[1] Messieurs,
Nous avons étudié l'état de l'Europe après
la chute de l'empire romain, dans la première époque de
l'histoire moderne, dans l'époque barbare. Nous avons reconnu
qu'à la fin de cette époque, au commencement du dixième
siècle, le premier principe, le premier système qui se
développa et prit possession de la société européenne,
ce fut le système féodal, que du sein de la barbarie naquit
d'abord la féodalité. C'est donc le régime féodal
qui doit être aujourd'hui l'objet de notre étude.
Je ne crois pas avoir besoin de vous rappeler [2] que ce n'est
pas l'histoire des événemens proprement dits que nous
considérons. Je n'ai point à vous raconter les destinées
de la féodalité. Ce qui nous occupe, c'est l'histoire
de la civilisation; c'est là le fait général, caché,
que nous cherchons sous tous les faits extérieurs qui l'enveloppent.
Ainsi, les événemens, les crises sociales, les divers
états par lesquels a passé la société, ne
nous intéressent que dans leurs rapports avec le développement
de la civilisation; nous avons à leur demander en quoi ils l'ont
combattue ou servie, ce qu'ils lui ont donné, ce qu'ils lui ont
refusé. C'est uniquement sous ce point de vue que nous considérerons
le régime féodal.
Nous avons, en commençant ce cours, déterminé ce
que c'était que la civilisation; nous avons tenté d'en
reconnaître les élémens; nous avons vu qu'elle consistait,
d'une part, dans le développement de l'homme lui-même,
de l'individu, de l'humanité; de l'autre, dans celui de sa condition
visible, de la société. Toutes les fois que nous nous
trouvons en présence d'un événement, d'un système,
d'un état général du monde, nous avons donc cette
double question à lui adresser: qu'a-t-il fait pour ou contre
le développement de l'homme, pour ou contre le développement
de la société?
[3] Vous comprenez d'avance, Messieurs, que, dans cette recherche,
il est impossible que nous ne rencontrions pas sur notre chemin les
plus grandes questions de la philosophie morale. Quand nous voudrons
savoir en quoi un événement, un système, a contribué
au développement de l'homme et de la société, il
faudra bien que nous sachions quel est le vrai développement
de la société et de l'homme, quels développemens
seraient trompeurs, illégitimes, pervertiraient au lieu d'améliorer,
entraîneraient un mouvement rétrograde au lieu d'un progrès.
Nous ne chercherons point à éluder, Messieurs, cette nécessité
de notre travail. Non-seulement nous ne réussirions qu'à
mutiler, à abaisser nos idées et les faits; mais l'état
actuel du monde nous impose la loi d'accepter franchement cette inévitable
alliance de la philosophie et de l'histoire. Elle est précisément
l'un des caractères, peut-être le caractère essentiel
de notre époque. Nous sommes appelés à considérer,
à faire marcher ensemble la science et la réalité,
la théorie et la pratique, le droit et le fait. Jusqu'à
notre temps, ces deux puissances ont vécu séparées;
le monde a été accoutumé à voir la science
et la pratique suivre des routes diverses, sans se connaître,
sans se rencontrer du moins. Et quand les doctrines, quand les idées
générales ont voulu [4] entrer dans les événemens,
agir sur le monde, elles n'y sont parvenues que sous la forme et par
le bras du fanatisme. L'empire des sociétés humaines,
la direction de leurs affaires, ont été jusqu'ici partagés
entre deux sortes d'influences: d'une part, les croyans, les hommes
à idées générales, à principes, les
fanatiques; de l'autre, les hommes étrangers à tout principe
rationnel, qui se gouvernent uniquement en raison des circonstances,
les praticiens, les libertins, comme les appelait le dix-septième
siècle. C'est là, Messieurs, l'état qui cesse aujourd'hui
; ni les fanatiques ni les libertins ne sauraient plus dominer. Pour
gouverner, pour prévaloir parmi les hommes, il faut maintenant
connaître, comprendre et les idées générales
et les circonstances; il faut savoir tenir compte des principes et des
faits, respecter la vérité et la nécessité,
se préserver de l'aveugle orgueil des fanatiques, et du dédain
non moins aveugle des libertins. Là nous a conduits le développement
de l'esprit humain et de l'état social: d'une part, l'esprit
humain, élevé et affranchi, comprend mieux l'ensemble
des choses, sait porter de tous côtés ses regards, et faire
entrer dans ses combinaisons tout ce qui est; d'autre part, la société
s'est perfectionnée à ce point qu'elle peut être
mise en regard de la vérité, que les faits peuvent [5]
être rapprochés des principes, et, malgré leur immense
imperfection, ne pas inspirer, par cette comparaison, un découragement
ou un dégoût invincible. J'obéirai donc à
la tendance naturelle, à la convenance, à la nécessité
de notre temps, en passant sans cesse de l'examen des circonstances
à celui des idées, d'une exposition de faits à
une question de doctrines. Peut-être même y a-t-il, dans
la disposition actuelle et momentanée des esprits, une raison
de plus en faveur de cette méthode. Depuis quelque temps se manifeste
parmi nous un goût déclaré, je dirai même
une sorte de prédilection pour les faits, pour le point de vue
pratique, pour le côté positif des choses humaines. Nous
avons été tellement en proie au despotisme des idées
générales, des théories, il nous en a, à
quelques égards, coûté si cher, qu'elles sont devenues
l'objet d'une certaine méfiance. On aime mieux se reporter aux
faits, aux circonstances spéciales, aux applications. Ne nous
en plaignons pas, Messieurs; c'est un progrès nouveau, c'est
un grand pas dans la connaissance et vers l'empire de la vérité;
pourvu toutefois que nous ne nous laissions pas envahir, entraîner
par cette disposition; pourvu que nous n'oubliions pas que la vérité
seule a droit de régner sur le monde; que les faits n'ont de
mérite qu' autant [6] qu'ils l'expriment et tendent à
s'y assimiler de plus en plus; que toute vraie grandeur vient de la
pensée; que toute fécondité lui appartient. La
civilisation de notre patrie, Messieurs, a ce caractère particulier,
qu'elle n'a jamais manqué de grandeur intellectuelle; elle a
toujours été riche en idées; la puissance de l'esprit
humain a été grande dans la société française,
plus grande peut-être que partout ailleurs. Il ne faut pas qu'elle
perde ce beau privilége; il ne faut pas qu'elle tombe dans cet
état un peu subalterne, un peu matériel, qui caractérise
d'autres sociétés. Il faut que l'intelligence, les doctrines,
tiennent aujourd'hui en France au moins la place qu'elles y ont occupée
jusqu'à présent.
Nous n'éviterons donc nullement les questions générales
et philosophiques; nous n'irons pas les chercher, mais quand les faits
nous y amèneront, nous les aborderons sans hésitation,
sans embarras. L'occasion s'en présentera plus d'une fois, en
considérant le régime féodal dans ses rapports
avec l'histoire de la civilisation européenne.
Une bonne preuve, Messieurs, qu'au dixième siècle, le
régime féodal était nécessaire, et le seul
état social possible, c'est l'universalité de son établissement.
Partout où cessa la barbarie, tout [7] prit la forme féodale.
Au premier moment, les hommes n'y virent que le triomphe du chaos. Toute
unité, toute civilisation générale disparaissait;
on voyait de tous côtés la société se démembrer;
on voyait s'élever une multitude de petites sociétés
obscures, isolées, incohérentes. Cela parut aux contemporains
la dissolution de toutes choses, l'anarchie universelle. Consultez soit
les poëtes du temps, soit les chroniqueurs; ils se croient tous
à la fin du monde. C'était cependant une société
nouvelle et réelle qui commençait, la société
féodale, si nécessaire, si inévitable, si bien
la seule conséquence possible de l'état antérieur,
que tout y entra, tout adopta sa forme. Les élémens mêmes
les plus étrangers à ce système, l'église,
les communes, la royauté, furent contraints de s'y accommoder;
les églises devinrent suzeraines et vassales, les villes eurent
des seigneurs et des vassaux, la royauté se cacha sous la suzeraineté.
Toutes choses furent données en fief; non-seulement les terres,
mais certains droits, le droit de coupe dans les forêts, le droit
de pêche; les églises donnèrent en fief leur casuel,
les revenus des baptêmes, des relevailles des femmes en couche.
On donna en fief de l'eau, de l'argent. De même que tous les élémens
généraux de la société entraient dans le
cadre féodal, de même les moindres détails, les
moindres faits de [8] la vie commune devenaient matière
de féodalité.
En voyant la forme féodale prendre ainsi possession de toutes
choses, on est tenté de croire au premier moment que le principe
essentiel, vital, de la féodalité, prévaut aussi
partout. Ce serait, Messieurs, une grande erreur. Tout en empruntant
la forme féodale, les institutions, les élémens
de la société qui n'étaient pas analogues au régime
féodal, ne renonçaient pas à leur nature, à
leur principe propre. L'église féodale ne cessa pas d'être
animée, gouvernée au fond par le principe théocratique;
et pour le faire prévaloir, elle essayait sans cesse, de concert
tantôt avec le pouvoir royal, tantôt avec le pape, tantôt
avec le peuple, de détruire ce régime, dont elle portait
pour ainsi dire la livrée. Il en fut de même de la royauté
et des communes: dans l'une, le principe monarchique; dans les autres,
le principe démocratique continuèrent au fond de dominer.
Malgré leur accoutrement féodal, ces élémens
divers de la société européenne travaillaient constamment
à se délivrer d'une forme étrangère à
leur vraie nature, et à prendre celle qui correspondait à
leur principe propre et vital.
Après avoir constaté l'universalité de la forme
féodale, il faut donc se bien garder d'en conclure l'universalité
du principe féodal, et d'étudier indifféremment
la féodalité partout où on en rencontre[9]
la physionomie. Pour bien connaître et comprendre ce régime,
pour démêler et juger ses effets quant à la civilisation
moderne, il faut le chercher là où le principe et la forme
sont en harmonie; il faut l'étudier dans la hiérarchie
des possesseurs laïques de fiefs, dans l'association des conquérans
du territoire européen. Là réside vraiment la société
féodale; c' est là que nous allons entrer.
Je parlais tout à l'heure de l'importance des questions morales,
et de la nécessité de n'en éluder aucune. Il y
a un autre ordre de considérations, tout opposé à
celui-là, et qu'on a en général trop négligé;
je veux parler de la condition matérielle de la société,
des changemens matériels introduits dans la manière d'être
et de vivre des hommes, par un fait nouveau, par une révolution,
par un nouvel état social. On n'en a pas toujours assez tenu
compte; on ne s'est pas assez demandé quelles modifications ces
grandes crises du monde apportaient dans l'existence matérielle
des hommes, dans le côté matériel de leurs relations.
Ces modifications ont, sur l'ensemble de la société, plus
d'influence qu'on ne le croit. Qui ne sait combien on a étudié
la question de l'influence des climats, et toute l'importance qu'y a
attachée Montesquieu? Si l'on considère l'influence directe
du climat sur les hommes, peut-être [10] n'est-elle pas
aussi étendue qu'on l'a supposé; elle est du moins d'une
appréciation vague et difficile. Mais l'influence indirecte du
climat, ce qui résulte, par exemple, de ce fait que, dans un
pays chaud, les hommes vivent en plein air, tandis que, dans les pays
froids, ils s'enferment dans l'intérieur des habitations, qu'ils
se nourrissent ici d'une manière, là d'une autre, ce sont
là des faits d'une extrême importance, et qui, par le simple
changement de la vie matérielle, agissent puissamment sur la
civilisation. Toute grande révolution amène dans l'état
social des modifications de ce genre, et dont il faut tenir grand compte.
L'établissement du régime féodal en produisit une
dont la gravité ne saurait être méconnue; il changea
la distribution de la population sur la face du territoire. Jusques-là
les maîtres du territoire, la population souveraine, vivaient
réunis en masses d'hommes plus ou moins nombreuses, soit sédentaires
dans l'intérieur des villes, soit errant par bandes dans le pays.
Par la féodalité, ces mêmes hommes vécurent
isolés, chacun dans son habitation, à de grandes distances
les uns des autres. Vous entrevoyez à l'instant quelle influence
ce changement dut exercer sur le caractère et le cours de la
civilisation. La prépondérance sociale, le gouvernement
de la société [11] passa tout à coup des
villes aux campagnes; la propriété privée dut prendre
le pas sur la propriété publique, la vie privée
sur la vie publique. Tel fut le premier effet, un effet purement matériel,
du triomphe de la société féodale. Plus nous y
pénétrerons, plus les conséquences de ce seul fait
se dévoileront à nos yeux.
Examinons cette société en elle-même, et voyons
quel rôle elle a dû jouer dans l'histoire de la civilisation.
Prenons d'abord la féodalité dans son élément
le plus simple, dans son élément primitif, fondamental;
considérons un seul possesseur de fief dans son domaine; voyons
ce que sera, ce que doit faire, de tous ceux qui la composent, la petite
société qui se forme autour de lui.
Il s'établit dans un lieu isolé, élevé,
qu'il prend soin de rendre sûr, fort; il y construit ce qu'il
appellera son château. Avec qui s'y établit-il? Avec sa
femme, ses enfans; peut-être quelques hommes libres qui ne sont
pas devenus propriétaires, se sont attachés à sa
personne, et continuent à vivre avec lui, à sa table.
C'est là ce qui habite dans l'intérieur du château.
Tout autour, au pied, se groupe une petite population de colons, de
serfs qui cultivent les domaines du possesseur du fief. Au milieu de
cette population inférieure, la religion vient planter [12]
une église; elle y amène un prêtre. D'ordinaire,
dans les premiers temps du régime féodal, ce prêtre
est à la fois le chapelain du château et le curé
du village; un jour les deux caractères se sépareront;
le village aura son curé qui y habitera, à côté
de son église. Voilà la société féodale
élémentaire, la molécule féodale, pour ainsi
dire. C'est cet élément que nous avons d'abord à
examiner; nous lui ferons la double question qu'il faut adresser à
tous les faits: qu'en a-t-il dû résulter pour le développement
1º de l'homme même 2º de la société?
Nous avons bien le droit d'adresser, à la petite société
que je viens de décrire, cette double question, et d'ajouter
foi à ses réponses, car elle est le type, l'image fidèle
de la société féodale dans son ensemble. Le seigneur,
le peuple de ses domaines, et le prêtre, telle est, en grand comme
en petit, la féodalité, quand on en a séparé
la royauté et les villes, élémens distincts et
étrangers.
Le premier fait qui me frappe en considérant cette petite société,
c'est la prodigieuse importance que doit prendre le possesseur du fief,
à ses propres yeux et aux yeux de ceux qui l'entourent. Le sentiment
de la personnalité, de la liberté individuelle, était
le sentiment dominant dans la vie barbare. Il s'agit ici de tout autre
chose; ce n'est plus seulement la liberté de l'homme,[13]
du guerrier; c'est l'importance du propriétaire, du chef de famille,
du maître. De cette situation doit naître une impression
de supériorité immense; supériorité toute
particulière, et bien différente de ce qui se rencontre
dans le cours des autres civilisations. J'en vais donner la preuve.
Je prends dans le monde ancien une grande situation aristocratique,
un patricien romain, par exemple: comme le seigneur féodal, le
patricien romain était chef de famille, maître, supérieur.
Il était de plus magistrat religieux, pontife dans l'intérieur
de sa famille. Or, l'importance du magistrat religieux lui vient du
dehors; ce n'est pas une importance purement personnelle, individuelle;
il la reçoit d'en haut; il est le délégué
de la divinité, l'interprète des croyances religieuses
qui s'y rattachent. Le patricien romain était en outre membre
d'une corporation qui vivait réunie dans un même lieu,
membre du sénat; encore une importance qui lui venait du dehors,
de sa corporation, une importance reçue, empruntée. La
grandeur des aristocrates anciens, associée à un caractère
religieux et politique, appartenait à la situation, à
la corporation en général, plutôt qu'à l'individu.
Celle du possesseur de fief est purement individuelle; il ne tient rien
de personne; tous ses droits, tout son pouvoir lui viennent de lui seul.
Il n'est point magistrat [14] religieux; il ne fait point partie
d'un sénat; c'est dans sa personne, dans son individu que toute
son importance réside; tout ce qu'il est, il l'est par lui-même,
en son propre nom. Quelle influence ne doit pas exercer une telle situation
sur celui qui l'occupe! Quelle fierté individuelle, quel prodigieux
orgueil, tranchons le mot, quelle insolence, doivent naître dans
son âme! Au-dessus de lui, point de supérieur dont il soit
le représentant et l'interprète; auprès de lui,
point d'égaux; nulle loi puissante et commune qui pèse
sur lui; nul empire extérieur qui ait action sur sa volonté;
il ne connaît de frein que les limites de sa force et la présence
du danger. Tel est, sur le caractère de l'homme, le résultat
moral de la situation.
Je passe à une seconde conséquence, grave aussi, et trop
peu remarquée, le tour particulier de l'esprit de famille féodal.
Jetons un coup-d'oeil sur les divers systèmes de famille; prenons
d'abord la famille patriarchale, dont la Bible et les monumens orientaux
offrent le modèle. Elle est très-nombreuse; c'est la tribu.
Le chef, le patriarche, y vit en commun avec ses enfans, ses proches,
les diverses générations qui se sont réunies autour
de lui, toute sa parenté, ses serviteurs; et non-seulement il
vit avec eux tous, mais il a les mêmes intérêts,
les [15] mêmes occupations; il mène la même
vie. N'est-ce pas là la situation d'Abraham, des patriarches,
des chefs de tribus arabes qui reproduisent encore l'image de la vie
patriarchale?
Un autre système de famille se présente, le clan, petite
société dont il faut chercher le type en Écosse,
en Irlande, et par laquelle probablement une grande portion du monde
européen a passé. Ceci n'est plus la famille patriarchale.
Il y a une grande diversité de situation entre le chef et le
reste de la population; il ne mène point la même vie; la
plupart cultivent et servent; lui, il est oisif et guerrier. Mais leur
origine est commune; ils portent tous le même nom; des rapports
de parenté, d'anciennes traditions, les mêmes souvenirs,
des affections pareilles établissent entre tous les membres du
clan un lien moral, une sorte d'égalité.
Voilà les deux principaux types de la société de
famille que présente l'histoire. Est-ce là, je vous le
demande, la famille féodale? Évidemment non. Il semble,
au premier moment, qu'elle ait quelque rapport avec le clan; mais la
différence est bien plus grande. La population qui entoure le
possesseur de fief lui est parfaitement étrangère; elle
ne porte pas son nom; il n'y a, entre elle et lui, point de parenté,
point de lien historique ni moral. Ce n'est pas non plus la famille
[16] patriarchale. Le possesseur de fief ne mène pas la
même vie, ne se livre point aux mêmes travaux que ceux qui
l'entourent; il est oisif et guerrier, tandis que les autres sont laboureurs.
La famille féodale n'est pas nombreuse; ce n'est point la tribu;
elle se réduit à la famille proprement dite, à
la femme, aux enfans; elle vit séparée du reste de la
population, dans l'intérieur du château. Les colons, les
serfs, n'en font point partie; l'origine est diverse, l'inégalité
de condition prodigieuse. Cinq ou six individus, dans une situation
à la fois supérieure et étrangère, voilà
la famille féodale. Elle doit évidemment revêtir
un caractère particulier. Elle est étroite, concentrée,
sans cesse appelée à se défendre, à se méfier,
à s'isoler du moins, même de ses serviteurs. La vie intérieure,
les moeurs domestiques y prendront, à coup sûr, une grande
prépondérance. Je sais que la brutalité des passions,
l'habitude du chef de passer son temps, à la guerre ou à
la chasse, apporteront au développement des moeurs domestiques
un assez grand obstacle. Mais cet obstacle sera vaincu; il faudra bien
que le chef revienne habituellement chez lui; il y retrouvera toujours
sa femme, ses enfans et eux presque seuls; seuls, ils seront sa société
permanente; seuls, ils partageront toujours ses intérêts,
sa destinée. Il est impossible que l'existence[17] domestique
n'acquière pas un grand empire. Les preuves abondent. N'est-ce
pas dans le sein de la famille féodale que l'importance des femmes
s'est enfin développée? Dans toutes les sociétés
anciennes, je ne parle pas de celles où l'esprit de famille n'existait
pas, mais dans celles-là même où il était
puissant, dans la vie patriarchale, par exemple, les femmes ne tenaient
pas à beaucoup près la place qu'elles ont acquise en Europe
sous le régime féodal. C'est au développement,
à la prépondérance nécessaire des moeurs
domestiques dans la féodalité, qu'elles ont dû surtout
ce changement, ce progrès de leur situation. On en a voulu chercher
la cause dans les moeurs particulières des anciens germains,
dans un respect national qu'au milieu des forêts, ils portaient,
a-t-on dit, aux femmes. Sur une phrase de Tacite, le patriotisme germanique
a élevé je ne sais quelle supériorité, quelle
pureté primitive et ineffaçable des moeurs germaines dans
les rapports des deux sexes. Pures chimères! Des phrases pareilles
à celles de Tacite, des sentimens, des usages analogues à
ceux des anciens germains, se rencontrent dans les récits d'une
foule d'observateurs des peuples sauvages ou barbares. Il n'y a rien
là de primitif, rien de propre à une certaine race. C'est
dans les effets d'une situation sociale fortement déterminée,
c'est dans les [18] progrès, dans la prépondérance
des moeurs domestiques que l'importance des femmes en Europe a pris
sa source, et la prépondérance des moeurs domestiques
est devenue, de très-bonne heure, un caractère essentiel
du régime féodal.
Un second fait, nouvelle preuve de l'empire de l'existence domestique,
caractérise également la famille féodale, c'est
l'esprit d'hérédité, de perpétuité
qui y domine évidemment. L'esprit d'hérédité
est inhérent à l'esprit de famille; mais il n'a pris nulle
part un aussi grand développement que dans la féodalité.
Cela tient à la nature de la propriété à
laquelle la famille était incorporée. Le fief n'était
pas une propriété comme une autre; il avait constamment
besoin d'un possesseur qui le défendît, qui le servît,
qui s'acquittât des obligations inhérentes au domaine,
et le maintînt ainsi à son rang dans l'association générale
des maîtres du pays. De là, une sorte d'identification
entre le possesseur actuel du fief et le fief même, et toute la
série de ses possesseurs futurs.
Cette circonstance a beaucoup contribué à fortifier, à
resserrer les liens de famille, déjà si puissans par la
nature de la famille féodale.
Je sors maintenant de la demeure seigneuriale; je descends au milieu
de cette petite population qui l'entoure. Ici toutes choses ont un autre
aspect. La nature de l'homme est si bonne, si [19] féconde,
que, lorsqu'une situation sociale dure quelque temps, il s'établit
inévitablement entre ceux qu'elle rapproche, et quelles que soient
les conditions du rapprochement, un certain lien moral, des sentimens
de protection, de bienveillance, d'affection. Ainsi il est arrivé
dans la féodalité. Nul doute qu'au bout d'un certain temps,
ne se soient formées, entre les colons et le possesseur de fief,
quelques relations morales, quelques habitudes affectueuses. Mais cela
est arrivé en dépit de leur situation réciproque,
et nullement par son influence. Considérée en elle-même,
la situation était radicalement vicieuse. Rien de moralement
commun entre le possesseur du fief et les colons; ils font partie de
son domaine; ils sont sa propriété; et sous ce mot de
propriété sont compris tous les droits que nous appelons
aujourd'hui droits de souveraineté publique, aussi bien que les
droits de propriété privée, le droit de donner
des lois, de taxer, de punir, comme celui de disposer et de vendre.
Il n'y a, entre le seigneur et les cultivateurs de ses domaines, autant
du moins que cela peut se dire toutes les fois que des hommes sont en
présence, point de droits, point de garanties, point de société.
De là, je crois, cette haine vraiment prodigieuse, invincible,
que le peuple des campagnes a portée de tout temps au régime
féodal, à ses souvenirs, [20] à son nom.
Il n'est pas sans exemple que les hommes aient subi de pesans despotismes
et s'y soient accoutumés, bien plus, qu'ils les aient acceptés.
Le despotisme théocratique, le despotisme monarchique ont plus
d'une fois obtenu l'aveu, presque l'affection de la population qui les
subissait. Le despotisme féodal a toujours été
repoussé, odieux; il a pesé sur les destinées,
sans jamais régner sur les âmes. C'est que, dans la théocratie,
dans la monarchie, le pouvoir s'exerce en vertu de certaines croyances
communes au maître et aux sujets; il est le représentant,
le ministre d'un autre pouvoir, supérieur à tous les pouvoirs
humains; il parle et agit au nom de la Divinité ou d'une idée
générale, point au nom de l'homme lui-même, de l'homme
seul. Le despotisme féodal est tout autre; c'est le pouvoir de
l'individu sur l'individu, la domination de la volonté personnelle
et capricieuse d'un homme. C'est là peut-être la seule
tyrannie qu'à son éternel honneur, l'homme ne veuille
jamais accepter. Partout où, dans un maître, il ne voit
qu'un homme, dès que la volonté qui pèse sur lui
n'est qu'une volonté humaine, individuelle comme la sienne, il
s'indigne et ne supporte le joug qu'avec courroux. Tel était
le véritable caractère, caractère distinctif du
pouvoir féodal; et telle est aussi l'origine de l'antipathie
qu'il n'a cessé d'inspirer.
[21] L'élément religieux qui s'y associait était
peu propre à en adoucir le poids. Je ne crois pas que l'influence
du prêtre, dans la petite société que je viens de
décrire, fût grande, ni qu'il réussît beaucoup
à légitimer les rapports de la population inférieure
avec le seigneur. L'Église a exercé sur la civilisation
européenne une très-grande action, mais en procédant
d'une manière générale, en changeant les dispositions
générales des hommes. Quand on entre de près dans
la petite société féodale proprement dite, l'influence
du prêtre, entre le seigneur et les colons, est presque nulle.
Le plus souvent, il était lui-même grossier et subalterne
comme un serf, et très-peu en état ou en disposition de
lutter contre l'arrogance du seigneur. Sans doute, appelé seul
à entretenir, à développer dans la population inférieure
quelque vie morale, il lui était cher et utile à ce titre;
il y répandait quelque consolation et quelque lumière;
mais il pouvait et faisait, je crois, très-peu de chose pour
sa destinée.
J'ai examiné la société féodale élémentaire;
j'ai mis sous vos yeux les principales conséquences qui en devaient
découler, soit pour le possesseur du fief lui-même, soit
pour sa famille, soit pour la population agglomérée autour
de lui. Sortons à présent de cette étroite enceinte.
La population du fief n'est pas seule sur [22] le territoire;
il y a d'autres sociétés, analogues ou différentes,
avec lesquelles elle est en relation. Que devient-elle alors? Quelle
influence doit exercer sur la civilisation cette société
générale à laquelle elle appartient?
Une courte observation avant de répondre: il est vrai, le possesseur
de fief et le prêtre appartenaient l'un et l'autre à une
société générale; ils avaient au loin de
nombreuses et fréquentes relations. Il n'en était pas
de même des colons, des serfs: toutes les fois que pour désigner
la population des campagnes, à cette époque, on se sert
d'un mot général et qui semble impliquer une seule et
même société, du mot peuple par exemple, on parle
sans vérité. Il n'y avait pour cette population point
de société générale; son existence était
purement locale. Hors du territoire qu'ils habitaient, les colons n'avaient
à faire à personne, ne tenaient à personne et à
rien. Il n'y avait pour eux point de destinée commune, point
de patrie commune; ils ne formaient point un peuple. Quand on parle
de l'association féodale dans son ensemble, c'est des seuls possesseurs
de fiefs qu'il s'agit.
Voyons quels étaient les rapports de la petite société
féodale avec la société générale
dans laquelle elle était engagée, et quelles conséquences
ces rapports ont dû amener dans le développement de la
civilisation.
[23] Vous savez tous, Messieurs, quels liens unissaient entr'eux
les possesseurs de fiefs, quelles relations étaient attachées
à leurs propriétés, quelles étaient les
obligations de service d'une part, de protection de l'autre. Je n'entrerai
pas dans le détail de ces obligations, il me suffit que vous
en ayez une idée générale. De là devaient
nécessairement découler, dans l'âme de chaque possesseur
de fief, un certain nombre d'idées et de sentimens moraux, des
idées de devoir, des sentimens d'affection. Que le principe de
la fidélité, du dévouement, de la loyauté
aux engagemens, et tous les sentimens qui s'y peuvent joindre, aient
été développés, entretenus par les relations
des possesseurs de fiefs entr'eux, le fait est évident.
Ces obligations, ces devoirs, ces sentimens ont tenté de se convertir
en droits et en institutions. Il n'y a personne qui ne sache que la
féodalité a voulu régler légalement quels
étaient les services que le possesseur de fief devait à
son suzerain; quels services réciproques il en pouvait attendre;
dans quels cas le vassal devait à son suzerain une aide militaire
ou une aide d'argent; dans quelles formes le suzerain devait obtenir
le consentement de ses vassaux, pour les services auxquels ils n'étaient
pas tenus envers lui par la seule possession de leurs fiefs. On essaya
de mettre tous [24] ces droits sous la garantie d'institutions
qui avaient pour but d'en assurer le respect. Ainsi, les juridictions
seigneuriales étaient destinées à rendre la justice
entre les possesseurs de fiefs, sur les réclamations portées
devant leur suzerain commun. Ainsi tout seigneur un peu considérable
réunissait ses vassaux en Parlement, pour traiter avec eux des
affaires qui exigeaient leur consentement ou leur concours. Il y avait,
en un mot, un ensemble de moyens politiques, judiciaires, militaires,
par lesquels on tentait d'organiser le régime féodal,
de convertir les relations des possesseurs de fiefs en droits et en
institutions.
Mais à ces droits, à ces institutions, nulle réalité,
nulle garantie.
Quand on se demande ce que c'est qu'une garantie, une garantie politique,
on est amené à reconnaître que son caractère
fondamental, c'est la présence constante, au milieu de la société,
d'une volonté, d'une force en disposition et en état d'imposer
une loi aux volontés et aux forces particulières, de leur
faire observer la règle commune, respecter le droit général.
Il n'y a que deux systèmes possibles de garanties politiques:
il faut ou une volonté, une force particulière tellement
supérieure à toutes les autres, qu'aucune ne puisse lui
résister, et qu'elles [25] soient toutes obligées
de se soumettre dès qu'elle intervient; ou une force, une volonté
publique, qui soit le résultat du concours, du développement
des volontés particulières, et se trouve également
en état, quand une fois elle est sortie de leur sein, de s'imposer
à tous, de se faire respecter de tous.
Tels sont les deux seuls systèmes de garanties politiques possibles;
le despotisme d'un seul ou d'un corps, ou le gouvernement libre. Quand
on passe les systèmes en revue, on trouve qu'ils rentrent tous
sous l'un ou l'autre de ceux-là.
Eh bien! Messieurs, ni l'un ni l'autre n'existait, ne pouvait exister
dans le régime féodal.
Sans doute, les possesseurs de fiefs n'étaient pas tous égaux
entre eux; il y en avait de beaucoup plus puissans, et beaucoup d'assez
puissans pour opprimer les plus faibles. Il n'y en avait aucun, à
commencer par le premier des suzerains, par le roi, qui fût en
état d'imposer la loi à tous les autres, en état
de se faire obéir. Remarquez que tous les moyens permanens de
pouvoir et d'action manquaient; point de troupes permanentes, point
d'impôts permanens, point de tribunaux permanens. Les forces,
les institutions sociales étaient, en quelque sorte, obligées
de recommencer, de se recréer chaque fois qu'on en avait besoin.
Il fallait créer des tribunaux pour [26] chaque procès,
créer une armée quand on avait une guerre à faire,
se créer un revenu au moment où on avait besoin d'argent;
tout était occasionnel, accidentel, spécial; il n'y avait
aucun moyen de gouvernement central, permanent, indépendant.
Il est clair que, dans un tel système, aucun individu n'était
en mesure d'imposer aux autres sa volonté, de faire respecter
de tous le droit général.
D'un autre côté, la résistance était aussi
facile que la répression était difficile. Enfermé
dans son habitation, ayant à faire à un petit nombre d'ennemis,
trouvant facilement, chez les vassaux de même situation que lui,
des moyens de coalition, des secours, le possesseur de fief se défendait
très-aisément.
Voilà donc le premier système des garanties politiques,
le système qui les place dans l'intervention du plus fort, le
voilà démontré impossible sous le régime
féodal.
L'autre système, celui du gouvernement libre, d'un pouvoir public,
d'une force publique, était également impraticable; il
n'a jamais pu naître au sein de la féodalité. La
cause en est simple. Quand nous parlons aujourd'hui d'un pouvoir public,
de ce que nous appelons les droits de la souveraineté, le droit
de donner des lois, de taxer, de punir, nous savons, nous pensons tous
[27] que ces droits n'appartiennent à personne, que personne
n'a, pour son propre compte, le droit de punir les autres, de leur imposer
une charge, une loi. Ce sont là des droits qui n'appartiennent
qu'à la société en masse, qui sont exercés
en son nom, qu'elle ne tient pas d'elle-même, qu'elle reçoit
de plus haut. Ainsi, quand un individu arrive devant la force investie
de ces droits, le sentiment qui domine en lui, peut-être à
son insu, c'est qu'il est en présence d'un pouvoir public, légitime,
qui a mission pour lui commander, et il est en quelque sorte soumis
d'avance et intérieurement. Il en était tout autrement
sous la féodalité. Le possesseur du fief, dans son domaine,
sur les hommes qui l'habitaient, était investi de tous les droits
de la souveraineté; ils étaient inhérens au domaine,
matière de propriété privée. Ce que nous
appelons aujourd'hui les droits publics, c'était des droits privés;
ce que nous appelons des pouvoirs publics, c'était des pouvoirs
privés. Quand un possesseur de fief, après avoir exercé
la souveraineté en son nom, comme propriétaire, sur toute
la population au milieu de laquelle il vivait, se rendait à une
assemblée, à un parlement tenu auprès de son suzerain,
parlement peu nombreux, en général, et composé
de ses pareils ou à peu près, il n'apportait pas là,
il [28] n'en remportait pas l'idée d'un pouvoir public.
Cette idée était en contradiction avec toute son existence,
avec tout ce qu'il avait fait dans l'intérieur de ses domaines.
Il ne voyait là que des hommes investis des mêmes droits
que lui, dans la même situation que lui, agissant comme lui au
nom de leur volonté personnelle. Rien ne le portait, ne le forçait
à reconnaître, dans la portion la plus élevée
du gouvernement, dans les institutions que nous appelons publiques,
ce caractère de supériorité, de généralité,
inhérent à l'idée que nous nous formons des pouvoirs
politiques. Et s'il était mécontent de la décision,
il refusait d'y concourir, ou en appelait à la force pour y résister.
La force, telle était, sous le régime féodal, la
garantie véritable et habituelle du droit, si on peut appeler
la force une garantie. Tous les droits recouraient sans cesse à
la force pour se faire reconnaître ou respecter. Nulle institution
n'y réussissait. On le sentait si bien, qu'on ne s'adressait
guère aux institutions. Si les cours seigneuriales et les parlemens
de vassaux avaient été en état d'agir, on les rencontrerait
bien plus actifs, bien plus fréquens que ne les montre l'histoire;
leur rareté prouve leur nullité.
Il ne faut pas s'en étonner; il y en a une raison plus décisive
et plus profonde que celles que je viens d'indiquer.
[29] De tous les systèmes de gouvernement et de garantie
politique, à coup sûr le plus difficile à établir,
à faire prévaloir, c'est le système fédératif;
ce système, qui consiste à laisser dans chaque localité,
dans chaque société particulière, toute la portion
de gouvernement qui peut y rester, et à ne lui enlever que la
portion indispensable au maintien de la société générale,
pour la porter au centre de cette même société,
et l'y constituer sous la forme de gouvernement central. Le système
fédératif, logiquement le plus simple, est en fait le
plus complexe; pour concilier le degré d'indépendance,
de liberté locale qu'il laisse subsister, avec le degré
d'ordre général, de soumission générale
qu'il exige et suppose dans certains cas, il faut évidemment
une civilisation très-avancée; il faut que la volonté
de l'homme, la liberté individuelle concoure à l'établissement
et au maintien du système, bien plus que dans aucun autre, car
les moyens coërcitifs y sont bien moindres que partout ailleurs.
Le système fédératif est donc celui qui exige évidemment
le plus grand développement de raison, de moralité, de
civilisation, dans la société à laquelle il s'applique.
Eh bien! C'était cependant ce système que le régime
féodal essayait d'établir; la féodalité
générale était une véritable fédération.
Elle reposait sur les mêmes principes [30] qui fondent
aujourd'hui, par exemple, la fédération des états-Unis
d'Amérique. Elle prétendait laisser, entre les mains de
chaque seigneur, toute la portion de gouvernement, de souveraineté
qui pouvait y rester, et ne porter au suzerain ou à l'assemblée
générale des barons, que la moindre portion possible de
pouvoir, et uniquement dans les cas où cela était absolument
nécessaire. Vous comprenez l'impossibilité d'établir
un système pareil au milieu de l'ignorance, des passions brutales,
en un mot, de l'état moral si imparfait de l'homme sous la féodalité.
La nature même du gouvernement était en contradiction avec
les idées, les moeurs des hommes mêmes auxquels on voulait
l'appliquer. Qui s'étonnerait du mauvais succès de ces
tentatives d'organisation?
Nous avons considéré la société féodale,
d'abord dans son élément le plus simple, dans son élément
fondamental, puis dans son ensemble. Nous avons cherché, sous
ces deux points de vue, ce qu'elle avait fait, ce qu'elle avait dû
faire, ce qui avait découlé de sa nature quant à
son influence sur le cours de la civilisation. Nous sommes, je crois,
conduits à ce double résultat:
1º. La féodalité a dû exercer une assez grande
influence, et, à tout prendre, une influence salutaire [31]
sur le développement intérieur de l'individu; elle a suscité
dans les âmes des idées, des sentimens énergiques,
des besoins moraux, de beaux développemens de caractère,
de passion.
2º. Sous le point de vue social, elle n'a pu fonder ni ordre légal,
ni garanties politiques; elle était indispensable pour recommencer
en Europe la société tellement dissoute par la barbarie,
qu'elle n'était pas capable d'une forme plus régulière
ni plus étendue; mais la forme féodale, radicalement mauvaise
en soi, ne pouvait ni se régulariser, ni s'étendre. Le
seul droit politique que le régime féodal ait su faire
valoir dans la société européenne, c'est le droit
de résistance: je ne dis pas de la résistance légale;
il ne pouvait être question de résistance légale
dans une société si peu avancée. Le progrès
de la société est précisément de substituer,
d'une part, les pouvoirs publics aux volontés particulières;
de l'autre, la résistance légale à la résistance
individuelle. C'est là le grand but, le principal perfectionnement
de l'ordre social; on laisse à la liberté personnelle
une grande latitude; puis, quand la liberté personnelle vient
à faillir, quand il faut lui demander compte d'elle-même,
on s'adresse uniquement à la raison publique; on appelle la raison
publique à vider le procès qu'on fait à la liberté
de l'individu. Tel [32] est le système de l'ordre légal
et de la résistance légale. Vous comprenez sans peine
que, sous la féodalité, il n'y avait lieu à rien
de semblable. Le droit de résistance qu'a soutenu et pratiqué
le régime féodal, c'est le droit de résistance
personnelle; droit terrible, insociable, puisqu'il en appelle à
la force, à la guerre, ce qui est la destruction de la société
même; droit qui cependant ne doit jamais être aboli au fond
du coeur des hommes, car, son abolition, c'est l'acceptation de la servitude.
Le sentiment du droit de résistance avait péri dans l'opprobre
de la société romaine, et ne pouvait renaître de
ses débris; il ne sortait pas non plus naturellement, à
mon avis, des principes de la société chrétienne.
La féodalité l'a fait rentrer dans les moeurs de l'Europe.
C'est l'honneur de la civilisation de le rendre à jamais inactif
et inutile; c'est l'honneur du régime féodal de l'avoir
constamment professé et défendu.
Tel est, Messieurs, si je ne m'abuse, le résultat de l'examen
de la société féodale considérée
en elle-même, dans ses élémens généraux,
et indépendamment du développement historique. Si nous
passons aux faits, à l'histoire, nous verrons qu'il est arrivé
ce qui devait arriver, que le régime féodal a fait ce
qu'il devait faire, que sa destinée a été conforme
à sa nature. Les événemens peuvent être apportés
en preuve de toutes les [33] conjectures, de toutes les inductions
que je viens de tirer de la nature même de ce régime.
Jetons un coup-d'oeil sur l'histoire générale de la féodalité
du dixième au treizième siècle: il est impossible
de méconnaître qu'elle a exercé sur le développement
individuel de l'homme, sur le développement des sentimens, des
caractères, des idées, une grande et salutaire influence.
On ne peut ouvrir l'histoire de ce temps sans rencontrer une foule de
sentimens nobles, de grandes actions, de beaux développemens
de l'humanité, nés évidemment du sein des moeurs
féodales. La chevalerie ne ressemble guère, en fait, à
la féodalité, cependant elle en est la fille; c'est de
la féodalité qu'est sorti cet idéal des sentimens
élevés, généreux, fidèles. Il dépose
en faveur de son berceau.
Portez d'un autre côté votre vue: les premiers élans
de l'imagination européenne, les premiers essais de poésie,
de littérature, les premiers plaisirs intellectuels que l'Europe
ait goûtés au sortir de la barbarie, c'est à l'abri,
sous les ailes de la féodalité, c'est dans l'intérieur
des châteaux que vous les voyez naître. Pour ce genre de
développement de l'humanité, il faut du mouvement dans
l'âme, dans la vie, du loisir, mille conditions qui ne pouvaient
se rencontrer dans l'existence pénible, triste, grossière,
dure, du commun [34] peuple. En France, en Angleterre, en Allemagne,
c'est aux temps féodaux que se rattachent les premiers souvenirs
littéraires, les premières jouissances intellectuelles
de l'Europe. En revanche, si nous consultons l'histoire sur l'influence
sociale de la féodalité, elle nous répondra, toujours
d'accord avec nos conjectures, que partout le régime féodal
a été opposé tant à l'établissement
de l'ordre général qu'à l'extension de la liberté
générale. Sous quelque point de vue que vous considériez
le progrès de la société, vous rencontrez le régime
féodal comme obstacle. Aussi, dès que la société
féodale existe, les deux forces qui ont été les
grands mobiles du développement de l'ordre et de la liberté,
d'une part le pouvoir monarchique, de l'autre le pouvoir populaire,
la royauté et le peuple, l'attaquent et luttent sans relâche
contre elle. Quelques tentatives ont été faites à
diverses époques pour la régulariser, pour en faire un
état un peu légal, un peu général: en Angleterre,
par Guillaume-Le-Conquérant et ses fils, en France par Saint-Louis,
en Allemagne par plusieurs des empereurs. Tous les essais, tous les
efforts ont échoué. La nature même de la société
féodale repoussait l'ordre et la légalité. Dans
les siècles modernes, quelques hommes d'esprit ont tenté
de réhabiliter la féodalité comme système
social; ils ont voulu y voir un état légal, réglé,
progressif; [35] ils s'en sont fait un âge d'or. Demandez-leur
où ils le placent, sommez-les de lui assigner un lieu, un temps,
ils n'y réussiront point; c'est une utopie sans date, c'est un
drame pour lequel on ne trouve, dans le passé, ni théâtre
ni acteurs. La cause de l'erreur est facile à découvrir;
et elle explique également la méprise de ceux qui ne peuvent
prononcer le nom de la féodalité, sans y joindre un anathême
absolu. Les uns et les autres n'ont pas pris soin de considérer
la double face sous laquelle la féodalité se présente;
de distinguer, d'une part, son influence sur le développement
individuel de l'homme, sur les sentimens, les caractères, les
passions; de l'autre, son influence sur l'état social. Les uns
n'ont pu se figurer qu'un système social dans lequel on trouvait
tant de beaux sentimens, tant de vertus, dans lequel on voyait naître
toutes les littératures, les moeurs prendre quelque élévation,
quelque grandeur, qu'un tel système fût aussi mauvais,
aussi fatal qu'on le prétendait. Les autres n'ont vu que le mal
fait par la féodalité à la masse de la population,
l'obstacle apporté à l'établissement de l'ordre
et de la liberté, et ils n'ont pu croire qu'il en fût sorti
de beaux caractères, de grandes vertus, un progrès quelconque.
Les uns et les autres ont méconnu le double élément
de la civilisation; ils ont méconnu qu'elle consistait dans deux
développemens, dont l'un pouvait, dans [36] le temps,
se produire indépendamment de l'autre, quoiqu'au bout des siècles,
et par la longue série des faits, ils dussent s'appeler et s'amener
réciproquement.
Du reste, Messieurs, ce qu'a été la féodalité,
elle devait l'être; ce qu'elle a fait, elle devait le faire. L'individualité,
l'énergie de l'existence personnelle, tel était le fait
dominant parmi les vainqueurs du monde romain; le développement
de l'individualité devait donc résulter, avant tout, du
régime social fondé par eux et pour eux. Ce que l'homme
lui-même apporte dans un système social, au moment où
il y entre, ses dispositions intérieures, morales, influent puissamment
sur la situation où il s'établit. La situation, à
son tour, réagit sur les dispositions et les fortifie et les
développe. L'individu dominait dans la société
germaine; c'est au profit du développement de l'individu que
la société féodale, fille de la société
germaine, a déployé son influence. Nous retrouverons le
même fait dans les divers élémens de la civilisation;
ils sont demeurés fidèles à leur principe; ils
ont avancé et poussé le monde dans la route où
ils étaient entrés d'abord. Dans notre prochaine réunion,
l'histoire de l'Église et de son influence, du cinquième
au douzième siècle, sur la civilisation européenne,
nous en fournira un nouvel et éclatant exemple.