[1] Messieurs,
J'ai mis sous vos yeux les élémens fondamentaux de la
civilisation européenne, en les retrouvant dans son berceau même,
au moment de la chute de l'Empire romain. J'ai essayé de vous
faire entrevoir d'avance quelle avait été leur diversité,
leur lutte constante, et qu'aucun d'eux n'avait réussi à
dominer notre société, à la dominer du moins si
pleinement qu'il s'asservît les autres ou les expulsât.
Nous avons reconnu que c'était là le caractère
distinctif de la civilisation européenne. Nous abordons aujourd'hui
son histoire, à son début, dans les siècles [2]
qu'on est convenu d'appeler barbares. Il est impossible, au premier
regard qu'on porte sur cette époque, de ne pas être frappé
d'un fait qui semble en contradiction avec ce que nous venons de dire.
Dès que vous cherchez quelles notions on s'est formées
sur les antiquités de l'Europe moderne, vous vous apercevez que
les élémens divers de notre civilisation, les principes
monarchique, théocratique, aristocratique, démocratique,
prétendent tous qu'originairement la société européenne
leur appartenait, et qu'ils n'en ont perdu l'empire que par les usurpations
de principes contraires. Interrogez tout ce qui a été
écrit, tout ce qui a été dit à ce sujet;
vous verrez que tous les systèmes, par lesquels on a tenté
de représenter ou d'expliquer nos origines, soutiennent la prédominance
exclusive de l'un ou de l'autre des élémens de la civilisation
européenne.
Ainsi il y a une école des publicistes féodaux, dont le
plus célèbre est M. de Boulainvilliers, qui prétend
qu'après la chute de l'Empire romain, c'était la nation
conquérante, devenue ensuite la noblesse, qui possédait
tous les pouvoirs, tous les droits; que la société était
son domaine; que les rois et les peuples l'en ont dépouillée;
que l'organisation aristocratique est la forme primitive et véritable
de l'Europe.
[3] A côté de cette école, vous trouverez
celle des publicistes monarchiques, l'abbé Dubos, par exemple,
qui soutiennent qu'au contraire c'était à la royauté
qu'appartenait la société européenne. Les rois
germains avaient, disent-ils, hérité de tous les droits
des empereurs romains; ils avaient même été appelés
par les anciens peuples, par les Gaulois entr'autres; eux seuls dominaient
légitimement; toutes les conquêtes de l'aristocratie ne
sont que des empiétemens sur la monarchie.
Une troisième école se présente, celle des publicistes
libéraux, républicains, démocrates, comme on voudra
les appeler: consultez l'abbé de Mably; selon lui, c'était
à un système d'institutions libres, à l'assemblée
des hommes libres, au peuple proprement dit, qu'était dévolu,
dès le cinquième siècle, le gouvernement de la
société; nobles et rois se sont enrichis des dépouilles
de la liberté primitive; elle a succombé sous leurs attaques,
mais elle régnait avant eux.
Et au-dessus de toutes ces prétentions monarchiques, aristocratiques,
populaires, s'élève la prétention théocratique
de l'Église qui dit qu'en vertu de sa mission même, de
son titre divin, c'était à elle qu'appartenait la société,
qu'elle seule avait droit de la gouverner, qu'elle seule était
reine légitime du monde européen, [4] conquis par
ses travaux à la civilisation et à la vérité.
Voici donc dans quelle situation nous nous trouvons. Nous avons cru
reconnaître qu'aucun des élémens de la civilisation
européenne n'a exclusivement dominé dans le cours de son
histoire, qu'ils ont vécu dans un état constant de voisinage,
d'amalgame, de lutte, de transaction; et, dès nos premiers pas,
nous rencontrons cette opinion directement contraire que, dans notre
berceau même, au sein de l'Europe barbare, c'était tel
ou tel de ces élémens qui possédait seul la société.
Et ce n'est pas dans un seul pays, c'est dans tous les pays de l'Europe
que, sous des formes un peu diverses, à des époques différentes,
les divers principes de notre civilisation ont manifesté ces
inconciliables prétentions. Les écoles historiques que
nous venons de caractériser se rencontrent partout.
Ce fait est important, Messieurs, non en lui-même, mais parce
qu'il révèle d'autres faits qui tiennent dans notre histoire
une grande place. Dans cette simultanéité des prétentions
les plus opposées à la possession exclusive du pouvoir,
dans le premier âge de l'Europe moderne, se révèlent
deux faits considérables. Le premier, c'est le principe, l'idée
de la légitimité politique; idée qui a joué
un grand rôle dans le cours de la [5] civilisation européenne.
Le second, c'est le caractère particulier, véritable,
de l'état de l'Europe barbare, de cette époque dont nous
avons spécialement à nous occuper aujourd'hui.
Je vais essayer de mettre ces deux faits en lumière, de les tirer
successivement de cette lutte de prétentions primitives que je
viens d'exposer.
Que prétendent, Messieurs, les divers élémens de
la civilisation européenne, théocratique, monarchique,
aristocratique, populaire, lorsqu'ils veulent avoir été
les premiers à posséder la société en Europe?
Qu'est-ce autre chose que la prétention d'être seuls légitimes?
La légitimité politique est évidemment un droit
fondé sur l'ancienneté, sur la durée; la priorité
dans le temps est invoquée comme la source du droit, comme la
preuve de la légitimité du pouvoir. Et remarquez, je vous
prie, que cette prétention n'est point particulière à
un système, à un élément de notre civilisation,
qu'elle se retrouve dans tous. On s'est accoutumé, dans les temps
modernes, à ne considérer l'idée de la légitimité
que dans un système, le système monarchique. On a tort;
elle se retrouve dans tous les systèmes. Vous voyez déjà
que tous les élémens de notre civilisation ont également
voulu se l'approprier. Entrez plus avant dans l'histoire de l'Europe;
vous verrez les formes sociales, les gouvernemens les [6] plus
divers, également en possession de ce caractère de la
légitimité. Les aristocraties et les démocraties
italiennes ou suisses, la république de Saint-Marin, comme les
plus grandes monarchies de l'Europe, se sont dites, et ont été
tenues pour légitimes; les unes, tout comme les autres, ont fondé
sur l'ancienneté de leurs institutions, sur la priorité
historique et la perpétuité de leur système de
gouvernement, leur prétention à la légitimité.
Si vous sortez de l'Europe moderne, si vous portez vos regards dans
d'autres temps, sur d'autres pays, vous rencontrez partout cette idée
de la légitimité politique; vous la trouvez s'attachant
partout à quelque portion du gouvernement, à quelque institution,
à quelque forme, à quelque maxime. Aucun pays, aucun temps
où il n'y ait une certaine portion du système social,
des pouvoirs publics, qui ne se soit donné, et à laquelle
on n'ait reconnu ce caractère de la légitimité
venant de l'ancienneté, de la durée.
Quel est ce principe? Quels en sont les élémens? Que veut-il
dire? Comment s'est-il introduit dans la civilisation européenne?
A l'origine de tous les pouvoirs, je dis de tous indistinctement, on
rencontre la force; non pas que je veuille dire que la force seule les
a tous [7] fondés, et que, s'ils n'avaient eu, à
leur origine, d'autre titre que la force, ils se seraient établis.
Evidemment il en faut d'autres; les pouvoirs se sont établis
en vertu de certaines convenances sociales, de certains rapports avec
l'état de la société, avec les moeurs, les opinions.
Mais il est impossible de ne pas reconnaître que la force a souillé
le berceau de tous les pouvoirs du monde, quelles qu'aient été
leur nature et leur forme.
Eh bien! Messieurs, cette origine-là, personne n'en veut; tous
les pouvoirs, quels qu'ils soient, la renient; il n'y en a aucun qui
veuille être né du sein de la force. Un instinct invincible
avertit les gouvernemens que la force ne fonde pas un droit, et que,
s'ils n'avaient pour origine que la force, le droit ne pourrait jamais
en sortir. Voilà pourquoi, quand on remonte aux temps anciens,
quand on y trouve les divers systèmes, les divers pouvoirs en
proie à la violence, tous s'écrient: "j'étais antérieur,
je subsistais auparavant, je subsistais en vertu d'autres titres; la
société m'appartenait avant cet état de violence
et de lutte dans lequel vous me rencontrez; j'étais légitime;
on m'a contesté, on m'a enlevé mes droits."
Ce fait seul prouve, Messieurs, que l'idée de la force n'est
pas le fondement de la légitimité politique, qu'elle repose
sur une toute autre base. [8] Que font en effet tous les systèmes,
par ce désaveu formel de la force? Ils proclament eux-mêmes
qu'il y a une autre légitimité, vrai fondement de toutes
les autres, la légitimité de la raison, de la justice,
du droit; c'est là l'origine à laquelle ils ont besoin
de se rattacher. C'est parce qu'ils ne veulent pas de la force pour
berceau, qu'ils se prétendent investis, au nom de leur ancienneté,
d'un titre différent. Le premier caractère de la légitimité
politique, c'est donc de renier la force comme source du pouvoir, de
le rattacher à une idée morale, à une force morale,
à l'idée du droit, de la justice, de la raison. C'est
là l'élément fondamental dont le principe de la
légitimité politique est sorti. Il en est sorti à
l'aide du temps, à l'aide de la durée. Voici comment.
Après que la force a présidé à la naissance
de tous les gouvernemens, de toutes les sociétés, le temps
marche; il change les oeuvres de la force, il les corrige, et les corrige
par cela seul qu'une société dure, et qu'elle est composée
d'hommes. L'homme porte en lui-même un certain nombre de notions
d'ordre, de justice, de raison, un certain besoin de les faire prévaloir,
de les introduire dans les faits au milieu desquels il vit; il y travaille
sans cesse; et si l'état social où il est placé
continue, son travail a un certain effet. L'homme [9] met de
la raison, de la moralité, de la légitimité dans
le monde au milieu duquel il vit.
Indépendamment du travail de l'homme, par une loi de la providence
qu'il est impossible de méconnaître, loi analogue à
celle qui régit le monde matériel, il y a une certaine
mesure d'ordre, de raison, de justice, qui est indispensable pour qu'une
société dure. Du seul fait de la durée, on peut
conclure qu'une société n'est pas complétement
absurde, insensée, inique; qu'elle n'est pas absolument dépourvue
de cet élément de raison, de vérité, de
justice, qui seul peut faire vivre les sociétés. Si de
plus la société se développe, si elle devient plus
forte, plus puissante, si l'état social est, de jour en jour,
accepté par un plus grand nombre d'hommes, c'est qu'il s'y introduit,
par l'action du temps, plus de raison, plus de justice, plus de droit;
c'est que les faits se règlent peu à peu suivant la véritable
légitimité.
Ainsi pénètre dans le monde, et du monde dans les esprits,
l'idée de la légitimité politique. Elle a pour
fondement, pour première origine, en une certaine mesure du moins,
la légitimité morale, la justice, la raison, la vérité;
et puis la sanction du temps, qui donne lieu de croire que la raison
est entrée dans les faits, que la légitimité véritable
s'est introduite dans le [10] monde extérieur. A l'époque
que nous allons étudier, vous trouverez la force et le mensonge
planant sur le berceau de la royauté, de l'aristocratie, de la
démocratie, de l'Église même; partout vous verrez
la force et le mensonge se réformant peu à peu sous la
main du temps; le droit et la vérité prenant place dans
la civilisation. C'est cette introduction du droit et de la vérité,
dans l'état social, qui a développé peu à
peu l'idée de la légitimité politique; c'est ainsi
qu'elle s'est établie dans la civilisation moderne.
Quand donc on a essayé, à diverses époques, de
faire de cette idée la bannière du pouvoir absolu, on
l'a détournée de son origine véritable. Elle est
si peu la bannière du pouvoir absolu, que c'est au nom du droit
et de la justice qu'elle a pénétré et pris pied
dans le monde. Elle n'est pas non plus exclusive; elle n'appartient
à personne en particulier, elle naît partout où
se développe le droit. La légitimité politique
s'attache à la liberté comme au pouvoir, aux droits individuels
comme aux formes suivant lesquelles s'exercent les fonctions publiques.
Nous la rencontrerons en avançant, je le répète,
dans les systèmes les plus contraires, dans le système
féodal, dans les communes de Flandre et d'Allemagne, dans les
républiques d'Italie, comme dans la monarchie. C'est un caractère
répandu sur les divers élémens de la civilisation
[11] moderne, et qu'il est nécessaire de bien comprendre
en abordant son histoire.
Le second fait qui se révèle clairement dans la simultanéité
des prétentions dont j'ai parlé en commençant,
c'est le véritable caractère de l'époque dite barbare.
Tous les élémens de la civilisation européenne
prétendent qu'à cette époque ils possédaient
l'Europe: donc, aucun d'eux n'y dominait. Quand une forme sociale domine
dans le monde, il n'est pas si difficile de la reconnaître. En
arrivant au dixième siècle, nous reconnaîtrons sans
hésiter la prépondérance de la féodalité;
au dix-septième, nous n' hésiterons pas à affirmer
que c'est le principe monarchique qui prévaut; si nous regardons
aux communes de Flandre, aux républiques italiennes, nous déclarerons
sur-le-champ l'empire du principe démocratique. Quand il y a
réellement un principe dominant dans la société,
il n'y a pas moyen de s'y méprendre.
Le débat qui s' élève entre les divers systèmes
qui se sont partagé la civilisation européenne, sur la
question de savoir lequel y dominait à son origine, prouve donc
qu'ils y coexistaient tous, sans qu'aucun prévalût assez
généralement, assez sûrement, pour donner à
la société sa forme et son nom.
Tel est, en effet, le caractère de l'époque [12]
barbare: c'est le chaos de tous les élémens, l'enfance
de tous les systèmes, un pêle-mêle universel, où
la lutte même n'était ni permanente, ni systématique.
Je pourrais, en examinant sous toutes ses faces l'état social
à cette époque, vous montrer qu'il est impossible d'y
découvrir nulle part aucun fait, aucun principe un peu général,
un peu établi. Je me bornerai à deux points essentiels:
l'état des personnes, et l'état des institutions. C'en
sera assez pour peindre la société tout entière.
On rencontre à cette époque quatre classes de personnes:
1˚ les hommes libres, c'est-à-dire ceux qui ne dépendaient
d'aucun supérieur, d'aucun patron, possédaient leurs biens
et gouvernaient leur vie en toute liberté, sans aucun lien qui
les obligeât envers un autre homme; 2˚ les leudes,
Fidèles, Anstrustions, etc., liés par une relation
d'abord du compagnon au chef, puis du vassal au suzerain, à un
autre homme envers qui, par suite d'une concession de terres, ou d'autres
dons, ils avaient contracté l'obligation d'un service; 3˚
les affranchis; 4˚ les esclaves.
Ces classes diverses sont-elles fixes? Les hommes, une fois casés
dans leurs limites, y demeurent-ils? Les relations des diverses classes
sont-elles un peu régulières, permanentes? Nullement.
Vous voyez sans cesse des hommes libres [13] qui sortent de leur
situation pour se mettre au service de quelqu'un, reçoivent de
lui un don quelconque, et passent dans la classe des Leudes; d'autres
qui tombent dans celle des esclaves. Ailleurs, des Leudes travaillent
à se détacher de leur patron, à redevenir indépendans,
à rentrer dans la classe des hommes libres. Partout un mouvement,
un passage continuel d'une classe à l'autre; une incertitude,
une instabilité générale dans les rapports des
classes; aucun homme ne demeure dans sa situation; aucune situation
ne demeure la même.
Les propriétés sont dans le même état: vous
savez qu'on distinguait les propriétés allodiales, ou
entièrement libres, et les propriétés bénéficiaires,
ou soumises à certaines obligations envers un supérieur;
vous savez comment on a tenté d'établir, dans cette dernière
classe de propriétés, un système précis
et arrêté: on a dit que les bénéfices avaient
d'abord été donnés pour un nombre d'années
déterminé, puis à vie, et qu'ils étaient
enfin devenus héréditaires. Vaine tentative: toutes ces
espèces de propriétés existent pêle-mêle,
et simultanément; on rencontre à la même époque
des bénéfices à temps, à vie, héréditaires;
la même terre passe en quelques années par ces différens
états. Rien n'est plus stable ni plus général dans
l'état des terres que dans l'état [14] des personnes.
Partout se fait sentir la transition laborieuse de la vie errante à
la vie sédentaire, des relations personnelles aux relations combinées
des hommes et des propriétés, ou relations réelles:
dans cette transition, tout est confus, local, désordonné.
Dans les institutions, même instabilité, même chaos.
Trois systèmes d'institutions sont en présence: la royauté,
les institutions aristocratiques, ou le patronage des hommes et des
terres les uns sur les autres, les institutions libres, c'est-à-dire
les assemblées d'hommes libres délibérant en commun.
Aucun de ces systèmes n'est en possession de la société,
aucun ne prévaut. Les institutions libres existent; mais les
hommes qui devraient faire partie des assemblées n'y vont guères.
La juridiction seigneuriale n'est pas plus régulièrement
exercée. La royauté, qui est l'institution la plus simple,
la plus facile à déterminer, n'a aucun caractère
fixe; elle est mêlée d'élection et d'hérédité:
tantôt le fils succède à son père; tantôt
l'élection se joue dans la famille; tantôt c'est une élection
pure et simple qui va choisir un parent éloigné, quelquefois
un étranger. Vous ne trouvez à aucun système rien
de fixe; toutes les institutions, comme toutes les situations sociales,
existent ensemble, et se confondent et changent continuellement.
[15] Dans les Etats règne la même mobilité:
on les crée, on les supprime; on les réunit, on les divise;
point de frontières, point de gouvernemens, point de peuples;
une confusion générale des situations, des principes,
des faits, des races, des langues: telle est l'Europe barbare.
Dans quelles limites est renfermée cette étrange époque?
Son origine est bien marquée, elle commence à la chute
de l'Empire romain. Mais où a-t-elle fini? Pour répondre
à cette question, il faut savoir à quoi tenait cet état
de la société, quelles étaient les causes de la
barbarie.
J'en crois reconnaître deux principales: l'une matérielle,
prise au dehors, dans le cours des événemens; l'autre
morale, prise au dedans, dans l'intérieur de l'homme lui-même.
La cause matérielle, c'était la continuation de l'invasion.
Il ne faut pas croire que l'invasion des Barbares se soit arrêtée
au cinquième siècle; il ne faut pas croire, parce que
l'Empire romain est tombé, et qu'on trouve des royaumes barbares
fondés sur ses ruines, que le mouvement des peuples soit à
son terme. Ce mouvement a duré long-temps après la chute
de l'Empire; les preuves en sont évidentes.
Voyez, sous la première race même, les rois francs continuellement
appelés à faire la guerre au-delà du Rhin; voyez
Clotaire, Dagobert, sans [16] cesse engagés dans des expéditions
en Germanie, luttant contre les Thuringiens, les Danois, les Saxons
qui occupaient la rive droite du Rhin. Pourquoi? C'est que ces nations
voulaient franchir le fleuve, et venir prendre leur part des dépouilles
de l'Empire. D'où viennent, vers le même temps, ces grandes
invasions en Italie des Francs établis dans la Gaule, et principalement
des Francs orientaux ou d'Austrasie? Ils se jettent sur la Suisse, passent
les Alpes, entrent en Italie; pourquoi? Ils sont poussés au nord-est
par des populations nouvelles; leurs expéditions ne sont pas
simplement des courses de pillage: il y a nécessité; on
les dérange dans leurs établissemens, ils vont chercher
fortune ailleurs. Une nouvelle nation germanique paraît sur la
scène et fonde en Italie le royaume des lombards. En Gaule, la
dynastie franque change; les Carlovingiens succèdent aux Mérovingiens:
il est reconnu maintenant que ce changement de dynastie fut, à
vrai dire, une nouvelle invasion des Francs dans la Gaule, un mouvement
de peuples qui substitua les Francs d'Orient à ceux d'Occident.
Le changement est consommé; c'est la seconde race qui gouverne:
Charlemagne recommence contre les Saxons ce que les Mérovingiens
faisaient contre les Thuringiens; il est sans cesse en guerre avec ces
peuples d'outre-Rhin. Qui les précipite? Ce sont les [17]
Obotrites, les Wiltzes, les Sorabes, les Bohêmes, toute la race
slave qui pèse sur la race germaine, et du sixième au
neuvième siècle la contraint à s'avancer vers l'Occident.
Partout au nord-est le mouvement d'invasion continue et détermine
les événemens.
Au Midi, un mouvement de même nature se déclare: les Arabes
musulmans paraissent; tandis que les peuples germaniques et slaves se
pressent le long du Rhin et du Danube, les aùArabes, sur toutes
les côtes de la Méditerranée, commencent leurs courses
et leurs conquêtes.
L'invasion des Arabes a un caractère particulier. L'esprit de
conquête et l'esprit de prosélytisme y sont réunis.
L'invasion est faite pour conquérir du territoire et pour répandre
une foi. La différence est grande entre ce mouvement et celui
des Germains. Dans le monde chrétien la force spirituelle et
la force temporelle sont distinctes. Le besoin de propager une croyance
n'est pas dans les mêmes hommes que le desir de la conquête.
Les Germains, en se convertissant, avaient conservé leurs moeurs,
leurs sentimens, leurs goûts; les intérêts et les
passions terrestres continuaient de les dominer; ils étaient
devenus chrétiens, mais non missionnaires. Les Arabes, au contraire,
étaient conquérans et missionnaires; la force de la parole
et celle de l'épée [18] étaient chez eux
dans les mêmes mains. Plus tard ce caractère a déterminé
le tour fâcheux de la civilisation musulmane; c'est dans l'unité
des pouvoirs temporel et spirituel, dans la confusion de l'autorité
morale et de la force matérielle, que la tyrannie, qui paraît
inhérente à cette civilisation, a pris naissance; telle
est, je crois, la principale cause de l'état stationnaire où
elle est partout tombée. Mais cela n'a point paru au premier
moment; de là est résultée, au contraire, pour
l'invasion arabe, une force prodigieuse. Faite avec des idées
et des passions morales, elle a eu sur-le-champ un éclat, une
grandeur qui avaient manqué à l'invasion germaine; elle
s'est déployée avec plus d'énergie et d'enthousiasme;
elle a frappé bien autrement l'esprit des hommes.
Telle était, Messieurs, du cinquième au neuvième
siècle, la situation de l'Europe; pressée au Midi par
les Mahométans, au Nord par les Germains et les Slaves, il était
impossible que la réaction de cette double invasion ne tînt
pas dans un désordre continuel l'intérieur du territoire
européen. Les populations étaient sans cesse déplacées,
refoulées les unes sur les autres; rien de fixe ne pouvait s'établir;
la vie errante recommençait sans cesse partout. Il y avait sans
doute quelque différence à cet égard entre les
différens Etats: le chaos était plus grand en Allemagne
[19] que dans le reste de l'Europe; c'était le foyer du
mouvement; la France était plus agitée que l'Italie. Mais
nulle part la société ne pouvait s'asseoir ni se régler;
la barbarie se prolongeait partout, et par la même cause qui l'avait
fait commencer.
Voilà pour la cause matérielle, celle qui se prend dans
le cours des événemens; j'en viens à la cause morale,
prise dans l'état intérieur de l'homme, et qui n'était
pas moins puissante.
Après tout, Messieurs, quels que soient les événemens
extérieurs, c'est l'homme lui-même qui fait le monde; c'est
en raison des idées, des sentimens, des dispositions morales
et intellectuelles de l'homme que le monde se règle et marche;
c'est de l'état intérieur de l'homme que dépend
l'état visible de la société.
Que faut-il pour que les hommes puissent fonder une société
un peu durable, un peu régulière? Il faut évidemment
qu'ils aient un certain nombre d'idées assez étendues
pour convenir à cette société, pour s'appliquer
à ses besoins, à ses rapports. Il faut de plus que ces
idées soient communes à la plupart des membres de la société;
enfin qu'elles exercent quelque empire sur leurs volontés et
leurs actions.
Il est clair que si les hommes n'ont pas des idées qui s'étendent
au-delà de leur propre [20] existence, si leur horizon
intellectuel est borné à eux-mêmes, s'ils sont livrés
au vent de leurs passions, de leurs volontés, s'ils n'ont pas
entre eux un certain nombre de notions et de sentimens communs, autour
desquels ils se rallient; il est clair, dis-je, qu'il n'y aura point
entre eux de société possible; que chaque individu sera,
dans l'association où il entrera, un principe de trouble et de
dissolution.
Partout où l'individualité domine presque absolument,
où l'homme ne considère que lui-même, où
ses idées ne s'étendent pas au-delà de lui-même,
où il n'obéit qu'à sa propre passion, la société,
j'entends une société un peu étendue et permanente,
lui devient à peu près impossible. Or, tel était
à l'époque qui nous occupe, l'état moral des conquérans
de l'Europe. J'ai fait remarquer, dans la dernière séance,
que nous devions aux germains le sentiment énergique de la liberté
individuelle, de l'individualité humaine. Or, dans un état
d'extrême grossièreté et d'ignorance, ce sentiment,
c'est l'égoïsme dans toute sa brutalité, dans toute
son insociabilité. Du cinquième au huitième siècle,
il en était à ce point parmi les Germains. Ils ne s'inquiétaient
que de leur propre intérêt, de leur propre passion, de
leur propre volonté; comment se seraient-ils accommodés
à un état un peu social? On essayait de [21] les
y faire entrer, ils l'essayaient eux-mêmes. Ils en sortaient aussitôt
par un acte d'imprévoyance, par un éclat de passion, par
un défaut d'intelligence. On voit à chaque instant la
société tenter de se former; à chaque instant on
la voit rompue par le fait de l'homme, par l'absence des conditions
morales dont elle a besoin pour subsister.
Telles étaient, Messieurs, les deux causes déterminantes
de l'état de barbarie. Tant qu'elles se sont prolongées,
la barbarie a duré. Cherchons comment et quand elles sont enfin
venues à cesser.
L'Europe travaillait à sortir de cet état. Il est dans
la nature de l'homme, même quand il y est plongé par sa
propre faute, de ne pas vouloir y rester. Quelque grossier, quelque
ignorant, quelque adonné qu'il soit à son propre intérêt,
à sa propre passion, il y a en lui une voix, un instinct qui
lui dit qu'il est fait pour autre chose, qu'il a une autre puissance,
une autre destinée. Au milieu de son désordre, le goût
de l'ordre et du progrès le poursuit et le vient tourmenter.
Des besoins de justice, de prévoyance, de développement,
l'agitent jusque sous le joug du plus brutal égoïsme. Il
se sent poussé à réformer le monde matériel,
et la société et lui-même; il y travaille même
sans se rendre compte du besoin qui l'y pousse. Les [22] Barbares
aspiraient à la civilisation, tout en en étant incapables;
que dis-je, tout en la détestant dès que sa loi se faisait
sentir.
Il restait, de plus, d'assez grands débris de la civilisation
romaine. Le nom de l'empire, le souvenir de cette grande et glorieuse
société, agitait la mémoire des hommes, des sénateurs
de villes surtout, des évêques, des prêtres, de tous
ceux qui avaient leur origine dans le monde romain.
Parmi les barbares eux-mêmes, ou leurs ancêtres barbares,
beaucoup avaient été témoins de la grandeur de
l'empire; ils avaient servi dans ses armées, ils l'avaient conquis.
L'image, le nom de la civilisation romaine leur imposait, ils éprouvaient
le besoin de l'imiter, de la reproduire, d'en conserver quelque chose.
Nouvelle cause qui les devait pousser hors de l'état de barbarie
que je viens de décrire.
Il y en avait une troisième, qui est présente à
tous les esprits; je veux dire l'Église chrétienne. L'Église
était une société régulièrement constituée,
ayant ses principes, ses règles, sa discipline, et qui éprouvait
un ardent besoin d'étendre son influence, de conquérir
ses conquérans. Parmi les chrétiens de cette époque,
Messieurs, dans le clergé chrétien, il y avait des hommes
qui avaient pensé à tout, à toutes les questions
[23] morales, politiques, qui avaient sur toutes choses des opinions
arrêtées, des sentimens énergiques, et un vif desir
de les propager, de les faire régner. Jamais société
n'a fait, pour agir autour d'elle et s'assimiler le monde extérieur,
de tels efforts que l'Église chrétienne du cinquième
au dixième siècle. Quand nous étudierons en particulier
son histoire, nous verrons tout ce qu'elle a tenté. Elle a en
quelque sorte attaqué la barbarie par tous les bouts, pour la
civiliser en la dominant.
Enfin une quatrième cause de civilisation, cause qu'il est impossible
d'apprécier, mais qui n'en est pas moins réelle, c'est
l'apparition des grands hommes. Dire pourquoi un grand homme vient à
une certaine époque, et ce qu'il met du sien dans le développement
du monde, nul ne le peut; c' est là le secret de la Providence;
mais le fait n'en est pas moins certain. Il y a des hommes que le spectacle
de l'anarchie ou de l'immobilité sociale frappe et révolte,
qui en sont choqués intellectuellement comme d'un fait qui ne
doit pas être, et sont invinciblement possédés du
besoin de le changer, du besoin de mettre quelque règle, quelque
chose de général, de régulier, de permanent, dans
le monde soumis à leurs regards. Puissance terrible, souvent
tyrannique, et qui commet mille iniquités, mille erreurs, car
la faiblesse humaine l'accompagne; [24] puissance glorieuse pourtant
et salutaire, car elle imprime à l'humanité, et de la
main de l'homme, une forte secousse, un grand mouvement.
Ces diverses causes, Messieurs, ces forces diverses, amenèrent,
du cinquième au neuvième siècle, diverses tentatives
pour tirer la société européenne de la barbarie.
La première, et quoiqu'elle ait été de peu d'effet,
il est impossible de ne pas la remarquer, car elle émane des
Barbares eux-mêmes, c'est la rédaction des lois barbares;
du sixième au huitième siècle, les lois de presque
tous les peuples barbares furent écrites. Elles ne l'étaient
pas auparavant; c'étaient de pures coutumes qui régissaient
les Barbares, avant qu'ils fussent venus s'établir sur les ruines
de l'Empire romain. On compte les lois des Bourguignons, des Francs-Saliens,
des Francs-Ripuaires, des Visigoths, des Lombards, des Saxons, des Frisons,
des Bavarois, des Allemands, etc. C'était là évidemment
un commencement de civilisation, une tentative pour faire passer la
société sous l'empire de principes généraux
et réguliers. Son succès ne pouvait être grand:
elle écrivait les lois d'une société qui n'existait
plus, les lois de l'état social des Barbares avant leur établissement
sur le territoire romain, avant qu'ils eussent échangé
la vie errante contre la vie sédentaire, la condition [25]
de guerriers nomades contre celle de propriétaires. On trouve
bien çà et là quelques articles sur les terres
que les Barbares ont conquises, sur leurs rapports avec les anciens
habitans du pays; ils ont bien tenté de régler quelques-uns
des faits nouveaux où ils étaient mêlés;
mais le fond de la plupart de ces lois, c'est l'ancienne vie, l'ancienne
situation germaine; elles sont inapplicables à la société
nouvelle, et n'ont tenu que peu de place dans son développement.
En Italie et dans le midi de la Gaule, commençait dès-lors
une tentative d'une autre nature. Là, la société
romaine avait moins péri qu'ailleurs; il restait dans les cités
un peu plus d'ordre et de vie. La civilisation essaya de s'y relever.
Quand on regarde, par exemple, au royaume des Ostrogoths en Italie,
sous Théodoric, on voit, même sous cette domination d'un
roi et d'une nation barbares, le régime municipal reprendre pour
ainsi dire haleine, et influer sur le cours général des
événements. La société romaine avait agi
sur les Goths, et se les était jusqu'à un certain point
assimilés. Le même fait se laisse entrevoir dans le midi
de la Gaule. C'est au commencement du sixième siècle qu'un
roi visigoth de Toulouse, Alaric, fait recueillir les lois romaines,
et sous le nom de Breviarium Aniani, publie un code pour ses
sujets romains.
[26] En Espagne, c'est une autre force, celle de l'Église,
qui essaye de recommencer la civilisation. Au lieu des anciennes assemblées
germaines, des mâls de guerriers, l'assemblée qui
prévaut en Espagne, c'est le Concile de Tolède; et dans
le Concile, quoique les laïques considérables s'y rendent,
ce sont les évêques qui dominent. Ouvrez la loi des Visigoths;
ce n'est pas une loi barbare; évidemment celle-ci est rédigée
par les philosophes du temps, par le clergé. Elle abonde en idées
générales, en théories, et en théories pleinement
étrangères aux moeurs barbares. Ainsi, vous savez que
la législation des Barbares était une législation
personnelle; c'est-à-dire, que la même loi ne s'appliquait
qu'aux hommes de même race. La loi romaine gouvernait les Romains,
la loi franque gouvernait les Francs; chaque peuple avait sa loi, quoiqu'ils
fussent réunis sous le même gouvernement, et habitassent
le même territoire. C'est là ce qu'on appelle le système
de la législation personnelle, par opposition au système
de la législation réelle fondée sur le territoire.
Eh bien! La législation des Visigoths n'est point personnelle,
elle est fondée sur le territoire. Tous les habitans de l'Espagne,
Romains ou Visigoths, sont soumis à la même loi. Continuez
votre lecture; vous rencontrerez des traces de philosophie encore plus
évidentes. Chez les Barbares, les hommes avaient, [27]
selon leur situation, une valeur déterminée; le Barbare,
le Romain, l'homme libre, le Leude, etc., n'étaient pas estimés
au même prix; il y avait un tarif de leurs vies. Le principe de
l'égale valeur des hommes devant la loi est établi dans
la loi des Visigoths. Regardez au système de procédure;
au lieu du serment des compurgatores, ou du combat judiciaire,
vous trouverez la preuve par témoins, l'examen rationnel du fait
tel qu'il peut se faire dans une société civilisée.
En un mot, la loi visigothe tout entière porte un caractère
savant, systématique, social. On y sent l'ouvrage de ce même
clergé qui prévalait dans les Conciles de Tolède,
et influait si puissamment sur le gouvernement du pays.
En Espagne, et jusqu'à la grande invasion des Arabes, ce fut
donc le principe théocratique qui tenta de relever la civilisation.
En France, la même tentative fut l'oeuvre d'une autre force; elle
vint des grands hommes, surtout de Charlemagne. Examinez son règne
sous ses divers aspects; vous verrez que son idée dominante a
été le dessein de civiliser ses peuples. Prenons d'abord
ses guerres; il est continuellement en campagne, du midi au nord-est,
de l'èbre à l' Elbe ou au Weser. Croyez-vous que ce soient
là des expéditions arbitraires, un pur desir de conquêtes?
Nullement: je ne dis pas qu'il se rende un compte bien systématique
de [28] ce qu'il fait, qu'il y ait dans ses plans beaucoup de
diplomatie ni de stratégie; mais c'est à une grande nécessité,
au desir de réprimer la barbarie, qu'il obéit; il est
occupé tout le temps de son règne à arrêter
la double invasion, l'invasion musulmane au midi, l'invasion germaine
et slave au nord. C'est là le caractère militaire du règne
de Charlemagne; ses expéditions contre les saxons, je l'ai déjà
dit, n'ont pas une autre cause, un autre dessein.
Des guerres, si vous passez à son gouvernement intérieur,
vous y reconnaîtrez un fait de même nature, la tentative
d'introduire de l'ordre, de l'unité dans l'administration de
tous les pays qu'il possède. Je ne voudrais pas me servir du
mot Royaume, ni du mot État; expressions trop régulières
et qui réveillent des idées peu en accord avec la société
à laquelle présidait Charlemagne. Ce qui est certain,
c'est que, maître d'un immense territoire, il s'indignait d'y
voir toutes choses incohérentes, anarchiques, grossières,
et voulait changer ce hideux état. Il y travaillait d'abord par
ses missi dominici qu'il envoyait dans les diverses parties du
territoire pour observer les faits et les réformer, ou lui en
rendre compte; ensuite par les assemblées générales
qu'il tenait avec beaucoup plus de régularité que ses
prédécesseurs; assemblées où il faisait
venir presque tous les hommes considérables du [29] territoire.
Ce n'étaient pas des assemblées de liberté; il
n'y avait rien qui ressemblât à la délibération
que nous connaissons. C'était pour Charlemagne une manière
d'être bien informé des faits, et de porter quelque règle,
quelque unité dans ces populations désordonnées.
Sous quelque point de vue que vous considériez le règne
de Charlemagne, vous y trouverez toujours le même caractère,
la lutte contre l'état barbare, l'esprit de civilisation; c'est
là ce qui éclate dans son empressement à instituer
des écoles, son goût pour les savans, sa faveur pour l'influence
ecclésiastique, tout ce qui lui paraissait propre à agir
soit sur la société entière, soit sur l'homme individuel.
Une tentative de même nature fut faite un peu plus tard, en Angleterre,
par le roi Alfred.
Ainsi, du cinquième au neuvième siècle, ont été
en action, sur tel ou tel point de l'Europe, les différentes
causes que j'ai indiquées comme tendant à mettre un terme
à la barbarie.
Aucune n'a réussi. Charlemagne n'a pu fonder son grand Empire,
et le système de gouvernement qu'il voulait y faire prévaloir.
En Espagne, l'Église n'a pas réussi davantage à
fonder le principe théocratique. En Italie et dans le midi des
Gaules, quoique la civilisation romaine ait plusieurs fois tenté
de se relever, c'est plus tard seulement, vers la fin du dixième
siècle, qu'elle a vraiment [30] repris quelque vigueur.
Jusques-là, tous les essais pour mettre fin à la barbarie
ont échoué; ils supposaient les hommes plus avancés
qu'ils n'étaient réellement; ils voulaient tous, sous
des formes diverses, une société plus étendue ou
plus régulière que ne le comportaient la distribution
des forces et l'état des esprits. Cependant ils ne furent point
perdus: au commencement du dixième siècle, il n'était
plus question ni du grand Empire de Charlemagne, ni des glorieux conciles
de Tolède; mais la barbarie n'en touchait pas moins à
son terme; deux grands résultats étaient obtenus:
1º. Le mouvement d'invasion des peuples, au nord et au midi, était
arrêté: à la suite du démembrement de l'Empire
de Charlemagne, des États fondés sur la rive droite du
Rhin opposaient, aux peuplades qui arrivaient encore sur l'Occident,
une forte barrière. Les Normands en sont une preuve incontestable;
jusqu'à cette époque, si l'on en excepte les tribus qui
se sont jetées sur l'Angleterre, le mouvement des invasions maritimes
n'avait pas été très-considérable. C'est
dans le cours du neuvième siècle qu'il devient constant
et général. C'est que les invasions par terre sont devenues
très-difficiles; la société a acquis, de ce côté,
des frontières plus fixes et plus sûres. La portion de
population errante qui ne peut être refoulée en arrière
est contrainte de se détourner [31] et de porter sur mer
sa vie errante. Quelque mal qu'aient fait à l'Occident les expéditions
normandes, elles étaient bien moins fatales que les invasions
par terre; elles troublaient bien moins généralement la
société naissante.
Au midi, le même fait se déclare. Les Arabes se cantonnent
en Espagne; la lutte continue entre eux et les chrétiens; mais
elle n'entraîne plus le déplacement des peuples. Des bandes
sarrasines infestent encore de temps en temps les côtes de la
Méditerranée; mais le grand progrès de l'Islamisme
a évidemment cessé.
2º. On voit alors dans l'intérieur du territoire européen
la vie errante cesser à son tour; les populations s'établissent,
les propriétés se fixent, les rapports des hommes ne varient
plus de jour en jour, au gré de la force et du hasard. L'état
intérieur et moral de l'homme lui-même commence à
changer; ses idées, ses sentimens acquièrent quelque fixité,
comme sa vie; il s'attache aux lieux qu'il habite, aux relations qu'il
y contracte, à ces domaines qu'il commence à se promettre
de laisser à ses enfans, à cette habitation qu'il appellera
un jour son château, à ce misérable rassemblement
de colons et d'esclaves qui deviendra un jour un village. Partout se
forment de petites sociétés, de petits États taillés,
pour ainsi dire, à la mesure des idées et de la sagesse
des hommes. Entre [32] ces sociétés s'introduit
peu à peu le lien dont les moeurs barbares contiennent le principe,
le lien d'une confédération qui ne détruit point
l'indépendance individuelle. D'une part, chaque homme considérable
s'établit dans ses domaines, seul avec sa famille et ses serviteurs;
de l'autre, une certaine hiérarchie de services et de droits
se règle entre tous ces propriétaires guerriers épars
sur le territoire. Qu'est-ce donc là, Messieurs? C'est le régime
féodal qui surgit définitivement du sein de la barbarie.
Des divers élémens de notre civilisation, il était
naturel que l'élément germanique prévalût
le premier; à lui était la force, il avait conquis l'Europe;
c'était de lui qu'elle devait recevoir sa première forme,
sa première organisation sociale. C'est ce qui arriva. La féodalité,
son caractère, le rôle qu'elle a joué dans l'histoire
de la civilisation européenne, tel sera donc l'objet de notre
prochaine leçon; et dans le sein du régime féodal
victorieux, nous rencontrerons à chaque pas les autres élémens
de notre société, la royauté, l'Église,
les communes; et nous pressentirons sans peine qu'ils ne sont point
destinés à succomber sous cette forme féodale à
laquelle ils s'assimilent, en luttant contre elle, et en attendant que
l'heure de la victoire vienne pour eux à leur tour.