[3] Messieurs,
Nous avons conduit jusqu'au douzième siècle l'histoire
des deux premiers grands élémens de la civilisation moderne,
le régime féodal et l'Église. C'est du troisième
de ces élémens fondamentaux, je veux dire des communes,
que nous avons à nous occuper aujourd'hui, également jusqu'au
douzième siècle, en nous renfermant dans la limite où,
pour les deux autres, nous nous sommes arrêtés.
[4] Nous nous trouvons à l'égard des communes dans
une situation différente de celle où nous étions
pour l'Église ou pour le régime féodal. Du cinquième
au douzième siècle, le régime féodal et
l'Église, bien qu'ils aient pris plus tard de nouveaux développemens,
se sont montrés à nous à peu près complets,
dans un état définitif; nous les avons vus naître,
grandir, atteindre à leur maturité. Il n'en est pas de
même pour les communes. C'est seulement à la fin de l'époque
dont nous nous sommes occupés, dans les onzième et douzième
siècles, qu'elles ont pris place dans l'histoire; non qu'elles
n'aient eu auparavant une histoire qui mérite d'être étudiée;
non qu'il n'y ait, bien avant cette époque, des traces de leur
existence; mais c'est seulement au onzième siècle qu'elles
apparaissent clairement sur la grande scène du monde, et comme
un élément important de la civilisation moderne. Ainsi
pour le régime féodal et l'Église, du cinquième
au douzième siècle, nous avons vu les effets se développer,
naître des causes; toutes les fois que par voie d'induction, de
conjecture, nous avons déduit des principes certains résultats,
nous avons pu les vérifier par l'examen des faits mêmes.
Pour les communes, cette facilité [5] nous manque; nous
assistons à leur berceau; je ne puis guère aujourd'hui
vous entretenir que des causes, des origines. Ce que je dirai sur les
effets de l'existence des communes, sur leur influence dans le cours
de la civilisation européenne, je le dirai en quelque sorte par
voie de prédiction. Je ne pourrai invoquer le témoignage
de faits contemporains et connus. C'est plus tard, du douzième
au quinzième siècles, que nous verrons les communes prendre
leur développement, l'institution porter tous ses fruits, et
l'histoire prouver nos assertions. J'insiste, Messieurs, sur cette différence
de situation, pour vous prévenir moi-même contre ce qu'il
pourra y avoir d'incomplet et de prématuré dans le tableau
que je vais vous offrir.
Je suppose, Messieurs, qu'en 1789, au moment où commençait
la terrible régénération de la France, un bourgeois
du douzième siècle eût soudainement reparu au milieu
de nous; qu'on lui eût donné à lire, car il faut
qu'il sût lire, un de ces pamphlets qui agitaient si puissamment
les esprits, par exemple le pamphlet de M. Sieyes: Qu'est-ce que
le tiers? Ses yeux tombent sur cette phrase, qui est le fond du
pamphlet: «le tiers-état, c'est la nation [6] française,
moins la noblesse et le clergé.» Je vous le demande, Messieurs,
quelle impression produira une telle phrase sur l'esprit d'un tel homme?
Croyez-vous qu'il la comprenne? Non, il ne comprendra pas ces mots,
la nation française, car ils ne lui représentent
aucun des faits à lui connus, aucun des faits de son temps; et
s'il comprenait la phrase, s'il y voyait clairement cette souveraineté
attribuée au tiers-état sur la société tout
entière, à coup sûr cela lui paraîtrait une
proposition presque folle et impie, tant elle serait en contradiction
avec ce qu'il aurait vu, avec l'ensemble de ses idées et de ses
sentimens.
Maintenant, Messieurs, demandez à ce bourgeois étonné
de vous suivre; conduisez-le dans quelqu'une des communes de France,
à cette époque, à Reims, à Beauvais, à
Laon, à Noyon; un bien autre étonnement s'emparera de
lui: il entre dans la ville; il n'aperçoit ni tours, ni remparts,
ni milice bourgeoise, aucun moyen de défense; tout est ouvert,
tout est livré au premier venu, au premier occupant. Le bourgeois
s'inquiète de la sûreté de cette commune, il la
trouve bien faible, bien mal garantie. Il pénètre dans
l'intérieur, il s'enquiert de ce qui [7] s'y passe, de
la manière dont elle est gouvernée, du sort des habitans.
On lui dit qu'il y a hors des murs un pouvoir qui les taxe comme il
lui plaît, sans leur consentement; qui convoque leur milice et
l'envoie à la guerre, aussi sans leur aveu. On lui parle des
magistrats, du maire, des échevins, et il entend dire que les
bourgeois ne les nomment pas. Il apprend que les affaires de la commune
ne se décident pas dans la commune même; un homme du roi,
un intendant les administre seul et de loin. Bien plus, on lui dit que
les habitans n'ont nul droit de s'assembler, de délibérer
en commun sur ce qui les touche, que la cloche de leur église
ne les appelle point sur la place publique. Le bourgeois du douzième
siècle demeure confondu. Tout à l'heure il était
stupéfait, épouvanté de la grandeur, de l'importance
que la nation communale, que le tiers-état s'attribuait; et voilà
qu'il la trouve, au sein de ses propres foyers, dans un état
de servitude, de faiblesse, de nullité bien pire que tout ce
qu'il connaît de plus fâcheux. Il passe d'un spectacle au
spectacle contraire, de la vue d'une bourgeoisie souveraine à
la vue d'une bourgeoisie impuissante: comment voulez-vous qu'il comprenne,
qu'il [8] concilie, que son esprit ne soit pas bouleversé?
Messieurs, retournons à notre tour dans le douzième siècle,
nous bourgeois du dix-neuvième; nous assisterons, en sens contraire,
à un double spectacle absolument pareil. Toutes les fois que
nous regarderons aux affaires générales, à l'État,
au gouvernement du pays, à l'ensemble de la société,
nous ne verrons point de bourgeois, nous n'en entendons pas parler;
ils ne sont de rien, ils n'ont aucune importance; et non seulement ils
n'ont dans l'État aucune importance, mais si nous voulons savoir
ce qu'ils en pensent eux-mêmes, comment ils en parlent, quelle
est à leurs propres yeux leur situation dans leurs rapports avec
le gouvernement de la France en général, nous trouverons
leur langage d'une timidité, d'une humilité extraordinaires.
Leurs anciens maîtres, les seigneurs, auxquels ils ont arraché
leurs franchises, les traitent, de paroles du moins, avec une hauteur
qui nous confond; ils ne s'en étonnent, ils ne s'en irritent
point.
Entrons dans la commune même, voyons ce qui s'y passe: la scène
change; nous sommes dans une espèce de place forte défendue
par des bourgeois armés; ces bourgeois se taxent, [9]
élisent leurs magistrats, jugent, punissent, s'assemblent pour
délibérer sur leurs affaires; tous viennent à ces
assemblées; ils font la guerre pour leur compte, contre leur
seigneur; ils ont une milice. En un mot, ils se gouvernent; ils sont
souverains.
C'est le même contraste qui, dans la France du dix-huitième
siècle, avait tant étonné le bourgeois du douzième;
seulement les rôles sont déplacés. Ici, la nation
bourgeoise est tout, la commune rien; là, la nation bourgeoise
n'est rien, la commune tout.
Certes, Messieurs, il faut qu'entre le douzième et le dix-huitième
siècle il se soit passé bien des choses, bien des événemens
extraordinaires, qu'il se soit accompli bien des révolutions
pour amener dans l'existence d'une classe sociale un changement si immense.
Malgré ce changement, nul doute que le tiers-état de 1789
ne fût, politiquement parlant, le descendant et l'héritier
des communes du douzième siècle. Cette nation française
si hautaine, si ambitieuse, qui élève ses prétentions
si haut, qui proclame sa souveraineté avec tant d'éclat,
qui prétend non seulement se régénérer,
se gouverner elle-même, mais gouverner et régénérer
le monde, descend [10] incontestablement de ces communes qui
se révoltaient au douzième siècle, assez obscurément,
quoiqu'avec beaucoup de courage, dans l'unique but d'échapper,
dans quelques coins du territoire, à l'obscure tyrannie de quelques
seigneurs.
A coup sûr, Messieurs, ce n'est pas dans l'état des communes
au douzième siècle que nous trouverons l'explication d'une
telle métamorphose; elle s'est accomplie, elle a ses causes dans
les événemens qui se sont succédé du douzième
au dix-huitième siècle; c'est là que nous les rencontrerons
en avançant. Cependant, Messieurs, l'origine du tiers-état
a joué un grand rôle dans son histoire; quoique nous n'y
devions pas apprendre tout le secret de sa destinée, nous y en
reconnaîtrons du moins le germe; ce qu'il a été
d'abord se retrouve dans ce qu'il est devenu, beaucoup plus même
peut-être que ne le feraient présumer les apparences. Un
tableau, même incomplet, de l'état des communes au douzième
siècle vous en laissera, je crois, convaincus.
Pour bien connaître cet état, il faut considérer
les communes sous deux points de vue principaux. Il y a là deux
grandes questions à résoudre: la première, celle
de l'affranchissement [11] même des communes, la question
de savoir comment la révolution s'est opérée, par
quelles causes, quel changement elle a apporté dans la situation
des bourgeois, ce qu'elle en a fait dans la société en
général, au milieu des autres classes, dans l'État.
La seconde question est relative au gouvernement même des communes,
à l'état intérieur des villes affranchies, aux
rapports des bourgeois entre eux, aux principes, aux formes, aux moeurs
qui dominaient dans les cités.
C'est de ces deux sources, d'une part du changement apporté dans
la situation sociale des bourgeois, et de l'autre de leur gouvernement
intérieur, de leur état communal, qu'a découlé
toute leur influence sur la civilisation moderne. Il n'y a aucun des
faits que cette influence a produits qui ne doive être rapporté
à l'une ou à l'autre de ces deux causes. Quand donc nous
nous en serons bien rendu compte, quand nous comprendrons bien l'affranchissement
des communes d'une part, et le gouvernement des communes de l'autre,
nous serons en possession, pour ainsi dire, des deux clefs de leur histoire.
Enfin je dirai un mot de la diversité de l'état des communes
en Europe. Les faits que je vais mettre sous vos yeux ne s'appliquent
point [12] indifféremment à toutes les communes
du douzième siècle, aux communes d'Italie, d'Espagne,
d'Angleterre, de France. Il y en a bien un certain nombre qui conviennent
à toutes; mais les différences sont grandes et importantes.
Je les indiquerai en passant; nous les retrouverons plus tard dans le
cours de la civilisation, et nous les étudierons alors de plus
près.
Pour se rendre compte de l'affranchissement même des communes,
il faut se rappeler quel a été l'état des villes
du cinquième au onzième siècle, depuis la chute
de l'empire romain jusqu' au moment où la révolution communale
a commencé. Ici, je le répète, les diversités
sont très grandes; l'état des villes a prodigieusement
varié dans les différens pays de l'Europe; cependant il
y a des faits généraux qu'on peut affirmer à peu
près de toutes les villes; et je m'appliquerai à m'y renfermer.
Quand j'en sortirai, ce que je dirai de plus spécial s'appliquera
aux communes de la France, et surtout aux communes du nord de la France,
au-dessus du Rhône et de la Loire: celles-là seront en
saillie dans le tableau que j'essayerai de tracer.
Après la chute de l'empire romain, Messieurs, du cinquième
au dixième siècle, l'état des [13] villes
ne fut un état ni de servitude ni de liberté. On court
dans l'emploi des mots la même chance d'erreur que je vous faisais
remarquer l'autre jour dans la peinture des hommes et des événemens.
Quand une société a duré longtemps, et sa langue
aussi, les mots prennent un sens complet, déterminé, précis,
un sens légal, officiel en quelque sorte. Le temps a fait entrer
dans le sens de chaque terme une multitude d'idées qui se réveillent
dès qu'on le prononce, et qui, ne portant pas toutes la même
date, ne conviennent pas toutes au même temps. Les mots servitude
et liberté, par exemple, appellent aujourd'hui dans
notre esprit des idées infiniment plus précises, plus
complètes que les faits correspondans des huitième, neuvième
ou dixième siècle. Si nous disons que les villes étaient
au huitième siècle dans un état de liberté,
nous disons beaucoup trop; nous attachons aujourd'hui au mot liberté
un sens qui ne représente point le fait du huitième
siècle. Nous tomberons dans la même erreur, si nous disons
que les villes étaient dans la servitude, car ce mot implique
tout autre chose que les faits municipaux de ce temps là. Je
le répète; les villes n'étaient alors dans un état
ni de servitude [14] ni de liberté; on y souffrait tous
les maux qui accompagnent la faiblesse; on y était en proie aux
violences, aux déprédations continuelles des forts; et
pourtant, malgré tant et de si effroyables désordres,
malgré leur appauvrissement, leur dépopulation, les villes
avaient conservé et conservaient une certaine importance: dans
la plupart, il y avait un clergé, un évêque qui
exerçait un grand pouvoir, qui avait influence sur la population,
servait de lien entre elle et les vainqueurs, maintenait ainsi la ville
dans une sorte d'indépendance, et la couvrait du bouclier de
la religion. Il restait de plus dans les villes de grands débris
des institutions romaines. On rencontre à cette époque,
et les faits de ce genre ont été recueillis avec soin
par Mm. De Savigny, Hullmann, Mlle De Lézardière,
etc., on rencontre souvent la convocation du sénat, de la curie;
il est question d'assemblées publiques, de magistrats municipaux.
Les affaires de l'ordre civil, les testamens, les donations, une multitude
d'actes de la vie civile, se consomment dans la curie, par ses magistrats,
comme cela se passait dans la municipalité romaine. Les restes
d'activité et de liberté urbaine disparaissent, [15]
il est vrai, de plus en plus. La barbarie, le désordre, le malheur
toujours croissant, accélèrent la dépopulation.
L'établissement des maîtres du pays dans les campagnes,
et la prépondérance naissante de la vie agricole, devinrent
pour les villes une nouvelle cause de décadence. Les évêques
eux-mêmes, quand ils furent entrés dans le cadre féodal,
mirent à leur existence municipale moins d'importance. Enfin,
quand la féodalité eut complètement triomphé,
les villes, sans tomber dans la servitude des colons, se trouvèrent
toutes sous la main d'un seigneur, enclavées dans quelque fief,
et perdirent encore à ce titre quelque chose de l'indépendance
qui leur était restée, même dans des temps plus
barbares, dans les premiers siècles de l'invasion. En sorte que,
du cinquième siècle jusqu'au moment de l'organisation
complète de la féodalité, l'état des villes
alla toujours en empirant.
Quand une fois la féodalité fut bien établie, quand
chaque homme eut pris sa place, se fut fixé sur une terre, quand
la vie errante eut cessé, au bout d'un certain temps, les villes
recommencèrent à acquérir quelque importance; il
s'y déploya de nouveau quelque activité. Il en est, vous
le savez, de l'activité humaine comme de [16] la fécondité
de la terre; dès que le bouleversement cesse, elle reparaît,
elle fait tout germer et fleurir. Qu'il y ait la moindre lueur d'ordre
et de paix, l'homme reprend à l'espérance, et avec l'espérance
au travail. C'est ce qui arriva dans les villes; dès que le régime
féodal se fut un peu assis, il se forma parmi les possesseurs
de fiefs de nouveaux besoins, un certain goût de progrès,
d'amélioration; pour y satisfaire, un peu de commerce et d'industrie
reparut dans les villes de leurs domaines; la richesse, la population,
y revenaient, lentement, il est vrai, cependant elles y revenaient.
Parmi les circonstances qui ont pu y contribuer, il y en a une, à
mon avis, trop peu remarquée, c'est le droit d'asile des églises.
Avant que les communes se fussent constituées, avant que par
leur force, leurs remparts, elles pussent offrir un asile à la
population désolée des campagnes, quand il n'y avait encore
de sûreté que dans l'église, cela suffisait pour
attirer dans les villes beaucoup de malheureux, de fugitifs. Ils venaient
se réfugier soit dans l'église même, soit autour
de l'église; et c'étaient non seulement des hommes de
la classe inférieure, des serfs, des colons, qui cherchaient
un peu de sûreté, mais souvent des [17] hommes considérables,
des proscrits riches. Les chroniques du temps sont pleines de tels exemples.
On voit des hommes, naguère puissans, poursuivis par un voisin
plus puissant, ou par le roi lui-même, qui abandonnent leurs domaines,
emportent tout ce qu'ils peuvent emporter, et vont s'enfermer dans une
ville, et se mettre sous la protection d'une église; ils deviennent
des bourgeois. Les réfugiés de cette sorte n'ont pas été,
je crois, sans influence sur le progrès des villes; ils y ont
introduit quelque richesse et quelques élémens d'une population
supérieure à la masse de leurs habitans. Qui ne sait d'ailleurs
que quand une fois un rassemblement un peu considérable s'est
formé quelque part, les hommes y affluent, soit parce qu'ils
y trouvent plus de sûreté, soit par le seul effet de cette
sociabilité qui ne les abandonne jamais?
Par le concours de toutes ces causes, dès que le régime
féodal se fut un peu régularisé, les villes reprirent
un peu de force. Cependant la sécurité n'y revenait pas
dans la même proportion. La vie errante avait cessé, il
est vrai; mais la vie errante était pour les vainqueurs, pour
les nouveaux propriétaires du sol, un grand moyen de satisfaire
leurs passions. Quand ils [18] avaient besoin de piller, ils
faisaient une course, ils allaient au loin chercher une autre fortune,
un autre domaine. Quand chacun se fut à peu près établi,
quand il fallut renoncer au vagabondage conquérant, l'avidité
ne cessa point pour cela, ni les besoins grossiers, ni la violence des
désirs. Leur poids retomba sur les gens qui se trouvaient là,
sous la main, pour ainsi dire, des puissans du monde, sur les villes.
Au lieu d'aller piller au loin, on pilla auprès. Les extorsions
des seigneurs sur les bourgeois redoublent à partir du dixième
siècle. Toutes les fois que le propriétaire du domaine
où une ville se trouvait enclavée avait quelque accès
d'avidité à satisfaire, c'était sur les bourgeois
que s'exerçait sa violence. C'est surtout à cette époque
qu'éclatent les plaintes de la bourgeoisie contre le défaut
absolu de sécurité du commerce. Les marchands, après
avoir fait leur tournée, ne pouvaient rentrer en paix dans leur
ville; les routes, les avenues étaient sans cesse assiégées
par le seigneur et ses hommes. Le moment où l'industrie recommençait
était précisément celui où la sécurité
manquait le plus. Rien n'irrite plus l'homme que d'être ainsi
troublé dans son travail, et dépouillé [19]
des fruits qu'il s'en était promis. Il s'en offense, il s'en
courrouce beaucoup plus que lorsqu'on le fait souffrir dans une existence
depuis long-temps fixe et monotone, lorsqu'on lui enlève ce qui
n'a pas été le résultat de sa propre activité,
ce qui n'a pas suscité en lui toutes les joies de l'espérance.
Il y a, dans le mouvement progressif qui élève vers une
fortune nouvelle un homme ou une population, un principe de résistance
contre l'iniquité et la violence beaucoup plus énergique
que dans toute autre situation.
Voici donc, Messieurs, où en étaient les villes dans le
cours du dixième siècle; elles avaient plus de force,
plus d'importance, plus de richesses, plus d'intérêts à
défendre. Il leur était en même temps plus nécessaire
que jamais de les défendre, car ces intérêts, cette
force, ces richesses, devenaient un objet d'envie pour les seigneurs.
Le danger et le mal croissaient avec les moyens d'y résister.
De plus, le régime féodal donnait à tous ceux qui
y assistaient l'exemple continuel de la résistance; il ne présentait
nullement aux esprits l'idée d'un gouvernement organisé,
imposant, capable de tout régler, de tout dompter par sa seule
intervention. C'était au contraire le continuel spectacle de
la volonté individuelle [20] refusant de se soumettre.
Tel était l'état de la plupart des possesseurs de fiefs
vis-à-vis de leurs suzerains, des petits seigneurs envers les
grands; en sorte qu'au moment où les villes étaient opprimées,
tourmentées, au moment où elles avaient de nouveaux et
plus grands intérêts à soutenir, au même moment
elles avaient sous les yeux une leçon continuelle d'insurrection.
Le régime féodal a rendu ce service à l'humanité
de montrer sans cesse aux hommes la volonté individuelle se déployant
dans toute son énergie. La leçon prospéra; malgré
leur faiblesse, malgré la prodigieuse inégalité
de condition qu'il y avait entre elles et leurs seigneurs, les villes
s'insurgèrent de toutes parts.
Il est difficile d'assigner une date précise à l'événement.
On dit en général que l'affranchissement des communes
a commencé au onzième siècle; mais dans tous les
grands événemens, que d'efforts inconnus et malheureux
avant l'effort qui réussit! En toutes choses, pour accomplir
ses desseins, la providence prodigue le courage, les vertus, les sacrifices,
l'homme enfin, et est seulement après un nombre inconnu de travaux
ignorés ou perdus en apparence, après qu'une foule de
nobles coeurs ont [21] succombé dans le découragement,
convaincus que leur cause était perdue, c'est alors seulement
que la cause triomphe. Il en est sans doute arrivé ainsi pour
les communes. Nul doute que dans les huitième, neuvième
et dixième siècles, il y eut beaucoup de tentatives de
résistance, d'élans vers l'affranchissement, qui non seulement
ne réussirent pas, mais dont la mémoire est restée
sans gloire comme sans succès. A coup sûr cependant ces
tentatives ont influé sur les événemens postérieurs;
elles ont ranimé, entretenu l'esprit de liberté; elles
ont préparé la grande insurrection du onzième siècle.
Je dis insurrection, Messieurs, et à dessein. L'affranchissement
des communes au onzième siècle a été le
fruit d'une véritable insurrection, d'une véritable guerre,
guerre déclarée par la population des villes à
ses seigneurs. Le premier fait qu'on rencontre toujours dans de telles
histoires, c'est la levée des bourgeois qui s'arment de tout
ce qui se trouve sous leur main; c'est l'expulsion des gens du seigneur
qui venaient exercer quelque extorsion, c'est une entreprise contre
le château; toujours les caractères de la guerre. Si l'insurrection
échoue, que fait à l'instant le vainqueur? Il ordonne
la [22] destruction des fortifications élevées
par les bourgeois, non seulement autour de leur ville, mais autour de
chaque maison. On voit qu'au moment de la confédération,
après s'être promis d'agir en commun, après avoir
juré ensemble la commune, le premier acte de chaque bourgeois
était de se mettre chez lui en état de résistance.
Des communes dont le nom est aujourd'hui tout-à-fait obscur,
par exemple la petite commune de Vézelai dans le Nivernais, soutiennent
contre leur seigneur une lutte très longue et très énergique.
La victoire échoit à l'abbé de Vézelai;
sur-le-champ il enjoint la démolition des fortifications des
maisons des bourgeois; on a conservé les noms de plusieurs de
ceux dont les maisons fortifiées furent ainsi immédiatement
détruites.
Entrons dans l'intérieur même de ces habitations de nos
aïeux; étudions le mode de construction et le genre de vie
qu'il révèle; tout est voué à la guerre,
tout a le caractère de la guerre.
Voici quelle était la construction d'une maison de bourgeois
au douzième siècle, autant qu'on peut aujourd'hui s'en
rendre compte: trois étages d'ordinaire, une seule pièce
à chaque [23] étage; la pièce du rez-de-chaussée
servait de salle basse, la famille y mangeait; le premier étage
était très élevé, comme moyen de sûreté;
c'est la circonstance la plus remarquable de la construction. A cet
étage, une pièce dans laquelle le bourgeois, le maître
de la maison habitait avec sa femme. La maison était presque
toujours flanquée d'une tour à l'angle, carrée
le plus souvent; encore un symptôme de guerre, un moyen de défense.
Au second étage, une pièce dont l'emploi est incertain,
mais qui servait probablement pour les enfans et le reste de la famille.
Au dessus, très souvent, une petite plate forme, destinée
évidemment à servir d'observatoire. Toute la construction
de la maison rappelle la guerre. C'est le caractère évident,
le véritable nom du mouvement qui a produit l'affranchissement
des communes.
Quand la guerre a duré un certain temps, quelles que soient les
puissances belligérantes, elle amène nécessairement
la paix. Les traités de paix des communes et de leurs adversaires,
ce sont les chartes. Les chartes communales, Messieurs, sont de purs
traités de paix entre les bourgeois et leur seigneur.
L'insurrection fut générale. Quand je dis [24]
générale, ce n'est pas à dire qu'il y eut
concert, coalition entre tous les bourgeois d'un pays; pas le moins
du monde. La situation des communes était partout à peu
près la même; elles se trouvaient à peu près
toutes en proie au même danger, atteintes du même mal. Ayant
acquis à peu près les mêmes moyens de résistance
et de défense, elles les employèrent à peu près
à la même époque. Il se peut aussi que l'exemple
y ait été pour quelque chose, que le succès d'une
ou deux communes ait été contagieux. Les chartes paraissent
quelquefois taillées sur le même patron; celle de Noyon,
par exemple, a servi de modèle à celles de Beauvais, de
Saint-Quentin, etc. Je doute cependant que l'exemple ait agi autant
qu'on le suppose communément. Les communications étaient
difficiles, rares, les ouï-dire vagues et passagers; il y a lieu
de croire que l'insurrection fut plutôt le résultat d'une
même situation, et d'un mouvement spontané, général.
Quand je dis général, je veux dire qu'il eut lieu
presque partout, car ce ne fut point, je le répète, un
mouvement unanime et concerté; tout était particulier,
local: chaque commune s'insurgeait pour son compte contre son seigneur;
tout se passait dans les localités.
[25] Les vicissitudes de la lutte furent grandes. Non seulement
les succès étaient alternatifs; mais même après
que la paix semblait faite, après que la charte avait été
jurée de part et d'autre, on la violait, on l'éludait
de toutes façons. Les rois ont joué un grand rôle
dans les alternatives de cette lutte. J'en parlerai avec détail
quand je traiterai de la royauté elle-même. On a tantôt
prôné, et peut-être trop haut, tantôt contesté,
et je crois trop rabaissé, son influence dans le mouvement d'affranchissement
communal. Je me borne à dire aujourd'hui qu'elle y est souvent
intervenue, invoquée tantôt par les communes, tantôt
par les seigneurs; qu'elle a très souvent joué les rôles
contraires; qu'elle a agi tantôt d'après un principe, tantôt
d'après un autre; qu'elle a changé sans cesse d'intentions,
de desseins, de conduite; mais qu'à tout prendre, elle a beaucoup
agi, et avec plus de bons que de mauvais effets.
Malgré toutes ces vicissitudes, malgré la continuelle
violation des chartes, dans le douzième siècle, l'affranchissement
des communes fut consommé. L'Europe, et particulièrement
la France, qui avait été pendant un siècle couverte
d'insurrections, fut couverte de chartes; [26] elles étaient
plus ou moins favorables; les communes en jouissaient avec plus ou moins
de sécurité; mais enfin elles en jouissaient. Le fait
prévalait et le droit était reconnu.
Essayons maintenant, Messieurs, de reconnaître les résultats
immédiats de ce grand fait, et quels changemens il apporta dans
la situation des bourgeois au milieu de la société.
Et d'abord il ne changea rien, en commençant du moins, aux relations
des bourgeois avec le gouvernement général du pays, avec
ce que nous appelons aujourd'hui l'État; ils n'y intervinrent
pas plus qu'auparavant: tout demeura local, renfermé dans les
limites du fief.
Une circonstance pourtant doit faire modifier cette assertion: un lien
commença alors à s'établir entre les bourgeois
et le roi. Tantôt les bourgeois avaient invoqué l'appui
du roi contre leur seigneur, ou la garantie du roi, quand la charte
était promise ou jurée. Tantôt les seigneurs avaient
invoqué le jugement du roi entre eux et les bourgeois. A la demande
de l'une ou de l'autre des parties, par une multitude de causes différentes,
la royauté était intervenue dans la querelle; de là
résulta une relation assez fréquente, quelquefois assez
étroite, [27] des bourgeois avec le roi. C'est par cette
relation que la bourgeoisie s'est rapprochée du centre de l'État,
qu'elle a commencé à avoir des rapports avec le gouvernement
général. Quoique tout demeurât local, il se créa
pourtant, par l'affranchissement, une classe générale
et nouvelle. Nulle coalition n'avait existé entre les bourgeois;
ils n'avaient, comme classe, aucune existence publique et commune. Mais
le pays était couvert d'hommes engagés dans la même
situation, ayant les mêmes intérêts, les mêmes
moeurs, entre lesquels ne pouvait manquer de naître peu à
peu un certain lien, une certaine unité qui devait enfanter la
bourgeoisie. La formation d'une grande classe sociale, de la bourgeoisie,
était le résultat nécessaire de l'affranchissement
local des bourgeois.
Il ne faut pas croire que cette classe fût alors ce qu'elle est
devenue depuis. Non seulement sa situation a beaucoup changé,
mais les élémens en étaient tout autres; au douzième
siècle elle ne se composait guère que de marchands, de
négocians faisant un petit commerce, et de petits propriétaires,
soit de maisons, soit de terres, qui avaient pris dans la ville leur
habitation. Trois siècles après, la [28] bourgeoisie
comprenait en outre des avocats, des médecins, des lettrés
de tous genres, tous les magistrats locaux. La bourgeoisie s'est formée
successivement, et d'élémens très divers: on n'a
pas tenu compte en général, dans son histoire, ni de la
succession, ni de la diversité. Toutes les fois qu'on a parlé
de la bourgeoisie, on a paru la supposer, à toutes les époques,
composée des mêmes élémens. Supposition absurde.
C'est peut-être dans la diversité de sa composition aux
diverses époques de l'histoire qu' il faut chercher le secret
de sa destinée. Tant qu'elle n'a compté ni magistrats
ni lettrés, tant qu'elle n'a pas été ce qu'elle
est devenue au seizième siècle, elle n'a eu dans l'État
ni le même caractère, ni la même importance. Il faut
voir naître successivement dans son sein de nouvelles professions,
de nouvelles situations morales, un nouvel état intellectuel,
pour comprendre les vicissitudes de sa fortune et de son pouvoir. Au
douzième siècle elle ne se composait, je le répète,
que de petits marchands qui se retiraient dans les villes après
avoir fait leurs achats et leurs ventes; et de propriétaires
de maisons ou de petits domaines qui y avaient fixé leur [29]
résidence. Voilà la classe bourgeoise européenne
dans ses premiers élémens.
Le troisième grand résultat de l'affranchissement des
communes, c'est la lutte des classes, lutte qui constitue le fait même,
et remplit l'histoire moderne. L'Europe moderne est née de la
lutte des diverses classes de la société. Ailleurs, Messieurs,
et je l'ai déjà fait pressentir, cette lutte a amené
des résultats bien différens: en Asie, par exemple, une
classe a complétement triomphé, et le régime des
castes a succédé à celui des classes, et la société
est tombée dans l'immobilité. Rien de tel, grâce
à Dieu, n'est arrivé en Europe. Aucune des classes n'a
pu vaincre ni assujétir les autres; la lutte, au lieu de devenir
un principe d'immobilité, a été une cause de progrès;
les rapports des diverses classes entre elles, la nécessité
où elles se sont trouvées de se combattre et de se céder
tour à tour; la variété de leurs intérêts,
de leurs passions, le besoin de se vaincre, sans pouvoir en venir à
bout, de là est sorti peut-être le plus énergique,
le plus fécond principe de développement de la civilisation
européenne. Les classes ont lutté constamment; elles se
sont détestées; une profonde [30] diversité
de situation, d'intérêts, de moeurs, a produit entre elles
une profonde hostilité morale; et cependant elles se sont progressivement
rapprochées, assimilées, entendues; chaque pays de l'Europe
a vu naître et se développer dans son sein un certain esprit
général, une certaine communauté d'intérêts,
d'idées, de sentimens qui ont triomphé de la diversité
et de la guerre. En France, par exemple, dans les dix-septième
et dix-huitième siècles, la séparation sociale
et morale des classes était encore très profonde; nul
doute cependant que la fusion ne fût dès lors très
avancée, qu'il n'y eût dès lors une véritable
nation française qui n'était pas telle classe exclusivement,
mais qui les comprenait toutes, et toutes animées d'un certain
sentiment commun, ayant une existence sociale commune, fortement empreintes
enfin de nationalité.
Ainsi, du sein de la variété, de l'inimitié, de
la guerre, est sortie dans l'Europe moderne l'unité nationale
devenue aujourd'hui si éclatante, et qui tend à se développer,
à s'épurer de jour en jour avec un éclat encore
bien supérieur.
Tels sont, Messieurs, les grands effets extérieurs, apparens,
sociaux, de la révolution qui nous occupe. Cherchons quels furent
ses effets [31] moraux, quels changemens s'accomplirent dans
l'âme des bourgeois eux-mêmes, ce qu'ils devinrent, ce qu'ils
devaient devenir moralement dans leur nouvelle situation.
Il y a un fait dont il est impossible de n'être pas frappé
quand on étudie les rapports de la bourgeoisie, non seulement
au douzième siècle, mais dans les siècles postérieurs,
avec l'État en général, avec le gouvernement de
l'État, les intérêts généraux du pays;
je veux parler de la prodigieuse timidité d'esprit des bourgeois,
de leur humilité, de l'excessive modestie de leurs prétentions
quant au gouvernement de leur pays, de la facilité avec laquelle
ils se contentent. Rien ne révèle en eux cet esprit vraiment
politique qui aspire à influer, à réformer, à
gouverner; rien n'atteste la hardiesse des pensées, la grandeur
de l'ambition: on dirait de sages et honnêtes affranchis.
Il n'y a guère, Messieurs, que deux sources d'où puissent
découler, dans la sphère politique, la grandeur de l'ambition
et la fermeté de la pensée. Il faut avoir ou le sentiment
d'une grande importance, d'un grand pouvoir exercé sur la destinée
des autres, et dans un vaste horizon; ou bien il faut porter en soi
un [32] sentiment énergique d'une complète indépendance
individuelle, la certitude de sa propre liberté, la conscience
d'une destinée étrangère à toute autre volonté
que celle de l'homme lui-même. A l'une ou à l'autre de
ces deux conditions semblent attachés la hardiesse de l'esprit,
la hauteur de l'ambition, le besoin d'agir dans une grande sphère,
et d'obtenir de grands résultats.
Ni l'une ni l'autre de ces conditions ne s'est rencontrée dans
la situation des bourgeois du moyen âge. Ils n'étaient,
vous venez de le voir, importans que pour eux-mêmes; ils n'exerçaient,
hors de leur ville et sur l'État en général, aucune
grande influence. Ils ne pouvaient avoir non plus un grand sentiment
d'indépendance individuelle. En vain ils avaient vaincu, en vain
ils avaient obtenu une charte. Le bourgeois d'une ville, se comparant
au petit seigneur qui habitait près de lui, et qui venait d'être
vaincu, n'en sentait pas moins son extrême infériorité;
il ne connaissait pas ce fier sentiment d'indépendance qui animait
le propriétaire de fief; il tenait sa part de liberté
non de lui seul, mais de son association avec d'autres, secours difficile
et précaire. De là ce caractère de [33]
réserve, de timidité d'esprit, de modestie craintive,
d'humilité dans le langage, même au milieu d'une conduite
ferme, qui est si profondément empreint dans la vie non seulement
des bourgeois du douzième siècle, mais de leurs plus lointains
descendans. Ils n'ont point le goût des grandes entreprises; quand
le sort les y jette, ils en sont inquiets et embarrassés; la
responsabilité les trouble; ils se sentent hors de leur sphère;
ils aspirent à y rentrer; ils traiteront à bon marché.
Aussi, dans le cours de l'histoire de l'Europe, de la France surtout,
voit-on la bourgeoisie estimée, considérée, ménagée,
respectée même, mais rarement redoutée; elle a rarement
produit sur ses adversaires l'impression d'une grande et fière
puissance, d'une puissance vraiment politique. Il n'y a point à
s'étonner de cette faiblesse de la bourgeoisie moderne; la principale
cause en est dans son origine même, dans ces circonstances de
son affranchissement que je viens de mettre sous vos yeux. La hauteur
de l'ambition, indépendamment des conditions sociales, l'étendue
et la fermeté de la pensée politique, le besoin d'intervenir
dans les affaires du pays, la pleine conscience enfin de la grandeur
de l'homme, en tant [34] qu'homme, et du pouvoir qui lui appartient,
s'il est capable de l'exercer, ce sont là, Messieurs, en Europe,
des sentimens, des dispositions toutes modernes, issues de la civilisation
moderne, fruit de cette glorieuse et puissante généralité
qui la caractérise, et qui ne saurait manquer d'assurer au public,
dans le gouvernement du pays, une influence, un poids, qui ont constamment
manqué et dû manquer aux bourgeois nos aïeux. (Applaudissemens.)
En revanche, ils acquirent et déployèrent, dans la lutte
d'intérêts locaux qu'ils eurent à soutenir, sous
cet étroit horizon, un degré d'énergie, de dévouement,
de persévérance, de patience, qui n'a jamais été
surpassé. La difficulté de l'entreprise était telle,
ils avaient à lutter contre de tels périls, qu'il y fallut
un déploiement de courage sans exemple. On se fait aujourd'hui
une très fausse idée de la vie des bourgeois des douzième
et treizième siècles. Vous avez lu dans l'un des romans
de Walter Scott, Quentin Durward, la peinture qu'il a faite du
bourgmestre de Liége: il en a fait un vrai bourgeois de comédie,
gras, mou, sans expérience, sans audace, uniquement occupé
de mener sa vie commodément. Les bourgeois de [35] ce
temps, Messieurs, avaient toujours la cotte de mailles sur la poitrine,
la pique à la main; leur vie était presque aussi orageuse,
aussi guerrière, aussi dure que celle des seigneurs qu'ils combattaient.
C'est dans ces continuels périls, en luttant contre toutes les
difficultés de la vie pratique, qu'ils avaient acquis ce mâle
caractère, cette énergie obstinée, qui se sont
un peu perdus dans la molle activité des temps modernes.
Messieurs, aucun de ces effets sociaux ou moraux de l'affranchissement
des communes n'avait pris au douzième siècle tout son
développement; c'est dans les siècles suivans qu'ils ont
clairement apparu, et qu'on a pu les discerner. Il est certain cependant
que le germe en était déposé dans la situation
originaire des communes, dans le mode de leur affranchissement et la
place que prirent alors les bourgeois dans la société.
J'ai donc été en droit de les faire pressentir dès
aujourd'hui. Pénétrons maintenant dans l'intérieur
même de la commune du douzième siècle; voyons comment
elle était gouvernée, quels principes et quels faits dominaient
dans les rapports des bourgeois entre eux.
Vous vous rappelez, Messieurs, qu'en parlant [36] du régime
municipal légué par l'empire romain au monde moderne,
j'ai eu l'honneur de vous dire que le monde romain avait été
une grande coalition de municipalités, municipalités autrefois
souveraines comme Rome elle-même. Chacune de ces villes avait
eu d'abord la même existence que Rome, avait été
une petite république indépendante, faisant la paix, la
guerre, se gouvernant à son gré. A mesure qu'elles s'incorporèrent
dans le monde romain, les droits qui constituent la souveraineté,
le droit de paix et de guerre, le droit de législation, le droit
de taxe, etc., sortirent de chaque ville et allèrent se concentrer
à Rome. Il ne resta qu'une municipalité souveraine, Rome,
régnant sur un grand nombre de municipalités qui n'avaient
plus qu'une existence civile. Le régime municipal changea de
caractère; et au lieu d'être un gouvernement politique,
un régime de souveraineté, il devint un mode d'administration.
C'est la grande révolution qui s'est consommée sous l'empire
romain. Le régime municipal, devenu un mode d'administration,
fut réduit au gouvernement des affaires locales, des intérêts
civils de la cité. C'est dans cet état que la chute de
l'empire romain laissa les villes et leurs [37] institutions.
Au milieu du chaos de la barbarie, toutes les idées se brouillèrent,
comme tous les faits; toutes les attributions de la souveraineté
et de l'administration se confondirent. Il ne fut plus question d'aucune
de ces distinctions. Les affaires furent livrées au cours de
la nécessité. On fut souverain ou administrateur dans
chaque lieu, suivant le besoin. Quand les villes s'insurgèrent,
pour reprendre quelque sécurité, elles prirent la souveraineté.
Ce ne fut pas du tout pour obéir à une théorie
politique, ni par un sentiment de leur dignité; ce fut pour avoir
les moyens de résister aux seigneurs contre lesquels elles s'insurgeaient,
qu'elles s'approprièrent le droit de lever des milices, de se
taxer pour faire la guerre, de nommer elles-mêmes leurs chefs
et leurs magistrats, en un mot, de se gouverner elles-mêmes. Le
gouvernement dans l'intérieur des villes, c'était la condition
de la défense, le moyen de sécurité. La souveraineté
rentra ainsi dans le régime municipal dont elle était
sortie par les conquêtes de Rome. Les communes redevinrent souveraines.
C'est là le caractère politique de leur affranchissement.
Ce n'est pas à dire que cette souveraineté fût complète.
Il resta toujours quelque trace [38] d'une souveraineté
extérieure; tantôt le seigneur conserva le droit d'envoyer
un magistrat dans la ville, lequel prenait pour assesseurs les magistrats
municipaux; tantôt il eut droit de percevoir certains revenus;
ailleurs un tribut lui fut assuré. Quelquefois la souveraineté
extérieure de la commune passa dans les mains du Roi.
Les communes elles-mêmes, entrées à leur tour dans
les cadres de la féodalité, eurent des vassaux, devinrent
suzeraines, et à ce titre elles possédèrent la
part de souveraineté qui était inhérente à
la suzeraineté. Il se fit une confusion entre les droits qu'elles
tenaient de leur position féodale, et ceux qu'elles avaient conquis
par leur insurrection; et à ce double titre la souveraineté
leur appartint.
Voici, autant qu'on en peut juger par des monumens fort incomplets,
comment se passait, au moins dans les premiers temps, le gouvernement
dans l'intérieur d'une commune. La totalité des habitans
formait l'assemblée de la commune; tous ceux qui avaient juré
la commune, et quiconque habitait dans ses murs était obligé
de la jurer, étaient convoqués au son de la cloche en
assemblée générale. Là on nommait les magistrats.
Le nombre et la [39] forme des magistratures étaient très-variables.
Les magistrats une fois nommés, l'assemblée se dissolvait;
et les magistrats gouvernaient à peu près seuls, assez
arbitrairement, sans autre responsabilité que les élections
nouvelles, ou bien les émeutes populaires, qui étaient
le grand mode de responsabilité du temps.
Vous voyez que l'organisation intérieure des communes se réduisait
à deux élémens fort simples, l'assemblée
générale des habitans, et un gouvernement investi d'un
pouvoir à peu près arbitraire, sous la responsabilité
de l'insurrection, des émeutes. Il fut impossible, surtout par
l'état des moeurs, d'établir un gouvernement régulier,
de véritables garanties d'ordre et de durée. La plus grande
partie de la population des communes était à un degré
d'ignorance, de brutalité, de férocité, tel qu'elle
était très difficile à gouverner. Au bout de très
peu de temps, il y eut, dans l'intérieur de la commune, presque
aussi peu de sécurité qu'il y en avait auparavant dans
les relations des bourgeois avec le seigneur. Il s'y forma cependant
assez vite une bourgeoisie supérieure. Vous en comprenez sans
peine les causes. L'état des idées et des relations sociales
amena l'établissement [40] des professions industrielles
légalement constituées, des corporations. Le régime
du privilége s'introduisit dans l'intérieur des communes,
et à sa suite une grande inégalité. Il y eut bientôt
partout un certain nombre de bourgeois considérables, riches,
et une population ouvrière plus ou moins nombreuse, qui, malgré
son infériorité, avait une grande part d'influence dans
les affaires de la commune. Les communes se trouvèrent donc divisées
en une haute bourgeoisie, et une population sujette à toutes
les erreurs, tous les vices d'une populace. La bourgeoisie supérieure
se vit pressée entre la prodigieuse difficulté de gouverner
cette population inférieure, et les tentatives continuelles de
l'ancien maître de la commune qui cherchait à ressaisir
son pouvoir. Telle a été cette situation, non seulement
en France, mais en Europe, jusqu'au seizième siècle. C'est
là peut-être la principale cause qui a empêché
les communes de prendre, dans plusieurs des pays de l'Europe, et spécialement
en France, toute l'importance politique qu'elles auraient pu avoir.
Deux esprits s'y combattaient sans cesse: dans la population inférieure,
un esprit démocratique aveugle, effréné, féroce;
et par contre-coup, dans la population [41] supérieure,
un esprit de timidité, de transaction, une excessive facilité
à s'arranger, soit avec le roi, soit avec les anciens seigneurs,
afin de rétablir dans l'intérieur de la commune quelque
ordre, quelque paix. Ni l'un ni l'autre de ces esprits ne pouvait faire
prendre aux communes une grande place dans l'État.
Tous ces effets n'avaient pas éclaté au douzième
siècle; cependant on pouvait les pressentir dans le caractère
même de l'insurrection, dans la manière dont elle avait
commencé, dans l'état des divers élémens
de la population communale.
Tels sont, Messieurs, si je ne m'abuse, les principaux caractères,
les résultats généraux et de l'affranchissement
des communes et de leur gouvernement intérieur. J'ai eu l'honneur
de vous prévenir que ces faits n'avaient pas été
aussi uniformes, aussi universels que je les ai exposés. Il y
a de grandes diversités dans l'histoire des communes d'Europe.
Par exemple, en Italie, dans le midi de la France, le régime
municipal romain domina; la population n'était pas à beaucoup
près aussi divisée, aussi inégale que dans le nord.
Aussi l'organisation communale fut beaucoup meilleure, soit à
cause des traditions [42] romaines, soit à cause du meilleur
état de la population. Au nord, c'est le régime féodal
qui prévaut dans l'existence communale. Là tout semble
subordonné à la lutte contre les seigneurs. Les communes
du midi se montrent beaucoup plus occupées de leur organisation
intérieure, d'améliorations, de progrès. On sent
qu'elles deviendront des républiques indépendantes. La
destinée des communes du nord, en France surtout, s'annonce plus
rude, plus incomplète, destinée à de moins beaux
développemens. Si nous parcourions les communes d'Allemagne,
d'Espagne, d'Angleterre, nous y reconnaîtrions bien d'autres différences.
Je ne saurais entrer dans ces détails; nous en remarquerons quelques-uns
à mesure que nous avancerons dans l'histoire de la civilisation.
A leur origine, Messieurs, toutes choses sont à peu près
confondues dans une même physionomie; ce n'est que par le développement
successif que la variété se prononce. Puis commence un
développement nouveau qui pousse les sociétés vers
cette unité haute et libre, but glorieux des efforts et des voeux
du genre humain.