[1] Messieurs,
En pensant au plan du cours que je me suis proposé de vous présenter,
je crains que mes leçons n'aient un double inconvénient,
qu'elles ne soient bien longues, par la nécessité de resserrer
un grand sujet dans un espace fort court, et en même temps trop
concises. Je me trouverai quelquefois obligé de vous retenir
ici au-delà de l'heure accoutumée; et je ne pourrai cependant
donner tous les développemens qu'exigeraient les questions. S'il
arrivait que, pour quelques personnes, des explications parussent nécessaires,
s'il y avait dans vos esprits quelque incertitude, [2] quelque
grave objection sur ce que j'aurai eu l'honneur de vous dire, je vous
prie de me les faire connaître par écrit. A la fin de chaque
leçon, ceux qui desireront recevoir à ce sujet quelque
réponse n'auront qu'à rester; je leur donnerai volontiers
toutes les explications qui seront en mon pouvoir.
Je crains encore un autre inconvénient, et par la même
cause; c'est la nécessité d'affirmer quelquefois sans
prouver. C'est aussi l'effet de l'étroit espace où je
me trouve renfermé. Il y aura des idées, des assertions
dont la confirmation ne pourra venir que plus tard. Vous serez donc
quelquefois obligés, je vous en demande pardon, de me croire
sur parole. Je rencontre à l'instant même l'occasion de
vous imposer cette épreuve. J'ai essayé, dans la précédente
leçon, d'expliquer le fait de la civilisation en général,
sans parler d'aucune civilisation particulière, sans tenir compte
des circonstances de temps et de lieu, en considérant le fait
en lui-même et sous un point de vue purement philosophique. J'aborde
aujourd'hui l'histoire de la civilisation européenne; mais avant
d'entrer dans le récit proprement dit, je voudrais vous faire
connaître d'une manière générale la physionomie
particulière de cette civilisation. Je voudrais la caractériser
[3] devant vous assez clairement pour qu'elle vous apparût
bien distincte de toutes les autres civilisations qui se sont développées
dans le monde. Je vais l'essayer; mais je ne pourrai guère qu'affirmer;
ou bien il faudra que je réussisse à peindre la société
européenne avec tant de fidélité, que vous la reconnaissiez
sur-le-champ et comme un portrait. Je n'ose m'en flatter.
Quand on regarde aux civilisations qui ont précédé
celle de l'Europe moderne, soit en Asie, soit ailleurs, y compris même
la civilisation grecque et romaine, il est impossible de ne pas être
frappé de l'unité qui y règne. Elles paraissent
émanées d'un seul fait, d'une seule idée; on dirait
que la société a appartenu à un principe unique
qui l'a dominée, et en a déterminé les institutions,
les moeurs, les croyances, en un mot tous les développemens.
En Egypte, par exemple, c'était le principe théocratique
qui possédait la société tout entière; il
s'est reproduit dans ses moeurs, dans ses monumens, dans tout ce qui
nous reste de la civilisation égyptienne. Dans l'Inde, vous trouverez
le même fait; c'est encore la domination presque exclusive du
principe théocratique. Ailleurs, vous verrez une autre organisation:
ce sera la domination d'une caste conquérante; le principe [4]
de la force possédera seul la société, lui imposera
ses lois, son caractère. Ailleurs, la société sera
l'expression du principe démocratique; ainsi il est arrivé
dans les républiques commerçantes qui ont couvert les
côtes de l'Asie-Mineure et de la Syrie, dans l'Ionie, la Phénicie.
En un mot, quand on considère les civilisations antiques, on
les trouve toutes empreintes d'un singulier caractère d'unité
dans les institutions, les idées, les moeurs; une force unique,
ou du moins très-prépondérante, gouverne et décide
de tout.
Ce n'est pas à dire que cette unité de principe et de
forme dans la civilisation de ces Etats y ait toujours prévalu.
Quand on remonte à leur plus ancienne histoire, on s'aperçoit
que souvent les diverses forces qui peuvent se déployer au sein
d'une société, s'y sont disputé l'empire. Chez
les Egyptiens, les Etrusques, les Grecs même, etc., la caste des
guerriers, par exemple, a lutté contre celle des prêtres;
ailleurs, l'esprit de clan contre l'esprit d'association libre, le système
aristocratique contre le système populaire, etc. Mais c'est à
des époques anté-historiques que se sont passées,
en général, de telles luttes; il n'en est resté
qu'un vague souvenir.
La lutte s'est reproduite quelquefois dans le cours de la vie des peuples;
mais, presque toujours, elle a été promptement terminée;
l'une [5] des forces qui se disputaient l'empire l'a promptement
emporté, et a pris seule possession de la société.
La guerre a toujours fini par la domination, sinon exclusive, du moins
très-prépondérante, de quelque principe spécial.
La coexistence et le combat de principes divers n'ont été,
dans l'histoire de ces peuples, qu'une crise passagère, un accident.
De là est résultée, dans la plupart des civilisations
antiques, une simplicité remarquable. Elle a eu des résultats
très-différens. Tantôt, comme dans la Grèce,
la simplicité du principe social a amené un développement
prodigieusement rapide; jamais aucun peuple ne s'est déployé
en aussi peu de temps, avec autant d'éclat. Mais après
cet admirable élan, tout à coup la Grèce a paru
épuisée; sa décadence, si elle n'a pas été
aussi rapide que son progrès, n'en a pas moins été
étrangement prompte. Il semble que la force créatrice
du principe de la civilisation grecque fût épuisée.
Aucun autre n'est venu la réparer.
Ailleurs, dans l'égypte et dans l'Inde, par exemple, l'unité
du principe de la civilisation a eu un autre effet; la société
est tombée dans un état stationnaire. La simplicité
a amené la monotonie; le pays ne s'est pas détruit, la
société a continué d'y subsister, mais immobile
et comme glacée.
[6] C'est à la même cause qu'il faut rapporter ce
caractère de tyrannie qui apparaît, au nom des principes
et sous les formes les plus diverses, dans toutes les civilisations
anciennes. La société appartenait à une force exclusive
qui n'en pouvait souffrir aucune autre. Toute tendance différente
était proscrite, chassée. Jamais le principe dominant
ne voulait admettre à côté de lui la manifestation
et l'action d'un principe différent.
Ce caractère d'unité de la civilisation est également
empreint dans la littérature, dans les ouvrages de l'esprit.
Qui n'a parcouru les monumens de la littérature indienne, depuis
peu répandus en Europe? Il est impossible de ne pas voir qu'ils
sont tous frappés au même coin; ils semblent tous le résultat
d'un même fait, l'expression d'une même idée; ouvrages
de religion ou de morale, traditions historiques, poésie dramatique,
épopée, partout est empreinte la même physionomie;
les oeuvres de l'esprit portent ce même caractère de simplicité,
de monotonie qui éclate dans les événemens et les
institutions. En Grèce même, au milieu de toutes les richesses
de l'esprit humain, une rare unité domine dans la littérature
et dans les arts.
Il en a été tout autrement de la civilisation de l'Europe
moderne. Sans entrer dans aucun détail, regardez-y, recueillez
vos souvenirs; elle vous [7] apparaîtra sur-le-champ variée,
confuse, orageuse; toutes les formes, tous les principes d'organisation
sociale y coexistent; les pouvoirs spirituel et temporel, les élémens
théocratique, monarchique, aristocratique, démocratique,
toutes les classes, toutes les situations sociales se mêlent,
se pressent; il y a des degrés infinis dans la liberté,
la richesse, l'influence. Et ces forces diverses sont entr'elles dans
un état de lutte continuelle, sans qu'aucune parvienne à
étouffer les autres et à prendre seule possession de la
société. Dans les temps anciens, à chaque grande
époque, toutes les sociétés semblent jetées
dans le même moule: c'est tantôt la monarchie pure, tantôt
la théocratie ou la démocratie qui prévaut; mais
chacune prévaut à son tour complétement. L'Europe
moderne offre des exemples de tous les systèmes, de tous les
essais d'organisation sociale; les monarchies pures ou mixtes, les théocraties,
les républiques plus ou moins aristocratiques y ont vécu
simultanément, à côté les unes des autres;
et malgré leur diversité, elles ont toutes une certaine
ressemblance, un certain air de famille qu'il est impossible de méconnaître.
Dans les idées et les sentimens de l'Europe, même variété,
même lutte. Les croyances théocratiques, monarchiques,
aristocratiques, populaires, se croisent, se combattent, se limitent,
se [8] modifient. Ouvrez les plus hardis écrits du moyen-âge:
jamais une idée n'y est suivie jusqu'à ses dernières
conséquences. Les partisans du pouvoir absolu reculent tout à
coup et à leur insçu devant les résultats de leur
doctrine; on sent qu'autour d'eux, il y a des idées, des influences
qui les arrêtent et les empêchent de pousser jusqu'au bout.
Les démocrates subissent la même loi. Nulle part cette
imperturbable hardiesse, cet aveuglement de la logique qui éclatent
dans les civilisations anciennes. Les sentimens offrent les mêmes
contrastes, la même variété; un goût d'indépendance
très-énergique à côté d'une grande
facilité de soumission; une rare fidélité d'homme
à homme, et en même temps un besoin impérieux de
faire sa volonté, de secouer tout frein, de vivre seul, sans
s'inquiéter d'autrui. Les âmes sont aussi diverses, aussi
agitées que la société.
Le même caractère se retrouve dans les littératures.
On ne saurait disconvenir que, sous le point de vue de la forme et de
la beauté de l'art, elles sont très-inférieures
à la littérature ancienne; mais sous le point de vue du
fond des sentimens, des idées, elles sont plus fortes et plus
riches. On voit que l'âme humaine a été remuée
sur un plus grand nombre de points, à une plus grande profondeur.
L'imperfection de la forme [9] provient de cette cause même.
Plus les matériaux sont riches, nombreux, plus il est difficile
de les ramener à une forme simple, pure. Ce qui fait la beauté
d'une composition, de ce que, dans les oeuvres de l'art, on nomme la
forme, c'est la clarté, la simplicité, l'unité
symbolique du travail. Avec la prodigieuse diversité des idées
et des sentimens de la civilisation européenne, il a été
bien plus difficile d'arriver à cette simplicité, à
cette clarté.
Partout donc se retrouve ce caractère dominant de la civilisation
moderne. Il a eu sans doute cet inconvénient que, lorsqu'on considère
isolément tel ou tel développement particulier de l'esprit
humain dans les lettres, les arts, dans toutes les directions où
l'esprit humain peut marcher, on le trouve, en général,
inférieur au développement correspondant dans les civilisations
anciennes; mais en revanche, quand on regarde l'ensemble, la civilisation
européenne se montre incomparablement plus riche qu'aucune autre;
elle a amené à la fois bien plus de développemens
divers. Aussi voyez; voilà quinze siècles qu'elle dure,
et elle est dans un état de progression continue; elle n'a pas
marché, à beaucoup près, aussi vite que la civilisation
grecque, mais son progrès n'a pas cessé de croître.
Elle entrevoit devant elle une immense carrière, et, de jour
[10] en jour, elle s'y élance plus rapidement, parce que
la liberté accompagne de plus en plus tous ses mouvemens. Tandis
que, dans les autres civilisations, la domination exclusive, ou du moins
la prépondérance excessive d'un seul principe, d'une seule
forme, a été une cause de tyrannie, dans l'Europe moderne
la diversité des élémens de l'ordre social, l'impossibilité
où ils ont été de s'exclure l'un l'autre, ont enfanté
la liberté qui règne aujourd'hui. Faute de pouvoir s'exterminer,
il a bien fallu que les principes divers vécussent ensemble,
qu'ils fissent entre eux une sorte de transaction. Chacun a consenti
à n'avoir que la part de développement qui pouvait lui
revenir; et tandis qu'ailleurs la prédominance d'un principe
produisait la tyrannie, en Europe, la liberté est résultée
de la variété des élémens de la civilisation,
et de l'état de lutte dans lequel ils ont constamment vécu.
C'est là, Messieurs, une vraie, une immense supériorité;
et si nous allons plus loin, si nous pénétrons au-delà
des faits extérieurs, dans la nature même des choses, nous
reconnaîtrons que cette supériorité est légitime
et avouée par la raison aussi bien que proclamée par les
faits. Oubliant un moment la civilisation européenne, portons
nos regards sur le monde en général, sur le cours général
des choses terrestres. Quel est son [11] caractère? Comment
va le monde? Il va précisément avec cette diversité,
cette variété d'élémens, en proie à
cette lutte constante que nous remarquons dans la civilisation européenne.
Évidemment il n'a été donné à aucun
principe, à aucune organisation particulière, à
aucune idée, à aucune force spéciale, de s'emparer
du monde, de le modeler une fois pour toutes, d'en chasser toute autre
tendance, d'y régner exclusivement. Des forces, des principes,
des systèmes divers se mêlent, se limitent, luttent sans
cesse, tour à tour dominans ou dominés, jamais complétement
vaincus ni vainqueurs. C'est l'état général du
monde que la diversité des formes, des idées, des principes,
et leurs combats, et leur effort vers une certaine unité, un
certain idéal qui ne sera peut-être jamais atteint, mais
auquel tend l'espèce humaine par la liberté et le travail.
La civilisation européenne est donc la fidèle image du
monde: comme le cours des choses de ce monde, elle n'est ni étroite,
ni exclusive, ni stationnaire. Pour la première fois, je pense,
le caractère de la spécialité a disparu de la civilisation;
pour la première fois, elle s'est développée aussi
diverse, aussi riche, aussi laborieuse que le théâtre de
l'univers.
La civilisation européenne est entrée, s'il est permis
de le dire, dans l'éternelle vérité, dans le [12]
plan de la providence; elle marche selon les voies de Dieu. C'est le
principe rationnel de sa supériorité.
Je desire, Messieurs, que ce caractère fondamental, distinctif,
de la civilisation européenne, demeure présent à
votre esprit, dans le cours de nos travaux. Je ne puis aujourd'hui que
l'affirmer. Quant à la preuve, c'est le développement
des faits qui doit la fournir. Ce serait déjà, cependant,
vous en conviendrez, une grande confirmation de mon assertion, si nous
trouvions, dans le berceau même de notre civilisation les causes
et les élémens du caractère que je viens de lui
attribuer; si, au moment où elle a commencé à naître,
au moment de la chute de l'Empire romain, nous reconnaissions, dans
l'état du monde, dans les faits qui, dès ses premiers
jours, ont concouru à former la civilisation européenne,
le principe de cette diversité agitée, mais féconde,
qui la distingue. Je vais tenter avec vous cette recherche. Je vais
examiner l'état de l'Europe, à la chute de l'Empire romain,
et rechercher, soit dans les institutions, soit dans les croyances,
les idées, les sentimens, quels étaient les élémens
que le monde ancien léguait au monde moderne. Si dans ces élémens,
nous voyons déjà empreint le caractère que je viens
de décrire, il aura acquis pour vous, [13] dès
aujourd'hui, un grand degré de probabilité.
Il faut d'abord se bien représenter ce qu'était l'Empire
romain, et comment il s'est formé.
Rome n'était, dans son origine, qu'une municipalité, une
commune. Le gouvernement romain n'a été que l'ensemble
des institutions qui conviennent à une population renfermée
dans l'intérieur d'une ville; ce sont des institutions municipales:
c'est là leur caractère distinctif.
Cela n'était pas particulier à Rome: quand on regarde
en Italie, à cette époque, autour de Rome, on ne trouve
que des villes. Ce qu'on appelait alors des peuples n'était que
des confédérations de villes. Le peuple latin est une
confédération des villes latines. Les Etrusques, les Samnites,
les Sabins, les peuples de la grande Grèce, sont tous dans le
même état.
Il n'y avait, à cette époque, point de campagnes; c'est-à-dire
les campagnes ne ressemblaient nullement à ce qui existe aujourd'hui;
elles étaient cultivées; il le fallait bien; elles n'étaient
pas peuplées. Les propriétaires des campagnes étaient
les habitans des villes; ils sortaient pour veiller à leurs propriétés
rurales; ils y entretenaient souvent un certain nombre d'esclaves; mais,
ce que nous appelons aujourd'hui les campagnes, cette population éparse,
tantôt dans des habitations isolées, tantôt dans
des villages, et [14] qui couvre partout le sol, était
un fait presque inconnu à l'ancienne Italie.
Quand Rome s'est étendue, qu'a-t-elle fait? Suivez son histoire,
vous verrez qu'elle a conquis ou fondé des villes; c’est
contre des villes qu'elle lutte, avec des villes qu'elle contracte;
c’est dans des villes qu’elle envoie des colonies. L’histoire
de la conquête du monde par Rome, c’est l’histoire
de la conquête et de la fondation d’un grand nombre de cités.
Dans l’ Orient, l'extension de la domination romaine ne porte
pas tout-à-fait ce caractère: la population y était
autrement distribuée qu'en Occident; soumise à un régime
social différent, elle était beaucoup moins concentrée
dans les villes. Mais comme il ne s'agit ici que de la population européenne,
ce qui se passait en Orient nous intéresse peu.
En nous renfermant dans l'Occident, nous retrouvons partout le fait
que j'ai indiqué. Dans les Gaules, en Espagne, ce sont toujours
des villes que vous rencontrez; loin des villes, le territoire est couvert
de marais, de forêts. Examinez le caractère des monumens
romains, des routes romaines. Vous avez de grandes routes qui aboutissent
d'une ville à une autre; cette multitude de petites routes qui
aujourd'hui se croisent en tous sens sur le territoire, était
alors inconnue. Rien ne ressemble à cette innombrable quantité
[15] de petits monumens, de villages, de châteaux, d'églises,
dispersés dans le pays depuis le moyen-âge. Rome ne nous
a légué que des monumens immenses, empreints du caractère
municipal, destinés à une population nombreuse, agglomérée
sur un même point. Sous quelque point de vue que vous considériez
le monde romain, vous y trouverez cette prépondérance
presque exclusive des villes, et la non-existence sociale des campagnes.
Ce caractère municipal du monde romain rendait évidemment
l'unité, le lien social d'un grand État, extrêmement
difficile à établir et à maintenir. Une municipalité
comme Rome avait pu conquérir le monde; il lui était beaucoup
plus mal aisé de le gouverner, de le constituer. Aussi, quand
l'oeuvre paraît consommée, quand tout l'Occident et une
grande partie de l'Orient sont tombés sous la domination romaine,
vous voyez cette prodigieuse quantité de cités, de petits
États faits pour l'isolement et l'indépendance, se désunir,
se détacher, s'échapper pour ainsi dire en tous sens.
Ce fut là une des causes qui amenèrent la nécessité
de l'Empire, d'une forme de gouvernement plus concentrée, plus
capable de tenir unis des élémens si peu cohérens.
L'Empire essaya de porter de l'unité et du lien dans cette société
éparse. Il y réussit jusqu' à un certain point.
Ce fut entre Auguste et Dioclétien qu'en [16] même
temps que se développait la législation civile, s'établit
ce vaste systême de despotisme administratif qui étendit
sur le monde romain un réseau de fonctionnaires hiérarchiquement
distribués, bien liés, soit entre eux, soit à la
cour impériale, et uniquement appliqués à faire
passer dans la société la volonté du pouvoir, dans
le pouvoir les tributs et les forces de la société.
Et non-seulement ce système réussit à rallier,
à contenir ensemble les élémens du monde romain;
mais l'idée du despotisme, du pouvoir central, pénétra
dans les esprits avec une facilité singulière. On est
étonné de voir, dans cette collection mal unie de petites
républiques, dans cette association de municipalités,
prévaloir rapidement le respect de la majesté impériale
unique, auguste, sacrée. Il fallait que la nécessité
d'établir quelque lien entre toutes ces parties du monde romain
fût bien puissante, pour que les croyances, et presque les sentimens
du despotisme, trouvassent dans les esprits un si facile accès.
C'est avec ces croyances, avec son organisation administrative, et le
systême d'organisation militaire qui y était joint, que
l'Empire romain a lutté contre la dissolution qui le travaillait
intérieurement, et contre l'invasion des Barbares. Il a lutté
long-temps, dans un état continuel [17] de décadence,
mais se défendant toujours. Un moment est enfin arrivé
où la dissolution a prévalu; ni le savoir faire du despotisme,
ni le laisser aller de la servitude n'ont plus suffi pour maintenir
ce grand corps. Au quatrième siècle, on le voyait partout
se désunir, se démembrer; les Barbares entraient de tous
côtés; les provinces ne résistaient plus, ne s'inquiétaient
plus de la destinée générale. Alors tomba dans
la tête de quelques empereurs une idée singulière;
ils voulurent essayer si des espérances de liberté générale,
une confédération, un système analogue à
ce que nous appelons aujourd'hui le gouvernement représentatif,
ne défendraient pas mieux l'unité de l'empire romain que
l'administration despotique. Voici un rescrit d'Honorius et de Théodose-Le-Jeune,
adressé, en l'année 418, au préfet de la Gaule,
et qui n'a pas d'autre objet que de tenter d'établir, dans le
midi de la Gaule, une sorte de gouvernement représentatif, et,
avec son aide, de maintenir encore l'unité de l'empire. (M.
Guizot lit le rescrit[1].)
[18] Messieurs, les provinces, les villes refusèrent le
bienfait; personne ne voulut nommer de députés, personne
ne voulut aller à Arles. La [19] centralisation, l'unité
étaient contraires à la nature primitive de cette société;
l'esprit de localité, de municipalité reparaissait partout;
l'impossibilité [20] de reconstituer une société
générale, une patrie générale, était
évidente. Les villes se [21] renfermèrent chacune
dans ses murs, dans ses affaires, et l'Empire tomba parce que personne
ne voulait être de l'Empire, parce que les citoyens ne voulaient
plus être que de leur cité. Ainsi, nous retrouvons, à
la chute de l'Empire romain, le même fait que nous avons reconnu
dans le berceau de Rome, la prédominance du régime et
de l'esprit municipal. Le monde romain est revenu à son premier
état; des villes l'avaient formé; il se dissout; des villes
restent.
Le régime municipal, voilà ce qu'a légué
à l'Europe moderne l'ancienne civilisation romaine; très-irrégulier,
très-affaibli, très-inférieur sans doute à
ce qu'il avait été dans les premiers temps; cependant
seul réel, seul constitué encore, ayant seul survécu
à tous les élémens du monde romain.
Quand je dis seul, je me trompe. Un autre fait, une autre idée
survécut également; c'est l'idée de l'Empire, le
nom de l'Empereur, l'idée de la [22] Majesté impériale,
d'un pouvoir absolu, sacré, attaché au nom de l'empereur.
Ce sont là les élémens que la civilisation romaine
a transmis à la civilisation européenne; d'une part, le
régime municipal, ses habitudes, ses règles, ses exemples,
principe de liberté; de l'autre, une législation civile
commune, générale, et l'idée du pouvoir absolu,
de la majesté sacrée, du pouvoir de l'empereur, principe
d'ordre et de servitude.
Mais, Messieurs, en même temps s'était formée dans
le sein de la société romaine une société
bien différente, fondée sur de tout autres principes,
animée d'autres sentimens, et qui devait apporter à la
civilisation européenne moderne des élémens d'une
bien autre nature; je veux parler de l'Église chrétienne.
Je dis l'Église chrétienne, et non pas le christianisme.
A la fin du quatrième et au commencement du cinquième
siècle, le christianisme n'était plus simplement une croyance
individuelle, c'était une institution; il s'était constitué;
il avait son gouvernement, un corps du clergé, une hiérarchie
déterminée pour les différentes fonctions du clergé,
des revenus, des moyens d'action indépendans, les points de ralliement
qui peuvent convenir à une grande société, des
conciles provinciaux, nationaux, généraux, l'habitude
de traiter en commun les affaires de la société. En un
mot, à cette époque, le christianisme [23] n'était
pas seulement une religion, c'était une église.
S'il n'eût pas été une église, je ne sais,
Messieurs, ce qui en serait advenu au milieu de la chute de l'Empire
romain. Je me renferme dans les considérations purement humaines;
je mets de côté tout élément étranger
aux conséquences naturelles des faits naturels; si le christianisme
n'eût été, comme dans les premiers temps, qu'une
croyance, un sentiment, une conviction individuelle, on peut croire
qu'il aurait succombé au milieu de la dissolution de l'Empire
et de l'invasion des Barbares. Il a succombé plus tard, en Asie
et dans tout le nord de l'Afrique, sous une invasion de même nature,
sous l'invasion des Barbares musulmans; il a succombé alors,
quoiqu'il fût à l'état d'institution, d'église
constituée. A bien plus forte raison le même fait aurait
pu arriver au moment de la chute de l'Empire romain. Il n'y avait alors
aucun des moyens par lesquels aujourd'hui les influences morales s'établissent
ou résistent indépendamment des institutions, aucun des
moyens par lesquels une pure vérité, une pure idée
acquiert un grand empire sur les esprits, gouverne les actions, détermine
des événemens. Rien de semblable n'existait au quatrième
siècle, pour donner aux idées, aux sentimens personnels,
une pareille [24] autorité. Il est clair qu'il fallait
une société fortement organisée, fortement gouvernée,
pour lutter contre un pareil désastre, pour sortir victorieuse
d'un tel ouragan. Je ne crois pas trop dire en affirmant qu'à
la fin du quatrième, et au commencement du cinquième siècle,
c'est l'Église chrétienne qui a sauvé le christianisme;
c'est l'Église avec ses institutions, ses magistrats, son pouvoir,
qui s'est défendue vigoureusement contre la dissolution intérieure
de l'empire, contre la barbarie, qui a conquis les barbares, qui est
devenue le lien, le moyen, le principe de civilisation entre le monde
romain et le monde barbare. C'est donc l'état de l'Église
plus que celui de la religion proprement dite qu'il faut considérer
au cinquième siècle, pour rechercher ce que le christianisme
a dès-lors apporté à la civilisation moderne, quels
élémens il y introduisait. Qu'était à cette
époque l'Église chrétienne?
Quand on regarde, toujours sous un point de vue purement humain, aux
diverses révolutions qui se sont accomplies dans le développement
du christianisme, depuis son origine jusqu'au cinquième siècle,
à le considérer uniquement comme société,
je le répète, nullement comme croyance religieuse, on
trouve qu'il a passé par trois états essentiellement différens.
Dans les premiers temps, tout-à-fait dans les [25] premiers
temps, la société chrétienne se présente
comme une pure association de croyances et de sentimens communs; les
premiers chrétiens se réunissent pour jouir ensemble des
mêmes émotions, des mêmes convictions religieuses.
On n'y trouve aucun système de doctrine arrêté,
aucun ensemble de règles, de discipline, aucun corps de magistrats.
Sans doute il n'existe pas de société, quelque naissante,
quelque faiblement constituée qu'elle soit, il n'en existe aucune
où ne se rencontre un pouvoir moral qui l'anime et la dirige.
Il y avait, dans les diverses congrégations chrétiennes,
des hommes qui prêchaient, qui enseignaient, qui gouvernaient
moralement la congrégation; mais aucun magistrat institué,
aucune discipline; la pure association dans des croyances et des sentimens
communs, c'est l'état primitif de la société chrétienne.
A mesure qu'elle avance, et très-promptement, puisque la trace
s'en laisse entrevoir dans les premiers monumens, on voit poindre un
corps de doctrines, des règles de discipline et des magistrats:
des magistrats appelés les uns (πρεσβυτεροι),
ou anciens, qui sont devenus des prêtres; les autres (επισκοποι)
ou inspecteurs, surveillans, qui sont devenus des évêques;
les autres (διακονοι), ou diacres
[26] chargés du soin des pauvres et de la distribution
des aumônes.
Il est à peu près impossible de déterminer quelles
étaient les fonctions précises de ces divers magistrats;
la ligne de démarcation était probablement très-vague
et flottante; mais, enfin, les institutions commençaient. Cependant
un caractère domine encore dans cette seconde époque:
c'est que l'empire, la prépondérance dans la société,
appartient au corps des fidèles. C'est le corps des fidèles
qui prévaut quant au choix des magistrats, et quant à
l'adoption, soit de la discipline, soit même de la doctrine. Il
ne s'est point fait encore de séparation entre le gouvernement
et le peuple chrétien. Ils n'existent pas l'un à part
de l'autre, l'un indépendamment de l'autre; et c'est le peuple
chrétien qui exerce la principale influence dans la société.
A la troisième époque, on trouve tout autre chose. Il
existe un clergé séparé du peuple, un corps de
prêtres qui a ses richesses, sa juridiction, sa constitution propre,
en un mot, un gouvernement tout entier, qui est en lui-même une
société complète, une société pourvue
de tous les moyens d'existence, indépendamment de la société
à laquelle elle s'applique et sur laquelle elle étend
son influence. Telle est la troisième [27] époque
de la constitution de l’Eglise chrétienne, et l’état
dans lequel elle apparaît au commencement du cinquième
siècle. Le gouvernement n'y est point complétement séparé
du peuple; il n'y a pas de gouvernement pareil, et bien moins en matière
religieuse qu'en toute autre; mais dans les rapports du clergé
et des fidèles, c'est le clergé qui domine, et domine
presque sans contrôle.
Le clergé chrétien avait de plus un bien autre moyen d'influence.
Les évêques et les clercs étaient devenus les premiers
magistrats municipaux. Vous avez vu qu'il ne restait, à proprement
parler, de l'Empire romain, que le régime municipal. Il était
arrivé, par les vexations du despotisme et la ruine des villes,
que les curiales, ou membres des corps municipaux, étaient tombés
dans le découragement et l'apathie; les évêques
au contraire et le corps des prêtres, pleins de vie, de zèle,
s'offraient naturellement à tout surveiller, à tout diriger.
On aurait tort de le leur reprocher, de les taxer d'usurpation. Ainsi
le voulait le cours naturel des choses; le clergé seul était
moralement fort et animé; il devint partout puissant. C'est la
loi de l'univers.
Cette révolution est empreinte dans toute la législation
des empereurs à cette époque. Si vous ouvrez le code Théodosien,
ou le code Justinien, vous y trouverez un grand nombre de dispositions
[28] qui remettent les affaires municipales au clergé
et aux évêques. En voici quelques-unes. (M Guizot lit plusieurs
textes de lois romaines[2]).
[29] Je pourrais citer un très-grand nombre d'autres lois;
vous verriez éclater partout ce fait-ci: entre le régime
municipal romain et le régime municipal du moyen-âge, s'est
interposé le régime municipal ecclésiastique; la
prépondérance du clergé dans les affaires de la
cité a succédé à celle des anciens magistrats
municipaux, et précédé l'organisation des communes
modernes.
Vous comprenez quels moyens prodigieux de pouvoir l'Église chrétienne
puisait ainsi, soit dans sa propre constitution, dans son action sur
le peuple chrétien, soit dans la part qu'elle prenait aux affaires
civiles. Aussi a-t-elle puissamment concouru, dès cette époque,
au caractère et au développement de la civilisation moderne.
Essayons de résumer les élémens qu'elle y a dès-lors
introduits.
Et d'abord, ce fut un immense avantage que [30] la présence
d'une influence morale, d'une force morale, d'une force qui reposait
uniquement sur les convictions, les croyances et les sentimens moraux,
au milieu de ce déluge de force matérielle qui vint fondre
à cette époque sur la société. Si l'Église
chrétienne n'avait pas existé, le monde entier aurait
été livré à la pure force matérielle.
Elle exerçait seule un pouvoir moral. Elle faisait plus: elle
entretenait, elle répandait l'idée d'une règle,
d'une loi supérieure à toutes les lois humaines; elle
professait cette croyance fondamentale pour le salut de l'humanité,
qu'il y a, au-dessus de toutes les lois humaines, une loi appelée,
selon les temps et les moeurs, tantôt la raison, tantôt
le droit divin, mais qui, toujours et partout, est la même loi
sous des noms divers.
Enfin, l'Église commençait un grand fait, la séparation
du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Cette séparation,
Messieurs, c'est la source de la liberté de conscience: elle
ne repose pas sur un autre principe que celui qui sert de fondement
à la liberté de conscience la plus rigoureuse et la plus
étendue. La séparation du temporel et du spirituel se
fonde sur cette idée que la force matérielle n'a ni droit
ni prise sur les esprits, sur la conviction, sur la vérité.
Elle découle de la distinction établie entre le monde
de la pensée et le monde de l'action, le monde des [31]
faits intérieurs et celui des faits extérieurs. En sorte
que ce principe de la liberté de conscience pour lequel l'Europe
a tant combattu, tant souffert, qui a prévalu si tard, et souvent
contre le gré du clergé, ce principe était déposé,
sous le nom de séparation du temporel et du spirituel, dans le
berceau de la civilisation européenne; et c'est l' Église
chrétienne qui, par une nécessité de sa situation,
pour se défendre alors contre la barbarie, l'y a introduit et
maintenu.
La présence d'une influence morale, le maintien d'une loi divine,
et la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel,
ce sont là les trois grands bienfaits qu'au 5e siècle
l'Église chrétienne a répandus sur le monde européen.
Tout n'a pas été, même dès-lors, également
salutaire dans son influence. Déjà, au cinquième
siècle, paraissaient dans l'Église quelques mauvais principes
qui ont joué un grand rôle dans le développement
de notre civilisation. Ainsi prévalait dans son sein, à
cette époque, la séparation des gouvernans et des gouvernés,
la tentative de fonder l'indépendance des gouvernans à
l'égard des gouvernés, d'imposer des lois aux gouvernés,
de posséder leur esprit et leur vie, sans la libre acceptation
de leur raison et de leur volonté. L'Église tendait de
plus à faire prévaloir dans la société le
principe théocratique, à s'emparer [32] du pouvoir
temporel, à dominer exclusivement. Et quand elle ne réussissait
pas à s'emparer de la domination, à faire prévaloir
le principe théocratique, elle s'alliait avec les princes temporels,
et, pour le partager, soutenait leur pouvoir absolu, aux dépens
de la liberté des sujets.
Tels étaient, Messieurs, les principaux élémens
de civilisation qu'au cinquième siècle l'Europe tenait
soit de l'église, soit de l'empire. C'est dans cet état
que les barbares ont trouvé le monde romain, et sont venus en
prendre possession. Pour bien connaître tous les élémens
qui se sont réunis et mêlés dans le berceau de notre
civilisation, il ne nous reste donc plus à étudier que
les Barbares.
Quand je parle des Barbares, vous comprenez sans peine, Messieurs, qu'il
ne s'agit pas ici de leur histoire, que nous n'avons point à
raconter; nous savons qu'à cette époque les conquérans
de l'empire étaient presque tous de la même race, tous
Germains, sauf quelques tribus Slaves, par exemple, celle des Alains.
Nous savons, de plus, qu'ils étaient tous à peu près
au même état de civilisation. Quelque différence
pouvait bien exister entre eux, selon le plus ou le moins de contact
que les différentes tribus avaient eu avec le monde romain. Ainsi,
nul doute que la nation des Goths ne fût plus avancée,
n'eût des moeurs un peu plus [33] douces que celle des
Francs. Mais à considérer les choses sous un point de
vue général et dans leurs résultats quant à
nous, cette diversité dans l'état de civilisation des
peuples barbares, à leur origine, est de nulle importance.
C'est l'état général de la société
chez les Barbares que nous avons besoin de connaître. Or, il est
très-difficile aujourd'hui de s'en rendre compte. Nous parvenons
sans trop de peine à comprendre le système municipal romain
et l'Église chrétienne; leur influence s'est perpétuée
jusqu'à nos jours: nous en retrouvons les traces dans une multitude
d'institutions, de faits actuels; nous avons mille moyens de les reconnaître
et de les expliquer. Les moeurs, l'état social des Barbares ont
péri complétement; nous sommes obligés de les deviner,
soit d'après les plus anciens monumens historiques, soit par
un effort d'imagination.
Il y a un sentiment, un fait qu'il faut avant tout bien comprendre pour
se représenter avec vérité ce qu'était un
Barbare: c'est le plaisir de l'indépendance individuelle, le
plaisir de se jouer, avec sa force et sa liberté, au milieu des
chances du monde et de la vie; les joies de l'activité sans travail;
le goût d'une destinée aventureuse, pleine d'imprévu,
d'inégalité, de péril. Tel était le sentiment
dominant de l' état barbare, le besoin moral qui mettait ces
masses d'hommes en [34] mouvement. Aujourd'hui, dans cette société
si régulière où nous sommes enfermés, il
est difficile de se représenter ce sentiment avec tout l'empire
qu'il exerçait sur les Barbares des quatrième et cinquième
siècles. Il y a un seul ouvrage, à mon avis, où
ce caractère de la barbarie se trouve empreint dans toute son
énergie: c'est l'histoire de la conquête de l'Angleterre
par les Normands, de M. Thierry, le seul livre où les motifs,
les penchans, les impulsions qui font agir les hommes, dans un état
social voisin de la barbarie, soient sentis et reproduits avec une vérité
vraiment homérique. Nulle part on ne voit si bien ce que c'est
qu'un Barbare et la vie d'un Barbare. Quelque chose s'en retrouve aussi,
quoiqu'à un degré bien inférieur, à mon
avis, d'une manière bien moins simple, bien moins vraie, dans
les romans de M. Cooper sur les sauvages d'Amérique. Il y a dans
la vie des sauvages d'Amérique, dans les relations et les sentimens
qu'ils portent au milieu des bois, quelque chose qui rappelle jusqu'à
un certain point les moeurs des anciens Germains. Sans doute ces tableaux
sont un peu idéalisés, un peu poétiques; le mauvais
côté des moeurs et de la vie barbares n'y est pas présenté
dans toute sa crudité. Je ne parle pas seulement des maux que
ces moeurs entraînent dans l'état social, mais de l'état
intérieur, individuel du Barbare [35] lui-même.
Il y avait, dans ce besoin passionné d'indépendance personnelle,
quelque chose de plus grossier, de plus matériel qu'on ne le
croirait d'après l'ouvrage de M. Thierry; il y avait un degré
de brutalité, d'ivresse, d'apathie, qui n'est pas toujours fidèlement
reproduit dans ses récits, cependant, lorsqu'on regarde au fond
des choses, malgré cet alliage de brutalité, de matérialisme,
d'égoïsme stupide, le goût de l'indépendance
individuelle est un sentiment noble, moral, qui tire sa puissance de
la nature morale de l'homme; c'est le plaisir de se sentir homme, le
sentiment de la personnalité, de la spontanéité
humaine dans son libre développement.
Messieurs, c'est par les Barbares germains que ce sentiment a été
introduit dans la civilisation européenne, il était inconnu
au monde romain, inconnu à l'Église chrétienne,
inconnu à presque toutes les civilisations anciennes. Quand vous
trouvez, dans les civilisations anciennes, la liberté, c'est
la liberté politique, la liberté du citoyen. Ce n'est
pas de sa liberté personnelle que l'homme est préoccupé,
c'est de sa liberté comme citoyen; il appartient à une
association, il est dévoué à une association, il
est prêt à se sacrifier à une association. Il en
était de même dans l'Église chrétienne; il
y régnait un sentiment de grand attachement à la corporation
chrétienne, de dévouement à ses [36] lois,
un vif besoin d'étendre son empire; ou bien le sentiment religieux
amenait une réaction de l'homme sur lui-même, sur son âme,
un travail intérieur pour dompter sa propre liberté et
se soumettre à ce que voulait sa foi. Mais le sentiment de l'indépendance
personnelle, le goût de la liberté se déployant
à tout hasard, sans autre but presque que de se satisfaire, ce
sentiment, je le répète, était inconnu à
la société romaine, à la société
chrétienne. C'est par les Barbares qu'il a été
importé et déposé dans le berceau de la civilisation
moderne. Il y a joué un si grand rôle, il y a produit de
si beaux résultats, qu'il est impossible de ne pas le mettre
en lumière comme un de ses élémens fondamentaux.
Il y a, Messieurs, un second fait, un second élément de
civilisation que nous tenons pareillement des Barbares seuls, c'est
le patronage militaire, le lien qui s'établissait entre les individus,
entre les guerriers, et qui, sans détruire la liberté
de chacun, sans même détruire, dans l'origine, jusqu'à
un certain point, l'égalité qui existait à peu
près entre eux, fondait cependant une subordination hiérarchique,
et commençait cette organisation aristocratique qui est devenue
plus tard la féodalité. Le trait fondamental de cette
relation était l'attachement de l'homme à l'homme, la
fidélité de l'individu à l'individu, sans nécessité
[37] extérieure, sans obligation fondée sur les
principes généraux de la société. Vous ne
verrez dans les républiques anciennes aucun homme attaché
spécialement et librement à un autre homme; ils étaient
tous attachés à la cité. Parmi les barbares, c'est
entre les individus que le lien social s'est formé, d'abord par
la relation du chef au compagnon, quand ils vivaient en état
de bande parcourant l'Europe; plus tard, par la relation du suzerain
au vassal. Ce second principe, qui a joué aussi un grand rôle
dans l'histoire de la civilisation moderne, ce dévouement de
l'homme à l'homme, c'est des barbares qu'il nous vient, c'est
de leurs moeurs qu'il est entré dans les nôtres.
Je vous le demande, Messieurs, ai-je eu tort de dire en commençant
que la civilisation moderne avait été, dans son berceau
même, aussi variée, aussi agitée, aussi confuse
que j'ai essayé de vous la peindre dans le tableau général
que je vous en ai présenté? N'est-il pas vrai que nous
venons de retrouver, à la chute de l'Empire romain, presque tous
les élémens qui se rencontrent dans le développement
progressif de notre civilisation? Nous y avons trouvé trois sociétés
toutes différentes: la société municipale, dernier
reste de l'Empire romain; la société chrétienne,
la société barbare. Nous trouvons ces sociétés
[38] très-diversement organisées, fondées
sur des principes tout différens, inspirant aux hommes des sentimens
tout différens; le besoin de l'indépendance la plus absolue
à côté de la soumission la plus entière;
le patronage militaire à côté de la domination ecclésiastique;
le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel partout en présence;
les canons de l'Église, la législation savante des Romains,
les coutumes à peine écrites des Barbares; partout le
mélange ou plutôt la coexistence des races, des langues,
des situations sociales, des moeurs, des idées, des impressions
les plus diverses. C'est là, je crois, une bonne preuve de la
vérité du caractère général sous
lequel j'ai essayé de vous présenter notre civilisation.
Sans doute, Messieurs, cette confusion, cette diversité, cette
lutte, nous ont coûté très-cher; c'est ce qui a
fait la lenteur des progrès de l'Europe, les orages et les souffrances
auxquelles elle a été en proie. Cependant, je ne crois
pas qu'il faille y avoir regret. Pour les peuples comme pour les individus,
la chance du développement le plus varié, le plus complet,
la chance d'un progrès dans toutes les directions, et d'un progrès
presque indéfini, cette chance compense à elle seule tout
ce qu'il en peut coûter pour avoir le droit de la courir. A tout
prendre, cet état si agité, si laborieux, si violent,
a beaucoup mieux valu [39] que la simplicité avec laquelle
se présentent d'autres civilisations; le genre humain y a plus
gagné que souffert.
Je m'arrête, Messieurs. Nous connaissons maintenant, sous ses
traits généraux, l'état où la chute de l'Empire
romain a laissé le monde; nous connaissons les différens
élémens qui s'agitent et se mêlent pour enfanter
la civilisation européenne. Nous les verrons désormais
marcher et agir sous nos yeux. Dans la prochaine leçon, j'essayerai
de montrer ce qu'ils sont devenus et ce qu'ils ont fait dans l'époque
qu'on a coutume d'appeler les temps de barbarie, c'est-à-dire,
tant que se prolonge le chaos de l'invasion.