[3] Messieurs,
Nous avons souvent déploré le désordre,
le chaos de la société européenne; nous
nous sommes plaints de la difficulté de comprendre
et de peindre une société ainsi éparse,
incohérente, dissoute. Nous avons attendu, invoqué
avec impatience le temps des intérêts généraux,
de l'ordre, de l'unité sociale. Nous y arrivons, nous
entrons dans l'époque où tout se résume
en faits généraux, en idées générales,
dans l'époque de l'ordre et de l'unité. Nous
y [4] rencontrerons une difficulté d'un autre
genre. Jusqu'ici nous avons eu peine à lier entre eux
les faits, à les coordonner, à saisir ce qu'ils
avaient de commun, à y démêler quelque
ensemble. Tout se tient au contraire dans l'Europe moderne;
tous les élémens, tous les incidens de la vie
sociale se modifient, agissent et réagissent les uns
sur les autres; les relations des hommes entre eux sont beaucoup
plus nombreuses, beaucoup plus compliquées; il en est
de même de leurs relations avec le gouvernement de l'État,
de même des relations des États entre eux, de
même des idées et de tous les travaux de l'esprit
humain. Dans les temps que nous avons parcourus, un grand
nombre de faits se passaient isolés, étrangers,
sans influence réciproque. Aujourd'hui il n'y a plus
d'isolement; toutes choses se touchent, se croisent, s'altèrent
en se touchant. Est-il rien de plus difficile que de saisir
l'unité véritable dans une telle diversité,
de déterminer la direction d'un mouvement si étendu
et si complexe, de résumer cette prodigieuse quantité
d'élémens divers et étroitement liés
entre eux, d'assigner enfin le fait général,
dominant, qui résume une longue série de faits,
qui caractérise une époque, qui est l'expression
[5] fidèle de son influence, de son rôle
dans l'histoire de la civilisation?
Vous allez mesurer d'un coup d'oeil l'étendue de cette
difficulté dans le grand événement dont
nous avons à nous occuper aujourd'hui.
Nous avons rencontré, au douzième siècle,
un événement religieux dans son origine s'il
ne l'était pas dans sa nature, je veux dire les croisades.
Malgré la grandeur de l'événement, malgré
sa longue durée, malgré la variété
des incidens qu'il a amenés, il nous a été
assez facile de démêler son caractère
général, de déterminer avec quelque précision
son unité et son influence. Nous avons à considérer
aujourd'hui la révolution religieuse du seizième
siècle, celle qu'on appelle communément la Réforme.
Qu'il me soit permis de le dire en passant, je me servirai
du mot réforme comme d'un mot simple et convenu,
comme synonyme de révolution religieuse, et
sans y attacher aucun jugement. Voyez d'avance, Messieurs,
combien il est difficile de reconnaître le véritable
caractère de cette grande crise, de dire d'une manière
générale ce qu'elle a été et ce
qu'elle a fait.
C'est entre le commencement du seizième [6]
et le milieu du dix-septième siècle qu'il le
faut chercher, car c'est dans cette période que s'est
renfermée pour ainsi dire la vie de l'événement,
qu'il a pris naissance et fin. Tous les événemens
historiques, Messieurs, ont en quelque sorte une carrière
déterminée; leurs conséquences se prolongent
à l'infini; ils tiennent à tout le passé,
à tout l'avenir; mais il n'en est pas moins vrai qu'ils
ont une existence propre et limitée, qu'ils naissent,
grandissent, remplissent de leur développement une
certaine portion de la durée, puis décroissent
et se retirent de la scène pour faire place à
quelque événement nouveau.
Peu importe la date précise qu'on assigne à
l'origine de la Réforme; on peut prendre l'année
1520, où Luther brûla publiquement à Wittenberg
la bulle de Léon X qui le condamnait, et se sépara
ainsi officiellement de l'église romaine. C'est entre
cette époque et le milieu du dix-septième siècle,
l'année 1648, date de la conclusion du traité
de Westphalie, qu'est renfermée la vie de la Réforme.
En voici la preuve. Le premier et le plus grand effet de la
révolution religieuse a été de créer
en Europe deux classes d'États, les États catholiques
et [7] les États protestans, de les mettre en
présence et d'engager entre eux la lutte. Avec beaucoup
de vicissitudes, cette lutte a duré depuis le commencement
du seizième siècle jusqu'au milieu du dix-septième.
C'est par le traité de Westphalie, en 1648, que les
États catholiques et les États protestans se
sont enfin réciproquement reconnus, ont consenti leur
existence mutuelle, et se sont promis de vivre en société
et en paix, indépendamment de la diversité de
religion. A partir de 1648 la diversité de religion
a cessé d'être le principe dominant de la classification
des États, de leur politique extérieure, de
leurs relations, de leurs alliances. Jusqu'à cette
époque, malgré de grandes variations, l'Europe
était essentiellement divisée en ligue catholique
et ligue protestante. Après le traité de Westphalie,
cette distinction disparaît: les États s'allient
ou se divisent par de tout autres considérations que
les croyances religieuses. Là donc s'arrête la
prépondérance, c'est-à-dire la carrière
de la Réforme, quoique ses conséquences n'aient
pas cessé de se développer.
Parcourons maintenant à grands pas cette carrière,
et, sans rien faire de plus que nommer [8] des événemens
et des hommes, indiquons ce qu'elle contient. Vous verrez
par cette seule indication, par cette sèche et incomplète
nomenclature, quelle doit être la difficulté
de résumer une série de faits si variés,
si complexes, de les résumer, dis-je, en un fait général;
de déterminer quel est le véritable caractère
de la révolution religieuse du seizième siècle,
d'assigner son rôle dans l'histoire de notre civilisation.
Au moment où la Réforme éclate, elle
tombe, pour ainsi dire, au milieu d'un grand événement
politique, de la lutte de François Ier et
de Charles-le-Quint, de la France et de l'Espagne; lutte engagée
d'abord pour la possession de l'Italie, ensuite pour celle
de l'empire d'Allemagne, enfin pour la prépondérance
en Europe. C'est le moment où la maison d'Autriche
s'élève et devient dominante en Europe. C'est
aussi le moment où l'Angleterre, par Henri VIII, intervient
dans la politique continentale avec plus de régularité,
de permanence et d'étendue qu'elle ne l'avait fait
jusque là.
Suivons le cours du seizième siècle en France.
Il y est rempli par les grandes guerres religieuses des protestans
et des catholiques; elles [9] deviennent le moyen,
l'occasion d'une nouvelle tentative des grands seigneurs pour
ressaisir le pouvoir qui leur échappait et dominer
la royauté. C'est là le sens politique de nos
guerres de religion, de la Ligue, de la lutte des Guise contre
les Valois, lutte qui finit par l'avénement de Henri
IV.
En Espagne, au milieu du règne de Philippe II, éclate
la révolution des Provinces-Unies. L'inquisition et
la liberté civile et religieuse se font la guerre là
sous les noms du duc d'Albe et du prince d'Orange. Pendant
que la liberté triomphe en Hollande à force
de persévérance et de bon sens, elle périt
dans l'intérieur de l'Espagne, où prévaut
le pouvoir absolu, laïque et ecclésiastique.
En Angleterre les règnes de Marie et d'Élisabeth;
la lutte d'Élisabeth, chef du protestantisme, contre
Philippe II. Avénement de Jacques Stuart au trône
d'Angleterre; commencement des grandes querelles de la royauté
avec le peuple anglais.
Vers le même temps, dans le Nord, création de
nouvelles puissances. La Suède relevée par Gustave
Wasa, en 1523. La Prusse se crée par la sécularisation
de l'ordre teutonique. Les [10] puissances du Nord
prennent dans la politique européenne une place qu'elles
n'avaient pas occupée jusque là, et dont l'importance
éclatera bientôt dans la guerre de trente ans.
Je reviens en France. Le règne de Louis XIII; le cardinal
de Richelieu changeant l'administration intérieure
de la France; ses relations avec l'Allemagne et l'appui prêté
au parti protestant. En Allemagne, pendant la dernière
partie du seizième siècle, la lutte contre les
Turcs; au commencement du dix-septième, la guerre de
trente ans, le plus grand événement de l'Europe
orientale moderne; Gustave-Adolphe, Wallenstein, Tilly, le
duc De Brunswick, le duc de Weimar, les plus grands noms que
l'Allemagne ait encore à prononcer.
A la même époque, en France, l'avénement
de Louis XIV; le commencement de la Fronde. En Angleterre,
l'explosion de la révolution qui détrôna
Charles Ier.
Vous le voyez; je ne prends que les plus gros événemens
de l'histoire, les événemens dont tout le monde
sait le nom; vous voyez quel est leur nombre, leur variété,
leur importance. Si nous cherchons des événemens
d'une autre nature, des événemens moins apparens,
qui se [11] résument moins en noms propres,
nous en trouverons cette époque également surchargée.
C'est le temps des plus grands changemens dans les institutions
politiques de presque tous les peuples, le temps où
la monarchie pure prévaut dans la plupart des grands
États, tandis qu'en Hollande se crée la plus
puissante république de l'Europe, et qu'en Angleterre
la monarchie constitutionnelle triomphe définitivement,
ou à peu près. Dans l'Église, c'est le
temps où les anciens ordres monastiques perdent presque
tout pouvoir politique, et sont remplacés par un ordre
nouveau d'un autre caractère, et dont l'importance,
à tort peut-être, passe pour fort supérieure
à la leur, les Jésuites. A la même époque,
le concile de Trente efface ce qui pouvait rester de l'influence
des conciles de Constance et de Bâle, et assure le triomphe
définitif de la cour de Rome dans l'ordre ecclésiastique.
Sortez de l'Église; jetez un coup d'oeil sur la philosophie,
sur la libre carrière de l'esprit humain; deux hommes
se présentent, Bacon et Descartes, les auteurs de la
plus grande révolution philosophique qu'ait subie le
monde moderne, les chefs des deux écoles qui s'en disputent
l'empire. C'est aussi le temps de l'éclat [12]
de la littérature italienne; le temps où commencent
la littérature française et la littérature
anglaise. Enfin c'est le temps de la fondation des grandes
colonies, et des plus actifs développemens du système
commercial.
Ainsi, Messieurs, sous quelque point de vue que vous considériez
cette époque, les événemens politiques,
ecclésiastiques, philosophiques, littéraires,
y sont en plus grand nombre, plus variés et plus importans
que dans tous les siècles qui l'ont précédée.
L'activité de l'esprit humain se manifeste dans tous
les sens, dans les relations des hommes entre eux, dans leurs
relations avec le pouvoir, dans les relations des États,
dans le pur travail intellectuel; en un mot, c'est un temps
de grands hommes et de grandes choses. Et au milieu de ce
temps, la révolution religieuse qui nous occupe est
le plus grand de tous les événemens; c'est le
fait dominant de l'époque, c'est le fait qui lui donne
son nom, qui en détermine le caractère. Parmi
tant de causes si puissantes qui ont joué un si grand
rôle, la Réforme est la plus puissante, celle
à laquelle toutes les autres ont abouti, qui les a
toutes modifiées ou en a été modifiée
elle-même. En sorte que ce que nous avons à faire
aujourd'hui, [13] c'est de caractériser avec
vérité, de résumer avec précision
l'événement qui a dominé tous les autres,
dans le temps des plus grands événemens, la
cause qui a fait plus que toutes les autres, dans le temps
des plus grandes causes.
Vous comprenez sans peine à quel point il est difficile
de ramener des faits si divers, si immenses et si étroitement
unis, de les ramener, dis-je, à une véritable
unité historique. Il le faut cependant; quand les événemens
sont une fois consommés, quand ils sont devenus de
l'histoire, ce qui importe, ce que l'homme cherche surtout,
ce sont les faits généraux, l'enchaînement
des causes et des effets. C'est là, pour ainsi dire,
la portion immortelle de l'histoire, celle à laquelle
toutes les générations ont besoin d'assister
pour comprendre le passé, et pour se comprendre elles-mêmes.
Ce besoin de généralité, de résultat
rationel, est le plus puissant et le plus glorieux de tous
les besoins intellectuels; mais il faut bien se garder de
le satisfaire par des généralisations incomplètes
et précipitées. Rien de plus tentant que de
se laisser aller au plaisir d'assigner sur-le-champ, et à
la première vue, le caractère général,
les résultats permanens d'une époque, d'un
[14] événement. L'esprit humain est comme
la volonté humaine, toujours pressé d'agir,
impatient des obstacles, avide de liberté et de conclusion;
il oublie volontiers les faits qui le pressent et le gênent;
mais en les oubliant il ne les détruit pas; et ils
subsistent pour le convaincre un jour d'erreur et le condamner.
Il n'y a pour l'esprit humain, Messieurs, qu'un moyen d'échapper
à ce péril, c'est d'épuiser courageusement,
patiemment l'étude des faits, avant de généraliser
et de conclure. Les faits sont pour la pensée ce que
les règles de la morale sont pour la volonté.
Elle est tenue de les connaître, d'en porter le poids;
et c'est seulement lorsqu'elle a satisfait à ce devoir,
lorsqu'elle en a mesuré et parcouru toute l'étendue,
c'est alors seulement qu'il lui est permis de déployer
ses ailes et de prendre son vol vers la haute région
d'où elle verra toutes choses dans leur ensemble et
leurs résultats. Si elle y veut monter trop vite, et
sans avoir pris connaissance de tout le territoire que de
là elle aura à contempler, la chance d'erreur
et de chute est incalculable. C'est comme dans un calcul de
chiffres où une première erreur en entraîne
d'autres à l'infini. De même en histoire, si
dans le premier travail [15] on n'a pas tenu compte
de tous les faits, si on s'est laissé aller au goût
de la généralisation précipitée,
il est impossible de dire à quels égaremens
on sera conduit.
Messieurs, je vous préviens en quelque sorte contre
moi-même. Je n'ai guère fait et pu faire dans
ce cours que des tentatives de généralisation,
des résumés généraux de faits
que nous n'avions pas étudiés de près
et ensemble. Arrivés maintenant à une époque
où cette entreprise est beaucoup plus difficile qu'à
aucune autre, où les chances d'erreur sont plus grandes,
j'ai cru devoir vous en avertir, et vous prémunir contre
mon propre travail. Cela fait, je vais le poursuivre et tenter
sur la Réforme ce que j'ai fait sur d'autres événemens;
je vais essayer d'en reconnaître le fait dominant, d'en
décrire le caractère général,
de dire en un mot quels sont la place et le rôle de
ce grand événement dans la civilisation européenne.
Vous vous rappelez où nous avons laissé l'Europe
à la fin du quinzième siècle. Nous avons
vu, dans son cours, deux grandes tentatives de révolution
ou de réforme religieuse: une tentative de réforme
légale par les conciles, une tentative de réforme
révolutionnaire en [16] Bohême par les
Hussites; nous les avons vues étouffées, échouant
l'une et l'autre; et cependant nous avons reconnu que l'événement
était impossible à empêcher, qu'il devait
se reproduire sous une forme ou sous une autre; que ce que
le quinzième siècle avait tenté, le seizième
l'accomplirait inévitablement. Je ne raconterai en
aucune façon les détails de la révolution
religieuse du seizième siècle; je les tiens
pour connus à peu près de tout le monde; je
ne m'inquiète que de son influence générale
sur les destinées de l'humanité.
Quand on a cherché quelles causes avaient déterminé
ce grand événement, les adversaires de la Réforme
l'ont imputée à des accidens, à des malheurs
dans le cours de la civilisation, à ce que, par exemple,
la vente des indulgences avait été confiée
aux Dominicains, ce qui avait rendu les Augustins jaloux;
Luther était un Augustin, donc c'était là
le motif déterminant de la Réforme. D'autres
l'ont attribuée à l'ambition des souverains,
à leur rivalité avec le pouvoir ecclésiastique,
à l'avidité des nobles laïques qui voulaient
s'emparer des biens de l'Église. On a voulu ainsi expliquer
la révolution religieuse uniquement par le mauvais
côté [17] des hommes et des affaires humaines,
par les intérêts privés, les passions
personnelles.
D'un autre côté les partisans, les amis de la
Réforme ont essayé de l'expliquer par le seul
besoin de réformer en effet les abus existant dans
l'église; ils l'ont présentée comme un
redressement des griefs religieux, comme une tentative conçue
et exécutée dans le seul dessein de reconstituer
une église pure, l'église primitive. Ni l'une
ni l'autre de ces explications ne me paraît fondée.
La seconde a plus de vérité que la première;
au moins elle est plus grande, plus en rapport avec l'étendue
et l'importance de l'événement; cependant je
ne la crois pas exacte non plus. A mon avis, la Réforme
n'a été ni un accident, le résultat de
quelque grand hasard, de quelque intérêt personnel,
ni une simple vue d'amélioration religieuse, le fruit
d'une Utopie d'humanité et de vérité.
Elle a eu une cause plus puissante que tout cela, et qui domine
toutes les causes particulières. Elle a été
un grand élan de liberté de l'esprit humain,
un besoin nouveau de penser, de juger librement, pour son
compte, avec ses seules forces, des faits et des idées
que jusque-là l'Europe recevait ou était tenue
de recevoir des mains de [18] l'autorité. C'est
une grande tentative d'affranchissement de la pensée
humaine; et pour appeler les choses par leur nom, une insurrection
de l'esprit humain contre le pouvoir absolu dans l'ordre spirituel.
Tel est, selon moi, le véritable caractère,
le caractère général et dominant de la
Réforme.
Quand on considère quel était à cette
époque d'un côté l'état de l'esprit
humain, de l'autre celui du pouvoir spirituel, de l'Église,
qui avait le gouvernement de l'esprit humain, voici le double
fait dont on est frappé.
Du côté de l'esprit humain, une beaucoup plus
grande activité, un beaucoup plus grand besoin de développement
qu'il n'avait jamais senti. Cette activité nouvelle
était le résultat de causes diverses, mais qui
s'accumulaient depuis des siècles. Par exemple, il
y avait des siècles que les hérésies
naissaient, tenaient quelque place, tombaient remplacées
par d'autres; il y avait des siècles que les opinions
philosophiques avaient le même cours que les hérésies.
Le travail de l'esprit humain, soit dans la sphère
religieuse, soit dans la sphère philosophique, s'était
accumulé du onzième au seizième siècle;
enfin le moment était venu où il [19]
fallait qu'il eût un résultat. De plus, tous
les moyens d'instruction, créés ou favorisés
dans le sein de l'Église elle-même, portaient
leurs fruits. On avait institué des écoles;
de ces écoles étaient sortis des hommes qui
savaient quelque chose; leur nombre s'était accru de
jour en jour. Ces hommes voulaient penser enfin par eux-mêmes,
et pour leur compte, car ils se sentaient plus forts qu'ils
n'avaient jamais été. Enfin était arrivé
ce renouvellement, ce rajeunissement de l'esprit humain par
la restauration de l'antiquité, dont je vous ai, dans
notre dernière réunion, décrit la marche
et les effets.
Toutes ces causes réunies imprimaient à la pensée,
au commencement du seizième siècle, un mouvement
très énergique, un impérieux besoin de
progrès.
La situation du gouvernement de l'esprit humain, du pouvoir
spirituel, était tout autre; il était tombé
au contraire dans un état d'inertie, dans un état
stationnaire. Le crédit politique de l'Église,
de la cour de Rome, était fort diminué; la société
européenne ne lui appartenait plus; elle avait passé
sous la domination des gouvernemens laïques. Cependant
le pouvoir spirituel conservait toutes ses prétentions,
tout son éclat, toute [20] son importance extérieure.
Il lui arrivait ce qui est arrivé plus d'une fois aux
vieux gouvernemens. La plupart des plaintes qu'on formait
contre lui n'étaient presque plus fondées. Il
n'est pas vrai qu'au seizième siècle la Cour
de Rome fût très tyrannique; il n'est pas vrai
que les abus proprement dits y fussent plus nombreux, plus
crians qu'il n'avaient été dans d'autres temps.
Jamais peut-être, au contraire, le gouvernement ecclésiastique
n'avait été plus facile, plus tolérant,
plus disposé à laisser aller toutes choses,
pourvu qu'on ne le mît pas lui-même en question,
pourvu qu'on lui reconnût à peu près,
sauf à les laisser inactifs, les droits dont il avait
joui jusque là, qu'on lui assurât la même
existence, qu'on lui payât les mêmes tributs.
Il aurait laissé volontiers l'esprit humain tranquille,
si l'esprit humain avait voulu en faire autant à son
égard. Mais c'est précisément quand les
gouvernemens sont moins considérés, moins forts,
quand ils font moins de mal, c'est alors qu'ils sont attaqués,
parce que c'est alors qu'on le peut; auparavant on ne le pouvait
pas.
Il est donc évident, par le seul examen de l'état
de l'esprit humain à cette époque et de celui
de son gouvernement, il est évident [21] que
le caractère de la Réforme a dû être,
je le répète, un élan nouveau de liberté,
une grande insurrection de l'intelligence humaine. C'est là,
n'en doutez pas, la cause dominante, la cause qui plane au
dessus de toutes les autres; cause supérieure à
tous les intérêts, soit des nations, soit des
souverains, supérieure également au besoin de
réforme proprement dite, au besoin de redressement
des griefs dont on se plaignait à cette époque.
Je suppose qu'après les premières années
de la Réforme, lorsqu'elle eut déployé
toutes ses prétentions, articulé tous ses griefs,
je suppose que tout d'un coup le pouvoir spirituel en fût
tombé d'accord et eût dit: «Eh bien, soit,
je réforme tout; je reviens à un ordre plus
légal, plus religieux. Je supprime les vexations, l'arbitraire,
les tributs; même en matière de croyances, je
modifie, j'explique, je retourne au sens primitif. Mais tous
les griefs ainsi redressés, je garderai ma position;
je serai comme jadis le gouvernement de l'esprit humain, avec
la même puissance, avec les mêmes droits.»
Croit-on que la révolution religieuse se fût
contentée à ce prix et arrêtée
dans son cours? Je ne le pense point; je crois fermement qu'elle
aurait [22] continué sa carrière, et
qu'après avoir demandé la réforme, elle
aurait demandé la liberté. La crise du seizième
siècle n'était pas simplement réformatrice;
elle était essentiellement révolutionnaire.
Il est impossible de lui enlever ce caractère, ses
mérites et ses vices; elle en a eu tous les effets.
Jetons un coup d'oeil sur les destinées de la Réforme;
voyons ce qu'elle a fait surtout et avant tout dans les différens
pays où elle s'est développée. Remarquez
qu'elle s'est développée dans des situations
très diverses, au milieu de chances très inégales;
si nous trouvons que, malgré la diversité des
situations, malgré l'inégalité des chances,
elle a partout poursuivi un certain but, obtenu un certain
résultat, conservé un certain caractère,
il sera évident que ce caractère qui aura surmonté
toutes les diversités de situation, toutes les inégalités
de chance, doit être le caractère fondamental
de l'événement; que ce résultat doit
être celui qu'il poursuivait essentiellement.
Eh bien, partout où la révolution religieuse
du seizième siècle a prévalu, si elle
n'a pas opéré l'affranchissement complet de
l'esprit humain, elle lui a procuré un nouveau et très
grand accroissement [23] de liberté. Elle a
laissé sans doute la pensée soumise à
toutes les chances de liberté ou de servitude des institutions
politiques; mais elle a aboli ou désarmé le
pouvoir spirituel, le gouvernement systématique et
redoutable de la pensée. C'est là le résultat
qu'a atteint la Réforme au milieu des combinaisons
les plus diverses. En Allemagne, il n'y avait point de liberté
politique; la Réforme ne l'a point introduite; elle
a plutôt fortifié qu'affaibli le pouvoir des
princes; elle a été plus contraire aux institutions
libres du moyen âge que favorable à leur développement.
Cependant elle a suscité et entretenu en Allemagne
une liberté de la pensée plus grande peut-être
que partout ailleurs. En Danemarck, dans un pays où
domine le pouvoir absolu, où il pénètre
dans les institutions municipales, aussi bien que dans les
institutions générales de l'État, là
aussi, par l'influence de la Réforme, la pensée
s'est affranchie et s'exerce librement dans toutes les carrières.
En Hollande, au milieu d'une république; en Angleterre,
sous la monarchie constitutionnelle, et malgré une
tyrannie religieuse long-temps très dure, l'émancipation
de l'esprit humain s'est également accomplie. Enfin,
en France, dans la situation qui semblait la moins [24]
favorable aux effets de la révolution religieuse, dans
un pays où elle a été vaincue, là
même elle a été un principe d'indépendance
et de liberté intellectuelle. Jusqu'en 1685, c'est-à-dire
jusqu'à la révocation de l'édit de Nantes,
la Réforme a obtenu en France une existence légale.
Pendant ce long espace de temps elle a écrit, elle
a discuté, elle a provoqué ses adversaires à
écrire, à discuter avec elle. Ce seul fait,
cette guerre de pamphlets, de conférences, entre les
anciennes et les nouvelles opinions, a répandu en France
une liberté beaucoup plus réelle, beaucoup plus
active qu'on ne le croit communément; liberté
qui a tourné au profit de la science, de la moralité,
de l'honneur du clergé français, aussi bien
qu'au profit de la pensée en général.
Jetez les yeux, Messieurs, sur les conférences de Bossuet
avec Claude, sur toute la polémique religieuse de cette
époque, et demandez-vous si Louis XIV eût supporté,
sur toute autre matière, un pareil degré de
liberté. C'est entre la réforme et le parti
opposé qu'il y a eu le plus de liberté en France
dans le dix-septième siècle. La pensée
religieuse a été alors bien plus hardie, elle
a traité les questions avec plus de franchise que la
pensée [25] politique de Fénélon
lui-même dans le Télémaque. Cet
état n'a cessé qu'à la révocation
de l'édit de Nantes. Or de 1685 à l'explosion
de l'esprit humain au dix-huitième siècle, il
n'y a pas quarante ans; et l'influence de la révolution
religieuse en faveur de la liberté intellectuelle venait
à peine de cesser quand celle de la révolution
philosophique a commencé.
Vous le voyez, Messieurs, partout où la Réforme
a pénétré, partout où elle a joué
un grand rôle, victorieuse ou vaincue, elle a eu pour
résultat général, dominant, constant,
un immense progrès dans l'activité et la liberté
de la pensée, vers l'émancipation de l'esprit
humain.
Et non seulement la Réforme a eu ce résultat,
mais elle s'en est contentée; là où elle
l'a obtenu, elle n'en a guère cherché d'autre,
tant c'était là le fond même de l'événement,
son caractère primitif et fondamental! Ainsi en Allemagne,
loin de demander la liberté politique, elle a accepté,
je ne voudrais pas dire la servitude politique, mais l'absence
de la liberté. En Angleterre, elle a consenti la constitution
hiérarchique du clergé, et la présence
d'une église aussi abusive que l'ait jamais été
l'église romaine, et beaucoup plus servile. Pourquoi
la Réforme, [26] si passionnée, si roide,
à certains égards, s'est-elle montrée
là si facile, si souple? Parce qu'elle obtenait le
fait général auquel elle tendait, l'abolition
du pouvoir spirituel, l'affranchissement de l'esprit humain.
Je le répète, là où elle a atteint
ce but, elle s'est accommodée à tous les régimes,
à toutes les situations.
Faisons maintenant la contre-épreuve de cet examen;
voyons ce qui est arrivé dans les pays où la
révolution religieuse n'a pas pénétré,
où elle a été étouffée
de très bonne heure, où elle n'a pu prendre
aucun développement. L'histoire répond que là
l'esprit humain n'a pas été affranchi: deux
grands pays, l'Espagne et l'Italie, peuvent l'attester. Tandis
que dans les parties de l'Europe où la Réforme
a tenu une grande place, l'esprit humain a pris, dans les
trois derniers siècles, une activité, une liberté
jusque là inconnues, là où elle n'a pas
pénétré, il est tombé, à
la même époque, dans la mollesse et l'inertie;
en sorte que l'épreuve et la contre-épreuve
ont été faites pour ainsi dire simultanément
et donné le même résultat.
L'élan de la pensée, l'abolition du pouvoir
absolu dans l'ordre spirituel, c'est donc bien là le
caractère essentiel de la Réforme, le résultat
[27] le plus général de son influence, le
fait dominant de sa destinée.
Je dis le fait, et je le dis à dessein. L'émancipation
de l'esprit humain a été en effet, dans le cours
de la Réforme, un fait plutôt qu'un principe,
un résultat plus qu'une intention. La réforme
a, je crois, en ceci, exécuté plus qu'elle n'avait
entrepris, plus même peut-être qu'elle ne souhaitait.
Au contraire de beaucoup d'autres révolutions qui sont
restées fort en arrière de ce qu'elles avaient
voulu, où l'événement a été
très inférieur à la pensée, les
conséquences de la réforme ont dépassé
ses vues; elle est plus grande comme événement
que comme système; ce qu'elle a fait, elle ne l'a pas
complétement connu; elle ne l'eût pas complétement
avoué.
Quels reproches adressent constamment à la Réforme
ses adversaires? Lesquels de ses résultats lui jettent-ils
en quelque sorte à la tête pour la réduire
au silence?
Deux principaux: 1º la multiplicité des sectes,
la licence prodigieuse des esprits, la destruction de toute
autorité spirituelle, la dissolution de la société
religieuse dans son ensemble; 2º la tyrannie, la persécution.
«Vous [28] provoquez la licence, a-t-on dit aux
réformateurs, vous la produisez; et quand elle est
là, vous voulez la contenir, la réprimer. Et
comment la réprimez-vous? Par les moyens les plus durs,
les plus violens. Vous aussi vous persécutez l'hérésie,
et en vertu d'une autorité illégitime.»
Parcourez, résumez toutes les grandes attaques dirigées
contre la Réforme, en écartant les questions
purement dogmatiques; ce sont là les deux reproches
fondamentaux auxquels elles se réduisent toujours.
Le parti réformé en était très
embarrassé. Quand on lui imputait la multiplicité
des sectes, au lieu de l'avouer, au lieu de soutenir la légitimité
de leur libre développement, il anathématisait
les sectes, il s'en désolait, il s'en excusait. Le
taxait-on de persécution? Il se défendait avec
quelque embarras; il alléguait la nécessité;
il avait, disait-il, le droit de réprimer et de punir
l'erreur, car il était en possession de la vérité;
ses croyances, ses institutions étaient seules légitimes;
si l'Église romaine n'avait pas le droit de punir les
réformés, c'est qu'elle avait tort contre eux.
Et quand le reproche de persécution était adressé
au parti dominant dans la réforme, non [29]
par ses ennemis, mais par ses propres enfans; quand les sectes
qu'il anathématisait lui disaient: «Nous faisons
ce que vous avez fait; nous nous séparons comme vous
vous êtes séparés,» il était
encore plus embarrassé pour répondre, et ne
répondait bien souvent que par un redoublement de rigueur.
C'est qu'en effet, en travaillant à la destruction
du pouvoir absolu dans l'ordre spirituel, la révolution
religieuse du seizième siècle n'a pas connu
les vrais principes de la liberté intellectuelle: elle
affranchissait l'esprit humain, et prétendait encore
à le gouverner par la loi; en fait elle faisait prévaloir
le libre examen; en principe elle croyait substituer un pouvoir
légitime à un pouvoir illégitime. Elle
ne s'était point élevée jusqu'à
la première raison, elle n'était point descendue
jusqu'aux dernières conséquences de son oeuvre.
Aussi est-elle tombée dans une double faute: d'une
part elle n'a pas connu ni respecté tous les droits
de la pensée humaine; au moment où elle les
réclamait pour son propre compte, elle les violait
ailleurs; d'autre part, elle n'a pas su mesurer, dans l'ordre
intellectuel, les droits de l'autorité; je ne dis pas
de l'autorité coactive qui n'en saurait posséder
aucun en pareille matière, mais de [30] l'autorité
purement morale, agissant sur les esprits seuls et par la
seule voie de l'influence. Quelque chose manque, dans la plupart
des pays réformés, à la bonne organisation
de la société intellectuelle, à l'action
régulière des opinions anciennes, générales.
On n'a pas su concilier les droits et les besoins de la tradition
avec ceux de la liberté; et la cause en a été
sans aucun doute dans cette circonstance que la Réforme
n'a pleinement compris et accepté ni ses principes
ni ses effets.
De là aussi pour elle un certain air d'inconséquence
et d'esprit étroit qui souvent a donné prise
et avantage sur elle à ses adversaires. Ceux-là
savaient très bien ce qu'ils faisaient et ce qu'ils
voulaient; ceux-là remontaient aux principes de leur
conduite et en avouaient toutes les conséquences. Il
n'y a jamais eu de gouvernement plus conséquent, plus
systématique que celui de l'église romaine.
En fait, la cour de Rome a beaucoup transigé, beaucoup
cédé, bien plus que la Réforme; en principe,
elle a bien plus complétement adopté son propre
système, tenu une conduite bien plus cohérente.
C'est une grande force, Messieurs, que cette pleine connaissance
de ce qu'on fait, de ce qu'on veut, cette adoption complète
et rationnelle d'une [31] doctrine et d'un dessein.
La révolution religieuse du seizième siècle
en a donné dans son cours un éclatant exemple.
Personne n'ignore que la principale puissance instituée
pour lutter contre elle a été l'ordre des Jésuites.
Jetez un coup d'oeil sur leur histoire; ils ont échoué
partout; partout où ils sont intervenus avec quelque
étendue, ils ont porté malheur à la cause
dont ils se sont mêlés. En Angleterre, ils ont
perdu des rois; en Espagne, des peuples. Le cours général
des événemens, le développement de la
civilisation moderne, la liberté de l'esprit humain,
toutes ces forces contre lesquelles les Jésuites étaient
appelés à lutter, se sont dressées contre
eux et les ont vaincus. Et non seulement ils ont échoué,
mais rappelez-vous quels moyens ils ont été
contraints d'employer. Point d'éclat, point de grandeur;
ils n'ont pas fait de brillans événemens, ils
n'ont pas mis en mouvement de puissantes masses d'hommes;
ils ont agi par des voies souterraines, obscures, subalternes,
par des voies qui n'étaient nullement propres à
frapper l'imagination, à leur concilier cet intérêt
public qui s'attache aux grandes choses, quels qu'en soient
le principe et le but. Le parti contre lequel ils luttaient,
au contraire, non seulement a vaincu, mais il a vaincu avec
éclat; [32] il a fait de grandes choses, et
par de grands moyens; il a soulevé les peuples; il
a semé en Europe de grands hommes; il a changé,
à la face du soleil, le sort et la forme des États.
Tout en un mot a été contre les Jésuites,
et la fortune et les apparences; ni le bon sens qui veut le
succès, ni l'imagination qui a besoin d'éclat,
n'ont été satisfaites par leur destinée.
Et pourtant, rien n'est plus certain, ils ont eu de la grandeur;
une grande idée s'attache à leur nom, à
leur influence, à leur histoire. C'est qu'ils ont su
ce qu'ils faisaient, ce qu'ils voulaient; c'est qu'ils ont
eu pleine et claire connaissance des principes d'après
lesquels ils agissaient, du but auquel ils tendaient; c'est-à-dire
qu'ils ont eu la grandeur de la pensée, la grandeur
de la volonté; et elle les a sauvés du ridicule
qui s'attache à des revers obstinés et à
de misérables moyens. Là, au contraire, où
l'événement a été plus grand que
la pensée, là où paraît manquer
la connaissance des premiers principes et des derniers résultats
de l'action, il est resté quelque chose d'incomplet,
d'inconséquent, d'étroit, qui a placé
les vainqueurs mêmes dans une sorte d'infériorité
rationnelle, philosophique, dont l'influence s'est quelquefois
fait sentir dans les événemens. C'est là,
je pense, [33] dans la lutte de l'ancien ordre spirituel
contre l'ordre nouveau, le côté faible de la
Réforme, ce qui a souvent embarrassé sa situation,
ce qui l'a empêchée de se défendre aussi
bien qu'elle en avait le droit.
Je pourrais, Messieurs, considérer avec vous la révolution
religieuse du seizième siècle sous beaucoup
d'autres aspects. Je n'ai rien dit et n'ai rien à dire
de son côté purement dogmatique, de ce qu'elle
a fait dans la religion proprement dite, et quant aux rapports
de l'ame humaine avec Dieu et l'éternel avenir; mais
je pourrais vous la montrer dans la variété
de ses rapports avec l'ordre social, amenant partout des résultats
d'une importance immense. Par exemple elle a rappelé
la religion au milieu des laïques, dans le monde des
fidèles; jusque là la religion était,
pour ainsi dire, le domaine exclusif du clergé, de
l'ordre ecclésiastique; il en distribuait les fruits,
mais disposait seul du fond, avait presque seul le droit d'en
parler. La Réforme a fait rentrer les croyances religieuses
dans la circulation générale; elle a rouvert
aux fidèles le champ de la foi, où ils n'avaient
plus droit d'entrer. Elle a eu en même temps un second
résultat; elle a banni, ou à peu près,
la religion [34] de la politique; elle a rendu l'indépendance
au pouvoir temporel. Au même moment où elle rentrait,
pour ainsi dire, dans la possession des fidèles, la
religion est sortie du gouvernement de la société.
Dans les pays réformés, malgré la diversité
des constitutions ecclésiastiques, en Angleterre même,
où cette constitution est plus voisine de l'ancien
ordre de choses, le pouvoir spirituel n'a plus aucune prétention
sérieuse de diriger le pouvoir temporel.
Je pourrais énumérer beaucoup d'autres conséquences
de la réforme, mais il faut se borner, et je me contente
d'avoir mis sous vos yeux son principal caractère,
l'émancipation de l'esprit humain, l'abolition du pouvoir
absolu dans l'ordre spirituel; abolition qui n'a pas été
complète, sans doute, le plus grand pas pourtant qui,
jusqu'à nos jours, eût été fait
dans cette voie.
Avant de finir, je vous prie de remarquer quelle frappante
similitude de destinée se rencontre, dans l'histoire
de l'Europe moderne, entre la société religieuse
et la société civile, dans les révolutions
qu'elles ont eu à subir.
La société chrétienne a commencé,
nous l'avons vu quand j'ai parlé de l'Église,
par être une société parfaitement libre,
formée uniquement [35] au nom d'une croyance
commune, sans institutions, sans gouvernement proprement dit,
réglée seulement par des pouvoirs moraux et
mobiles, selon les besoins du moment. La société
civile a commencé pareillement en Europe, en partie
du moins, par des bandes de barbares; société
parfaitement libre, où chacun restait, parce qu'il
le voulait, sans lois ni pouvoirs institués. Au sortir
de cet état, qui ne pouvait se concilier avec un grand
développement social, la société religieuse
se place sous un gouvernement essentiellement aristocratique;
c'est le corps du clergé, ce sont les évêques,
les conciles, l'aristocratie ecclésiastique qui la
gouvernent. Un fait de même nature arrive dans la société
civile, au sortir de la barbarie; c'est également l'aristocratie,
la féodalité laïque qui s'empare de la
domination. La société religieuse sort de la
forme aristocratique pour entrer dans celle de la monarchie
pure: c'est le sens du triomphe de la cour de Rome sur les
conciles et sur l'aristocratie ecclésiastique européenne.
La même révolution s'accomplit dans la société
civile; c'est également par la destruction du pouvoir
aristocratique que la royauté prévaut et prend
possession du monde Européen. Au seizième siècle,
dans le sein de la société religieuse, une
[36] insurrection éclate contre le système
de la monarchie pure, contre le pouvoir absolu dans l'ordre
spirituel. Cette révolution amène, consacre,
établit en Europe le libre examen. De nos jours nous
avons vu, dans l'ordre civil, un même événement.
Le pouvoir absolu temporel est également attaqué,
vaincu. Vous le voyez; les deux sociétés ont
traversé les mêmes vicissitudes, ont subi les
mêmes révolutions; seulement la société
religieuse a toujours été en avant dans cette
carrière.
Nous voilà, Messieurs, en possession d'un des grands
faits de la société moderne, le libre examen,
la liberté de l'esprit humain. Nous voyons en même
temps prévaloir à peu près partout la
centralisation politique. Je traiterai dans ma prochaine leçon
de la révolution d'Angleterre, c'est-à-dire
de l'événement où le libre examen et
la monarchie pure, résultats l'un et l'autre du progrès
de la civilisation, se sont trouvés pour la première
fois en présence.