[3] Messieurs,
Vous avez vu que, dans le cours du seizième siècle,
tous les élémens, tous les faits de l'ancienne
société européenne avaient abouti à
deux faits essentiels, le libre examen et la centralisation
du pouvoir. L'un prévalait dans la société
religieuse; l'autre dans la société civile.
En même temps triomphaient en Europe l'émancipation
de l'esprit humain et la monarchie pure.
Il était difficile qu'une lutte ne s'engageât
pas [4] un jour entre ces deux faits, car il y avait
entre eux quelque chose de contradictoire; l'un était
la défaite du pouvoir absolu dans l'ordre spirituel,
l'autre sa victoire dans l'ordre temporel; l'un préparait
la décadence de l'ancienne monarchie ecclésiastique,
l'autre consommait la ruine des anciennes libertés
féodales et communales. Leur simultanéité
tenait, vous l'avez vu, à ce que les révolutions
de la société religieuse avaient marché
plus vite que celles de la société civile;
l'une était arrivée au moment de l'affranchissement
de la pensée individuelle, tandis que l'autre n'en
était encore qu'au moment de la concentration de
tous les pouvoirs en un pouvoir général. La
coïncidence des deux faits, loin de provenir de leur
similitude, n'empêchait donc point leur contradiction.
Ils étaient l'un et l'autre un progrès dans
le cours de la civilisation, mais des progrès liés
à des situations différentes, des progrès
de date morale diverse, pour ainsi dire, quoiqu'ils coïncidassent
dans le temps. Il était inévitable qu'ils
en vinssent à se heurter et à se combattre
avant de réussir à se concilier.
Leur premier choc eut lieu en Angleterre. La lutte du libre
examen, fruit de la réforme, contre la ruine de toute
liberté politique, fruit [5] des succès
de la monarchie pure, la tentative d'abolir le pouvoir absolu
dans l'ordre temporel comme dans l'ordre intellectuel, c'est
là le sens de la révolution d'Angleterre;
c'est là son rôle dans le cours de notre civilisation.
Pourquoi cette lutte s'est-elle engagée en Angleterre
plutôt qu'ailleurs? Pourquoi les révolutions
de l'ordre politique ont-elles coïncidé de plus
près dans ce pays que sur le continent, avec les
révolutions de l'ordre moral?
La royauté anglaise a subi les mêmes vicissitudes
que la royauté continentale; elle arriva, sous le
règne des Tudor, à un degré de concentration
et d'énergie qu'elle n'avait pas encore connu. Ce
n'est pas à dire que le despotisme pratique des Tudor
fût plus violent et coutât plus cher à
l'Angleterre que n'avait fait celui de leurs prédécesseurs.
Il y avait, je crois, bien autant d'actes de tyrannie, de
vexations, d'injustices, sous les Plantagenet que sous les
Tudor, davantage peut-être. Je crois aussi qu'à
cette époque, sur le continent, le gouvernement de
la monarchie pure était plus rude et plus arbitraire
qu'en Angleterre. Le fait nouveau sous les Tudor, c'est
que le pouvoir absolu devient systématique: la royauté
prétend [6] une souveraineté primitive,
indépendante; elle tient un langage qu'elle n'avait
point tenu jusqu'alors. Les prétentions théoriques
de Henri VIII, d'Élisabeth, de Jacques Ier,
de Charles Ier, sont tout autres que n'avaient
été celles d'Édouard Ier
ou d'Édouard III, quoiqu'en fait le pouvoir de ces
deux derniers rois ne fût ni moins arbitraire ni moins
étendu. Je le répète, c'est le principe,
le système rationel de la monarchie qui change en
Angleterre au seizième siècle, plutôt
que sa puissance pratique: la royauté se prétend
absolue et supérieure à toutes les lois, même
à celles qu'elle déclare vouloir respecter.
D'un autre côté, la révolution religieuse
ne s'accomplit point en Angleterre comme sur le continent;
elle y fut l'oeuvre des rois eux-mêmes. Ce n'est pas
que là aussi il n'y eût depuis long-temps des
germes, des essais même de réforme populaire,
et qu'ils n'eussent probablement pas tardé à
éclater. Mais Henri VIII prit les devans; le pouvoir
se fit révolutionnaire. Il en résulta qu'au
moins dans son origine, comme redressement des abus et de
la tyrannie ecclésiastique, comme émancipation
de l'esprit humain, la réforme anglaise fut [7]
beaucoup moins complète que sur le continent. Elle
se fit, comme de raison, dans l'intérêt de
ses auteurs. Le roi et l'épiscopat maintenu se partagèrent,
soit comme richesse, soit comme pouvoir, les dépouilles
du gouvernement prédécesseur, de la papauté.
L'effet ne tarda pas à s'en faire sentir. On disait
que la réforme était faite; et la plupart
des motifs qui l'avaient fait souhaiter subsistaient toujours.
Elle reparut sous la forme populaire; elle réclama,
contre les évêques, ce qu'elle avait demandé
contre la cour de Rome; elle les accusa d'être autant
de papes. Toutes les fois que le sort général
de la révolution religieuse était compromis,
toutes les fois qu'il s'agissait de lutter contre l'ancienne
église, toutes les portions du parti réformé
se ralliaient et faisaient face à l'ennemi commun;
mais le danger passé, la lutte intérieure
recommençait; la réforme populaire attaquait
de nouveau la réforme royale et aristocratique, dénonçait
ses abus, se plaignait de sa tyrannie, la sommait de tenir
ses promesses, de ne pas reproduire le pouvoir qu'elle avait
détrôné.
Vers la même époque se déclarait dans
la société civile un mouvement d'affranchissement,
un besoin de liberté politique naguère inconnu
[8] ou du moins impuissant. Dans le cours du seizième
siècle la prospérité commerciale de
l'Angleterre s'accrut avec une extrême rapidité;
en même temps la richesse territoriale, la propriété
foncière changea en grande partie de mains. C'est
un fait auquel on n'a pas fait assez d'attention que le
progrès de la division des terres anglaises au seizième
siècle, par suite de la ruine de l'aristocratie féodale
et de beaucoup d'autres causes qu'il serait trop long d'énumérer
ici. Tous les documens nous montrent le nombre des propriétaires
fonciers augmentant prodigieusement, et les terres passant
en grande partie aux mains de la gentry, ou petite
noblesse, et des bourgeois. La haute noblesse, la chambre
des lords était, au commencement du dix-septième
siècle, beaucoup moins riche que la chambre des communes.
Il y avait donc à la fois grand développement
de la richesse industrielle, et grande mutation dans la
richesse foncière. Au milieu de ces deux faits en
survenait un troisième, le mouvement nouveau des
esprits. Le règne d'Élisabeth est peut-être
l'époque de la plus grande activité littéraire
et philosophique de l'Angleterre, l'époque des pensées
fécondes et hardies; les puritains [9] poursuivaient
sans hésiter toutes les conséquences d'une
doctrine étroite, mais forte; d'autres esprits moins
moraux et plus libres, étrangers à tout principe,
à tout système, accueillaient avec empressement
toutes les idées qui promettaient quelque satisfaction
à leur curiosité, quelque aliment à
leur ardeur. Là où le mouvement de l'intelligence
est un vif plaisir, la liberté sera bientôt
un besoin, et elle passe promptement de la pensée
publique dans l'État.
Il se manifestait bien sur le continent, dans quelques uns
des pays où la Réforme avait éclaté,
un penchant du même genre, un certain besoin de liberté
politique; mais les moyens de succès manquaient à
ce besoin nouveau; il ne savait où se rattacher;
il ne trouvait ni dans les institutions, ni dans les moeurs
aucun point d'appui; il demeurait vague, incertain, cherchant
en vain comment s'y prendre pour se satisfaire. En Angleterre
il en arriva tout autrement; là l'esprit de liberté
politique qui reparut au seizième siècle,
à la suite de la Réforme, avait dans les anciennes
institutions, dans l'état social tout entier, un
point d'appui et des moyens d'action.
Il n'y a personne, Messieurs, qui ne connaisse la première
origine des institutions libres [10] de l'Angleterre;
personne qui ne sache comment en 1215 la coalition des grands
barons arracha au roi Jean la grande Charte. Ce qu'on ne
sait pas aussi généralement, c'est que la
grande Charte fut, d'époque en époque, rappelée
et confirmée par la plupart des rois. Il y en eut
plus de trente confirmations entre le treizième et
le seizième siècle. Et non seulement la Charte
était confirmée, mais des statuts nouveaux
étaient rendus pour la soutenir et la développer.
Elle vécut donc, pour ainsi dire, sans lacune ni
intervalle. En même temps la Chambre des communes
s'était formée, et avait pris sa place dans
les institutions souveraines du pays. C'est sous la race
des Plantagenet qu'elle a vraiment poussé ses racines;
non qu'à cette époque elle ait joué
dans l'État aucun grand rôle; le gouvernement
proprement dit ne lui appartenait pas, même par voie
d'influence; elle n'y intervenait que lorsqu'elle y était
appelée par le roi, et presque toujours à
regret, en hésitant, et comme craignant de s'engager
et de se compromettre, plutôt que jalouse d'augmenter
son pouvoir. Mais lorsqu'il s'agissait de défendre
les droits privés, la fortune ou la maison des citoyens,
les libertés [11] individuelles en un mot,
la Chambre des communes s'acquittait dès lors de
sa mission avec beaucoup d'énergie, de persévérance,
et posait tous les principes qui sont devenus la base de
la constitution d'Angleterre.
Après les Plantagenet, et surtout sous les Tudor,
la Chambre des communes, ou plutôt le parlement tout
entier se présente sous un autre aspect. Il ne défend
plus les libertés individuelles aussi bien que sous
les Plantagenet. Les détentions arbitraires, les
violations des droits privés deviennent beaucoup
plus fréquentes, sont plus souvent passées
sous silence. En revanche le parlement tient, dans le gouvernement
général de l'État, beaucoup plus de
place. Pour changer la religion du pays, pour régler
l'ordre de succession, il fallait à Henri VIII un
appui, un instrument public; ce fut du parlement, et surtout
de la Chambre des communes qu'il se servit. Elle avait été
sous les Plantagenet un instrument de résistance,
une garantie des droits privés; elle devint sous
les Tudor, un instrument de gouvernement, de politique générale;
en sorte qu'à la fin du seizième siècle,
quoiqu'elle eût servi ou subi à peu près
toutes les tyrannies, cependant [12] son importance
s'était fort accrue; son pouvoir était fondé,
ce pouvoir sur lequel repose, à vrai dire, le gouvernement
représentatif.
Quand on regarde donc à l'état des institutions
libres de l'Angleterre à la fin du seizième
siècle, voici ce qu'on trouve: 1º des maximes,
des principes de liberté qui avaient été
constamment écrits, que le pays et la législation
n'avaient jamais perdus de vue; 2º des précédens,
des exemples de liberté, fort mêlés,
il est vrai, d'exemples et de précédens contraires,
mais suffisans pour légitimer et soutenir les réclamations,
pour appuyer, dans la lutte engagée contre l'arbitraire
ou la tyrannie, les défenseurs de la liberté;
3º des institutions spéciales et locales, fécondes
en germes de liberté; le jury, le droit de s'assembler,
d'être armé, l'indépendance des administrations
et des juridictions municipales; 4º enfin le parlement
et sa puissance, dont la royauté avait plus besoin
que jamais, car elle avait dilapidé la plupart de
ses revenus indépendans, domaines, droits féodaux,
etc., et ne pouvait se dispenser, pour sa propre nourriture,
de recourir au vote du pays.
L'état politique de l'Angleterre était donc,
au seizième siècle, tout autre que celui du
[13] continent; malgré la tyrannie des Tudor,
malgré le triomphe systématique de la monarchie
pure, il y avait cependant là un ferme point d'appui,
un sûr moyen d'action pour le nouvel esprit de liberté.
Deux besoins nationaux coïncidèrent donc à
cette époque en Angleterre: d'une part, un besoin
de révolution et de liberté religieuse au
sein de la réforme déja commencée;
de l'autre, un besoin de liberté politique au sein
de la monarchie pure en progrès; et ces deux besoins
pouvaient invoquer, pour aller plus loin, ce qui avait déja
été fait dans l'une et l'autre voie. Ils s'allièrent.
Le parti qui voulait poursuivre la réforme religieuse
invoqua la liberté politique au secours de sa foi
et de sa conscience, contre le roi et les évêques.
Les amis de la liberté politique recherchèrent
l'appui de la réforme populaire. Les deux partis
s'unirent pour lutter contre le pouvoir absolu dans l'ordre
temporel et dans l'ordre spirituel, pouvoir concentré
tout entier entre les mains du roi. C'est là l'origine
et le sens de la révolution anglaise.
Elle fut donc essentiellement vouée à la défense
ou à la conquête de la liberté. Pour
le parti religieux c'était un moyen, pour le parti
[14] politique un but; mais pour tous les deux c'était
de liberté qu'il s'agissait, et ils étaient
obligés de la poursuivre en commun. Il n'y a pas
eu, entre le parti épiscopal et le parti puritain,
de véritable querelle religieuse; la lutte ne s'est
guère engagée sur les dogmes, sur l'objet
de la foi proprement dite; non qu'il n'y eût entre
eux des différences d'opinions très réelles,
très importantes même et de grande conséquence;
mais ce n'était pas là le point capital. La
liberté pratique était ce que le parti puritain
voulait arracher au parti épiscopal; c'était
pour cela qu'il luttait. Il y avait bien aussi un parti
religieux qui avait un système à fonder, des
dogmes, une discipline, une constitution ecclésiastique
à faire prévaloir; c'était le parti
presbytérien: mais, quoiqu'il y travaillât
de son mieux, il n'était pas en mesure de se livrer
en ce point à tout son désir. Placé
sur la défensive, opprimé par les évêques,
ne pouvant rien sans l'aveu des réformateurs politiques,
ses alliés et ses chefs nécessaires, la liberté
était pour lui l'intérêt dominant; intérêt
général, pensée commune de tous les
partis qui concouraient au mouvement, quelle que fût
leur diversité. A prendre les choses dans leur
[15] ensemble, la révolution d'Angleterre était
donc essentiellement politique; elle s'accomplissait au
milieu d'un peuple et dans un siècle religieux; les
idées et les passions religieuses lui servaient d'instrumens;
mais son intention première et son but définitif
étaient politiques, tendaient à la liberté,
à l'abolition de tout pouvoir absolu.
Je vais parcourir les différentes phases de cette
révolution, la décomposer dans les grands
partis qui s'y sont succédé; je la rattacherai
ensuite au cours général de la civilisation
européenne; j'y marquerai sa place et son influence;
et vous verrez, par le détail des faits comme au
premier aspect, qu'elle a bien été le premier
choc du libre examen et de la monarchie pure, la première
explosion de la lutte de ces deux grandes forces.
Trois partis principaux se montrent dans cette puissante
crise; trois révolutions y étaient en quelque
sorte contenues, et se sont successivement produites sur
la scène. Dans chaque parti, dans chaque révolution
deux partis sont alliés et marchent ensemble, un
parti politique et un parti religieux; le premier à
la tête, le second à la suite, mais nécessaires
l'un à l'autre; en sorte [16] que le double
caractère de l'événement est empreint
dans toutes ses phases.
Le premier parti qui paraisse, celui sous la bannière
duquel tous les autres ont marché d'abord, c'est
le parti de la réforme légale. Quand la révolution
d'Angleterre a commencé, quand le long parlement
s'est assemblé en 1640, tout le monde disait, et
beaucoup de gens croyaient sincèrement que la réforme
légale suffirait à tout; qu'il y avait dans
les anciennes lois, dans les anciennes pratiques du pays,
de quoi remédier à tous les abus, de quoi
rétablir un système de gouvernement pleinement
conforme au voeu public. Ce parti blâmait hautement,
et voulait sincèrement prévenir les impôts
illégalement perçus, les emprisonnemens arbitraires,
les actes réprouvés, en un mot, par les lois
connues du pays. Au fond de ses idées était
la croyance à la souveraineté du roi, c'est-à-dire
au pouvoir absolu. Un secret instinct l'avertissait bien
qu'il y avait là quelque chose de faux et de dangereux;
aussi aurait-il souhaité qu'on n'en parlât
jamais: cependant, poussé à bout et forcé
de s'expliquer, il admettait dans la royauté un pouvoir
supérieur à toute origine humaine, à
tout contrôle, et le défendait au [17]
besoin. Il croyait en même temps que cette souveraineté,
absolue en principe, était tenue de s'exercer suivant
certaines règles, certaines formes, qu'elle ne pouvait
dépasser certaines limites, et que ces règles,
ces formes, ces limites étaient suffisamment établies
et garanties dans la grande charte, dans les statuts confirmatifs,
dans les lois anciennes du pays. Tel était son symbole
politique. En matière religieuse, le parti légal
pensait que l'épiscopat avait grandement envahi;
que les évêques avaient beaucoup trop de pouvoir
politique, que leur juridiction était beaucoup trop
étendue, qu'il fallait la restreindre et en surveiller
l'exercice. Cependant il tenait fortement à l'épiscopat,
non seulement comme institution ecclésiastique, comme
système de gouvernement de l'Église, mais
comme appui nécessaire de la prérogative royale,
comme moyen de défendre et de soutenir la suprématie
du roi en matière religieuse. La souveraineté
du roi dans l'ordre politique s'exerçant selon les
formes et dans les limites légales reconnues; la
suprématie du roi dans l'ordre religieux, appliquée
et soutenue par l'épiscopat; tel était le
double système du parti légal, dont les principaux
chefs étaient Clarendon, Colepepper, lord [18]
Capel, lord Falkland lui-même, quoique ami plus chaud
des libertés publiques, et qui comptait dans ses
rangs presque tous les grands seigneurs qui n'étaient
pas servilement dévoués à la cour.
Derrière eux s'avançait un second parti que
j'appellerai parti de la révolution politique: celui-là
pensait que les anciennes garanties, les anciennes barrières
légales avaient été et étaient
insuffisantes; qu'il y avait un grand changement, une révolution
véritable à faire, non pas dans les formes,
mais dans la réalité du gouvernement; qu'il
fallait retirer au roi et à son conseil l'indépendance
de leur pouvoir, et placer dans la chambre des communes
la prépondérance politique; que le gouvernement
proprement dit devait appartenir à cette assemblée
et à ses chefs. Ce parti ne se rendait pas compte
de ses idées, de ses intentions, aussi clairement,
aussi systématiquement que je le fais; mais c'était
là le fond de ses doctrines, de ses tendances politiques.
Au lieu de la souveraineté absolue du roi, de la
monarchie pure, il croyait à la souveraineté
de la chambre des communes comme représentant le
pays. Sous cette idée était cachée
celle de la souveraineté du [19] peuple, idée
dont le parti était fort loin de mesurer toute la
portée et de vouloir toutes les conséquences,
mais qui se présentait à lui et qu'il acceptait
sous la forme de la souveraineté de la chambre des
communes.
Un parti religieux, celui des presbytériens, était
étroitement uni au parti de la révolution
politique. Les presbytériens voulaient faire dans
l'Église une révolution analogue à
celle que leurs alliés méditaient dans l'État.
Ils voulaient faire gouverner l'Église par des assemblées,
donner à une hiérarchie d'assemblées
engrenées les unes dans les autres le pouvoir religieux,
comme leurs alliés voulaient donner le pouvoir politique
à la chambre des communes. Seulement la révolution
presbytérienne était plus hardie et plus complète,
car elle tendait à changer la forme aussi bien que
le fond du gouvernement de l'Église, tandis que le
parti politique n'aspirait qu'à déplacer les
influences, la prépondérance, et ne méditait
du reste aucun bouleversement dans la forme des institutions.
Aussi les chefs du parti politique n'étaient-ils
pas tous favorables à l'organisation presbytérienne
de l'Église. Plusieurs d'entre eux, Hampden et Hollis,
par exemple, auraient [20] préféré,
ce semble, un épiscopat modéré, réduit
aux fonctions purement ecclésiastiques, et plus de
liberté de conscience. Cependant ils se résignaient;
ils ne pouvaient guère se passer de leurs fanatiques
alliés.
Un troisième parti demandait bien davantage; celui-là
disait qu'il fallait changer à la fois le fond et
la forme du gouvernement, que toute la constitution politique
était vicieuse et fatale. Ce parti se séparait
du passé de l'Angleterre, renonçait aux institutions,
aux souvenirs nationaux, pour fonder un gouvernement nouveau,
selon la pure théorie, telle du moins qu'il la concevait.
Ce n'était pas même une simple révolution
de gouvernement, mais une révolution sociale qu'il
voulait accomplir. Le parti dont je viens de parler tout
à l'heure, le parti de la révolution politique,
voulait introduire de grands changemens dans les relations
du parlement avec la couronne; il voulait étendre
le pouvoir des chambres, surtout des communes, leur donner
la nomination aux grandes charges publiques, la direction
suprême des affaires générales; mais
ses projets de réforme ne s'étendaient guère
au delà. Il n'avait aucune idée de changer,
par exemple, le système électoral, le [21]
système judiciaire, le système administratif
et municipal du pays. Le parti républicain méditait
tous ces changemens, en proclamait la nécessité,
voulait, en un mot, réformer non seulement les pouvoirs
publics, mais les relations sociales et la distribution
des droits privés.
Comme le précédent, ce parti se composait
d'une portion religieuse et d'une portion politique. Dans
la portion politique étaient les républicains
proprement dits, les théoriciens, Ludlow, Harrington,
Milton, etc. A côté d'eux se rangeaient des
républicains de circonstance, d'intérêt,
les principaux chefs de l'armée, Ireton, Cromwell,
Lambert, plus ou moins sincères dans leur premier
élan, mais bientôt dominés et conduits
par des vues personnelles et les nécessités
de leur situation. Autour d'eux se ralliaient le parti républicain
religieux, toutes les sectes enthousiastes qui ne reconnaissaient
d'autre pouvoir légitime que celui de Jésus-Christ,
et qui, en attendant sa venue, voulaient le gouvernement
de ses élus. A la suite du parti, enfin, un assez
grand nombre de libertins subalternes et de rêveurs
fantastiques se promettaient, les uns, la licence, les autres,
l'égalité des biens, ou le suffrage universel.
[22] En 1653, Messieurs, après douze ans de
lutte, tous ces partis avaient successivement paru et échoué;
ils devaient le croire du moins, et le public en était
convaincu. Le parti légal, promptement dépassé,
avait vu l'ancienne constitution, les anciennes lois dédaignées,
foulées aux pieds, et les innovations pénétrant
de toutes parts. Le parti de la révolution politique
voyait les formes parlementaires périr dans le nouvel
usage qu'il en avait voulu faire; il voyait, après
douze ans de domination, la chambre des communes réduite,
par l'expulsion successive des royalistes et des presbytériens,
à un très petit nombre de membres, méprisée,
détestée du public, et incapable de gouverner.
Le parti républicain semblait avoir mieux réussi:
il était en apparence resté le maître
du terrain et du pouvoir; la chambre des communes ne comptait
plus guère que cinquante ou soixante membres, tous
républicains. Ils pouvaient se croire et se dire
les maîtres du pays. Mais le pays refusait absolument
de s'en laisser gouverner; ils ne pouvaient faire leur volonté
nulle part; ils n'avaient aucune action sur l'armée
ni sur le peuple. Aucun lien, aucune sûreté
sociale ne subsistait plus; la justice n'était pas
rendue, ou [23] si elle l'était, ce n'était
pas la justice; elle ne s'administrait que dans des intérêts
de passion, de fortune, de parti. Et non seulement il n'y
avait pas de sûreté dans les relations des
hommes, il n'y en avait pas même sur les grandes routes:
elles étaient couvertes de voleurs, de brigands;
l'anarchie matérielle aussi bien que l'anarchie morale
éclataient de toutes parts; et la chambre des communes
et le conseil d'état républicain étaient
sans force pour les réprimer.
Les trois grands partis de la révolution avaient
donc été successivement appelés à
la conduire, à gouverner le pays selon leur science
et leur volonté, et ils ne l'avaient pu; ils avaient
tous les trois échoué complétement;
ils ne pouvaient plus rien. Ce fut alors, dit Bossuet, «qu'un
homme se rencontra qui ne laissait rien à la fortune
de ce qu'il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance;»
expression pleine d'erreur et que dément toute l'histoire.
Jamais homme n'a plus laissé à la fortune
que Cromwell; jamais homme n'a plus hasardé, n'a
marché plus témérairement, sans dessein,
sans but, mais décidé à aller aussi
loin que le porterait le sort. Une ambition sans limite,
et une admirable habileté pour tirer de chaque jour,
[24] de chaque circonstance, quelque progrès
nouveau, l'art de mettre la fortune à profit sans
jamais prétendre la régler, c'est là
Cromwell. Il lui est arrivé ce qui n'est arrivé
peut-être à aucun autre homme de sa sorte;
il a suffi à toutes les phases, aux phases les plus
diverses de la révolution; il a été
l'homme des premiers et des derniers temps, d'abord le meneur
de l'insurrection, le fauteur de l'anarchie, le révolutionnaire
le plus fougueux de l'Angleterre, ensuite l'homme de la
réaction anti-révolutionnaire, l'homme du
rétablissement de l'ordre, de la réorganisation
sociale; jouant ainsi à lui seul tous les rôles
que, dans le cours des révolutions, se partagent
les plus grands acteurs. On ne peut dire que Cromwell ait
été Mirabeau; il manquait d'éloquence
et, quoique très actif, n'obtint, dans les premières
années du long parlement, aucun éclat. Mais
il a été successivement Danton et Buonaparte.
Il avait plus que nul autre contribué à renverser
le pouvoir; il le releva parce que nul autre que lui ne
le sut prendre et manier; il fallait bien que quelqu'un
gouvernât; tous y échouaient; il y réussit.
Ce fut là son titre. Une fois maître du gouvernement,
cet homme dont l'ambition s'était montrée
si hardie, si [25] insatiable, qui avait toujours
marché poussant devant lui la fortune, décidé
à ne s'arrêter jamais, déploya un bon
sens, une prudence, une connaissance du possible, qui dominaient
ses plus violentes passions. Il avait sans doute un goût
extrême de pouvoir absolu et un très vif désir
de mettre la couronne sur sa tête et dans sa famille.
Il renonça à ce dernier dessein dont il sut
reconnaître à temps le péril; et quant
au pouvoir absolu, quoiqu'il l'exerçât en fait,
il comprit toujours que le caractère de son temps
était de n'en pas vouloir, que la révolution
à laquelle il avait coopéré, qu'il
avait suivie dans toutes ses phases, avait été
faite contre le despotisme, et que le voeu impérissable
de l'Angleterre était d'être gouvernée
par un parlement et dans les formes parlementaires. Lui-même
alors, despote de goût et de fait, il entreprit d'avoir
un parlement et de gouverner parlementairement. Il s'adressa
successivement à tous les partis; il tenta de faire
un parlement avec les enthousiastes religieux, avec les
républicains, avec les presbytériens, avec
les officiers de l'armée. Il tenta toutes les voies
pour constituer un parlement qui pût et voulût
marcher avec lui. Il eut beau chercher; tous les partis,
une fois siégeant dans Westminster, voulaient
[26] lui arracher le pouvoir qu'il exerçait,
et dominer à leur tour. Je ne dis pas que son intérêt,
sa passion personnelle, ne fût pas sa première
pensée. Il n'en est pas moins certain que, s'il avait
abandonné le pouvoir, il eût été
obligé de le reprendre le lendemain. Puritains ou
royalistes, républicains ou officiers, nul autre
que Cromwell n'était alors en état de gouverner
avec quelque ordre et quelque justice. L'épreuve
avait été faite. Il y avait impossibilité
à laisser les parlemens, c'est-à-dire les
partis siégeant en parlement, prendre l'empire qu'ils
ne pouvaient garder. Telle était donc la situation
de Cromwell: il gouvernait dans un système qu'il
savait très bien n'être pas celui du pays;
il exerçait un pouvoir reconnu nécessaire,
mais qui n'était accepté de personne. Aucun
parti n'a regardé sa domination comme un gouvernement
définitif. Les royalistes, les presbytériens,
les républicains, l'armée elle-même,
le parti qui semblait le plus dévoué à
Cromwell, tous étaient convaincus que c'était
un maître transitoire. Au fond il n'a jamais régné
sur les esprits; il n'a jamais été qu'un pis-aller,
une nécessité du moment. Le Protecteur, le
maître absolu de l'Angleterre a été
toute sa vie obligé de [27] faire des tours
de force pour retenir le pouvoir; aucun parti ne pouvait
gouverner comme lui, mais aucun ne voulait de lui: il fut
constamment attaqué par tous à la fois.
A sa mort, les républicains seuls étaient
en mesure de porter la main sur le pouvoir; ils le firent,
et ne réussirent pas mieux qu'ils n'avaient déja
fait. Ce ne fut pas faute de confiance, du moins dans les
fanatiques du parti. Une brochure de Milton, publiée
à cette époque, et pleine de talent et de
verve, est intitulée: Un aisé et prompt
moyen d'établir la république. Vous voyez
quel était l'aveuglement de ces hommes. Ils retombèrent
bientôt dans cette impossibilité de gouverner
qu'ils avaient déja subie. Monk prit la conduite
de l'événement qu'attendait toute l'Angleterre.
La restauration s'accomplit.
La restauration des Stuart a été en Angleterre
un événement très national. Elle se
présentait à la fois avec les mérites
d'un gouvernement ancien, d'un gouvernement qui repose sur
les traditions, sur les souvenirs du pays, et les avantages
d'un gouvernement nouveau, dont on n'a pas fait la récente
épreuve, dont on n'a pas subi naguère les
fautes et le poids. L'ancienne monarchie était le
seul système de [28] gouvernement qui depuis
vingt ans n'eût pas été décrié
par son incapacité et son mauvais succès dans
l'administration du pays. Ces deux causes rendirent la restauration
populaire; elle n'eut contre elle que la queue des partis
violens; le public s'y rallia très sincèrement.
C'était dans l'opinion du pays la seule chance, le
seul moyen de gouvernement légal, c'est-à-dire
de ce que le pays désirait avec le plus d'ardeur.
Ce fut là aussi ce que promit la restauration, ce
fut sous l'aspect de gouvernement légal qu'elle eut
soin de se présenter.
Le premier parti royaliste qui prit, au retour de Charles
II, le maniement des affaires fut en effet le parti légal,
représenté par son plus habile chef, le grand
chancelier Clarendon. Vous savez que, de 1660 à 1667,
Clarendon fut premier ministre, et la véritable influence
dominante en Angleterre. Clarendon et ses amis reparurent
avec leur ancien système, la souveraineté
absolue du roi, contenue dans les limites légales,
réprimée, soit par les chambres en matière
d'impôts, soit par les tribunaux en matière
de droits privés, de libertés individuelles;
mais possédant, en fait de gouvernement proprement
dit, une indépendance presque entière,
[29] et la prépondérance la plus décisive,
à l'exclusion ou même contre le voeu de la
majorité des chambres, et notamment de la chambre
des communes; du reste assez de respect de l'ordre légal,
assez de sollicitude des intérêts du pays,
un sentiment assez noble de sa dignité, une couleur
morale assez grave et honorable; tel est le caractère
de l'administration de Clarendon pendant sept années.
Mais les idées fondamentales sur lesquelles cette
administration reposait, la souveraineté absolue
du roi, et le gouvernement placé hors de l'influence
prépondérante des chambres, ces idées,
dis-je, étaient vieilles, impuissantes. Malgré
la réaction des premiers momens de la restauration,
vingt ans de domination parlementaire contre la royauté
les avaient ruinées sans retour. Bientôt éclata
dans le sein du parti royaliste un nouvel élément,
des esprits libres, des roués, de mauvais sujets,
qui participaient aux idées du temps, comprenaient
que la force était dans les communes, et se souciant
assez peu de l'ordre légal ou de la souveraineté
absolue du roi, ne s'inquiétaient que du succès
et le cherchaient partout où ils entrevoyaient quelque
moyen d'influence et de pouvoir. Ils [30] formèrent
un parti qui s'allia avec le parti national mécontent,
et Clarendon fut renversé.
Alors arriva un nouveau système de gouvernement,
celui de cette portion du parti royaliste que je viens de
décrire; les roués, les libertins formèrent
le ministère qu'on appela le ministère de
la Cabale, et plusieurs des administrations qui lui succédèrent.
Voici quel était leur caractère. Aucune inquiétude
des principes, ni des lois, ni des droits; aucun souci de
la justice et de la vérité; on cherchait quels
étaient les moyens de réussir dans chaque
occasion; si le succès dépendait de l'influence
des communes, on abondait dans ce sens; s'il fallait se
jouer de la chambre des communes, on s'en jouait, sauf à
lui demander pardon le lendemain. On tentait un jour la
corruption, un autre jour on flattait l'esprit national;
aucun soin des intérêts généraux
du pays, de sa dignité, de son honneur; en un mot,
un gouvernement profondément égoïste
et immoral, étranger à toute doctrine, à
toute vue publique; mais au fond, et dans la pratique des
affaires, assez intelligent et assez libéral. C'est
là le caractère de la Cabale, du ministère
du comte de Danby et de tout le gouvernement anglais de
1667 à 1679. [31] Malgré son immoralité,
malgré son dédain des principes et des intérêts
véritables du pays, ce gouvernement fut moins odieux,
moins impopulaire que ne l'avait été le ministère
de Clarendon; pourquoi? Parce qu'il était bien plus
de son temps, qu'il comprenait mieux les sentimens du peuple,
même en s'en jouant. Il n'était pas vieux et
étranger comme celui de Clarendon; et quoi qu'il
fît au pays beaucoup plus de mal, le pays s'en accommodait
mieux.
Il arriva cependant un moment où la corruption, la
servilité, le mépris des droits et de l'honneur
publics furent poussés à un tel point qu'on
cessa de s'y résigner. Il y eut un soulèvement
général contre le gouvernement des roués.
Il s'était formé dans le sein de la chambre
des communes un parti national, patriotique. Le roi se décida
à appeler ses chefs dans le conseil. Alors arrivèrent
aux affaires lord Essex, le fils de celui qui avait commandé
les premières armées parlementaires pendant
la guerre civile, lord Russel, et un homme qui, sans avoir
aucune de leurs vertus, leur était très supérieur
en habileté politique, lord Shaftesbury. Ainsi porté
aux affaires, le parti national s'y montra incapable; il
ne sut pas s'emparer de la force [32] morale du pays;
il ne sut pas ménager les intérêts,
les habitudes, les préjugés ni du roi, ni
de la cour, ni de tous les gens à qui il avait affaire.
Il ne donna à personne, ni au peuple ni au roi, une
grande idée de son habileté, de son énergie.
Après être resté assez peu de temps
en pouvoir, il échoua. Les vertus de ses chefs, leur
généreux courage, la beauté de leur
mort, les ont relevés dans l'histoire, et les ont
justement placés au plus haut rang; mais leur capacité
politique ne répondait point à leur vertu,
et ils ne surent pas exercer le pouvoir qui n'avait pu les
corrompre, ni faire triompher la cause pour laquelle ils
surent mourir.
Cette tentative échouée, vous voyez où
en était la restauration anglaise; elle avait en
quelque sorte, comme la révolution, essayé
de tous les partis, de tous les ministères, du ministère
légal, du ministère corrompu, du ministère
national; aucun n'avait réussi. Le pays et la cour
se trouvaient dans une situation à peu près
la même que celle où s'était trouvée
l'Angleterre en 1653, à la fin de la tourmente révolutionnaire.
On eut recours au même expédient: ce que Cromwell
avait fait au profit de la révolution, Charles II
le fit au profit de sa [33] couronne; il rentra dans
la carrière du pouvoir absolu.
Jacques II succède à son frère. Alors
une seconde question vient s'ajouter à celle du pouvoir
absolu, la question de la religion. Jacques II veut faire
triompher le papisme en même temps que le despotisme.
Voilà donc, comme à l'origine de la révolution,
une lutte religieuse et une lutte politique, engagées
toutes les deux contre le gouvernement. On a beaucoup demandé
ce qui serait arrivé si Guillaume III n'eût
pas existé, et s'il ne fût pas venu avec ses
Hollandais mettre fin à la querelle soulevée
entre Jacques II et le peuple anglais. Je crois fermement
que le même événement aurait été
accompli. L'Angleterre tout entière, sauf un très
petit parti, était ralliée à cette
époque contre Jacques, et très certainement,
sous une forme ou sous une autre, elle aurait fait la révolution
de 1688. Mais cette crise arriva par des causes supérieures
même à l'état intérieur de l'Angleterre.
Elle a été européenne aussi bien qu'anglaise.
C'est ici que la révolution d'Angleterre se rattache
par les faits mêmes, et indépendamment de l'influence
qu'a pu exercer son exemple, au cours général
de la civilisation europeenne.
[34] Pendant qu'en Angleterre éclatait la
lutte que je viens de vous retracer, la lutte du pouvoir
absolu contre la liberté religieuse et la liberté
civile, une lutte du même genre s'engageait sur le
continent, bien différente quant aux acteurs, quant
aux formes, quant au théâtre, mais au fond
la même et pour la même cause. La monarchie
pure de Louis XIV tentait de devenir la monarchie universelle;
au moins elle donnait lieu de le craindre; en fait, l'Europe
le craignait. Il se fit une ligne en Europe pour résister
à cette tentative entre des partis politiques, et
le chef de cette ligue fut le chef du parti de la liberté
religieuse et de la liberté civile en Europe, Guillaume,
prince d'Orange. La république protestante de la
Hollande, avec Guillaume pour chef, entreprit de résister
à la monarchie pure représentée et
conduite par Louis XIV. Ce n'était pas de la liberté
civile et religieuse dans l'intérieur des États,
mais de leur indépendance extérieure qu'il
s'agissait en apparence. Louis XIV et ses adversaires ne
croyaient nullement débattre entre eux la question
qui se débattait en Angleterre. La lutte se passait,
non entre des partis, mais entre des États; elle
se faisait par la guerre et la diplomatie, non par des mouvemens
politiques et [35] des révolutions. Mais au
fond, c'était la même question qui s'agitait.
Lors donc que Jacques II recommença en Angleterre
le débat du pouvoir absolu et de la liberté,
ce débat tomba au milieu de la lutte générale
qui avait lieu en Europe entre Louis XIV et le prince d'Orange,
représentans l'un et l'autre des deux grands systèmes,
aux prises sur l'Escaut comme sur la Tamise. La ligue était
si forte contre Louis XIV qu'on y vit entrer, soit publiquement,
soit d'une manière cachée mais très
réelle, des souverains à coup sûr très
étrangers aux intérêts de la liberté
civile et religieuse. L'empereur d'Allemagne, le pape Innocent
XI, soutenaient Guillaume III contre Louis XIV. Guillaume
passa en Angleterre moins pour servir les intérêts
intérieurs du pays que pour attirer l'Angleterre
tout entière dans la lutte contre Louis XIV. Il prit
ce nouveau royaume comme une force nouvelle dont il avait
besoin et dont son adversaire avait jusque là disposé
contre lui. Tant que Charles II et Jacques II avaient régné,
l'Angleterre avait appartenu à Louis XIV; c'était
lui qui en avait disposé, et l'avait sans cesse opposée
à la Hollande. L'Angleterre fut donc arrachée
au parti de la monarchie pure et universelle, pour devenir
[36] l'instrument et l'appui le plus fort du parti de
la liberté religieuse. C'est là le côté
européen de la révolution de 1688; c'est par
là qu'elle a pris place dans l'ensemble des événemens
de l'Europe, indépendamment du rôle qu'elle
a joué par son exemple et de l'influence qu'elle
a exercée sur les esprits dans le siècle suivant.
Vous le voyez, Messieurs, comme je vous l'ai dit en commençant,
le véritable sens, le caractère essentiel
de cette révolution, c'est bien la tentative d'abolir
le pouvoir absolu dans l'ordre temporel comme dans l'ordre
spirituel. Ce fait se retrouve dans toutes les phases de
la révolution, dans sa première période
jusqu'à la restauration, dans la seconde jusqu'à
la crise de 1688, et soit qu'on la considère dans
son développement intérieur ou dans ses rapports
avec l'Europe en général.
Il nous reste à étudier sur le continent le
même grand événement, la lutte de la
monarchie pure et du libre examen, ou du moins ses causes
et ses approches. Ce sera l'objet de notre prochaine et
dernière réunion.