[3] Messieurs,
J'ai essayé, dans notre dernière réunion,
de déterminer le véritable caractère,
le sens politique de la révolution d'Angleterre.
Nous avons reconnu qu'elle était le premier choc
des deux grands faits auxquels est venue aboutir, dans
le cours du seizième siècle, toute la civilisation
de l'Europe primitive, la [4] monarchie pure d'un
côté et le libre examen de l'autre. Ces deux
puissances en sont venues aux mains pour la première
fois en Angleterre. On a voulu en induire une différence
radicale entre l'état social de l'Angleterre et
celui du continent; on a prétendu qu'aucune comparaison
n'était possible entre des pays de destinée
si diverse; on a affirmé que le peuple anglais
avait vécu dans une sorte d'isolement moral analogue
à son isolement matériel.
Il y a eu, il est vrai, entre la civilisation anglaise
et la civilisation des États continentaux une différence
grave et dont il importe de se bien rendre compte. Vous
avez déjà pu l'entrevoir dans le cours de
nos leçons. Le développement des différens
principes, des différens élémens
de la société, s'est fait en Angleterre
en quelque sorte simultanément et de front, beaucoup
plus du moins que sur le continent. Lorsque j'ai tenté
de déterminer la physionomie propre de la civilisation
européenne comparée aux civilisations anciennes
et asiatiques, j'ai fait voir que la première était
variée, riche, complexe; qu'elle n'était
jamais tombée sous la domination d'aucun principe
exclusif; que les divers élémens de l'état
social s'y étaient combinés, combattus,
[5] modifiés, avaient été continuellement
obligés de transiger et de vivre en commun. Ce
fait, Messieurs, caractère général
de la civilisation européenne, a été
surtout celui de la civilisation anglaise: c'est en Angleterre
qu'il s'est produit avec le plus de suite et d'évidence;
c'est là que l'ordre civil et l'ordre religieux,
l'aristocratie, la démocratie, la royauté,
les institutions locales et centrales, le développement
moral et politique ont marché et grandi ensemble,
pêle-mêle pour ainsi dire, sinon avec une
égale rapidité, du moins toujours à
peu de distance les uns des autres. Sous le règne
des Tudor, par exemple, au milieu des plus éclatans
progrès de la monarchie pure, on voit le principe
démocratique, le pouvoir populaire percer et se
fortifier presque en même temps. La révolution
du dix-septième siècle éclate; elle
est à la fois religieuse et politique. L'aristocratie
féodale n'y paraît que fort affaiblie et
avec tous les symptômes de la décadence:
cependant elle est encore en état d'y conserver
une place, d'y jouer un rôle important et de se
faire sa part dans les résultats. Il en est de
même dans tout le cours de l'histoire d'Angleterre;
jamais aucun élément ancien ne périt
complétement, jamais aucun [6] élément
nouveau ne triomphe tout-à-fait; jamais aucun principe
spécial ne s'empare d'une domination exclusive.
Il y a toujours développement simultané
des différentes forces, transaction entre leurs
prétentions et leurs intérêts.
Sur le continent la marche de la civilisation a été
beaucoup moins complexe et moins complète. Les
divers élémens de la société,
l'ordre religieux, l'ordre civil, la monarchie, l'aristocratie,
la démocratie, se sont développés
non pas ensemble et de front, mais successivement. Chaque
principe, chaque système a eu en quelque sorte
son tour. Il y a tel siècle qui appartient, je
ne voudrais pas dire exclusivement, ce serait trop, mais
avec une prédominance très marquée,
à l'aristocratie féodale, par exemple; tel
autre au principe monarchique; tel autre au principe démocratique.
Comparez le moyen âge français avec le moyen
âge anglais, les onzième, douzième
et treizième siècles de notre histoire,
avec les siècles correspondans au delà de
la Manche; vous trouverez en France à cette époque
la féodalité presque absolument souveraine,
la royauté et le principe démocratique à
peu près nuls. Allez en Angleterre, c'est bien
l'aristocratie féodale qui domine; mais la [7]
royauté et la démocratie ne laissent pas
d'être fortes et importantes. La royauté
triomphe en Angleterre sous Élisabeth, comme en
France sous Louis XIV; mais que de ménagemens elle
est contrainte de garder! Que de restrictions, tantôt
aristocratiques, tantôt démocratiques, elle
a à subir! En Angleterre aussi chaque système,
chaque principe a eu son temps de force et de succès;
jamais aussi complétement, aussi exclusivement
que sur le continent: le vainqueur a toujours été
contraint de tolérer la présence de ses
rivaux et de leur faire à chacun sa part.
A cette différence dans la marche des deux civilisations
sont attachés des avantages et des inconvéniens
qui se manifestent en effet dans l'histoire des deux pays.
Nul doute, par exemple, que ce développement simultané
des divers élémens sociaux n'ait beaucoup
contribué à faire arriver l'Angleterre,
plus vite qu'aucun des États du continent, au but
de toute société, c'est-à-dire à
l'établissement d'un gouvernement à la fois
régulier et libre. C'est précisément
la nature d'un gouvernement de ménager tous les
intérêts, toutes les forces, de les concilier,
de les faire vivre et prospérer en commun: or,
[8] telle était d'avance, par le concours d'une
multitude de causes, la disposition, la relation des divers
élémens de la société anglaise:
un gouvernement général et un peu régulier
a donc eu là moins de peine à se constituer.
De même l'essence de la liberté, c'est la
manifestation et l'action simultanées de tous les
intérêts, de tous les droits, de toutes les
forces, de tous les élémens sociaux. L'Angleterre
en était donc plus près que la plupart des
autres États. Par les mêmes causes, le bon
sens national, l'intelligence des affaires publiques ont
dû s'y former plus vite; le bon sens politique consiste
à savoir tenir compte de tous les faits, les apprécier
et faire à chacun sa part; il a été
en Angleterre une nécessité de l'état
social, un résultat naturel du cours de la civilisation.
Dans les États du continent, en revanche, chaque
système, chaque principe ayant eu son tour, ayant
dominé d'une façon plus complète,
plus exclusive, le développement s'est fait sur
une plus grande échelle, avec plus de grandeur
et d'éclat. La royauté et l'aristocratie
féodale, par exemple, se sont produites sur la
scène continentale avec bien plus de hardiesse,
d'étendue, de liberté. Toutes les expériences
[9] politiques, pour ainsi dire, ont été
plus larges et plus achevées. Il en est résulté
que les idées politiques, je parle des idées
générales, et non du bon sens appliqué
à la conduite des affaires; que les idées,
dis-je, les doctrines politiques se sont élevées
bien plus haut et déployées avec bien plus
de vigueur rationnelle. Chaque système s'étant
en quelque sorte présenté seul, étant
resté long-temps sur la scène, on a pu le
considérer dans son ensemble, remonter à
ses premiers principes, descendre à ses dernières
conséquences, en démêler pleinement
la théorie. Quiconque observera un peu attentivement
le génie anglais sera frappé d'un double
fait: d'une part, de la sûreté du bon sens,
de l'habileté pratique; d'autre part, de l'absence
d'idées générales et de hauteur d'esprit
dans les questions théoriques. Soit qu'on ouvre
un ouvrage anglais d'histoire, ou de jurisprudence, ou
sur toute autre matière, il est rare qu'on y trouve
la grande raison des choses, la raison fondamentale. En
toutes choses, et notamment dans les sciences politiques,
la doctrine pure, la philosophie, la science proprement
dite, ont beaucoup plus prospéré sur le
continent qu'en Angleterre; leurs élans [10]
du moins ont été beaucoup plus puissans
et hardis. Et l'on ne peut douter que le caractère
différent du développement de la civilisation
dans les deux pays n'ait grandement contribué à
ce résultat.
Du reste, quoi qu'on puisse penser des inconvéniens
ou des avantages qu'a entraînés cette différence,
elle est un fait réel, incontestable, et le fait
qui distingue le plus profondément l'Angleterre
du continent. Mais de ce que les divers principes, les
divers élémens sociaux se sont développés
là plus simultanément, ici plus successivement,
il ne s'ensuit point qu'au fond la route et le but n'aient
pas été les mêmes. Considérés
dans leur ensemble, le continent et l'Angleterre ont parcouru
les mêmes grandes phases de civilisation; les événemens
y ont suivi le même cours; les mêmes causes
y ont amené les mêmes effets. Vous avez pu
vous en convaincre dans le tableau que j'ai mis sous vos
yeux de la civilisation jusqu'au seizième siècle;
vous le reconnaîtrez également en étudiant
les dix-septième et dix-huitième siècles.
Le développement du libre examen et celui de la
monarchie pure, presque simultanés en Angleterre,
se sont accomplis sur le continent [11] à
d'assez longs intervalles; mais ils se sont accomplis;
et les deux puissances, après avoir successivement
dominé avec éclat, en sont également
venues aux mains. La marche générale des
sociétés a donc, à tout prendre,
été la même; et quoique les différences
soient réelles, la ressemblance est encore plus
profonde. Un rapide tableau des tems modernes ne vous
laissera aucun doute à ce sujet.
Dès qu'on jette un coup d'oeil sur l'histoire de
l'Europe dans les dix-septième et dix-huitième
siècles, il est impossible de ne pas reconnaître
que la France marche à la tête de la civilisation
européenne. En commençant ce cours, j'ai
déjà insisté sur ce fait, et j'ai
essayé d'en indiquer la cause. Nous le retrouvons
ici plus éclatant qu'il n'a jamais été.
Le principe de la monarchie pure, de la royauté
absolue avait dominé en Espagne sous Charles-Quint
et Philippe II, avant de se développer en France
sous Louis XIV. De même le principe du libre examen
avait régné en Angleterre au dix-septième
siècle, avant de se développer en France
au dix-huitième. Cependant la monarchie pure n'était
pas partie d'Espagne, ni le libre examen d'Angleterre
pour envahir [12] l'Europe. Les deux principes,
les deux systèmes demeuraient en quelque sorte
confinés dans le pays où ils avaient éclaté.
Il a fallu qu'ils passassent par la France pour étendre
leurs conquêtes; il a fallu que la monarchie pure
et la liberté d'examen devinssent françaises
pour devenir européennes. Ce caractère communicatif
de la civilisation française, ce génie social
de la France qui s'est produit à toutes les époques,
a donc brillé surtout à celle dont nous
nous occupons en ce moment. Je n'insisterai point sur
ce fait; il vous a été développé
avec autant de raison que d'éclat, dans les leçons
où vous avez été appelés à
observer l'influence de la littérature et de la
philosophie française, au dix-huitième siècle.
Vous avez vu comment la France philosophique avait eu,
en fait de liberté, plus d'autorité sur
l'Europe que l'Angleterre libre. Vous avez vu comment
la civilisation française s'était montrée
beaucoup plus active, beaucoup plus contagieuse que celle
de tout autre pays. Je n'ai donc nul besoin de m'arrêter
sur les détails du fait; je ne m'en prévaux
que pour y puiser le droit de renfermer en France le tableau
de la civilisation européenne moderne. Il y a eu
sans doute, entre la civilisation française à
cette époque [13] et celle des autres États
de l'Europe, des différences dont il faudrait tenir
grand compte, si j'avais aujourd'hui la prétention
d'en exposer vraiment l'histoire; mais je vais si vite
que je suis obligé d'omettre, pour ainsi dire,
des peuples et des siècles. J'aime mieux concentrer
un moment votre attention sur le cours de la civilisation
française, image imparfaite, et pourtant image
du cours général des choses en Europe.
L'influence de la France en Europe se présente,
dans les dix-septième et dix-huitième siècles,
sous des aspects très différens. Dans le
premier, c'est le gouvernement français qui agit
sur l'Europe, qui marche à la tête de la
civilisation générale. Dans le second, ce
n'est plus au gouvernement français, c'est à
la société française, à la
France elle-même qu'appartient la prépondérance.
C'est d'abord Louis XIV et sa cour, ensuite la France
et son opinion qui gouvernent les esprits, qui attirent
les regards. Il y a eu, dans le dix-septième siècle,
des peuples qui, comme peuples, ont paru plus avant sur
la scène, ont pris plus de part aux événemens
que le peuple français. Ainsi, pendant la guerre
de trente ans, la nation allemande; dans la [14]
révolution d'Angleterre, le peuple anglais, ont
joué dans leur propre destinée un bien plus
grand rôle que les français ne jouaient à
cette époque dans la leur. Au dix-huitième
siècle pareillement, il y a eu des gouvernemens
plus forts, plus considérés, plus redoutés
que le gouvernement français. Nul doute que Frédéric
II, Catherine II, Marie Thérèse, n'eussent
en Europe plus d'activité et de poids que Louis
XV. Cependant, aux deux époques, c'est la France
qui est la tête de la civilisation européenne,
d'abord par son gouvernement, ensuite par elle-même;
tantôt par l'action politique de ses maîtres,
tantôt par son propre développement intellectuel.
Pour bien comprendre l'influence dominante dans le cours
de la civilisation en France, et par conséquent
en Europe, il faut donc étudier, au dix-septième
siècle, le gouvernement français, au dix-huitième
la société française. Il faut changer
de terrain et de spectacle à mesure que le temps
change la scène et les acteurs.
Quand on s'occupe du gouvernement de Louis XIV, quand
on essaie d'apprécier les causes de sa puissance,
de son influence en Europe, on ne parle guère que
de son éclat, [15] de ses conquêtes,
de sa magnificence de la gloire littéraire du temps.
C'est aux causes extérieures qu'on s'adresse et
qu'on attribue la prépondérance européenne
du gouvernement français.
Cette prépondérance a eu, je crois, des
bases plus profondes, des motifs plus sérieux.
Il ne faut pas croire que ce soit uniquement par des victoires,
par des fêtes, ni même par les chefs-d'oeuvre
du génie, que Louis XIV et son gouvernement aient
joué à cette époque le rôle
qu'on ne peut leur contester.
Plusieurs d'entre vous peuvent se souvenir, et vous avez
tous entendu parler de l'effet que fit en France il y
a vingt-neuf ans le gouvernement consulaire, et de l'état
où il avait trouvé notre pays. Au dehors
l'invasion étrangère imminente, de continuels
désastres dans nos armées; au dedans la
dissolution presque complète du pouvoir et du peuple;
point de revenus, point d'ordre public; en un mot, une
société battue, humiliée, désorganisée,
telle était la France à l'avénement
du gouvernement consulaire. Qui ne se rappelle la prodigieuse
et heureuse activité de ce gouvernement, cette
activité qui en peu de temps assura l'indépendance
du [16] territoire, releva l'honneur national,
réorganisa l'administration, remania la législation,
fit, en un mot, renaître en quelque sorte la société
sous la main du pouvoir?
Eh bien! Messieurs, le gouvernement de Louis XIV, quand
il a commencé, a fait pour la France quelque chose
d'analogue; avec de grandes différences de temps,
de procédés, de formes, il a poursuivi et
atteint à peu près les mêmes résultats.
Rappelez-vous l'état où la France était
tombée après le gouvernement du cardinal
de Richelieu et pendant la minorité de Louis XIV:
les armées espagnoles toujours sur les frontières,
quelquefois dans l'intérieur; le danger continuel
d'une invasion; les dissensions intérieures poussées
au comble, la guerre civile, le gouvernement faible et
décrié au dedans comme au dehors. Il n'y
a jamais eu de politique plus misérable, plus méprisée
en Europe, plus impuissante en France que celle du cardinal
Mazarin. En un mot, la société était
dans un état moins violent peut-être, mais
cependant assez analogue au nôtre avant le 18 brumaire.
C'est de cet état que le gouvernement de Louis
XIV a tiré la France. Ses premières victoires
ont fait l'effet de la victoire [17] de Marengo:
elles ont assuré le territoire et relevé
l'honneur national. Je vais considérer ce gouvernement
sous ses principaux aspects, dans ses guerres, dans ses
relations extérieures, dans son administration,
dans sa législation; et vous verrez, je crois,
que la comparaison dont je parle, et à laquelle
je ne voudrais pas attacher une importance puérile,
je fais assez peu de cas des comparaisons historiques,
vous verrez, dis-je, que cette comparaison a un fond réel,
et que je suis en droit de m'en servir.
Parlons d'abord des guerres de Louis XIV. Les guerres
de l'Europe ont été dans l'origine, vous
le savez, et j'ai eu plusieurs fois l'occasion de le rappeler,
les guerres, dis-je, ont été de grands mouvemens
de peuples; poussées par le besoin, la fantaisie
ou toute autre cause, des populations entières,
tantôt nombreuses, tantôt de simples bandes,
se transportaient d'un territoire dans un autre. C'est
là le caractère général des
guerres européennes jusqu'après les croisades,
à la fin du treizième siècle.
Alors commence un autre genre de guerres presque aussi
différentes des guerres modernes: ce sont des guerres
lointaines, entreprises non plus par les peuples, mais
par les gouvernemens [18] qui vont, à la
tête de leurs armées, chercher au loin des
États et des aventures. Ils quittent leur pays,
ils abandonnent leur propre territoire, et s'enfoncent,
les uns en Allemagne, les autres en Italie, d'autres en
Afrique sans autres motifs que leur fantaisie personnelle.
Presque toutes les guerres du quinzième et même
d'une partie du seizième siècle sont de
cette nature. Quel intérêt, et je ne parle
pas d'un intérêt légitime, mais quel
motif seulement avait la France à ce que Charles
VIII possédât le royaume de Naples? Évidemment
c'était une guerre qui n'était dictée
par aucune considération politique; le roi croyait
avoir des droits personnels sur le royaume de Naples,
et dans un but personnel, pour satisfaire son désir
personnel, il allait entreprendre la conquête d'un
pays éloigné, qui ne s'adaptait nullement
aux convenances territoriales de son royaume, qui ne faisait
au contraire que compromettre au dehors sa force, au dedans
son repos. Il en est de même de l'expédition
de Charles-Quint en Afrique. La dernière guerre
de ce genre est l'expédition de Charles XII contre
la Russie. Les guerres de Louis XIV n'ont point eu ce
caractère; ce sont les guerres d'un gouvernement
régulier, [19] fixé au centre de
ses États, travaillant à conquérir
autour de lui, à étendre ou à consolider
son territoire; en un mot, des guerres politiques. Elles
peuvent être justes ou injustes, elles peuvent avoir
coûté trop cher à la France; il y
a mille considérations à développer
contre leur moralité ou leur excès; mais
en fait elles portent un caractère incomparablement
plus rationnel que les guerres antérieures; ce
ne sont plus des fantaisies ni des aventures; elles sont
dictées par des motifs sérieux; c'est telle
limite naturelle qu'on veut atteindre, telle population
qui parle la même langue et qu'on veut s'adjoindre,
tel point de défense qu'il faut acquérir
contre une puissance voisine. Sans doute l'ambition personnelle
s'y mêle; mais examinez l'une après l'autre
les guerres de Louis XIV, celles surtout de la première
partie de son règne, vous leur trouverez des motifs
vraiment politiques; vous les verrez conçues dans
un intérêt français, dans l'intérêt
de la puissance, de la sûreté du pays.
Les résultats ont mis le fait en évidence.
La France d'aujourd'hui est encore, à beaucoup
d'égards, telle que les guerres de Louis XIV l'ont
faite. Les provinces qu'il a conquises, la Franche-Comté,
la Flandre, l'Alsace, sont restées [20]
incorporées à la France. Il y a des conquêtes
sensées, comme des conquêtes insensées:
Louis XIV en a fait de sensées; ses entreprises
n'ont point ce caractère de déraison, de
caprice, jusque là si général; une
politique habile, sinon toujours juste et sage, y a présidé.
Si je passe des guerres de Louis XIV à ses relations
avec les États étrangers, à sa diplomatie
proprement dite, je trouve un résultat analogue.
J'ai insisté, Messieurs, sur la naissance de la
diplomatie en Europe, à la fin du quinzième
siècle. J'ai essayé de montrer comment les
relations des gouvernemens et des États entre eux,
jusqu'alors accidentelles, rares, courtes, étaient
devenues à cette époque plus régulières,
plus longues; comment elles avaient pris un caractère
de grand intérêt public; comment en un mot,
à la fin du quinzième et dans la première
moitié du seizième siècle, la diplomatie
était venue jouer un rôle immense dans les
événemens. Cependant, jusqu'au dix-septième
siècle, elle n'avait pas été, à
vrai dire, systématique; elle n'avait pas amené
de longues alliances, de grandes combinaisons, surtout
des combinaisons durables, dirigées d'après
des principes fixes, dans un but constant, avec cet esprit
de suite enfin [21] qui est le véritable
caractère des gouvernemens établis. Pendant
le cours de la révolution religieuse, les relations
extérieures des États avaient été
presque complétement sous l'empire de l'intérêt
religieux; la ligue protestante et la ligue catholique
s'étaient partagé l'Europe. C'est au dix-septième
siècle, après le traité de Westphalie,
sous l'influence du gouvernement de Louis XIV, que la
diplomatie change de caractère. D'une part, elle
échappe à l'influence exclusive du principe
religieux; les alliances, les combinaisons politiques
se font par d'autres considérations. En même
temps elle devient beaucoup plus systématique,
plus régulière, et dirigée toujours
vers un certain but, d'après des principes permanens.
La naissance régulière du système
de l'équilibre en Europe appartient à cette
époque. C'est sous le gouvernement de Louis XIV
que ce système, avec toutes les considérations
qui s'y rattachent, a vraiment pris possession de la politique
européenne. Quand on recherche quelle a été
à ce sujet l'idée générale,
le principe dominant de la politique de Louis XIV, voici,
je crois, ce qu'on découvre.
Je vous ai parlé de la grande lutte qui s'engagea
en Europe entre la monarchie pure de [22] Louis
XIV, prétendant à devenir la monarchie universelle,
et la liberté civile et religieuse, l'indépendance
des États, sous le commandement du prince d'Orange,
de Guillaume III. Vous avez vu que le grand fait de l'Europe,
à cette époque, c'est le partage des puissances
sous ces deux bannières. Mais ce fait, Messieurs,
on ne s'en rendait point compte alors comme je l'explique
aujourd'hui; il était caché, ignoré,
même de ceux qui l'accomplissaient; le système
de la monarchie pure réprimé, la liberté
civile et religieuse consacrée, tel devait être
au fond le résultat de la résistance de
la Hollande et de ses alliés à Louis XIV;
mais la question n'était pas ainsi ouvertement
posée entre le pouvoir absolu et la liberté.
On a beaucoup dit que la propagation du pouvoir absolu
avait été le principe dominant de la diplomatie
de Louis XIV; je ne le crois pas. Cette considération
n'a joué un grand rôle dans sa politique
que tard, dans sa vieillesse. La puissance de la France,
sa prépondérance en Europe, l'abaissement
des puissances rivales, en un mot, l'intérêt
politique de l'État, la force de l'État,
c'est là le but auquel Louis XIV a constamment
tendu, soit qu'il ait lutté contre l'Espagne, l'empereur
[23] d'Allemagne, ou l'Angleterre; il a beaucoup moins
agi en vue de la propagation du pouvoir absolu que par
un désir de puissance et d'agrandissement de la
France et de son gouvernement. Parmi beaucoup de preuves,
en voici une qui émane de Louis XIV lui-même.
On trouve dans ses Mémoires, à l'année
1666, s'il m'en souvient bien, une note conçue
à peu près en ces termes:
«J'ai eu ce matin une conversation avec M. de Sidney,
gentilhomme anglais, qui m'a entretenu de la possibilité
de ranimer le parti républicain en Angleterre.
M. de Sidney m'a demandé pour cela 400 mille livres.
Je lui ai dit que je ne pouvais en donner que 200 mille.
Il m'a engagé à faire venir de Suisse un
autre gentilhomme anglais, qui s'appelle M. de Ludlow,
et à causer avec lui du même dessein.»
On trouve, en effet, dans les Mémoires de Ludlow,
vers la même date, un paragraphe dont le sens est:
«J'ai reçu du gouvernement français
une invitation de me rendre à Paris, pour parler
des affaires de mon pays; mais je me défie de ce
gouvernement.»
Et Ludlow, en effet, resta en Suisse.
[24] Vous voyez que l'affaiblissement du pouvoir
royal en Angleterre était à cette époque
le but de Louis XIV. Il fomentait des dissensions intérieures,
il travaillait à ressusciter le parti républicain,
pour empêcher que Charles II ne devînt trop
puissant dans son pays. Dans le cours de l'ambassade de
Barillon en Angleterre le même fait se reproduit
sans cesse. Toutes les fois que l'autorité de Charles
II paraît prendre le dessus, que le parti national
est sur le point d'être écrasé, l'ambassadeur
français porte son influence de ce côté,
donne de l'argent aux chefs de l'opposition, lutte en
un mot contre le pouvoir absolu, dès que c'est
là le moyen d'affaiblir une puissance rivale de
la France. Toutes les fois que vous regarderez attentivement
à la conduite des relations extérieures
sous Louis XIV, c'est là le fait dont vous serez
frappé.
Vous le serez aussi de la capacité, de l'habileté
de la diplomatie française à cette époque.
Les noms de MM de Torcy, d'Avaux, de Bonrepaus sont connus
de tous les hommes instruits. Quand on compare les dépêches,
les mémoires, le savoir faire, la conduite de ces
conseillers de Louis XIV, avec celle des négociateurs
[25] espagnols, portugais, allemands, on est frappé
de la supériorité des ministres français;
non seulement de leur sérieuse activité,
de leur application aux affaires, mais de leur liberté
d'esprit; ces courtisans d'un roi absolu jugent les événemens
extérieurs, les partis, les besoins de la liberté,
les révolutions populaires, beaucoup mieux que
la plupart des Anglais eux-mêmes de cette époque.
Il n'y a de diplomatie en Europe au dix-septième
siècle, qui paraisse égale à la diplomatie
française, que la diplomatie hollandaise. Les ministres
de Jean de Wytt et de Guillaume d'Orange, de ces illustres
chefs du parti de la liberté civile et religieuse,
sont les seuls qui paraissent en état de lutter
contre les serviteurs du grand roi absolu.
Vous le voyez, Messieurs, soit qu'on considère
les guerres de Louis XIV, ou ses relations diplomatiques,
on arrive aux mêmes résultats. On conçoit
comment un gouvernement qui conduisait de la sorte ses
guerres et ses négociations, devait prendre en
Europe une grande consistance, et s'y présenter
non seulement comme redoutable, mais comme habile et imposant.
Portons nos regards dans l'intérieur de la France,
sur l'administration et la législation de [26]
Louis XIV; nous y trouverons de nouvelles explications
de la force et de l'éclat de son gouvernement.
Il est difficile de déterminer avec quelque précision
ce qu'on doit entendre par l'administration dans le gouvernement
d'un État. Cependant, quand on essaie de se rendre
compte de ce fait, on reconnaît, je crois, que,
sous le point de vue le plus général, l'administration
consiste dans un ensemble de moyens destinés à
faire arriver le plus promptement, le plus sûrement
possible, la volonté du pouvoir central dans toutes
les parties de la société, et à faire
remonter vers le pouvoir central, sous les mêmes
conditions, les forces de la société, soit
en hommes, soit en argent. C'est là, si je ne me
trompe, le véritable but, le caractère dominant
de l'administration. On voit d'après cela que,
dans les temps où il est surtout nécessaire
d'établir de l'unité et de l'ordre dans
la société, l'administration est le grand
moyen d'y parvenir, de rapprocher, de cimenter, d'unir
des élémens incohérens, épars.
Telle a été l'oeuvre en effet de l'administration
de Louis XIV. Jusqu'à lui, il n'y avait rien eu
de plus difficile, en France comme dans le reste de l'Europe,
que [27] de faire pénétrer l'action
du pouvoir central dans toutes les parties de la société,
et de recueillir dans le sein du pouvoir central les moyens
de force de la société. C'est à cela
que Louis XIV a travaillé et réussi jusqu'à
un certain point, incomparablement mieux du moins que
les gouvernemens précédens. Je ne puis entrer
dans aucun détail; mais parcourez les services
publics de tout genre, les impôts, les routes, l'industrie,
l'administration militaire, tous les établissemens
qui appartiennent à une branche d'administration
quelconque; il n'y en a presque aucun dont vous ne trouviez
soit l'origine, soit le développement, soit la
grande amélioration sous le règne de Louis
XIV. C'est comme administrateurs que les plus grands hommes
de son temps, Colbert, Louvois, ont déployé
leur génie et exercé leur ministère.
Ce fut par là que son gouvernement acquit une généralité,
un aplomb, une consistance qui manquaient autour de lui
à tous les gouvernemens européens.
Sous le point de vue législatif, ce règne
vous offrira le même fait. Je reviens à la
comparaison dont j'ai parlé en commençant,
à l'activité législative du gouvernement
consulaire, à son [28] prodigieux travail
de révision, de refonte générale
des lois. Un travail du même genre a eu lieu sous
Louis XIV. Les grandes ordonnances qu'il promulgua, l'ordonnance
criminelle, les ordonnances de procédure, du commerce,
de la marine, des eaux et forêts, sont des codes
véritables qui ont été faits de la
même manière que nos codes, discutés
dans l'intérieur du conseil d'état, quelques
uns sous la présidence de Lamoignon. Il y a des
hommes dont la gloire est d'avoir pris part à ce
travail et à cette discussion, M. Pussort par exemple.
Si nous voulions la considérer en elle-même,
nous aurions beaucoup à dire contre la législation
de Louis XIV; elle est pleine de vices qui éclatent
aujourd'hui, et que personne ne peut contester; elle n'a
point été conçue dans l'intérêt
de la vraie justice et de la liberté, mais dans
un intérêt d'ordre public, pour donner aux
lois plus de régularité, de fixité.
Mais cela seul était alors un grand progrès;
et l'on ne peut douter que les ordonnances de Louis XIV,
très supérieures à l'état
antérieur, n'aient puissamment contribué
à faire avancer la société française
dans la carrière de la civilisation.
Vous voyez, Messieurs, que sous quelque [29] point
de vue que nous envisagions ce gouvernement, nous découvrons
bientôt les sources de sa force et de son influence.
C'est à vrai dire le premier gouvernement qui se
soit présenté aux regards de l'Europe comme
un pouvoir sûr de son fait, qui n'eût pas
à disputer son existence à des ennemis intérieurs,
tranquille sur son territoire, avec son peuple, et s'inquiétant
uniquement de gouverner. Tous les gouvernemens européens
avaient été jusque là sans cesse
jetés dans des guerres qui leur ôtaient toute
sécurité comme tout loisir, ou tellement
assiégés de partis et d'ennemis intérieurs,
qu'ils passaient leur temps à combattre pour leur
vie. Le gouvernement de Louis XIV a paru le premier uniquement
appliqué à faire ses affaires, comme un
pouvoir à la fois définitif et progressif,
qui ne craint pas d'innover parce qu'il compte sur l'avenir.
Il y a eu en effet très peu de gouvernemens aussi
novateurs que celui-là; comparez-le à un
gouvernement de même nature, à la monarchie
pure de Philippe II en Espagne; elle était plus
absolue que celle de Louis XIV, et pourtant bien moins
régulière et moins tranquille. Comment Philippe
II était-il parvenu d'ailleurs à [30]
établir en Espagne le pouvoir absolu? En étouffant
toute activité du pays, en se refusant à
toute espèce d'amélioration, en rendant
l'état de l'Espagne complétement stationnaire.
Le gouvernement de Louis XIV, au contraire, s'est montré
actif dans toutes sortes d'innovations, favorable aux
progrès des lettres, des arts, de la richesse,
de la civilisation en un mot. Ce sont là les véritables
causes de sa prépondérance en Europe; prépondérance
telle qu'il a été sur le continent, pendant
tout le 17e siècle, et non seulement
pour les souverains, mais pour les peuples mêmes,
le type des gouvernemens.
Maintenant on se demande, et il est impossible de ne pas
se demander comment un pouvoir si éclatant, si
bien établi, à en juger par ce que je viens
de mettre sous vos yeux, on se demande, dis-je, comment
ce pouvoir est tombé si vite dans une telle décadence;
comment après avoir joué un tel rôle
en Europe, il est devenu dans le siècle suivant
si inconsistant, si faible, si peu considéré.
Le fait est incontestable. Dans le dix-septième
siècle, le gouvernement français est à
la tête de la civilisation européenne; dans
le dix-huitième siècle, il disparaît;
c'est la société française, séparée
de son gouvernement, [31] souvent même dressée
contre lui, qui précède et guide dans ses
progrès le monde européen.
C'est ici que nous retrouvons le vice incorrigible et
l'effet infaillible du pouvoir absolu. Je n'entrerai dans
aucun détail sur les fautes du gouvernement de
Louis XIV; il en a commis de grandes; je ne parlerai ni
de la guerre de la succession d'Espagne, ni de la révocation
de l'édit de Nantes, ni des dépenses excessives,
ni de beaucoup d'autres mesures fatales qui ont compromis
sa fortune. J'accepterai les mérites de ce gouvernement
tels que je viens de les montrer. Je conviendrai qu'il
n'y a jamais eu peut-être de pouvoir absolu plus
complétement avoué de son siècle
et de son peuple, ni qui ait rendu de plus réels
services à la civilisation de son pays, et de l'Europe
en général. Eh bien, Messieurs, par cela
seul que ce gouvernement n'avait pas d'autre principe
que le pouvoir absolu, ne reposait que sur cette base,
sa décadence a été subite et méritée.
Ce qui manquait essentiellement à la France de
Louis XIV, ce sont des institutions, des forces politiques
indépendantes, subsistant par elles-mêmes,
capables en un mot d'action spontanée et de résistance.
Les anciennes institutions françaises, si tant
est [32] qu'elles méritent ce nom, ne subsistaient
plus; Louis XIV acheva de les détruire. Il n'eut
garde de chercher à les remplacer par des institutions
nouvelles; elles l'auraient gêné; il ne voulait
pas être gêné. La volonté et
l'action du pouvoir central, c'est là tout ce qui
paraît avec éclat à cette époque.
Le gouvernement de Louis XIV est un grand fait; un fait
puissant et brillant, mais sans racines. Les institutions
libres sont une garantie non seulement de la sagesse des
gouvernemens, mais encore de leur durée. Il n'y
a pas de système qui puisse durer autrement que
par des institutions. Là où le pouvoir absolu
a duré, c'est qu'il s'est appuyé sur des
institutions véritables, tantôt sur la division
de la société en castes fortement séparées;
tantôt sur un système d'institutions religieuses.
Sous le règne de Louis XIV les institutions ont
manqué au pouvoir ainsi qu'à la liberté.
Rien en France à cette époque ne garantissait
ni le pays contre l'action illégitime du gouvernement,
ni le gouvernement lui-même contre l'action inévitable
du temps. Aussi voyez le gouvernement assister à
sa propre décadence. Ce n'est pas Louis XIV seul
qui a vieilli, qui s'est trouvé faible à
la fin de son règne, c'est le pouvoir absolu tout
entier. La monarchie pure [33] était aussi
usée en 1712 que le monarque lui-même. Et
le mal était d'autant plus grave que Louis XIV
avait aboli les moeurs aussi bien que les institutions
politiques. Il n'y a pas de moeurs politiques sans indépendance.
Celui-là seul qui se sent fort par lui-même
est toujours capable soit de servir le pouvoir, soit de
le combattre. Les caractères énergiques
disparaissent avec les situations indépendantes,
et la fierté des âmes naît de la sécurité
des droits.
Voici donc, à vrai dire, l'état dans lequel
Louis XIV a laissé la France et le pouvoir: une
société en grand développement de
richesse, de force, d'activité intellectuelle en
tout genre; et à côté de cette société
en progrès, un gouvernement essentiellement stationnaire,
n'ayant aucun moyen de se renouveler, de s'adapter au
mouvement de son peuple; voué, après un
demi-siècle de grand éclat, à l'immobilité
et à la faiblesse, et déjà tombé,
du vivant de son fondateur, dans une décadence
qui ressemblait presque à la dissolution. C'est
là la situation où s'est trouvée
la France au sortir du dix-septième siècle,
et qui a imprimé à l'époque suivante
une direction et un caractère si différens.
Que l'élan de l'esprit humain, que le libre
[34] examen soit le trait dominant, le fait essentiel
du dix-huitième siècle, ce n'est pas la
peine de le dire. Déjà, Messieurs, vous
en avez beaucoup entendu parler dans cette chaire; déjà,
par la voix d'un orateur philosophe et par celle d'un
philosophe éloquent, vous avez entendu caractériser
cette époque puissante. Je ne puis prétendre,
dans le court espace de temps qui me reste, à suivre
devant vous toutes les phases de la grande révolution
morale qui s'est alors accomplie. Je ne voudrais pas cependant
vous quitter sans avoir appelé votre attention
sur quelques traits peut-être trop peu remarqués.
Le premier, celui qui me frappe d'abord et que je viens
déja d'indiquer, c'est la disparition pour ainsi
dire à peu près complète du gouvernement
dans le cours du dix-huitième siècle, et
l'apparition de l'esprit humain comme principal et presque
seul acteur. Excepté en ce qui touche les relations
extérieures, sous le ministère du duc de
Choiseul, et dans quelques grandes concessions faites
à la direction générale des esprits,
par exemple dans la guerre d'Amérique; excepté,
dis-je, dans quelques événemens de ce genre,
il n'y a jamais eu peut-être un gouvernement aussi
inactif, aussi apathique, aussi inerte que le gouvernement
français de [35] ce temps. A la place de
ce gouvernement si actif, si ambitieux, de Louis XIV,
qui était partout, se mettait à la tête
de tout, vous avez un pouvoir qui ne travaille qu'à
s'effacer, à se tenir à l'écart,
tant il se sent faible et compromis. L'activité,
l'ambition a passé du côté du pays.
C'est le pays qui, par son opinion, par son mouvement
intellectuel, se mêle de tout, intervient dans tout,
possède seul enfin l'autorité morale, qui
est la véritable autorité.
Un second caractère qui me frappe dans l'état
de l'esprit humain au dix-huitième siècle,
c'est l'universalité du libre examen. Jusque là,
et particulièrement au seizième siècle,
le libre examen s'était exercé dans un champ
limité, spécial; il avait eu pour objet
tantôt les questions religieuses, quelquefois les
questions religieuses et les questions politiques ensemble;
mais ses prétentions ne s'étendaient pas
à tout. Dans le dix-huitième siècle
au contraire, le caractère du libre examen, c'est
l'universalité; la religion, la politique, la pure
philosophie, l'homme et la société, la nature
morale et matérielle, tout devient à la
fois un sujet d'étude, de doute, de système;
les anciennes sciences sont bouleversées; des sciences
nouvelles s'élèvent. [36] C'est un
mouvement qui se porte en tous sens, quoique émané
d'une seule et même impulsion.
Ce mouvement a de plus un caractère singulier et
qui ne s'est peut-être pas rencontré une
seconde fois dans l'histoire du monde, c'est d'être
purement spéculatif. Jusque là dans toutes
les grandes révolutions humaines, l'action s'était
promptement mêlée à la spéculation.
Ainsi, au seizième siècle, la révolution
religieuse avait commencé par des idées,
par des discussions purement intellectuelles; mais elle
avait presque aussitôt abouti à des événemens.
Les chefs des partis intellectuels étaient très
promptement devenus des chefs de partis politiques; les
réalités de la vie s'étaient mêlées
aux travaux de l'intelligence. Il en était arrivé
ainsi au dix-septième siècle dans la révolution
d'Angleterre. En France, au dix-huitième siècle,
vous voyez l'esprit humain s'exercer sur toutes choses,
sur les idées qui, se rattachant aux intérêts
réels de la vie, devaient avoir sur les faits la
plus prompte et la plus puissante influence. Et cependant
les meneurs, les acteurs de ces grands débats restent
étrangers à toute espèce d'activité
pratique, purs spéculateurs qui observent, jugent
et parlent sans jamais intervenir dans les événemens.
A aucune [37] époque le gouvernement des
faits, des réalités extérieures,
n'a été aussi complétement distinct
du gouvernement des esprits. La séparation de l'ordre
spirituel et de l'ordre temporel n'a été
réelle en Europe qu'au dix-huitième siècle.
Pour la première fois peut-être l'ordre spirituel
s'est développé tout-à-fait à
part de l'ordre temporel. Fait très grave et qui
a exercé une prodigieuse influence sur le cours
des événemens. Il a donné aux idées
du temps un singulier caractère d'ambition et d'inexpérience;
jamais la philosophie n'a plus aspiré à
régir le monde et ne lui a été plus
étrangère. Il a bien fallu un jour en venir
au fait; il a bien fallu que le mouvement intellectuel
passât dans les événemens extérieurs;
et comme ils avaient été totalement séparés,
la rencontre a été plus difficile, et le
choc beaucoup plus violent.
Comment s'étonner maintenant d'un autre caractère
de l'état de l'esprit humain à cette époque,
je veux dire sa prodigieuse hardiesse? Jusque là,
sa plus grande activité avait toujours été
contenue par certaines barrières; l'homme avait
vécu au milieu de faits dont quelques uns lui inspiraient
de la considération, réprimaient jusqu'à
un certain point son mouvement. Au [38] dix-huitième
siècle, je serais en vérité embarrassé
de dire quels étaient les faits extérieurs
que respectait l'esprit humain, qui exerçaient
sur lui quelque empire; il avait l'état social
tout entier en haine ou en mépris. Il en conclut
qu'il était appelé à réformer
toutes choses; il en vint à se considérer
lui-même comme une espèce de créateur:
institutions, opinions, moeurs, la société
et l'homme lui-même, tout parut à refaire,
et la raison humaine se chargea de l'entreprise. Jamais
pareille audace lui était-elle venue en pensée?
Voilà, Messieurs, la puissance qui, dans le cours
du dix-huitième siècle, s'est trouvée
en face de ce qui restait du gouvernement de Louis XIV.
Vous comprenez qu'il était impossible que le choc
n'eût pas lieu entre ces deux forces si inégales.
Le fait dominant de la révolution d'Angleterre,
la lutte du libre examen et de la monarchie pure devait
donc aussi éclater en France. Sans doute les différences
étaient grandes, et devaient se perpétuer
dans les résultats; mais au fond la situation générale
était pareille, et l'événement définitif
a le même sens.
Je n'ai garde, Messieurs, de prétendre en exposer
ici les infinies conséquences. Je touche [39]
au terme de ces réunions; il faut que je m'arrête.
Je veux seulement, avant de vous quitter, appeler votre
attention sur le fait le plus grave et, à mon avis,
le plus instructif qui se révèle à
nous dans ce grand spectacle. C'est le péril, le
mal, le vice insurmontable du pouvoir absolu, quel qu'il
soit, quelque nom qu'il porte et dans quelque but qu'il
s'exerce. Vous avez vu le gouvernement de Louis XIV, périr
presque par cette seule cause. Eh bien, Messieurs, la
puissance qui lui a succédé, l'esprit humain,
véritable souverain du dix-huitième siècle,
l'esprit humain a subi le même sort; à son
tour il a possédé un pouvoir à peu
près absolu; à son tour il a pris en lui-même
une confiance excessive. Son élan était
très beau, très bon, très utile;
et s'il fallait se résumer, exprimer une opinion
définitive, je me hâterais de dire que le
dix-huitième siècle me paraît un des
plus grands siècles de l'histoire, celui peut-être
qui a rendu à l'humanité les plus grands
services, qui lui a fait faire le plus de progrès
et les progrès les plus généraux;
appelé à prononcer dans sa cause comme ministère
public, si je puis me servir de cette [40] expression,
c'est en sa faveur que je donnerais mes conclusions. Il
n'en est pas moins vrai que le pouvoir absolu, que l'esprit
humain a exercé, à cette époque,
l'a corrompu, qu'il a pris les faits contemporains, les
opinions différentes de celles qui dominaient,
dans un dédain, dans une aversion illégitime;
aversion qui l'a conduit à l'erreur et à
la tyrannie. Le part d'erreur et de tyrannie en effet
qui s'est mêlée au triomphe de la raison
humaine à la fin du siècle, part si grande,
on ne peut le dissimuler, et il faut le proclamer au lieu
de le taire, cette part d'erreur et de tyrannie, dis-je,
a été surtout le résultat de l'égarement
où l'esprit de l'homme a été jeté
à cette époque par l'étendue de son
pouvoir. C'est le devoir, et ce sera, je crois, le mérite
particulier de notre temps, de reconnaître que tout
pouvoir, qu'il soit intellectuel ou temporel, qu'il appartienne
à des gouvernemens ou à des peuples, à
des philosophes ou à des ministres, qu'il s'exerce
dans une cause ou dans une autre, que tout pouvoir humain,
dis-je, porte en lui-même un vice naturel, un principe
de faiblesse et d'abus qui doit lui faire assigner une
limite. Or il n'y a que la liberté [41]
générale de tous les droits, de tous les
intérêts, de toutes les opinions, la libre
manifestation de toutes ces forces, leur coexistence légale,
il n'y a, dis-je, que ce système qui puisse restreindre
chaque force, chaque puissance dans ses limites légitimes,
l'empêcher d'empiéter sur les autres, faire
en un mot que le libre examen subsiste réellement
et au profit de tous. C'est là pour nous, Messieurs,
le grand résultat, la grande leçon de la
lutte qui s'est engagée à la fin du dix-huitième
siècle entre le pouvoir absolu temporel et le pouvoir
absolu spirituel.
Je suis arrivé au terme que je m'étais proposé.
Vous vous rappelez que j'avais eu pour objet, en commençant
ce cours, de vous présenter le tableau général
du développement de la civilisation européenne,
depuis la chute de l'empire romain jusqu'à nos
jours. J'ai parcouru bien vite cette carrière,
sans pouvoir, à beaucoup près, ni vous dire
tout ce qu'il y avait d'important, ni apporter les preuves
de tout ce que j'ai dit. J'ai été obligé
de beaucoup omettre, et cependant de vous demander souvent
de me croire sur parole. J'espère pourtant avoir
atteint mon but, qui était de marquer les grandes
[42] crises du développement de la société
moderne. Permettez-moi encore un mot. J'ai essayé
en commençant de définir la civilisation,
de décrire le fait qui porte ce nom. La civilisation
m'a paru consister dans deux faits principaux: le développement
de la société humaine et celui de l'homme
lui-même; d'une part, le développement politique
et social, de l'autre, le développement intérieur,
moral. Je me suis renfermé cette année dans
l'histoire de la société. Je n'ai présenté
la civilisation que sous son point de vue social. Je n'ai
rien dit du développement de l'homme lui-même.
Je n'ai point essayé de vous exposer l'histoire
des opinions, du progrès moral de l'humanité.
J'ai le projet, quand nous nous retrouverons dans cette
enceinte l'année prochaine, de m'enfermer spécialement
en France, d'étudier avec vous l'histoire de la
civilisation française, mais de l'étudier
avec détail, et sous ses faces diverses. J'essaierai
de vous faire connaître non seulement l'histoire
de la société en France, mais aussi celle
de l'homme; d'assister avec vous aux progrès des
institutions, des opinions, des travaux intellectuels
de toute sorte; et d'arriver ainsi à comprendre
[43] quel a été dans son ensemble, et
d'une manière complète le développement
de notre glorieuse patrie. Elle a droit, Messieurs, dans
le passé comme dans l'avenir, à nos plus
chères affections. (Applaudissemens prolongés.)