans la décadence ou l'enfance. L'Église
seule était à la fois jeune et constituée; seule
elle avait acquis une forme définitive, et conservait toute la
vigueur du premier âge; seule elle possédait à la
fois le mouvement et l'ordre, l'énergie et la règle, c'est-à-dire
les deux grands moyens d'influence. N'est-ce pas, je vous le demande,
par la vie morale, par le mouvement intérieur, d'une part, et
par l'ordre, par la discipline, de l'autre, que les institutions s'emparent
des sociétés? L'Église [3] avait remué
d'ailleurs toutes les grandes questions qui intéressent l'homme;
elle s'était inquiétée de tous les problèmes
de sa nature, de toutes les chances de sa destinée. Aussi son
influence sur la civilisation moderne a-t-elle été très-grande,
plus grande peut-être que ne l'ont faite même ses plus ardens
adversaires ou ses plus zélés défenseurs. Occupés
de la servir ou de la combattre, ils ne l'ont considérée
que sous un point de vue polémique, et n'ont su, je crois, ni
la juger avec équité, ni la mesurer dans toute son étendue.
L'Église se présente au cinquième siècle
comme une société indépendante, constituée,
interposée entre les maîtres du monde, les souverains,
les possesseurs du pouvoir temporel d'une part, et les peuples de l'autre,
servant de lien entr'eux et agissant sur tous.
Pour connaître et comprendre complètement son action, il
faut donc la considérer sous trois aspects; il faut la voir d'abord
en elle-même, se rendre compte de ce qu'elle était, de
sa constitution intérieure, des principes qui y dominaient, de
sa nature; il faut ensuite l'examiner dans ses rapports avec les souverains
temporels, rois, seigneurs ou autres; enfin, dans ses rapports avec
les peuples. Et lorsque de ce triple examen, nous aurons déduit
un tableau complet de l'Église, de ses [4] principes,
de sa situation, de l'influence qu'elle a dû exercer, nous vérifierons
nos assertions par l'histoire; nous rechercherons si les faits, les
événemens proprement dits, du cinquième au douzième
siècle, sont d'accord avec les résultats que nous aura
livrés l'étude de la nature de l'Église, et de
ses rapports, soit avec les maîtres du monde, soit avec les peuples.
Occupons-nous d'abord de l'Église en elle-même, de son
état intérieur, de sa nature.
Le premier fait qui frappe, et le plus important peut-être, c'est
son existence même, l'existence d'un gouvernement de la religion,
d'un clergé, d'une corporation ecclésiastique, d'un sacerdoce,
d'une religion à l'état sacerdotal.
Pour beaucoup d'hommes éclairés, ces mots seuls, corps
de prêtres, sacerdoce, gouvernement de la religion, paraissent
juger la question. Ils pensent qu'une religion qui a abouti à
un corps de prêtres, à un clergé légalement
constitué, une religion gouvernée enfin exerce une influence,
à tout prendre, plus nuisible qu'utile. A leur avis, la religion
est un rapport purement individuel de l'homme à Dieu; et toutes
les fois que ce rapport perd ce caractère, toutes les fois qu'une
autorité extérieure s'interpose entre l'individu et l'objet
des croyances religieuses, c'est-à-dire Dieu, la religion s'altère
et la société est en péril.
[5] Nous ne pouvons nous dispenser, Messieurs, d'examiner cette
question. Pour savoir quelle a été l'influence de l'Église
chrétienne, il faut savoir quelle doit être, par la nature
même de l'institution, l'influence d'une Église, d'un clergé.
Pour apprécier cette influence, il faut chercher avant tout si
la religion est en effet purement individuelle, si elle ne provoque
et n'enfante rien de plus qu'un rapport intime entre chaque homme et
Dieu, ou bien si elle devient nécessairement, entre les hommes,
une source de rapports nouveaux, desquels découlent nécessairement
une société religieuse, un gouvernement de cette société.
Si on réduit la religion au sentiment religieux proprement dit,
à ce sentiment très-réel, mais un peu vague, un
peu incertain dans son objet, qu'on ne peut guère caractériser
qu'en le nommant, à ce sentiment qui s'adresse tantôt à
la nature extérieure, tantôt aux parties les plus intimes
de l'âme, aujourd'hui à la poésie, demain aux mystères
de l'avenir, qui se promène partout, en un mot, cherchant partout
à se satisfaire, et ne se fixant nulle part; si on réduit
la religion à ce sentiment, il me paraît évident
qu'elle doit rester purement individuelle. Un tel sentiment peut bien
provoquer entre les hommes une association momentanée; il peut,
il doit même prendre plaisir [6] à la sympathie,
s'en nourrir et s'y fortifier. Mais, par sa nature flottante, douteuse,
il se refuse à devenir le principe d'une association permanente,
étendue, à s'accommoder d'aucun système de préceptes,
de pratiques, de formes; en un mot, à enfanter une société
et un gouvernement religieux.
Mais, Messieurs, ou je m'abuse étrangement, ou ce sentiment religieux
n'est point l'expression complète de la nature religieuse de
l'homme. La religion est, je crois, tout autre chose, et beaucoup plus.
Il y a dans la nature humaine, dans la destinée humaine, des
problèmes dont la solution est hors de ce monde, qui se rattachent
à un ordre de choses étranger au monde visible, et qui
tourmentent invinciblement l'âme de l'homme, qu'elle veut absolument
résoudre. La solution de ces problèmes, les croyances,
les dogmes qui la contiennent, qui s'en flattent du moins, tel est le
premier objet, la première source de la religion.
Une autre route y conduit les hommes. Pour ceux d'entre vous qui ont
fait des études philosophiques un peu étendues, il est,
je crois, évident aujourd'hui que la morale existe indépendamment
des idées religieuses; que la distinction du bien et du mal moral,
l'obligation de fuir le mal, de faire le bien, sont des lois que l'homme
[7] reconnaît dans sa propre nature aussi bien que les lois
de la logique, et qui ont en lui leur principe comme, dans sa vie actuelle,
leur application. Mais ces faits constatés, la morale rendue
à son indépendance, une question s'élève
dans l'esprit humain: d'où vient la morale? Où mène-t-elle?
Cette obligation de faire le bien, qui subsiste par elle-même,
est-elle un fait isolé, sans auteur, sans but? Ne cache-t-elle
pas, ou plutôt ne révèle-t-elle pas à l'homme
une origine, une destinée qui dépasse ce monde? Question
spontanée, inévitable, et par laquelle la morale, à
son tour, mène l'homme à la porte de la religion, et lui
ouvre une sphère dont il ne l'a point empruntée.
Ainsi d'une part les problèmes de notre nature, de l'autre, la
nécessité de chercher à la morale une sanction,
une origine, un but, voilà pour la religion des sources fécondes,
assurées. Ainsi, elle se présente sous de bien autres
aspects que celui d'un pur sentiment tel qu'on l'a décrit; elle
se présente comme un ensemble, 1º de doctrines suscitées
par les problèmes que l'homme porte en lui-même; 2º
de préceptes qui correspondent à ces doctrines, et donnent
à la morale naturelle un sens et une sanction; 3º de promesses,
enfin, qui s'adressent aux espérances d'avenir de l'humanité.
Voilà ce qui constitue vraiment la religion; voilà ce
qu'elle est au fond, et non une pure [8] forme de la sensibilité,
un élan de l'imagination, une variété de la poésie.
Ainsi ramenée à ses vrais élémens, à
son essence, la religion apparaît, non plus comme un fait purement
individuel, mais comme un puissant et fécond principe d'association.
La considérez-vous comme un système de croyances, de dogmes?
La vérité n'appartient à personne; elle est universelle,
absolue; les hommes ont besoin de la chercher, de la professer en commun.
S'agit-il des préceptes qui s'associent aux doctrines? Une loi
obligatoire pour un individu l'est pour tous; il faut la promulguer,
il faut amener tous les hommes sous son empire. Il en est de même
des promesses que fait la religion au nom de ses croyances et de ses
préceptes: il faut les répandre, il faut que tous soient
appelés à en recueillir les fruits. Des élémens
essentiels de la religion, vous voyez donc naître la société
religieuse; et elle en découle si infailliblement que le mot
qui exprime le sentiment social le plus énergique, le besoin
le plus impérieux de propager des idées, d'étendre
une société, c'est le mot de prosélytisme, mot
qui s'applique surtout aux croyances religieuses, et leur semble presque
exclusivement consacré.
La société religieuse une fois née, quand un certain
nombre d'hommes se sont réunis dans [9] des croyances
religieuses communes, sous la loi de préceptes religieux communs,
dans des espérances religieuses communes, il leur faut un gouvernement.
Il n'y a pas une société qui subsiste huit jours, que
dis-je? Une heure, sans un gouvernement. A l'instant même où
la société se forme, et par le seul fait de sa formation,
elle appelle un gouvernement qui proclame la vérité commune,
lien de la société, qui promulgue et maintienne les préceptes
que cette vérité doit enfanter. La nécessité
d'un pouvoir, d'un gouvernement de la société religieuse,
comme de toute autre, est impliquée dans le fait de l'existence
de la société. Et non-seulement le gouvernement est nécessaire,
mais il se forme tout naturellement. Je ne puis m'arrêter long-temps
à expliquer comment le gouvernement naît et s'établit
dans la société en général. Je me bornerai
à dire que, lorsque les choses suivent leurs lois naturelles,
quand la force ne s'en mêle pas, le pouvoir va aux plus capables,
aux meilleurs, à ceux qui mèneront la société
à son but. S'agit-il d'une expédition de guerre? Ce sont
les plus braves qui prennent le pouvoir. L' association a-t-elle pour
objet une recherche, une entreprise savante? Le plus habile sera le
maître. En tout, dans le monde livré à son cours
naturel, l'inégalité naturelle des hommes [10]
se déploie librement, et chacun prend la place qu'il est capable
d'occuper. Eh bien! Sous le rapport religieux, les hommes ne sont pas
plus égaux en talens, en facultés, en puissance que partout
ailleurs; tel sera plus capable que tout autre de mettre en lumière
les doctrines religieuses, et de les faire généralement
adopter; tel autre porte en lui plus d'autorité pour faire observer
les préceptes religieux; tel autre excellera à entretenir,
à animer dans les âmes les émotions et les espérances
religieuses. La même inégalité de facultés
et d'influence qui fait naître le pouvoir dans la société
civile, le fait naître également dans la société
religieuse. Les missionnaires se font, se déclarent comme les
généraux. En sorte que, d'une part, de la nature de la
société religieuse découle nécessairement
le gouvernement religieux; de l'autre, il s'y développe naturellement
par le seul effet des facultés humaines, et de leur inégale
répartition. Ainsi, dès que la religion naît dans
l'homme, la société religieuse se développe; dès
que la société religieuse paraît, elle enfante son
gouvernement.
Mais une objection fondamentale s'élève: il n'y a ici
rien à ordonner, à imposer; rien de coërcitif ne
peut être légitime. Il n'y a pas lieu à gouvernement,
puisque la liberté doit subsister tout entière.
[11] Messieurs, c'est, je crois, se faire du gouvernement en
général une bien petite et grossière idée
que de croire qu'il réside uniquement, qu'il réside même
surtout dans la force qu'il déploie pour se faire obéir,
dans son élément coërcitif.
Je sors du point de vue religieux; je prends le gouvernement civil.
Suivez, je vous prie, avec moi le simple cours des faits. La société
existe: il y a quelque chose à faire, n'importe quoi, dans son
intérêt, en son nom; il y a une loi à rendre, une
mesure à prendre, un jugement à prononcer. A coup sûr,
il y a aussi une bonne manière de suffire à ces besoins
sociaux; il y a une bonne loi à faire, un bon parti à
prendre, un bon jugement à prononcer. De quelque chose qu'il
s'agisse, quel que soit l'intérêt mis en question, il y
a en toute occasion une vérité qu'il faut connaître,
et qui doit décider de la conduite.
La première affaire du gouvernement, c'est de chercher cette
vérité, de découvrir ce qui est juste, raisonnable,
ce qui convient à la société. Quand il l'a trouvé,
il le proclame. Il faut alors qu'il tâche de le faire entrer dans
les esprits, qu'il se fasse approuver des hommes sur lesquels il agit,
qu'il leur persuade qu'il a raison. Y a-t-il dans tout cela quelque
chose de coërcitif? Nullement. Maintenant, supposez que la vérité
qui doit décider de l'affaire, n'importe laquelle, supposez,
[12] dis-je, que cette vérité une fois trouvée
et proclamée, tout à coup toutes les intelligences soient
convaincues, toutes les volontés déterminées, que
tous reconnaissent que le gouvernement a raison, et lui obéissent
spontanément; il n'y a point encore de coaction, il n'y a pas
lieu à employer la force. Est-ce que par hasard le gouvernement
ne subsisterait pas? Est-ce que, dans tout cela, il n'y aurait point
eu de gouvernement? Évidemment, il y aurait eu gouvernement,
et il aurait accompli sa tâche. La coaction ne vient que lorsque
la résistance des volontés individuelles se présente,
lorsque l'idée, le parti que le pouvoir a adopté n'obtient
pas l' approbation ou la soumission volontaire de tous. Le gouvernement
emploie alors la force pour se faire obéir; c'est le résultat
nécessaire de l'imperfection humaine; imperfection qui réside
à la fois et dans le pouvoir et dans la société.
Il n'y aura jamais aucun moyen de l'éviter absolument; les gouvernemens
civils seront toujours obligés de recourir, dans une certaine
mesure, à la coaction. Mais évidemment la coaction ne
les constitue pas; toutes les fois qu'ils peuvent s'en passer, ils s'en
passent, et au grand bien de tous ; et leur plus beau perfectionnement,
c'est de s'en passer, de se renfermer dans les moyens purement moraux,
dans l'action exercée sur les intelligences; [13] en sorte
que, plus le gouvernement se dispense de la coaction, plus il est fidèle
à sa vraie nature, et s'acquitte bien de sa mission. Il ne se
réduit point, il ne se retire point alors, comme on le répète
vulgairement; il agit d'une autre manière, et d'une manière
infiniment plus générale et plus puissante. Les gouvernemens
qui emploient le plus la coaction font bien moins de choses que ceux
qui ne l'emploient guère. En s'adressant aux intelligences, en
déterminant les volontés libres, en agissant par des moyens
purement intellectuels, le gouvernement, au lieu de se réduire,
s'étend, s'élève; c'est alors qu'il accomplit le
plus de choses, et de grandes choses. C'est, au contraire, lorsqu'il
est obligé d'employer sans cesse la coaction qu'il se resserre,
se rapetisse, et fait très-peu, et fait mal ce qu'il fait.
L'essence du gouvernement ne réside donc nullement dans la coaction,
dans l'emploi de la force; ce qui le constitue avant tout, c'est un
système de moyens et de pouvoirs, conçu dans le dessein
d'arriver à la découverte de ce qu'il convient de faire
dans chaque occasion, à la découverte de la vérité
qui a droit de gouverner la société, pour la faire entrer
ensuite dans les esprits, et la faire adopter volontairement, librement.
La nécessité et la présence d'un gouvernement sont
donc très-concevables, quand même il n'y aurait [14]
lieu à aucune coaction, quand elle y serait absolument interdite.
Eh bien, Messieurs, tel est le gouvernement de la société
religieuse; sans doute la coaction lui est interdite; sans doute, par
cela seul qu'il a pour unique territoire la conscience humaine, l'emploi
de la force y est illégitime, quelqu'en soit le but: mais il
n'en subsiste pas moins; il n'en a pas moins à accomplir tous
les actes qui viennent de passer sous vos yeux. Il faut qu'il cherche
quelles sont les doctrines religieuses qui résolvent les problèmes
de la destinée humaine; ou, s'il y a déjà un système
général de croyances dans lequel ces problèmes
soient résolus, il faut que, dans chaque cas particulier, il
découvre et mette en lumière les conséquences du
système; il faut qu'il promulgue et maintienne les préceptes
qui correspondent à ses doctrines; il faut qu'il les prêche,
les enseigne, que lorsque la société s'en écarte,
il les lui rappelle. Rien de coactif; mais la recherche, la prédication,
l'enseignement des vérités religieuses; au besoin, les
admonitions, la censure; c'est là la tâche du gouvernement
religieux; c'est là son devoir. Supprimez aussi complètement
que vous voudrez la coaction, vous verrez toutes les questions essentielles
de l'organisation du gouvernement s'élever et réclamer
une solution. La question de savoir, par exemple, [15] s'il faut
un corps de magistrats religieux, ou s'il est possible de se fier à
l'inspiration religieuse des individus, cette question qui se débat
entre la plupart des sociétés religieuses et celle des
Quakers, elle existera toujours, il faudra toujours la traiter. De même
la question de savoir si, quand on est convenu qu'un corps de magistrats
religieux est nécessaire, on doit préférer un système
d'égalité, des ministres de la religion égaux entr'eux,
et délibérant en commun, ou une constitution hiérarchique,
divers degrés de pouvoir, cette question-là ne périra
point parce que vous aurez retiré aux magistrats ecclésiastiques,
quels qu'ils soient, tout pouvoir coërcitif. Au lieu donc de dissoudre
la société religieuse, pour avoir le droit de détruire
le gouvernement religieux, il faut reconnaître que la société
religieuse se forme naturellement, que le gouvernement religieux découle
aussi naturellement de la société religieuse; et que le
problème à résoudre, c'est de savoir à quelles
conditions ce gouvernement doit exister, quelles sont les bases, les
principes, les conditions de sa légitimité. C'est-là
la véritable recherche qu'impose l'existence nécessaire
du gouvernement religieux comme de tout autre.
Messieurs, les conditions de la légitimité sont les mêmes
pour le gouvernement de la société religieuse que pour
tout autre; elles peuvent être [16] ramenées à
deux: la première, que le pouvoir parvienne et demeure constamment,
dans les limites du moins de l'imperfection des choses humaines, aux
mains des meilleurs, des plus capables; que les supériorités
légitimes qui existent dispersées dans la société
y soient cherchées, mises au jour et appelées à
découvrir la loi sociale, à exercer le pouvoir: la seconde,
que le pouvoir, légitimement constitué, respecte les libertés
légitimes de ceux sur qui il s'exerce. Un bon système
de formation et d'organisation du pouvoir, un bon système de
garanties pour la liberté, dans ces deux conditions réside
la bonté du gouvernement en général, religieux
ou civil. Ils doivent tous être jugés d'après ce
criterion.
Au lieu donc de reprocher à l'Église, au gouvernement
du monde chrétien, son existence, il faut rechercher comment
il était constitué, et si ses principes correspondaient
aux deux conditions essentielles de tout bon gouvernement. Examinons
l'Église sous ce double rapport.
Quant au mode de formation et de transmission du pouvoir dans l'Église,
il y a un mot dont on s'est souvent servi en parlant du clergé
chrétien, et que j'ai besoin d'écarter: c'est celui de
caste. On a souvent appelé le corps des magistrats ecclésiastiques
une caste. Cette expression n'est pas juste: l'idée d'hérédité
est inhérente à [17] l'idée de caste. Parcourez
le monde; prenez tous les pays dans lesquels le régime des castes
s'est produit, dans l'Inde, en Égypte; vous verrez partout la
caste essentiellement héréditaire; c'est la transmission
de la même situation, du même pouvoir de père en
fils. Là où il n'y a pas d'hérédité,
il n'y a pas de caste, il y a corporation; l'esprit de corps a ses inconvéniens,
mais est très-différent de l'esprit de caste. On ne peut
appliquer le mot de caste à l'Église chrétienne.
Le célibat des prêtres a empêché que le clergé
chrétien ne devînt une caste.
Vous entrevoyez déjà les conséquences de cette
différence. Au système de caste, au fait de l'hérédité,
est attaché inévitablement le privilège; cela découle
de la définition même de la caste. Quand les mêmes
fonctions, les mêmes pouvoirs deviennent héréditaires
dans le sein des mêmes familles, il est clair que le privilège
s'y attache, que personne ne peut les acquérir indépendamment
de son origine. C'est en effet ce qui est arrivé: là où
le gouvernement religieux est tombé aux mains d'une caste, il
est devenu matière de privilège; personne n'y est entré
que ceux qui appartenaient aux familles de la caste. Rien de semblable
ne s'est rencontré dans l'Église chrétienne; et
non-seulement rien de semblable ne s'y est rencontré, mais l'Église
a constamment maintenu [18] le principe de l'égale admissibilité
de tous les hommes, quelle que fût leur origine, à toutes
ses charges, à toutes ses dignités. La carrière
ecclésiastique, particulièrement du cinquième au
douzième siècle, était ouverte à tous. L'Église
se recrutait dans tous les rangs, dans les inférieurs comme dans
les supérieurs, plus souvent même dans les inférieurs.
Tout tombait autour d'elle sous le régime du privilége;
elle maintenait seule le principe de l'égalité, de la
concurrence; elle appelait seule toutes les supériorités
légitimes à la possession du pouvoir. C'est la première
grande conséquence qui ait découlé naturellement
de ce qu'elle était un corps et non pas une caste.
En voici une seconde; il y a un esprit inhérent aux castes, c'est
l'esprit d'immobilité. L'assertion n'a pas besoin de preuve.
Ouvrez toutes les histoires, vous verrez l'esprit d'immobilité
s'emparer de toutes les sociétés, politiques ou religieuses,
où le régime des castes domine. La crainte du progrès
s'est bien introduite, à une certaine époque et jusqu'à
un certain point, dans l'Église chrétienne. On ne peut
dire qu'elle y ait dominé; on ne peut dire que l'Église
chrétienne soit restée immobile et stationnaire; pendant
de longs siècles, elle a été en mouvement, en progrès,
tantôt provoquée par les attaques d'une opposition extérieure,
tantôt déterminée, dans son [19] propre sein,
par des besoins de réforme, de développement intérieur.
A tout prendre, c'est une société qui a constamment changé,
marché, qui a une histoire variée et progressive. Nul
doute que l'égale admission de tous les hommes aux charges ecclésiastiques,
que le continuel recrutement de l'église par un principe d'égalité,
n'aient puissamment concouru à y entretenir, à y ranimer
sans cesse le mouvement et la vie, à prévenir le triomphe
de l'esprit d' immobilité.
Comment l'Église, qui admettait tous les hommes au pouvoir, s'assurait-elle
qu'ils y avaient droit? Comment découvrait-on et allait-on puiser,
dans le sein de la société, les supériorités
légitimes qui devaient prendre part au gouvernement?
Deux principes étaient en vigueur dans l'Église: 1º
l'élection de l'intérieur par le supérieur, le
choix, la nomination; 2º l'élection du supérieur
par les subordonnés, ou l'élection proprement dite, telle
que nous la concevons aujourd'hui.
L'ordination des prêtres, par exemple, la faculté de faire
un homme prêtre, appartenait au supérieur seul; le choix
se faisait du supérieur à l'inférieur. De même,
dans la collation de certains bénéfices ecclésiastiques,
entre autres des bénéfices attachés à des
concessions féodales, c'était le supérieur, roi,
pape ou seigneur, qui nommait le [20] bénéficier.
Dans d'autres cas, le principe de l'élection proprement dite
agissait. Les évêques ont été long-temps
et étaient souvent encore, à l'époque qui nous
occupe, élus par le corps du clergé; les fidèles
y intervenaient même quelquefois. Dans l'intérieur des
monastères, l'abbé était élu par les moines.
A Rome, les papes étaient élus par le collège des
cardinaux, et même auparavant, tout le clergé romain y
prenait part. Vous trouvez donc les deux principes, le choix de l'inférieur
par le supérieur, et l'élection du supérieur par
les subordonnés, reconnus et en action dans l'Église,
particulièrement à l'époque qui nous occupe; c'était
par l'un ou l'autre de ces moyens, qu'elle désignait les hommes
appelés à exercer une portion du pouvoir ecclésiastique.
Non-seulement ces deux principes coexistaient, mais, essentiellement
différens, ils étaient en lutte. Après bien des
siècles, après bien des vicissitudes, c'est la désignation
de l'inférieur par le supérieur, qui l'a emporté
dans l'Église chrétienne. Mais, en général,
du cinquième au douzième siècle, c'était
l'autre principe, le choix du supérieur par les subordonnés,
qui prévalait encore. Et ne vous étonnez pas, Messieurs,
de la coexistence de ces deux principes si divers; regardez à
la société en général, au cours naturel
du monde, à la manière dont le pouvoir [21] s'y
transmet; vous verrez que cette transmission s'opère, tantôt
suivant l'un de ces modes, tantôt suivant l'autre. L'Église
ne les a point inventés; elle les a trouvés dans le gouvernement
providentiel des choses humaines; elle les lui a empruntés. Il
y a du vrai, de l'utile dans l'un et dans l'autre. Leur combinaison
serait souvent le meilleur moyen de découvrir le pouvoir légitime.
C'est un grand malheur, à mon avis, qu'un seul des deux, le choix
de l'inférieur par le supérieur, l'ait emporté
dans l'Église; le second cependant n'y a jamais complétement
péri; et sous des noms divers, avec plus ou moins de succès,
il s'est reproduit à toutes les époques, assez du moins
pour protester et interrompre la prescription.
L'Église chrétienne, Messieurs, puisait, à l'époque
qui nous occupe, une force immense dans son respect de l'égalité
et des supériorités légitimes. C'était la
société la plus populaire, la plus accessible, la plus
ouverte à tous les talens, à toutes les nobles ambitions
de la nature humaine. De là surtout sa puissance, bien plus que
de ses richesses et des moyens illégitimes qu'elle a trop souvent
employés.
Quant à la seconde condition d'un bon gouvernement, le respect
de la liberté, celui de l'Église laissait beaucoup à
desirer.
Deux mauvais principes s'y rencontraient: l'un [22] avoué,
incorporé pour ainsi dire dans les doctrines de l'Église;
l'autre introduit dans son sein par la faiblesse humaine, nullement
par une conséquence légitime des doctrines.
Le premier, c'était la dénégation des droits de
la raison individuelle, la prétention de transmettre les croyances
de haut en bas dans toute la société religieuse, sans
que personne eût le droit de les débattre pour son propre
compte. Il est plus aisé de poser en principe cette prétention
que de la faire réellement prévaloir. Une conviction n'entre
point dans l'intelligence humaine si l'intelligence ne lui ouvre la
porte; il faut qu'elle se fasse accepter. De quelque manière
qu'elle se présente, quel que soit le nom qu'elle invoque, la
raison y regarde, et si elle pénètre, c'est qu'elle est
acceptée. Ainsi, il y a toujours, sous quelque forme qu'on la
cache, action de la raison individuelle sur les idées qu'on prétend
lui imposer. Il est très-vrai cependant que la raison peut être
altérée; elle peut, jusqu'à un certain point, s'abdiquer,
se mutiler; on peut l'induire à faire un mauvais usage de ses
facultés, à n'en pas faire tout l'usage qu'elle a le droit
d'en faire. Telle a été en effet la conséquence
du mauvais principe admis par l'Église; mais quant à l'action
pure et complète de ce principe, elle n'a jamais eu lieu, elle
n'a jamais pu avoir lieu.
[23] Le second mauvais principe, c'est le droit de coaction que
s'arrogeait l'Église, droit contraire à la nature de la
société religieuse, à l'origine de l'Église
même, à ses maximes primitives, droit contesté par
plusieurs des plus illustres Pères, saint Ambroise, saint Hilaire,
saint Martin, mais qui prévalait cependant et devenait un fait
dominant. La prétention de forcer à croire, si on peut
mettre ces deux mots ensemble, ou de punir matériellement la
croyance, la persécution de l'hérésie, c'est-à-dire
le mépris de la liberté légitime de la pensée
humaine, c'est là l'erreur qui, déjà bien avant
le cinquième siècle, s'était introduite dans l'Église,
et lui a coûté le plus cher.
Si donc on considère l'Église dans ses rapports avec la
liberté de ses membres, on reconnaît que ses principes
à cet égard étaient moins légitimes, moins
salutaires que ceux qui présidaient à la formation du
pouvoir ecclésiastique. Il ne faut pas croire cependant qu'un
mauvais principe vicie radicalement une institution, ni même qu'il
y fasse tout le mal qu'il porte dans son sein. Rien ne fausse plus l'histoire
que la logique: quand l'esprit humain s'est arrêté sur
une idée, il en tire toutes les conséquences possibles,
lui fait produire tout ce qu'en effet elle pourrait produire, et puis
se la représente, dans l'histoire, avec tout ce cortége.
Il n'en arrive point ainsi; les événemens ne [24]
sont pas si prompts dans leurs déductions que l'esprit humain.
Il y a dans toutes choses un mélange de bien et de mal si profond,
si invincible, que, quelque part que vous pénétriez, quand
vous descendez dans les derniers élémens de la société
ou de l'âme, vous y trouvez ces deux ordres de faits coexistans,
se développant l'un à côté de l'autre, se
combattant, mais sans s'exterminer. La nature humaine ne va jamais jusqu'aux
dernières limites, ni du mal, ni du bien; elle passe sans cesse
de l'un à l'autre, se redressant au moment où elle semble
plus près de la chute, faiblissant au moment où elle semble
marcher le plus droit. Nous retrouvons encore ici ce caractère
de discordance, de variété, de lutte, que j'ai fait remarquer
comme le caractère fondamental de la civilisation européenne.
Il y a de plus un fait général qui caractérise
le gouvernement de l'Église, et dont il faut se bien rendre compte.
Aujourd'hui, Messieurs, quand l'idée d'un gouvernement se présente
à nous, quel qu'il soit, nous savons qu'il n'a guère la
prétention de gouverner autre chose que les actions extérieures
de l'homme, les rapports civils des hommes entre eux: les gouvernemens
font profession de ne s'appliquer qu'à cela. Quant à la
pensée humaine, à la conscience humaine, à la moralité
proprement dite, quant aux opinions individuelles et [25] aux
moeurs privées, ils ne s'en mêlent pas; cela tombe dans
le domaine de la liberté.
Messieurs, l'Église chrétienne faisait, voulait faire
directement le contraire: ce qu'elle entreprenait de gouverner, c'était
la pensée humaine, la liberté humaine, les moeurs privées,
les opinions individuelles. Elle ne faisait pas un code, comme les nôtres,
pour n'y définir que les actions à la fois moralement
coupables et socialement dangereuses, et ne les punir que sous la condition
qu'elles porteraient ce double caractère, elle dressait un catalogue
de toutes les actions moralement coupables, et, sous le nom de péchés,
elle les punissait toutes, elle avait l'intention de les réprimer
toutes; en un mot, le gouvernement de l'Église ne s'adressait
pas, comme les gouvernemens modernes, à l'homme extérieur,
aux rapports purement civils des hommes entre eux; il s'adressait à
l'homme intérieur, à la pensée, à la conscience,
c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus intime, de plus libre,
de plus rebelle à la contrainte. L'Église était
donc, par la nature même de son entreprise, combinée avec
celle de quelques-uns des principes sur lesquels se fondait son gouvernement,
mise en péril de tyrannie, d'un emploi illégitime de la
force. Mais, en même temps, la force rencontrait là une
résistance qu'elle ne pouvait vaincre. Pour peu qu'on leur laisse
de [26] mouvement et d'espace, la pensée et la liberté
humaine réagissent énergiquement contre toute tentative
de les assujétir, et contraignent le despotisme même qu'elles
subissent, à s'abdiquer lui-même à chaque instant.
C'est ce qui arrivait au sein de l'Église chrétienne.
Vous avez vu la proscription de l'hérésie, la condamnation
du droit d'examen, le mépris de la raison individuelle, le principe
de la transmission impérative des doctrines par la voie de l'autorité.
Eh bien! Trouvez une société où la raison individuelle
se soit plus hardiment développée que dans l'Église!
Que sont donc les sectes, les hérésies, sinon le fruit
des opinions individuelles? Les sectes, Messieurs, les hérésies,
tout ce parti de l'opposition dans l'Église chrétienne,
sont la preuve incontestable de la vie, de l'activité morale
qui y régnait; vie orageuse, douloureuse, semée de périls,
d'erreurs, de crimes, mais noble et puissante, et qui a donné
lieu aux plus beaux développemens d'intelligence et de volonté.
Sortez de l'opposition, entrez dans le gouvernement ecclésiastique
lui-même; vous le trouverez constitué, agissant d'une tout
autre manière que ne semblent l'indiquer quelques-uns de ses
principes. Il nie le droit d'examen, il veut retirer à la raison
individuelle sa liberté; et c'est à la raison qu'il en
appelle sans cesse; c'est le fait de la liberté qui y domine.
Quelles sont [27] ses institutions, ses moyens d'action? Les
conciles provinciaux, les conciles nationaux, les conciles généraux,
une correspondance continuelle, la publication continuelle de lettres,
d'admonitions, d'écrits. Jamais gouvernement n'a procédé
à ce point par la discussion, par la délibération
commune. Vous vous croiriez dans le sein des écoles de la philosophie
grecque; et pourtant ce n'est pas d'une pure discussion, de la pure
recherche de la vérité qu'il s'agit; il s'agit d'autorité,
de mesures à prendre, de décrets à rendre, d'un
gouvernement enfin. Mais tel est, dans le sein de ce gouvernement, l'énergie
de la vie intellectuelle, qu'elle devient le fait dominant, universel,
auquel cèdent tous les autres, et que ce qui éclate de
toutes parts, c'est l'exercice de la raison et de la liberté.
Je suis fort loin d'en conclure, Messieurs, que les mauvais principes
que j'ai essayé de démêler, et qui existaient, à
mon avis, dans le système de l'Église, y soient restés
sans effet. A l'époque qui nous occupe, ils portaient déjà
des fruits très-amers; ils en ont porté plus tard de bien
plus amers encore; mais ils n'ont pas fait tout le mal dont ils étaient
capables; ils n'ont pas étouffé le bien qui croissait
dans le même sol.
Telle était l'Église, Messieurs, considérée
en elle-même, dans son intérieur, dans sa nature. [28]
Je passe à ses rapports avec les souverains, avec les maîtres
du pouvoir temporel: c'est le second point de vue sous lequel je me
suis promis de la considérer.
Quand l'Empire fut tombé, Messieurs; quand, au lieu de l'ancien
régime romain, de ce gouvernement au milieu duquel l'Église
était née, avec lequel elle avait grandi, avec lequel
elle avait des habitudes communes, d'anciens liens, elle se vit en face
de ces rois barbares, de ces chefs barbares errans sur le territoire,
ou fixés dans leurs châteaux, et auxquels rien ne l'unissait
encore, ni traditions, ni croyances, ni sentimens, son danger fut grand,
et son effroi aussi.
Une seule idée devint dominante dans l'Église, ce fut
de prendre possession de ces nouveau-venus, de les convertir. Les relations
de l'Église avec les Barbares n'eurent d'abord presque aucun
autre but.
Pour agir sur les Barbares, c'était surtout à leurs sens,
à leur imagination qu'il fallait s'adresser. Aussi voit-on, à
cette époque, augmenter beaucoup le nombre, la pompe, la variété
des cérémonies du culte. Les chroniques prouvent que c'était
surtout par ce moyen que l'Église agissait sur les Barbares;
elle les convertissait par de beaux spectacles.
Quand une fois ils furent établis et convertis, [29] quand
il y eut quelques liens entre eux et l'Église, elle ne cessa
pas de courir, de leur part, d'assez grands dangers. La brutalité,
l'irréflexion des moeurs des Barbares étaient telles que
les nouvelles croyances, les nouveaux sentimens qu'on leur avait inspirés,
exerçaient sur eux très-peu d'empire. Bientôt la
violence reprenait le dessus, et l'Église en était victime
comme le reste de la société. Pour s'en défendre,
elle proclama un principe déjà posé sous l'Empire,
quoique plus vaguement, la séparation du pouvoir spirituel et
du pouvoir temporel, et leur indépendance réciproque.
C'est à l'aide de ce principe que l'Église a vécu
libre à côté des Barbares; elle a maintenu que la
force n'avait aucune action sur le système des croyances, des
espérances, des promesses religieuses, que le monde spirituel
et le monde temporel étaient complétement distincts.
Vous voyez tout de suite quelles salutaires conséquences ont
découlé de ce principe. Indépendamment de l'utilité
temporaire dont il a été pour l'Église, il a eu
cet inestimable effet de fonder en droit la séparation des pouvoirs,
de les contrôler l'un par l'autre. De plus, en soutenant l'indépendance
du monde intellectuel en général, dans son ensemble, l'Église
a préparé l'indépendance du monde intellectuel
individuel, l'indépendance de la pensée. L'Église
disait que [30] le système des croyances religieuses ne
pouvait tomber sous le joug de la force; chaque individu a été
amené à tenir pour son propre compte le langage de l'Église.
Le principe du libre examen, de la liberté de la pensée
individuelle, est exactement le même que celui de l'indépendance
de l'autorité spirituelle générale, à l'égard
du pouvoir temporel.
Malheureusement il est aisé de passer du besoin de la liberté
à l'envie de la domination. C'est ce qui est arrivé dans
le sein de l'Église: par le développement naturel de l'ambition,
de l'orgueil humain, l'Église a tenté d'établir
non-seulement l'indépendance, mais la domination du pouvoir spirituel
sur le pouvoir temporel. Il ne faut pas croire cependant que cette prétention
n'ait eu d'autre source que les faiblesses de l' humanité; il
y en a de plus profondes et qu'il importe de connaître.
Quand la liberté règne dans le monde intellectuel, quand
la pensée, la conscience humaine ne sont point assujéties
à un pouvoir qui leur conteste le droit de débattre, de
décider, et emploie la force contre elles, quand il n'y a point
de gouvernement spirituel visible, constitué, réclamant
et exerçant le droit de dicter les opinions; alors l'idée
de la domination de l'ordre spirituel sur l'ordre temporel ne peut guère
naître. Tel est à [31] peu près aujourd'hui
l'état du monde. Mais quand il existe, comme il existait au dixième
siècle, un gouvernement de l'ordre spirituel; quand la pensée,
la conscience tombent sous des lois, sous des institutions, sous des
pouvoirs qui s'arrogent le droit de les commander et de les contraindre;
en un mot, quand le pouvoir spirituel est constitué, quand il
a pris effectivement possession, au nom du droit et de la force, de
la raison et de la conscience humaine, il est naturel qu'il soit conduit
à prétendre la domination sur l'ordre temporel, qu'il
dise: «Comment! J'ai droit, j'ai action sur ce qu'il y a de plus
élevé, de plus indépendant dans l'homme, sur sa
pensée, sur sa volonté intérieure, sur sa conscience,
et je n'aurais pas droit sur ses intérêts extérieurs,
matériels, passagers! Je suis l'interprète de la justice,
de la vérité, et je ne pourrai pas régler les rapports
mondains selon la justice et la vérité!» Il devait
arriver par la seule vertu de ce raisonnement, que l'ordre spirituel
tendît à envahir l'ordre temporel. Et cela devait arriver
d'autant plus, que l'ordre spirituel embrassait alors tous les développemens
possibles de la pensée humaine; il n'y avait qu'une science,
la théologie, qu'un ordre spirituel, l'ordre théologique;
toutes les autres sciences, la rhétorique, l'arithmétique,
la musique même, tout rentrait dans la théologie.
[32] Le pouvoir spirituel se trouvant ainsi à la tête
de toute l'activité de la pensée humaine, devait naturellement
s'arroger le gouvernement général du monde.
Une seconde cause l'y poussait également: l'état épouvantable
de l'ordre temporel, la violence, l'iniquité qui présidaient
au gouvernement temporel des sociétés.
Depuis quelques siècles, on parle à son aise des droits
du pouvoir temporel; mais à l'époque qui nous occupe,
le pouvoir temporel c'était la force pure, un brigandage intraitable.
L'Église, quelque imparfaites que fussent encore ses notions
de morale et de justice, était infiniment supérieure à
un tel gouvernement temporel; le cri des peuples venait continuellement
la presser de prendre sa place. Lorsqu'un pape ou des évêques
proclamaient qu'un souverain avait perdu ses droits, que ses sujets
étaient déliés du serment de fidélité,
cette intervention, sans doute sujette à de graves abus, était
souvent, dans le cas particulier, légitime et salutaire. En général,
Messieurs, quand la liberté a manqué aux hommes, c'est
la religion qui s'est chargée de la remplacer. Au dixième
siècle les peuples n'étaient point en état de se
défendre, de faire valoir leurs droits contre la violence civile:
la religion intervenait au nom du Ciel. C'est une des causes qui ont
le plus contribué [33] aux victoires du principe théocratique.
Il y en a une troisième, à mon avis, trop peu remarquée:
c'est la complexité de la situation des chefs de l'Église,
la variété des aspects sous lesquels ils se présentaient
dans la société. D'une part, ils étaient prélats,
membres de l'ordre ecclésiastique, portion du pouvoir spirituel,
et à ce titre, indépendans; de l'autre, ils étaient
vassaux, et comme tels, engagés dans les liens de la féodalité
civile. Ce n'est pas tout; outre qu'ils étaient vassaux, ils
étaient sujets; quelque chose des anciennes relations des empereurs
romains avec les évêques, avec le clergé, avait
passé dans celles du clergé avec les souverains Barbares.
Par une série de causes qu'il serait trop long de développer,
les évêques avaient été conduits à
regarder, jusqu'à certain point, les souverains Barbares comme
les successeurs des empereurs romains, et à leur en attribuer
tous les droits. Les chefs du clergé avaient donc un triple caractère,
un caractère ecclésiastique, et comme tel indépendant;
un caractère féodal, et comme tel engagé à
certains devoirs, tenu de certains services; enfin un caractère
de simple sujet, et comme tel tenu d'obéir à un souverain
absolu. Voici ce qui en arrivait. Les souverains temporels, qui n'étaient
pas moins avides ni moins ambitieux que les évêques, se
prévalaient souvent de [34] leurs droits, comme seigneurs
ou comme souverains, pour attenter à l'indépendance spirituelle,
et pour s'emparer de la collation des bénéfices, de la
nomination aux évêchés, etc. De leur côté,
les évêques se retranchaient souvent dans l'indépendance
spirituelle, pour se refuser à leurs obligations comme vassaux
ou comme sujets; en sorte qu'il y avait des deux côtés
une pente presque inévitable qui portait les souverains à
détruire l'indépendance spirituelle, les chefs de l'Église
à faire de l'indépendance spirituelle un moyen de domination
universelle.
Ce résultat a éclaté dans des faits que personne
n'ignore: dans la querelle des investitures; dans la lutte du sacerdoce
et de l'empire. Les diverses situations des chefs de l'Église
et la difficulté de les concilier ont été la vraie
source de l'incertitude et du combat de toutes ces prétentions.
Enfin, l'Église avait avec les souverains un troisième
rapport, pour elle le moins favorable et le plus funeste. Elle prétendait
à la coaction, au droit de contraindre et de punir l'hérésie;
mais elle n'avait aucun moyen de le faire: elle ne disposait d'aucune
force matérielle; quand elle avait condamné l'hérétique,
elle n'avait rien pour faire exécuter son jugement. Que faisait-elle?
Elle invoquait ce qu'on a appelé le bras séculier; elle
[35] empruntait la force du pouvoir civil comme moyen de coaction.
Elle se mettait par-là, vis-à-vis du pouvoir civil, dans
une situation de dépendance et d'infériorité. Nécessité
déplorable où l'a conduite l'adoption du mauvais principe
de la coaction et de la persécution.
Je m'arrête, Messieurs: l'heure est trop avancée pour que
j'épuise aujourd'hui la question de l'Église. Il me reste
à vous faire connaître ses rapports avec les peuples, quels
principes y présidaient, quelles conséquences en devaient
résulter pour la civilisation générale. J'essayerai
ensuite de confirmer par l'histoire, par les faits, par les vicissitudes
de la destinée de l'Église, du cinquième au douzième
siècle, les inductions que nous tirons ici de la nature même
de ses institutions et de ses principes.