[3] Messieurs,
Je voudrais déterminer avec précision, et en commençant,
l'objet de cette leçon.
Vous vous rappelez qu'un des premiers faits qui nous aient frappés,
c'est la diversité, la séparation, l'indépendance
des élémens de l'ancienne société
européenne. La noblesse féodale, le clergé,
les communes, avaient une situation, des lois, des moeurs entièrement
différentes; c'étaient autant de sociétés
distinctes qui se gouvernaient chacune pour son compte, et par
ses propres règles, son propre pouvoir. Elles étaient
[4] en relation, en contact, mais non dans une véritable
union; elles ne formaient point, à proprement parler, une
nation, un État.
La fusion de toutes ces sociétés en une seule s'est
accomplie; c'est là précisement, vous l'avez vu,
le fait distinctif, le caractère essentiel de la société
moderne. Les anciens élémens sociaux se sont réduits
à deux, le gouvernement et le peuple; c'est-à-dire
que la diversité a cessé, que la similitude a amené
l'union. Mais avant que ce résultat ait été
consommé, et même pour le prévenir, beaucoup
d'efforts ont été tentés pour faire vivre
et agir en commun, sans en détruire la diversité
ni l'indépendance, toutes ces sociétés particulières.
On eût voulu ne porter aucune atteinte un peu profonde à
leur situation, à leurs privilèges, à leur
nature spéciale, et cependant les réunir en un seul
État, en former un corps de nation, les rallier sous un
seul et même gouvernement.
Toutes ces tentatives ont échoué. Le résultat
que je viens de rappeler, l'unité de la société
moderne, atteste leur mauvais succès. Dans les pays mêmes
de l'Europe où il subsiste encore quelques traces de l'ancienne
diversité des élémens sociaux, en Allemagne,
par exemple, où [5] il y a encore une vraie noblesse
féodale, une vraie bourgeoisie; en Angleterre, où
une église nationale est en possession de revenus propres
et d'une juridiction particulière, il est clair que cette
prétendue existence distincte n'est qu'une apparence, un
mensonge; que ces sociétés spéciales sont
politiquement confondues dans la société générale,
absorbées dans l'État, gouvernées par les
pouvoirs publics, soumises au même système, emportées
dans le courant des mêmes idées, des mêmes
moeurs. Je le répète, là même où
la forme en subsiste encore, la séparation et l'indépendance
des anciens élémens sociaux n'ont plus aucune réalité.
Cependant ces tentatives pour les coordonner sans les transformer,
pour les rattacher à l'unité nationale sans abolir
leur variété, ont tenu une grande place dans l'histoire
de l'Europe; elles ont rempli en partie l'époque dont nous
nous occupons, cette époque qui sépare l'Europe
primitive et l'Europe moderne, et dans laquelle s'est accomplie
la métamorphose de la société européenne.
Et non seulement elles y ont tenu une grande place, mais elles
ont beaucoup influé sur les événemens postérieurs,
sur la manière dont s'est opérée la réduction
de tous les [6] élémens sociaux à
deux, le gouvernement et le public. Il importe donc de s'en bien
rendre compte, de bien connaître tous les essais d'organisation
politique qui ont été tentés du douzième
au seizième siècle, pour créer des nations
et des gouvernemens, sans détruire la diversité
des sociétés secondaires placées les unes
à côté des autres. Tel sera, Messieurs, notre
travail dans cette leçon.
Travail pénible, douloureux même. Toutes ces tentatives
d'organisation politique n'ont certainement pas été
conçues et dirigées à bonne intention; plusieurs
n'ont eu que des vues d'égoïsme et de tyrannie. Plus
d'une cependant a été pure, désintéressée;
plus d'une a eu vraiment pour objet le bien moral et social des
hommes. L'état d'incohérence, de violence, d'iniquité
où était alors la société, choquait
les grands esprits, les âmes élevées, et ils
cherchaient sans cesse les moyens d'en sortir. Cependant les meilleurs
même de ces nobles essais ont échoué; tant
de courage, de sacrifices, d'efforts, de vertu, ont été
perdus; n'est-ce pas là un triste spectacle? Il y a même
ici quelque chose d'encore plus douloureux, le principe d'une
tristesse encore plus amère: non seulement ces [7]
tentatives d'amélioration sociale ont échoué,
mais une masse énorme d'erreur et de mal s'y est mêlée.
En dépit de la bonne intention, la plupart étaient
absurdes et attestent une profonde ignorance de la raison, de
la justice, des droits de l'humanité et des conditions
de l'état social; en sorte que non seulement le succès
a manqué aux hommes, mais ils ont mérité
leur revers. On a donc ici le spectacle non seulement de la dure
destinée de l'humanité, mais de sa faiblesse. On
y peut voir combien la plus petite portion de vérité
suffit à préoccuper tellement les plus grands esprits,
qu'ils oublient tout-à-fait le reste, et deviennent aveugles
sur ce qui entre pas dans l'étroit horizon de leurs idées;
à quel point il suffit qu'il y ait un coin de justice dans
une cause, pour qu'on perde de vue toutes les injustices qu'elle
renferme et se permet. Cette explosion des vices et de l'imperfection
de l'homme est, à mon avis, plus triste encore à
contempler que le malheur de sa condition; et ses fautes me pèsent
plus que ses souffrances. Les tentatives, dont j'ai à vous
entretenir, nous donneront l'un et l'autre spectacle: il faut
l'accepter, Messieurs, et ne pas cesser d'être justes envers
ces hommes, [8] ces siècles qui se sont si souvent
égarés, qui ont si cruellement échoué,
et qui pourtant ont déployé de si grandes vertus,
fait de si nobles efforts, mérité tant de gloire!
Les tentatives d'organisation politique, formées du douzième
au seizième siècle, sont de deux sortes: les unes
ont eu pour objet de faire prédominer l'un des élémens
sociaux, tantôt le clergé, tantôt la noblesse
féodale, tantôt les communes; de lui subordonner
tous les autres, et d'amener l'unité à ce prix.
Les autres se sont proposé de faire accorder et agir ensemble
toutes les sociétés particulières, en laissant
à chacune sa liberté, et lui assurant sa part d'influence.
Les tentatives du premier genre sont, bien plus que les secondes,
suspectes d'égoïsme et de tyrannie. Elles en ont été
en effet plus souvent entachées; elles sont même,
par leur nature, essentiellement tyranniques dans leurs moyens
d'exécution: quelques unes cependant ont pu être
et ont été en effet conçues dans des vues
pures, pour le bien et le progrès de l'humanité.
La première qui se présente c'est la tentative d'organisation
théocratique, c'est-à-dire le dessein de soumettre
les diverses sociétés aux [9] principes et
à l'empire de la société ecclésiastique.
Vous vous rappelez, Messieurs, ce que j'ai dit sur l'histoire
de l'église. J'ai essayé de montrer quels principes
s'étaient développés dans son sein, quelle
était la part de légitimité de chacun, comment
ils étaient nés du cours naturel des événemens,
quels services ils avaient rendus, quel mal ils avaient fait.
J'ai caractérisé les divers états par lesquels
l'Église a passé du huitième au douzième
siècle; je vous l'ai fait voir à l'état d'église
impériale, d'église barbare, d'église féodale,
enfin d'église théocratique. Je suppose ces souvenirs
présens à votre esprit, et j'essaie aujourd'hui
d'indiquer ce que fit le clergé pour dominer l'Europe,
et pourquoi il échoua.
La tentative d'organisation théocratique apparaît
de très bonne heure, soit dans les actes de la cour de
Rome, soit dans ceux du clergé en général;
elle découlait naturellement de la supériorité
politique et morale de l'Église; mais elle rencontra, dès
ses premiers pas, des obstacles que, dans sa plus grande vigueur,
elle ne réussit point à écarter.
Le premier était la nature même du [10] christianisme.
Bien différent en ceci de la plupart des croyances religieuses
le christianisme s'est établi par la seule persuasion,
par de simples ressorts moraux; il n'a pas été dès
sa naissance armé de la force; il a conquis dans les premiers
siècles par la parole seule, et il n'a conquis que les
ames. Il en est arrivé que, même après son
triomphe, lorsque l'Église a été en possession
de beaucoup de richesse et de considération, elle ne s'est
point trouvée investie du gouvernement direct de la société.
Son origine purement morale, purement par voie d'influence, se
retrouvait empreinte dans son état. Elle avait beaucoup
d'influence, elle n'avait pas le pouvoir. Elle s'était
insinuée dans les magistratures municipales; elle agissait
puissamment sur les empereurs, sur tous leurs agens; mais l'administration
positive des affaires publiques, le gouvernement proprement dit,
l'Église ne l'avait pas. Or, un système de gouvernement,
Messieurs, la théocratie comme un autre, ne s'établit
pas d'une manière indirecte, par voie de simple influence;
il faut juger, administrer, commander, percevoir les impôts,
disposer des revenus, gouverner en un mot, prendre vraiment possession
de la société. Quand on agit par la [11]persuasion,
et sur les peuples, et sur les gouvernemens, on peut faire beaucoup,
on peut exercer un grand empire; on ne gouverne pas, on ne fonde
pas un système, on ne s'empare pas de l'avenir. Telle a
été, par son origine même, la situation de
l'Église chrétienne; elle a toujours été
à côté du gouvernement de la société;
elle ne l'a jamais écarté et remplacé; grand
obstacle que la tentative d'organisation théocratique n'a
pu surmonter.
Elle en a rencontré de très bonne heure un second.
L'empire romain une fois tombé, les États barbares
fondés, l'Église chrétienne s'est trouvée
de la race des vaincus. Il a fallu d'abord sortir de cette situation;
il a fallu commencer par convertir les vainqueurs, et s'élever
ainsi à leur rang. Ce travail accompli, quand l'Église
a aspiré à la domination, alors elle a rencontré
la fierté et la résistance de la noblesse féodale.
C'est, Messieurs, un immense service que la féodalité
laïque a rendu à l'Europe; au onzième siècle,
les peuples étaient à peu près complétement
subjugués par l'Église; les souverains ne pouvaient
guère se défendre; la noblesse féodale seule
n'a jamais accepté le joug du clergé, ne s'est jamais
humiliée devant lui. [12] Il suffit de se rappeler
la physionomie générale du moyen âge pour
être frappé d'un singulier mélange de hauteur
et de soumission, de croyance aveugle et de liberté d'esprit
dans les rapports des Seigneurs laïques avec les prêtres.
On retrouve là quelques débris de leur situation
primitive. Vous vous rappelez comment j'ai essayé de vous
peindre l'origine de la féodalité, ses premiers
élémens, et la manière dont la société
féodale élémentaire s'était formée
autour de l'habitation du possesseur du fief. J'ai fait remarquer
combien le prêtre était là au dessous du seigneur.
Eh bien! Il est toujours resté dans le coeur de la noblesse
féodale un souvenir, un sentiment de cette situation; elle
s'est toujours regardée, non seulement comme indépendante
de l'Église, mais comme supérieure, comme seule
appelée à posséder, à gouverner vraiment
le pays; elle a toujours voulu vivre en bon accord avec le clergé,
mais en lui faisant sa part, et ne se laissant pas faire la sienne.
Pendant bien des siècles, Messieurs, c'est l'aristocratie
laïque qui a maintenu l'indépendance de la société
à l'égard de l'Église; elle s'est fièrement
défendue quand les rois et les peuples étaient domptés.
Elle a combattu la première, et plus contribué peut-être
qu'aucune autre force à [13] faire échouer
la tentative d'organisation théocratique de la société.
Un troisième obstacle s'y est également opposé,
dont on a en général tenu peu de compte, et souvent
même mal jugé l'effet.
Partout où un clergé s'est emparé de la société,
et l'a soumise à une organisation théocratique,
c'est à un clergé marié qu'est échu
cet empire, à un corps de prêtres se recrutant dans
son propre sein, élevant des enfans depuis leur naissance
dans la même et pour la même situation. Parcourez
l'histoire; interrogez l'Asie, l'Égypte; toutes les grandes
théocraties sont l'ouvrage d'un clergé qui est lui-même
une société complète, qui se suffit à
lui-même, et n'emprunte rien au dehors.
Par le célibat des prêtres, le clergé chrétien
s'est trouvé dans une situation toute différente;
il a été obligé de recourir sans cesse, pour
se perpétuer, à la société laïque,
d'aller chercher au loin, dans toutes les positions, toutes les
professions sociales, les moyens de durée. En vain l'esprit
de corps faisait ensuite un grand travail pour s'assimiler ces
élémens étrangers; quelque chose restait
toujours de l'origine de ces nouveaux venus; bourgeois ou gentilshommes,
ils conservaient [14] toujours quelque trace de leur ancien
esprit, de leur condition première. Sans doute le célibat,
en faisant au clergé catholique une situation toute spéciale,
étrangère aux intérêts et à
la vie commune des hommes, a été pour lui une grande
cause d'isolement; mais il l'a aussi forcé de se rattacher
sans cesse à la société laïque, de s'y
recruter, de s'y renouveler, de recevoir, de subir une partie
des révolutions morales qui s'y sont accomplies; et je
n'hésite pas à penser que cette nécessité
toujours renaissante a beaucoup plus nui au succès de la
tentative d'organisation théocratique, que l'esprit de
corps, fortement entretenu par le célibat, n'a pu la servir.
Le clergé a rencontré enfin dans son propre sein
de puissans adversaires de cette tentative. On parle beaucoup
de l'unité de l'Église; et il est vrai qu'elle y
a constamment aspiré, qu'elle y a même heureusement
atteint sous certains rapports. Ne nous laissons cependant imposer
ni par l'éclat des mots, ni par celui de faits partiels.
Quelle société a offert plus de dissensions civiles,
a subi plus de démembremens que le clergé? Quelle
nation a été plus divisée, plus travaillée,
plus mobile [15] que la nation? Les églises nationales
de la plupart des pays de l'Europe luttent presque incessamment
contre la cour de Rome; les conciles luttent contre les papes;
les hérésies sont innombrables et toujours renaissantes;
le schisme toujours à la porte; nulle part tant de diversité
dans les opinions, tant d'acharnement dans le combat, tant de
morcellement dans le pouvoir. La vie intérieure de l'Église,
les divisions qui y ont éclaté, les révolutions
qui l'ont agitée, ont été peut-être
le plus grand obstacle au triomphe de cette organisation théocratique
qu'elle tentait d'imposer à la société.
Tous ces obstacles, Messieurs, ont agi et se laissent entrevoir
dès le cinquième siècle, dans le berceau
même de la grande tentative dont nous nous occupons. Ils
n'empêchèrent cependant pas qu'elle ne suivît
son cours et ne fût plusieurs siècles en progrès.
Son plus glorieux moment, son jour de crise, pour ainsi dire,
c'est le règne de Grégoire VII, à la fin
du onzième siècle. Vous avez déjà
vu que l'idée dominante de Grégoire VII avait été
de soumettre le monde au clergé, le clergé à
la papauté, l'Europe à une vaste et régulière
théocratie. Dans ce dessein, et autant [16] qu'il
est permis de juger à une telle distance des événemens,
ce grand homme commit, à mon avis, deux grandes fautes,
une faute de théoricien, et une faute de révolutionnaire.
La première fut de proclamer fastueusement son plan, d'étaler
systématiquement ses principes sur la nature et les droits
du pouvoir spirituel, d'en tirer d'avance, et en logicien intraitable,
les plus lointaines conséquences. Il menaça et attaqua
ainsi, avant de s'être assuré les moyens de les vaincre,
toutes les souverainetés laïques de l'Europe. Le succès
ne s'obtient point, dans les affaires humaines, par des procédés
si absolus, ni au nom d'un argument philosophique. Grégoire
VII tomba de plus dans l'erreur commune des révolutionnaires,
qui est de tenter plus qu'ils ne peuvent exécuter, de ne
pas prendre le possible pour mesure et limite de leurs efforts.
Pour hâter la domination de ses idées, il engagea
la lutte contre l'empire, contre tous les souverains, contre le
clergé lui-même. Il n'ajourna aucune conséquence,
ne ménagea aucun intérêt, proclama hautement
qu'il voulait régner sur tous les royaumes comme sur tous
les esprits, et souleva ainsi contre lui d'une part tous les pouvoirs
temporels qui se virent en péril [17] pressant,
de l'autre les libres penseurs qui commençaient à
poindre et redoutaient déja la tyrannie de la pensée.
A tout prendre, Grégoire VII compromit peut-être
plus qu'il n'avança la cause qu'il voulait servir.
Elle continua cependant à prospérer dans tout le
cours du douzième et jusque vers le milieu du treizième
siècle. C'est le temps de la plus grande puissance et du
plus grand éclat de l'Église. Je ne crois pas qu'on
puisse dire qu'elle ait à cette époque fait précisément
beaucoup de progrès. Jusqu'à la fin du règne
d'Innocent III, elle a plutôt exploité qu'étendu
sa gloire et son pouvoir. C'est au moment de son plus grand succès
apparent qu'une réaction populaire se déclare contre
elle dans une grande portion de l'Europe. Dans le midi de la France
éclate l'hérésie des Albigeois, qui envahit
toute une société nombreuse et puissante. A peu
près en même temps, dans le nord, en Flandre, apparaissent
des idées et des désirs de même nature. Un
peu plus tard, en Angleterre, Wiclef attaque avec talent le pouvoir
de l'Église, et fonde une secte qui ne périra point.
Les souverains ne tardent pas à entrer dans la même
voie que les peuples. C'était au commencement du treizième
siècle que les [18] plus puissans et les plus habiles
souverains de l'Europe, les empereurs de la maison de Hohenstaufen
avaient succombé dans leur lutte avec la papauté.
Ce siècle dure encore, et déjà Saint Louis,
le plus pieux des rois, proclame l'indépendance du pouvoir
temporel et publie la première pragmatique, devenue la
base de toutes les autres. A l'ouverture du quatorzième
siècle s'engage la querelle de Philippe-le-Bel avec Boniface
VIII; le roi d'Angleterre, Éédouard Ier,
n'est pas plus docile pour Rome. A cette époque, il est
clair que la tentative d'organisation théocratique a échoué;
l'Église sera désormais sur la défensive;
elle n'entreprendra plus d'imposer son système à
l'Europe, elle ne songera plus qu'à garder ce qu'elle a
conquis. C'est de la fin du treizième siècle que
date vraiment l'émancipation de la société
laïque européenne; c'est alors que l'Église
a cessé de prétendre à la posséder.
Depuis long-temps elle avait renoncé à cette prétention
dans la sphère même où il semble qu'elle eût
dû mieux réussir. Depuis long-temps, dans le foyer
même de l'Église, autour de son trône, en Italie,
la théocratie avait complétement échoué
et fait place à un [19] système bien différent,
à cette tentative d'organisation démocratique dont
les républiques italiennes sont le type, et qui a joué
en Europe, du onzième au seizième siècle,
un rôle si éclatant.
Vous vous rappelez, Messieurs, ce que j'ai déja eu l'honneur
de vous dire de l'histoire des communes et de la manière
dont elles s'étaient formées. En Italie leur destinée
avait été plus précoce et plus puissante
que partout ailleurs; les villes y étaient bien plus nombreuses,
plus riches qu'en Gaule, en Angleterre, en Espagne; le régime
municipal romain y était resté bien plus vivant
et plus régulier. Les campagnes de l'Italie d'ailleurs
se prêtaient beaucoup moins que celles du reste de l'Europe
à devenir l'habitation de ses nouveaux maîtres. Elles
avaient été partout défrichées, desséchées,
cultivées; elles n'étaient point couvertes de forêts;
les Barbares ne pouvaient s'y livrer aux grandes aventures de
la chasse, ni y mener une vie analogue à celle de la Germanie.
De plus une partie de ce territoire ne leur appartenait pas. Le
midi de l'Italie, la campagne de Rome, Ravenne, continuaient à
dépendre des empereurs grecs. A la faveur de l'éloignement
[20] du souverain et des vicissitudes de la guerre, le régime
républicain s'affermit, se développa de bonne heure
dans cette portion du pays. Et non seulement l'Italie n'était
pas toute au pouvoir des Barbares, mais les Barbares mêmes
qui la conquirent n'en demeurèrent pas tranquilles et définitifs
possesseurs. Les Ostrogoths furent détruits et chassés
par Bélisaire et par Narsès. Le royaume des
Lombards ne réussit pas mieux à s'établir.
Les Francs le détruisirent; et sans exterminer la population
lombarde, Pepin et Charlemagne comprirent qu'il leur convenait
de s'allier avec l'ancienne population italienne, pour lutter
contre les lombards si récemment vaincus. Les Barbares
ne furent donc point, en Italie comme ailleurs, maîtres
exclusifs et tranquilles du territoire et de la société.
De là vint qu'il ne s'établit au delà des
Alpes qu'une féodalité très faible, peu nombreuse,
éparse. La prépondérance, au lieu de passer
aux habitans des campagnes, comme il était arrivé
en Gaule, par exemple, continua d'appartenir aux villes. Quand
ce résultat vint à éclater, une grande partie
des possesseurs de fiefs, soit de plein gré, soit par nécessité,
cessèrent d'habiter la campagne, et vinrent se fixer dans
l'intérieur des [21] cités. Les nobles barbares
se firent bourgeois. Vous concevez quelle force, quelle supériorité
les villes d'Italie acquirent par ce seul fait sur les autres
communes de l'Europe. Ce que nous avons remarqué dans celles-ci,
c'est l'infériorité, la timidité de leur
population. Les bourgeois nous ont apparu comme de courageux affranchis
qui luttaient péniblement contre un maître toujours
à leurs portes. Autre fut le sort des bourgeois d'Italie:
la population conquérante et la population conquise se
mêlèrent dans les mêmes murs; les villes n'eurent
point à se défendre d'un maître voisin; leurs
habitans étaient des citoyens de tous temps libres, la
plupart du moins, qui défendaient leur indépendance
et leurs droits contre des souverains éloignés,
étrangers, tantôt contre les rois francs, tantôt
contre les empereurs d'Allemagne. De là cette immense et
précoce supériorité des villes d'Italie:
tandis qu'ailleurs de pauvres communes se formaient à grand'peine,
on vit naître ici des républiques, des États.
Ainsi s'explique, dans cette partie de l'Europe, le succès
de la tentative d'organisation républicaine. Elle dompta
de bonne heure l'élément féodal, et devint
la forme dominante [22] de la société. Mais
elle était peu propre à se répandre et à
se perpétuer; elle ne contenait que bien peu de germes
d'amélioration, condition nécessaire de l'extension
et de la durée.
Quand on regarde à l'histoire des républiques d'Italie
du onzième au quinzième siècle, on est frappé
de deux faits en apparence contradictoires et cependant incontestables.
On assiste à un développement admirable de courage,
d'activité, de génie; une grande prospérité
en résulte; il y a là un mouvement et une liberté
qui manquent au reste de l'Europe. Se demande-t-on quelle était
la destinée réelle des habitans, comment se passait
leur vie, quelle était leur part de bonheur? L'aspect change;
aucune histoire peut-être n'est plus triste, plus sombre;
il n'y a peut-être pas d'époque, pas de pays où
la destinée des hommes paraisse avoir été
plus agitée, soumise à plus de chances déplorables,
où l'on rencontre plus de dissensions, de crimes, de malheurs.
Un autre fait éclate en même temps; dans le régime
politique de la plupart de ces républiques, la liberté
va toujours diminuant. Le défaut de sécurité
y est tel que les partis sont inévitablement poussés
à chercher un refuge dans un système moins orageux,
[23] moins populaire que celui par lequel l'État a
commencé. Prenez l'histoire de Florence, de Venise, de
Gênes, de Milan, de Pise; vous verrez partout que le cours
général des événemens, au lieu de
développer la liberté, d'élargir le cercle
des institutions, tend à le resserrer, à concentrer
le pouvoir dans les mains d'un plus petit nombre d'hommes. En
un mot, dans ces républiques si énergiques, si brillantes,
si riches, il manque deux choses, la sécurité de
la vie, première condition de l'état social, et
le progrès des institutions.
De là naissait un mal nouveau qui ne permettait pas à
la tentative d'organisation républicaine de s'étendre.
C'était du dehors, des souverains étrangers, que
venait le plus grand danger de l'Italie. Eh bien, ce danger ne
put jamais réussir à réconcilier, à
faire agir de concert toutes ces républiques; elles ne
surent jamais résister en commun à l'ennemi commun.
Aussi beaucoup des Italiens les plus éclairés, les
meilleurs patriotes de notre temps, déplorent-ils le régime
républicain de l'Italie au moyen âge, comme la vraie
cause qui l'a empêchée de devenir une nation; elle
s'est morcelée, disent-ils, en une multitude de petits
peuples, trop [24] peu maîtres de leurs passions
pour se confédérer, et se constituer en corps d'État.
Ils regrettent que leur patrie n'ait pas passé, comme le
reste de l'Europe, par une centralisation despotique qui en aurait
fait un peuple, et l'aurait rendue indépendante de l'étranger.
Il semble donc que l'organisation républicaine, dans les
circonstances même les plus favorables, ne contenait pas
en elle-même, à cette époque, le principe
du progrès, de la durée, de l'extension, qu'elle
n'avait pas d'avenir. On peut comparer jusqu'à un certain
point l'organisation de l'Italie au moyen âge, à
celle de l'ancienne Grèce. La Grèce était
de même un pays couvert de petites républiques, toujours
rivales, souvent ennemies, se ralliant quelquefois dans un but
commun. L'avantage dans cette comparaison est tout entier à
la Grèce. Nul doute que, dans l'intérieur d'Athènes,
de Lacédémone, de Thèbes, quoique l'histoire
nous montre d'assez fréquentes iniquités, il n'y
ait eu beaucoup plus d'ordre, de sécurité, de justice
que dans les républiques de l'Italie. Voyez cependant combien
l'existence politique de la Grèce a été courte,
quel principe de faiblesse existait dans ce morcellement du territoire
et du pouvoir. [25] Dès que la Grèce s'est
trouvée en contact avec de grands États voisins,
avec la Macédoine et Rome, elle a succombé. Ces
petites républiques si glorieuses, et encore si florissantes,
n'ont pas su se coaliser pour résister. A combien plus
forte raison ne devait-il pas en arriver autant en Italie, où
la société et la raison humaine étaient bien
moins développées, bien moins fortes que chez les
Grecs!
Si la tentative d'organisation républicaine avait si peu
de chances de durée en Italie où elle avait triomphé,
où le régime féodal avait été
vaincu, vous présumez sans peine qu'elle devait bien plutôt
succomber dans les autres parties de l'Europe.
Je vais mettre rapidement ses destinées sous vos yeux.
Il y avait une portion de l'Europe qui ressemblait beaucoup à
l'Italie, c'était le midi de la France, et les provinces
de l'Espagne qui l'avoisinent, la Catalogne, la Navarre, la Biscaye.
Là les villes avaient également pris beaucoup de
développement, d'importance, de richesse. Beaucoup de petits
seigneurs féodaux s'étaient alliés avec les
bourgeois; une partie du clergé avait également
embrassé leur cause; en un mot, le [26] pays se
trouvait dans une situation assez analogue à celle de l'Italie.
Aussi dans le courant du onzième siècle et au commencement
du douzième, les villes de Provence, de Languedoc, d'Aquitaine,
tendaient-elles à prendre un essor politique, à
se former en républiques indépendantes, tout comme
au delà des Alpes. Mais le midi de la France était
en contact avec une féodalité très forte,
celle du nord. Arriva l'hérésie des Albigeois. La
guerre éclata entre la France féodale et la France
municipale. Vous savez l'histoire de la croisade contre les Albigeois,
commandée par Simon De Montfort. Ce fut la lutte de la
féodalité du nord contre la tentative d'organisation
démocratique du midi. Malgré les efforts du patriotisme
méridional, le nord l'emporta; l'unité politique
manquait au midi, et la civilisation n'y était pas assez
avancée pour que les hommes sussent y suppléer par
le concert. La tentative d'organisation républicaine fut
vaincue, et la croisade rétablit dans le midi de la France
le régime féodal.
Plus tard la tentative républicaine réussit mieux
dans les montagnes de la Suisse. Là le théâtre
était fort étroit; il n'y avait à lutter
que contre un souverain étranger, qui, bien que [27]
d'une force supérieure à celle des Suisses, n'était
pas un des plus redoutables souverains de l'Europe. La lutte fut
soutenue avec beaucoup de courage. La noblesse féodale
suisse s'allia en grande partie avec les villes; puissant secours,
qui altéra cependant la nature de la révolution
qu'il soutint, et lui imprima un caractère plus aristocratique
et plus immobile qu'elle ne semblait devoir le porter.
Je passe au nord de la France, aux communes de la Flandre, des
rives du Rhin et de la Ligue hanséatique. Là l'organisation
démocratique triompha pleinement dans l'intérieur
des villes; cependant on voit dès son origine qu'elle n'est
pas destinée à s'étendre, à prendre
possession de la société tout entière. Les
communes du nord sont entourées, pressées par la
féodalité, par les seigneurs et les souverains,
de telle sorte qu'elles sont constamment sur la défensive.
Il est clair qu'elles ne travaillent pas à faire des conquêtes;
elles se défendent tant bien que mal. Elles conservent
leurs priviléges, mais elles restent confinées dans
leurs murs. Là l'organisation démocratique se renferme
et s'arrête; quand on se promène ailleurs, sur la
face du pays, on ne la retrouve plus.
[28] Vous voyez, Messieurs, quel était l'état
de la tentative républicaine; triomphante en Italie, mais
avec peu de chances de durée et de progrès; vaincue
dans le midi de la Gaule; victorieuse sur un petit théâtre,
dans les montagnes de la Suisse; au nord, dans les communes de
la Flandre, du Rhin et de la Ligue hanséatique, condamnée
à ne pas sortir de leurs murs. Cependant, dans cet état,
évidemment inférieure en force aux autres élémens
de la société, elle inspirait à la noblesse
féodale une prodigieuse terreur. Les seigneurs étaient
jaloux de la richesse des communes, ils avaient peur de leur pouvoir;
l'esprit démocratique pénétrait dans les
campagnes; les insurrections de paysans devenaient plus fréquentes,
plus obstinées. Il se forma dans presque toute l'Europe,
au sein de la noblesse féodale, une grande coalition contre
les communes. La partie n'était pas égale; les communes
étaient isolées; il n'y avait point d'intelligence,
de correspondance entre elles; tout était local. Il existait
bien, entre les bourgeois des divers pays, une certaine sympathie;
les succès ou les revers des villes de Flandre en lutte
avec les ducs de Bourgogne excitaient bien dans les villes françaises
une vive émotion; mais cette [29] émotion
était passagère et sans résultat; aucun lien,
aucune union véritable ne s'établissait; les communes
ne se prêtaient point de force les unes aux autres. La féodalité
avait donc sur elle d'immenses avantages. Cependant divisée
et inconséquente elle-même, elle ne réussit
point à les détruire. Quand la lutte eut duré
un certain temps, quand on eut acquis la conviction qu'une victoire
complète était impossible, il fallut bien consentir
à reconnaître ces petites républiques bourgeoises,
à traiter avec elles, à les recevoir comme des membres
de l'État. Alors commença un nouvel ordre, une nouvelle
tentative d'organisation politique, la tentative d'organisation
mixte, qui avait pour objet de concilier, de faire vivre et agir
ensemble, malgré leur hostilité profonde, tous les
élémens de la société, la noblesse
féodale, les communes, le clergé, les souverains.
C'est de celle-là qu'il me reste à vous entretenir.
Il n'y a aucun de vous, Messieurs, qui ne sache ce que c'est que
les États-Généraux en France, les Cortès
en Espagne ou en Portugal, le Parlement en Angleterre, les États
en Allemagne. Vous savez également quels étaient
les élémens de ces diverses assemblées; la
noblesse féodale, le clergé et les communes s'y
[30] rapprochaient pour travailler à s'unir en une
seule société, dans un même État, sous
une même loi, un même pouvoir. C'est toujours, sous
des noms divers, la même tendance, le même dessein.
Je prendrai pour type de cette tentative le fait qui nous intéresse
le plus et nous est le mieux connu, les États-Généraux
en France. Je dis que ce fait nous est mieux connu, Messieurs;
cependant le nom d'États-Généraux ne réveille,
j'en suis sûr, dans votre esprit que des idées vagues,
incomplètes. Aucun de vous ne saurait dire ce qu'il y avait
de fixe, de régulier dans les États-Généraux
de France, quel était le nombre de leurs membres, quels
étaient les sujets de délibération, quelles
étaient les époques de convocation et la durée
des sessions: on n'en sait rien; il est impossible de tirer de
l'histoire aucuns résultats clairs, généraux,
permanens à ce sujet. Quand on se rend bien compte du caractère
de ces assemblées dans l'histoire de France, elles apparaissent
comme de purs accidens, un pis-aller politique, pour les peuples
comme pour les rois; pis-aller pour les rois quand ils n'ont pas
d'argent, et ne savent plus comment se tirer d'embarras; pis-aller
pour les peuples quand le mal devient si grand qu'on ne sait plus
quel remède y appliquer. La noblesse [31] assiste
aux États-Généraux; le clergé y prend
part également; mais ils y viennent avec insouciance, ils
savent bien que ce n'est pas là leur grand moyen d'action,
que ce n'est pas ainsi qu'ils prendront vraiment part au gouvernement.
Les bourgeois eux-mêmes n'y sont guère plus empressés;
ce n'est pas un droit qu'ils aient à coeur d'exercer, c'est
une nécessité qu'ils subissent. Aussi, voyez quel
est le caractère de l'activité politique de ces
assemblées. Elles sont tantôt parfaitement insignifiantes,
tantôt terribles. Si le roi est le plus fort, leur humilité,
leur docilité, sont extrêmes; si la situation de
la couronne est déplorable, si elle a absolument besoin
des Ètats, alors ils tombent dans la faction; deviennent
les instrumens ou de quelque intrigue aristocratique, ou de quelques
meneurs ambitieux. En un mot, ce sont tantôt de pures assemblées
des Notables, tantôt de véritables Conventions. Aussi
leurs oeuvres meurent presque toujours avec elles; elles promettent,
elles tentent beaucoup et ne font rien. Aucune des grandes mesures
qui ont vraiment agi sur la société en France, aucune
réforme importante dans le gouvernement, la législation,
l'administration n'est émanée des Ètats-Généraux.
Il ne faut pas croire cependant qu'ils aient été
sans utilité, sans [32] effet; ils ont eu un effet
moral dont on tient en général trop peu de compte;
ils ont été d'époque en époque une
protestation contre la servitude politique, une proclamation violente
de certains principes tutélaires, par exemple, que le pays
a le droit de voter ses impôts, d'intervenir dans ses affaires,
d'imposer une responsabilité aux agens du pouvoir. Si ces
maximes n'ont jamais péri en France, les Ètats-Généraux
y ont puissamment contribué, et ce n'est pas un léger
service à rendre à un peuple que de maintenir dans
ses moeurs, de réchauffer dans sa pensée, les souvenirs
et les prétentions de la liberté. Les Ètats-Généraux
ont eu cette vertu, mais ils n'ont jamais été un
moyen de gouvernement; ils ne sont jamais entrés dans l'organisation
politique; ils n'ont jamais atteint le but pour lequel ils avaient
été formés, c'est-à-dire la fusion
en un seul corps des sociétés diverses qui se partageaient
le pays.
Les Cortès d'Espagne et de Portugal offrent le même
résultat. Mille circonstances sont diverses. L'importance
des Cortès varie selon les royaumes, les temps; en Arragon,
en Biscaye, au milieu des débats pour la succession à
la couronne, ou des luttes contre les Maures, elles ont été
plus fréquemment convoquées et plus [33]
puissantes. Dans certaines Cortès, par exemple dans celles
de Castille en 1370 et en 1373, les nobles et le clergé
n'ont pas été appelés. Il y a une foule d'accidens
dont il faudrait tenir compte, si nous regardions de très
près aux événemens. Mais, dans la généralité
où je suis forcé de me tenir, on peut affirmer des
Cortès, comme des Ètats-Généraux de
France, qu'elles ont été un accident dans l'histoire,
et jamais un système, une organisation politique, un moyen
régulier de gouvernement.
La destinée de l'Angleterre a été différente.
Je n'entrerai pas aujourd'hui à ce sujet dans de grands
détails. Je me propose de vous entretenir un jour spécialement
de la vie politique de l'Angleterre; je ne dirai aujourd'hui que
quelques mots sur les causes qui lui ont imprimé une direction
tout autre que celle du continent.
Et d'abord il ne s'est pas trouvé en Angleterre de grands
vassaux, de sujets en état de lutter personnellement contre
la royauté. Les barons, les grands seigneurs anglais ont
été obligés de très bonne heure de
se coaliser pour résister en commun. Ainsi ont prévalu,
dans la haute aristocratie, le principe de l'association et les
moeurs vraiment politiques. De plus, la féodalité
[34] anglaise, les possesseurs de petits fiefs ont été
amenés, par une série d'événemens
dont je ne puis rendre compte aujourd'hui, à se réunir
aux bourgeois, à siéger avec eux dans la chambre
des communes, qui a ainsi possédé une force bien
supérieure à celle des communes continentales, une
force vraiment capable d'influer sur le gouvernement du pays.
Voici quel était au quatorzième siècle l'état
du parlement britannique: la chambre des lords était le
grand conseil du roi, conseil effectivement associé à
l'exercice du pouvoir. La chambre des communes, composée
des députés des petits possesseurs de fiefs et des
bourgeois, ne prenait presque aucune part au gouvernement proprement
dit, mais elle établissait des droits, et défendait
très énergiquement les intérêts privés
et locaux. Le parlement, considéré dans son ensemble,
ne gouvernait pas encore, mais il était déja une
institution régulière, un moyen de gouvernement
adopté en principe, et souvent indispensable en fait. La
tentative de rapprochement et d'alliance entre les divers élémens
de la société pour en former un seul corps politique,
un véritable état, avait donc réussi en Angleterre,
tandis qu'elle avait échoué sur le reste du continent.
Je ne dirai qu'un mot de l'Allemagne, et [35] uniquement
pour indiquer le caractère dominant de son histoire. Là
les tentatives de fusion, d'unité, d'organisation politique
générale ont été suivies avec peu
d'ardeur. Les divers élémens sociaux sont restés
beaucoup plus distincts, beaucoup plus indépendans que
dans le reste de l'Europe. S'il en fallait une preuve, on la trouverait
jusque dans les temps modernes. L'Allemagne est le seul pays de
l'Europe où l'élection féodale ait pris part
long-temps à la création de la royauté. Je
ne parle pas de la Pologne, ni des nations esclavonnes, qui sont
entrées si tard dans le système de la civilisation
européenne. L'Allemagne est également le seul pays
de l'Europe où il fût resté des souverains
ecclésiastiques, le seul qui eût conservé
des villes libres ayant une existence, une vraie souveraineté
politique. Il est clair que la tentative de fondre en une seule
société les élémens de la société
européenne primitive, avait eu là beaucoup moins
d'activité et d'effet qu'ailleurs.
Je viens de mettre sous vos yeux, Messieurs, les grands essais
d'organisation politique tentés en Europe jusqu'à
la fin du quatorzième siècle et au commencement
du quinzième. Vous les avez vus tous échouer. J'ai
essayé d'indiquer en passant les causes de ce mauvais succès;
à vrai [36] dire, elles se réduisent à
une seule. La société n'était pas assez avancée
pour se prêter à l'unité; tout était
encore trop local, trop spécial, trop étroit, trop
divers dans les existences et dans les esprits. Il n'y avait ni
intérêts généraux, ni opinions générales
capables de dominer les intérêts et les opinions
particulières. Les esprits les plus élevés,
les plus hardis n'avaient aucune idée d'administration
ni de justice vraiment publique. Il fallait évidemment
qu'une civilisation très active, très forte vînt
d'abord mêler, assimiler, broyer pour ainsi dire ensemble
tous ces élémens incohérens; il fallait qu'il
se fît d'abord une puissante centralisation des intérêts,
des lois, des moeurs, des idées; il fallait, en un mot,
qu'il se créât un pouvoir public et une opinion publique.
Nous arrivons à l'époque où ce grand travail
s'est enfin consommé. Ses premiers symptômes, l'état
des esprits et des moeurs pendant le cours du quinzième
siècle, leur tendance vers la formation d'un gouvernement
central et d'une opinion publique, tel sera l'objet de notre prochaine
leçon.