Index | Table
analytique | Leçon I |
Leçon II | Leçon
III | Leçon IV | Leçon
V | Leçon VI | Leçon
VII
Leçon VIII | Leçon
IX | Leçon X | Leçon
XI | Leçon XII | Leçon
XIII | Leçon XIV
[1] Messieurs,
Je suis profondément touché de l'accueil que je reçois
de vous. Je me permettrai de dire que je l'accepte comme un gage de
la sympathie qui n'a pas cessé d'exister entre nous, malgré
une si longue séparation. Je dis que la sympathie n'a pas cessé
d'exister, comme si je retrouvais dans cette enceinte les mêmes
personnes, la même génération qui avaient coutume
d'y venir, il y a sept ans, s'associer à mes travaux. (M Guizot
paraît ému et s'arrête un moment.) Je vous demande
pardon, messieurs: votre accueil si bienveillant m'a un peu troublé...
parce que je [2] reviens ici, il me semble que tout y doit revenir,
que rien n'est changé: tout est changé pourtant, Messieurs,
et bien changé! (Mouvement.) Il y a sept ans, nous n'entrions
ici qu'avec inquiétude, préoccupés d'un sentiment
triste, pesant; nous nous savions entourés de difficultés,
de périls; nous nous sentions entraînés vers un
mal que vainement, à force de gravité, de tranquillité,
de réserve, nous essayions de détourner. Aujourd'hui nous
arrivons tous, vous comme moi, avec confiance et espérance, le
coeur en paix et la pensée libre. Nous n'avons qu'une manière,
Messieurs, d'en témoigner dignement notre reconnaissance: c'est
d'apporter dans nos réunions, dans nos études, le même
calme, la même réserve que nous y apportions quand nous
redoutions chaque jour de les voir entravées ou suspendues. Je
vous demande la permission de vous le dire: la bonne fortune est chanceuse,
délicate, fragile; l'espérance a besoin d'être ménagée
comme la crainte; la convalescence exige presque les mêmes soins,
la même prudence que les approches de la maladie. Vous les aurez,
Messieurs, j'en suis sûr. Cette même sympathie, cette correspondance
intime et rapide d'opinions, de sentimens, d'idées, qui nous
unissait dans les jours difficiles, et nous a du moins épargné
les fautes, nous unira également dans les bons jours, et nous
mettra en mesure [3] d'en recueillir tous les fruits. J'y compte,
Messieurs, j'y compte de votre part, et n'ai besoin de rien de plus.
(Applaudissements.)
Nous avons bien peu de temps devant nous d'ici à la fin de l'année.
J'en ai eu moi-même bien peu pour penser au cours que je devais
vous présenter. J'ai cherché quel serait le sujet qui
pourrait se renfermer le mieux, soit dans l'espace qui nous reste, soit
dans le très-peu de jours qui m'ont été donnés
pour me préparer. Il m'a paru qu'un tableau général
de l'histoire moderne de l'Europe, considérée sous le
rapport du développement de la civilisation, un coup-d'oeil général
sur l'histoire de la civilisation européenne, de ses origines,
de sa marche, de son but, de son caractère; il m'a paru, dis-je,
qu'un tel tableau se pouvait adapter au temps dont nous disposons. C'est
le sujet dont je me suis déterminé à vous entretenir.
Je dis de la civilisation européenne: il est évident qu'il
y a une civilisation européenne; qu'une certaine unité
éclate dans la civilisation des divers états de l'Europe;
qu'elle découle de faits à peu près semblables,
malgré de grandes diversités de temps, de lieux, de circonstances;
qu'elle se rattache aux mêmes principes, et tend à amener
à peu près partout des résultats analogues. Il
y a donc une civilisation européenne,[4] et c'est de son
ensemble que je veux vous occuper.
D'un autre côté, il est évident que cette civilisation
ne peut être cherchée, que son histoire ne peut être
puisée dans l'histoire d'un seul des états européens.
Si elle a de l'unité, sa variété n'en est pas moins
prodigieuse; elle ne s'est développée tout entière
dans aucun pays spécial. Les traits de sa physionomie sont épars:
il faut chercher, tantôt en France, tantôt en Angleterre,
tantôt en Allemagne, tantôt en Espagne, les élémens
de son histoire.
Nous sommes bien placés pour nous adonner à cette recherche
et étudier la civilisation européenne. Il ne faut flatter
personne, pas même son pays; cependant je crois qu'on peut dire
sans flatterie que la France a été le centre, le foyer
de la civilisation de l'Europe. Il serait excessif de prétendre
qu'elle ait marché toujours, dans toutes les directions, à
la tête des nations. Elle a été devancée,
à diverses époques, dans les arts, par l'Italie; sous
le point de vue des institutions politiques, par l'Angleterre. Peut-être,
sous d'autres points de vue, à certains momens, trouverait-on
d' autres pays de l'Europe qui lui ont été supérieurs;
mais il est impossible de méconnaître que, toutes les fois
que la France s'est vue devancée dans la carrière de la
civilisation, elle [5] a repris une nouvelle vigueur, s'est élancée
et s'est retrouvée bientôt au niveau ou en avant de tous.
Non-seulement il lui est arrivé ainsi; mais les idées,
les institutions civilisantes, si je puis ainsi parler, qui ont pris
naissance dans d'autres territoires, quand elles ont voulu se transplanter,
devenir fécondes et générales, agir au profit commun
de la civilisation européenne, on les a vues, en quelque sorte,
obligées de subir en France une nouvelle préparation;
et c'est de la France, comme d'une seconde patrie, plus féconde,
plus riche, qu'elles se sont élancées à la conquête
de l'Europe. Il n'est presque aucune grande idée, aucun grand
principe de civilisation qui, pour se répandre partout, n'ait
passé d'abord par la France.
C'est qu'il y a dans le génie français quelque chose de
sociable, de sympathique, quelque chose qui se répand avec plus
de facilité et d'énergie que dans le génie de tout
autre peuple: soit notre langue, soit le tour particulier de notre esprit,
de nos moeurs, nos idées sont plus populaires, se présentent
plus clairement aux masses, y pénètrent plus facilement;
en un mot, la clarté, la sociabilité, la sympathie sont
le caractère particulier de la France, de sa civilisation, et
ces qualités la rendaient éminemment propre à marcher
à la tête de la civilisation européenne.
[6] Lors donc qu'on veut étudier l'histoire de ce grand
fait, ce n'est point un choix arbitraire ni de convention que de prendre
la France pour centre de cette étude; c'est au contraire se placer,
en quelque sorte, au coeur de la civilisation elle-même, au coeur
du fait qu'on veut étudier.
Je dis du fait, Messieurs, et je le dis à dessein: la civilisation
est un fait comme un autre, fait susceptible, comme tout autre, d'être
étudié, décrit, raconté.
Depuis quelque temps on parle beaucoup, et avec raison, de la nécessité
de renfermer l'histoire dans les faits, de la nécessité
de raconter: rien de plus vrai; mais il y a plus de faits à raconter,
et des faits plus divers, qu'on n'est peut être tenté de
le croire au premier moment; il y a des faits matériels, visibles,
comme les batailles, les guerres, les actes officiels des Gouvernemens;
il y a des faits moraux, cachés qui n'en sont pas moins réels;
il y a des faits individuels, qui ont un nom propre; il y a des faits
généraux, sans nom, auxquels il est impossible d'assigner
une date précise, de tel jour, de telle année, qu'il est
impossible de renfermer dans des limites rigoureuses, et qui n'en sont
pas moins des faits comme d'autres, des faits historiques, qu'on ne
peut exclure de l'histoire sans la mutiler.
La portion même qu'on est accoutumé à nommer [7]
la portion philosophique de l'histoire, les relations des faits entre
eux, le lien qui les unit, les causes et les résultats des événemens,
c'est de l'histoire, tout comme les récits de batailles et de
tous les événemens extérieurs. Les faits de ce
genre, sans nul doute, sont plus difficiles à démêler;
on s'y trompe plus souvent; il est malaisé de les animer, de
les présenter sous des formes claires, vives: mais cette difficulté
ne change rien à leur nature; ils n'en font pas moins partie
essentielle de l'histoire.
La civilisation, Messieurs, est un de ces faits-là; fait général,
caché, complexe, très-difficile, j'en conviens, à
décrire, à raconter, mais qui n'en existe pas moins, qui
n'en a pas moins droit à être décrit et raconté.
On peut élever sur ce fait un grand nombre de questions; on peut
se demander, on s'est demandé s'il était un bien ou un
mal. Les uns s'en sont désolés; les autres s'en sont applaudis.
On peut se demander si c'est un fait universel, s'il y a une civilisation
universelle du genre humain, une destinée de l'humanité,
si les peuples se sont transmis de siècle en siècle quelque
chose qui ne se soit pas perdu, qui doive s'accroître, passer
comme un dépôt, et arriver ainsi jusqu'à la fin
des siècles. Pour mon compte, je suis convaincu qu'il y a en
effet une destinée générale de l'humanité,
une transmission du dépôt [8] de la civilisation,
et par conséquent une histoire universelle de la civilisation
à écrire. Mais, sans élever des questions si grandes,
si difficiles à résoudre, quand on se renferme dans un
espace de temps et de lieu déterminé, quand on se borne
à l'histoire d'un certain nombre de siècles, ou de certains
peuples, il est évident que, dans ces limites, la civilisation
est un fait qui peut être décrit, raconté, qui a
son histoire. Je me hâte d'ajouter que cette histoire est la plus
grande de toutes, qu'elle comprend toutes les autres.
Ne semble-t-il pas, en effet, Messieurs, que le fait de la civilisation
soit le fait par excellence, le fait général et définitif,
auquel tous les autres viennent aboutir, dans lequel ils se résument?
Prenez tous les faits dont se compose l'histoire d'un peuple, qu'on
est accoutumé à considérer comme les élémens
de sa vie; prenez ses institutions, son commerce, son industrie, ses
guerres, tous les détails de son gouvernement: quand on veut
considérer ces faits dans leur ensemble, dans leur liaison, quand
on veut les apprécier, les juger, qu'est-ce qu'on leur demande?
on leur demande en quoi ils ont contribué à la civilisation
de ce peuple, quel rôle ils y ont joué, quelle part ils
y ont prise, quelle influence ils y ont exercée. C'est par-là
non-seulement qu'on s'en forme une idée complète, mais
qu'on les mesure, qu'on [9] apprécie leur véritable
valeur; ce sont en quelque sorte des fleuves auxquels on demande compte
des eaux qu'ils doivent apporter à l'Océan. La civilisation
est une espèce d'Océan qui fait la richesse d'un peuple,
et au sein duquel tous les élémens de la vie du peuple,
toutes les forces de son existence, viennent se réunir. Cela
est si vrai que des faits qui, par leur nature, sont détestés,
funestes, qui pèsent douloureusement sur les peuples, le despotisme,
par exemple, et l'anarchie, s'ils ont contribué en quelque chose
à la civilisation, s'ils lui ont fait faire un grand pas, eh
bien! Jusqu'à un certain point, on les excuse, on leur pardonne
leurs torts, leur mauvaise nature; en sorte que partout où on
reconnaît la civilisation et les faits qui l'ont enrichie, on
est tenté d'oublier le prix qu'il en a coûté.
Il y a même des faits qu'à proprement parler on ne peut
pas dire sociaux, des faits individuels qui semblent intéresser
l'âme humaine plutôt que la vie publique: telles sont les
croyances religieuses et les idées philosophiques, les sciences,
les lettres, les arts. Ces faits paraissent s'adresser à l'homme,
soit pour le perfectionner, soit pour le charmer, et avoir plutôt
pour but son amélioration intérieure, ou son plaisir,
que sa condition sociale. Eh bien! C'est encore sous le point de vue
de la civilisation que ces faits-là mêmes sont souvent
[10] et veulent être considérés. De tout
temps, dans tout pays, la religion s'est glorifiée d'avoir civilisé
les peuples; les sciences, les lettres, les arts, tous les plaisirs
intellectuels et moraux ont réclamé leur part dans cette
gloire; et on a cru les louer, les honorer, quand on a reconnu qu'en
effet elle leur appartenait. Ainsi, les faits les plus importans, les
plus sublimes en eux-mêmes et indépendamment de tout résultat
extérieur, uniquement dans leurs rapports avec l'âme de
l'homme, leur importance s'accroît, leur sublimité s'élève
par leur rapport avec la civilisation. Telle est la valeur de ce fait
général qu'il en donne à tout ce qu'il touche.
Et non-seulement il en donne; il y a même des occasions où
les faits dont nous parlons, les croyances religieuses, les idées
philosophiques, les lettres, les arts, sont surtout considérés
et jugés sous le point de vue de leur influence sur la civilisation;
influence qui devient, jusqu'à un certain point et pendant un
certain temps, la mesure décisive de leur mérite, de leur
valeur.
Quel est donc, Messieurs, je le demande, quel est donc, avant d'en entreprendre
l'histoire, et en le considérant uniquement en lui-même,
ce fait si grave, si étendu, si précieux, qui semble le
résumé, l'expression de la vie entière des peuples?
[11] Je n'aurai garde ici de tomber dans la pure philosophie;
je n'aurai garde de poser quelque principe rationnel, et puis d'en déduire
la nature de la civilisation comme une conséquence: il y aurait
beaucoup de chances d'erreurs dans cette méthode. Nous rencontrons
encore ici un fait à constater et à décrire.
Depuis long-temps, et dans beaucoup de pays, on se sert du mot de civilisation:
on y attache des idées plus ou moins nettes, plus ou moins étendues;
mais enfin on s'en sert et on se comprend. C'est le sens de ce mot,
son sens général, humain, populaire, qu'il faut étudier.
Il y a presque toujours, dans l'acception usuelle des termes les plus
généraux, plus de vérité que dans les définitions
plus précises en apparence, et plus rigoureuses de la science.
C'est le bon sens qui donne aux mots leur signification commune, et
le bon sens est le génie de l'humanité. La signification
commune d'un mot se forme successivement et en présence des faits;
à mesure qu'un fait se présente, qui paraît rentrer
dans le sens d'un terme connu, on l'y reçoit, pour ainsi dire,
naturellement; le sens du terme s'étend, s'élargit, et
peu à peu les divers faits, les diverses idées qu'en vertu
de la nature des choses mêmes, les hommes doivent rallier sous
ce mot, s'y rallient en effet. Lorsque le sens d'un mot, au contraire,
est déterminé par [12] la science, cette détermination,
ouvrage d'un seul ou d'un petit nombre d'individus, a lieu sous l'empire
de quelque fait particulier qui a frappé leur esprit. Ainsi les
définitions scientifiques sont en général beaucoup
plus étroites et, par cela seul, beaucoup moins vraies au fond
que le sens populaire des termes. En étudiant, comme un fait,
le sens du mot civilisation, en recherchant toutes les idées
qui y sont comprises, selon le bon sens des hommes, nous avancerons
beaucoup plus dans la connaissance du fait lui-même, que si nous
tentions d'en donner nous-mêmes une définition scientifique,
parût-elle d'abord plus claire et plus précise.
Pour commencer cette recherche, je vais essayer de mettre sous vos yeux
quelques hypothèses; je décrirai un certain nombre d'états
de société, et puis nous nous demanderons si l'instinct
général y reconnaîtrait l'état d'un peuple
qui se civilise, si c'est là le sens que le genre humain attache
naturellement au mot civilisation.
Voici un peuple dont la vie extérieure est douce, commode; il
paye peu d'impôts, il ne souffre point; la justice lui est bien
rendue dans les relations privées; en un mot, l'existence matérielle,
dans son ensemble, est assez bien et heureusement réglée.
Mais en même temps l'existence intellectuelle et morale de ce
peuple est [13] tenue avec grand soin dans un état d'engourdissement,
d'inertie, je ne veux pas dire d'oppression, parce qu'il n'en a pas
le sentiment, mais de compression. Ceci n'est pas sans exemple. Il y
a eu un grand nombre de petites républiques aristocratiques où
les sujets ont été ainsi traités comme des troupeaux,
bien tenus et matériellement heureux, mais sans activité
intellectuelle et morale. Est-ce là la civilisation? est-ce là
un peuple qui se civilise?
Voici une autre hypothèse: c'est un peuple dont l'existence matérielle
est moins douce, moins commode, supportable cependant. En revnche, on
n'a point négligé les besoins moraux, intellectuels; on
leur distribue une certaine pâture; on cultive dans ce peuple
des sentimens élevés, purs; ses croyances religieuses,
morales, ont atteint un certain degré de développement;
mais on a grand soin d'étouffer en lui le principe de la liberté;
on donne satisfaction aux besoins intellectuels et moraux, comme ailleurs
aux besoins matériels; on mesure à chacun sa part de vérité;
on ne permet à personne de la chercher à lui tout seul.
L'immobilité est le caractère de la vie morale; c'est
l'état où sont tombées la plupart des populations
de l'Asie, où les dominations théocratiques retiennent
l'humanité; c'est l'état des Indous, par exemple. Je fais
la même question [14] que sur le peuple précédent:
est-ce là un peuple qui se civilise?
Je change tout-à-fait la nature de l'hypothèse: voici
un peuple chez lequel il y a un grand déploiement de quelques
libertés individuelles, mais où le désordre et
l'inégalité sont extrêmes: c'est l'empire de la
force et du hasard; chacun, s'il n'est fort, est opprimé, souffre,
périt; la violence est le caractère dominant de l'état
social. Il n'y a personne qui ne sache que l'Europe a passé par
cet état. Est-ce un état civilisé? Il peut contenir
sans doute des principes de civilisation qui se développeront
successivement; mais le fait qui domine dans une telle société
n'est pas, à coup sûr, ce que le bon sens des hommes appelle
la civilisation.
Je prends une quatrième et dernière hypothèse.
La liberté de chaque individu est très-grande, l'inégalité
entre eux est rare, ou au moins très-passagère. Chacun
fait à peu près ce qu'il veut, et ne diffère pas
beaucoup en puissance de son voisin; mais il y a très-peu d'intérêts
généraux, très-peu d'idées publiques, très-peu
de sentimens publics, très-peu de société, en un
mot: les facultés et l'existence des individus se déploient
et s'écoulent isolément, sans agir les uns sur les autres,
sans laisser de traces; les générations successives laissent
la société au même point où elles l'ont reçue:
c'est l' état des tribus [15] sauvages; la liberté
et l'égalité sont là; et pourtant, à coup
sûr, la civilisation n'y est point.
Je pourrais multiplier ces hypothèses; mais je crois que nous
en avons assez pour démêler quel est le sens populaire
et naturel du mot civilisation.
Il est clair qu'aucun des états que je viens de parcourir ne
correspond, selon le bon sens naturel des hommes, à ce terme.
Pourquoi? Il me semble que le premier fait qui soit compris dans le
mot civilisation (et cela résulte des divers exemples
que je viens de faire passer sous vos yeux), c'est le fait de progrès,
de développement; il réveille aussitôt l'idée
d'un peuple qui marche, non pour changer de place, mais pour changer
d'état; d'un peuple dont la condition s'étend et s'améliore.
L'idée du progrès, du développement, me paraît
être l'idée fondamentale contenue sous le mot de civilisation.
Quel est ce progrès? Quel est ce développement? Ici réside
la plus grande difficulté.
L'étymologie du mot semble répondre d'une manière
claire et satisfaisante: elle dit que c'est le perfectionnement de la
vie civile, le développement de la société proprement
dite, des relations des hommes entre eux.
Telle est, en effet, l'idée première qui s'offre à
l'esprit des hommes, quand on prononce [16] le mot civilisation;
on se représente à l'instant l'extension, la plus
grande activité et la meilleure organisation des relations sociales:
d'une part, une production croissante de moyens de force et de bien-être
dans la société; de l'autre, une distribution plus équitable,
entre les individus, de la force et du bien-être produits.
Est-ce là tout, Messieurs? Avons-nous épuisé le
sens naturel, usuel, du mot civilisation? Le fait ne contient-il
rien de plus?
C'est à peu près comme si nous demandions: l'espèce
humaine n'est-elle, au fond, qu'une fourmilière, une société
où il ne s'agisse que d'ordre et de bien-être, où
plus la somme du travail sera grande et la répartition des fruits
du travail équitable, plus le but sera atteint et le progrès
accompli?
L'instinct des hommes répugne à une définition
si étroite de la destinée humaine. Il lui semble, au premier
aspect, que le mot civilisation comprend quelque chose de plus
étendu, de plus complexe, de supérieur à la pure
perfection des relations sociales, de la force et du bien-être
social.
Les faits, l'opinion publique, le sens généralement reçu
du terme, sont d'accord avec cet instinct.
Prenez Rome dans les beaux temps de la [17] république,
après la seconde guerre punique, au moment de ses plus grandes
vertus, lorsqu'elle marchait à l'empire du monde, lorsque l'état
social était évidemment en progrès. Prenez ensuite
Rome sous Auguste, à l'époque où a commencé
la décadence, où au moins le mouvement progressif de la
société était arrêté, où les
mauvais principes étaient bien près de prévaloir:
il n'y a personne cependant qui ne pense et ne dise que la Rome d'Auguste
était plus civilisée que la Rome de Fabricius ou de Cincinnatus.
Transportons-nous ailleurs; prenons la France des 17e et
18e siècles; il est évident que, sous le point
de vue social, quant à la somme et à la distribution du
bien-être entre les individus, la France du 17e et
du 18e siècle était inférieure à
quelques autres pays de l'Europe, à la Hollande et à l'Angleterre,
par exemple. Je crois qu'en Hollande et en Angleterre l'activité
sociale était plus grande, croissait plus rapidement, distribuait
mieux ses fruits qu'en France. Cependant demandez au bon sens général;
il vous répondra que la France du dix septième et du dix-huitième
siècle était le pays le plus civilisé de l'Europe.
L'Europe n'a pas hésité dans cette question. On trouve
des traces de cette opinion publique sur la France dans tous les monumens
de la littérature européenne.
[18] On pourrait montrer beaucoup d'autres états où
le bien-être est plus grand, croît plus rapidement, est
mieux réparti entre les individus qu'ailleurs, et où cependant,
dans l'instinct spontané, dans le bon sens général
des hommes, la civilisation est jugée inférieure à
celle d'autres pays moins bien partagés sous le rapport purement
social.
Qu'est-ce à dire? Qu'ont donc ces pays qui leur donne, au nom
de civilisés, ce droit privilégié? Qui compense
si largement, dans l'opinion des hommes, ce qui leur manque d'ailleurs
?
Un autre développement que celui de la vie sociale s'y est manifesté
avec éclat: le développement de la vie individuelle, de
la vie intérieure, le développement de l'homme lui-même,
de ses facultés, de ses sentimens, de ses idées. Si la
société y est plus imparfaite qu'ailleurs, l'humanité
y apparaît avec plus de grandeur et de puissance. Il reste beaucoup
de conquêtes sociales à faire; mais d'immenses conquêtes
intellectuelles et morales sont accomplies; beaucoup de biens et de
droits manquent à beaucoup d'hommes; mais beaucoup de grands
hommes vivent et brillent aux yeux du monde. Les lettres, les sciences,
les arts déploient tout leur éclat. Partout où
le genre humain voit resplendir [19] ces grandes images, ces
images glorifiées de la nature humaine, partout où il
voit créer ce trésor de jouissances sublimes, il reconnaît
et nomme la civilisation.
Deux faits sont donc compris dans ce grand fait; il subsiste à
deux conditions, et se révèle à deux symptômes:
le développement de l'activité sociale et celui de l'activité
individuelle, le progrès de la société et le progrès
de l'humanité. Partout où la condition extérieure
de l'homme s'étend, se vivifie, s'améliore, partout où
la nature intime de l'homme se montre avec éclat, avec grandeur,
à ces deux signes, et souvent malgré la profonde imperfection
de l'état social, le genre humain applaudit et proclame la civilisation.
Tel est, si je ne me trompe, le résultat de l'examen simple,
purement sensé, de l'opinion générale des hommes.
Si nous interrogeons l'histoire proprement dite, si nous examinons quelle
est la nature des grandes crises de la civilisation, de ces faits qui,
de l'aveu de tous, lui ont fait faire un grand pas, nous y reconnaîtrons
toujours l'un ou l'autre des deux élémens que je viens
de décrire. Ce sont toujours des crises de développement
individuel ou social, des faits qui ont changé l'homme intérieur,
ses croyances, ses moeurs, ou sa condition extérieure, sa situation
dans ses rapports avec ses semblables. Le christianisme, par exemple,
je [20] ne dis pas seulement au moment de son apparition, mais
dans les premiers siècles de son existence, le christianisme
ne s'est nullement adressé à l'état social; il
a annoncé hautement qu'il n'y toucherait pas; il a ordonné
à l'esclave d'obéir au maître; il n'a attaqué
aucun des grands maux, des grandes injustices de la société
d'alors. Qui niera pourtant que le christianisme n'ait été
dès-lors une grande crise de la civilisation? Pourquoi? parce
qu'il a changé l'homme intérieur, les croyances, les sentimens,
parce qu'il a régénéré l'homme moral, l'homme
intellectuel.
Nous avons vu une crise d'une autre nature; une crise qui s'est adressée
non à l'homme intérieur, mais à sa condition extérieure,
qui a changé et régénéré la société.
Celle-là aussi, à coup sûr, a été
une des crises décisives de la civilisation. Parcourez toute
l'histoire, vous trouverez partout le même résultat; vous
ne rencontrerez aucun fait important, ayant concouru au développement
de la civilisation, qui n'ait exercé l'une ou l'autre des deux
sortes d'influences dont je viens de parler.
Tel est, si je ne me trompe, le sens naturel et populaire du terme;
voilà le fait, je ne veux pas dire défini, mais décrit,
constaté, à peu près complètement, ou au
moins dans ses traits généraux. Nous tenons les deux élémens
de la [21] civilisation. Maintenant, Messieurs, l'un de ces deux
faits suffit-il pour la constituer? si le développement de l'état
social, ou celui de l'homme individuel se présentait isolément,
y aurait-il civilisation? Le genre humain la reconnaîtrait-il?
ou bien les deux faits ont-ils entre eux une relation tellement intime
et nécessaire, que, s'ils ne se produisent simultanément,
ils soient cependant inséparables, et que tôt ou tard l'un
amène l'autre?
On pourrait, ce me semble, aborder cette question par trois côtés.
On pourrait examiner la nature même des deux élémens
de la civilisation, et se demander si, par cela seul, ils sont, ou non,
étroitement liés et nécessaires l'un à l'autre.
On peut rechercher historiquement si, en effet, ils se sont manifestés
isolément et l'un sans l'autre, ou s'ils se sont toujours produits
l'un l'autre. On peut enfin consulter sur cette question l'opinion commune
des hommes, le bon sens. Je m'adresserai d'abord à l'opinion
commune.
Quand un grand changement s'accomplit dans l'état d'un pays,
quand il s'y opère un grand développement de richesse
et de force, une révolution dans la distribution du bien-être
social, ce fait nouveau rencontre des adversaires, essuie des combats;
il n'en peut être autrement. Que [22] disent en général
les adversaires du changement? Ils disent que ce progrès de l'état
social n'améliore pas, ne régénère pas de
la même manière l'état moral, l'état intérieur
de l'homme; que c'est un progrès faux, trompeur, qui tourne au
détriment de la moralité, du véritable être
humain. Et les amis du développement social repoussent cette
attaque avec beaucoup d'énergie; ils soutiennent, au contraire,
que le progrès de la société amène nécessairement
le progrès de la moralité; que quand la vie extérieure
est mieux réglée, la vie intérieure se rectifie
et s'épure. Ainsi se pose la question entre les adversaires et
les partisans de l'état nouveau.
Renversez l'hypothèse; supposez le développement moral
en progrès. Que promettent en général les hommes
qui y travaillent? Qu'ont promis, à l'origine des sociétés,
les dominateurs religieux, les sages, les poëtes, qui travaillaient
à adoucir, à régler les moeurs? Ils ont promis
l'amélioration de la condition sociale, la répartition
plus équitable du bien-être. Que supposent, je vous le
demande, tantôt ces débats, tantôt ces promesses
? Ils supposent que, dans la conviction spontanée, instinctive
des hommes, les deux élémens de la civilisation, le développement
social et le développement moral, sont intimement liés,
qu'à la vue de l'un, le genre humain compte sur l'autre. [23]
C'est à cette conviction naturelle qu'on s'adresse lorsque, pour
seconder ou combattre l'un ou l'autre des deux développemens,
on affirme ou conteste leur union. On sait que, si on peut persuader
aux hommes que l'amélioration de l'état social tournera
contre le progrès intérieur des individus, on aura décrié
et affoibli la révolution qui s'accomplit dans la société.
D'autre part, quand on promet aux hommes l'amélioration de la
société, par suite de l'amélioration de l'individu,
on sait que leur penchant est de croire à cette promesse, et
on s'en prévaut. C'est donc évidemment la croyance instinctive
de l'humanité que les deux élémens de la civilisation
sont liés l'un à l'autre, et se produisent réciproquement.
Que si nous nous adressons à l'histoire du monde, nous obtiendrons
la même réponse. Nous trouverons que tous les grands développemens
de l'homme intérieur ont tourné au profit de la société,
tous les grands développemens de l'état social au profit
de l'humanité. C'est l'un ou l'autre des deux faits qui prédomine,
apparaît avec éclat, et imprime au mouvement un caractère
particulier. Ce n'est quelquefois qu'après de très-longs
intervalles de temps, après mille transformations, mille obstacles,
que le second fait se développe et vient en quelque sorte compléter
la civilisation que le premier [24] avait commencée. Mais
quand on y regarde bien, on reconnaît le lien qui les unit. La
marche de la providence n'est pas assujétie à d'étroites
limites; elle ne s'inquiète pas de tirer aujourd'hui la conséquence
du principe qu'elle a posé hier; elle la tirera dans des siècles,
quand l'heure sera venue; et pour raisonner lentement, selon nous, sa
logique n'est pas moins sûre. La providence a ses aises dans le
temps; elle y marche en quelque sorte comme les dieux d'Homère
dans l'espace; elle fait un pas, et des siècles se trouvent écoulés.
Que de temps, que d'événemens avant que la régénération
de l'homme moral par le christianisme ait exercé, sur la régénération
de l'état social, sa grande et légitime influence? Il
y a réussi pourtant; qui peut le méconnaître aujourd'hui?
Si de l'histoire nous passons à la nature même des deux
faits qui constituent la civilisation, nous sommes infailliblement conduits
au même résultat. Il n'est personne qui n'ait fait sur
lui-même cette expérience. Quand un changement moral s'opère
dans l'homme, quand il acquiert une idée, ou une vertu, ou une
faculté de plus, en un mot, quand il se développe individuellement,
quel est le besoin qui s'empare de lui à l'instant même?
C' est le besoin de faire passer son sentiment dans le monde extérieur,
de réaliser au [25] dehors sa pensée. Dès
que l'homme acquiert quelque chose, dès que son être prend
à ses propres yeux un nouveau développement, une valeur
de plus, aussitôt à ce développement, à cette
valeur nouvelle, s'attache pour lui l'idée d'une mission; il
se sent obligé et poussé par son instinct, par une voix
intérieure, à étendre, à faire dominer hors
de lui le changement, l'amélioration qui s'est accomplie en lui.
Les grands réformateurs, on ne les doit pas à une autre
cause; les grands hommes qui ont changé la face du monde, après
s'être changés eux-mêmes, n'ont pas été
poussés, gouvernés par un autre besoin. Voilà pour
le changement qui s'est opéré dans l' intérieur
de l' homme, prenons l'autre. Une révolution s'accomplit dans
l'état de la société; elle est mieux réglée,
les droits et les biens sont répartis plus justement entre les
individus; c'est-à-dire, que le spectacle du monde est plus pur,
plus beau, que la pratique, soit des gouvernemens, soit des rapports
des hommes entre eux, est meilleure. Eh bien! croyez vous que la vue
de ce spectacle, que cette amélioration des faits extérieurs,
ne réagissent pas sur l'intérieur de l'homme, sur l'humanité?
Tout ce qu'on dit de l'autorité des exemples, des habitudes,
des beaux modèles, n'est pas fondé sur autre chose, sinon
sur cette conviction qu'un fait extérieur, bon, raisonnable,
[26] bien réglé, amène tôt ou tard,
plus ou moins complétement, un fait intérieur de même
nature, de même mérite; qu'un monde mieux réglé,
un monde plus juste, rend l'homme lui-même plus juste; que l'intérieur
se réforme par l'extérieur, comme l'extérieur par
l'intérieur; que les deux élémens de la civilisation
sont étroitement liés l'un à l'autre; que des siècles,
des obstacles de tout genre, peuvent se jeter entre eux; qu'il est possible
qu'ils aient à subir mille transformations pour se rejoindre
l'un l'autre; mais que tôt ou tard ils se rejoignent; que c'est
la loi de leur nature, le fait général de l'histoire,
la croyance instinctive du genre humain (Applaudissemens).
Messieurs, je crois non pas avoir épuisé, tant s'en faut,
mais exposé d'une manière à peu près complète,
quoique bien légère, le fait de la civilisation; je crois
l'avoir décrit, circonscrit, et avoir posé les principales
questions, les questions fondamentales auxquelles il donne lieu. Je
pourrais m'arrêter; cependant je ne puis pas ne pas poser du moins
une question que je rencontre ici; une de ces questions qui ne sont
plus des questions historiques proprement dites, qui sont des questions,
je ne veux pas dire hypothétiques, mais conjecturales; des questions
dont l'homme ne tient qu'un bout, dont il ne peut jamais atteindre l'autre
bout, dont il ne peut faire le tour, qu'il [27] ne voit que par
un côté; qui cependant n'en sont pas moins réelles,
auxquelles il faut bien qu'il pense, car elles se présentent
devant lui, malgré lui, à tout moment.
De ces deux développemens dont nous venons de parler, et qui
constituent le fait de la civilisation, du développement de la
société, d'une part, et de l'humanité, de l'autre,
lequel est le but, lequel le moyen? Est-ce pour le perfectionnement
de sa condition sociale, pour l'amélioration de son existence
sur la terre, que l'homme se développe tout entier, ses facultés,
ses sentimens, ses idées, tout son être? Ou bien l'amélioration
de la condition sociale, les progrès de la société,
la société elle-même n'est-elle que le théâtre,
l'occasion, le mobile du développement de l'individu? En un mot,
la société est-elle faite pour servir l'individu, ou l'individu
pour servir la société? De la réponse à
cette question dépend inévitablement celle de savoir si
la destinée de l'homme est purement sociale, si la société
épuise et absorbe l'homme tout entier, ou bien s'il porte en
lui quelque chose d'étranger, de supérieur à son
existence sur la terre.
Messieurs, un homme dont je m'honore d'être l'ami; un homme qui
a traversé des réunions comme la nôtre, pour monter
à la première place dans des réunions moins paisibles
et plus [28] puissantes; un homme dont toutes les paroles se
gravent et restent partout où elles tombent, M. Royer-Collard
a résolu cette question; il l'a résolue, selon sa conviction
du moins, dans son discours sur le projet de loi relatif au sacrilége.
Je trouve dans ce discours ces deux phrases: «les sociétés
humaines naissent, vivent et meurent sur la terre; là s'accomplissent
leurs destinées ... Mais elles ne contiennent pas l'homme tout
entier. Aprés qu'il s'est engagé à la société,
il lui reste la plus noble partie de lui-même, ces hautes facultés
par lesquelles il s'élève à Dieu, à une
vie future, à des biens inconnus dans un monde invisible...Nous,
personne individuelles et identiques, véritables êtres
doués de l’immortalité, nous avons un autre destinée
que les Etats[1].»
Je n'ajouterai rien, Messieurs, je n'entreprendrai point de traiter
la question même; je me contente de la poser. Elle se rencontre
à la fin de l'histoire de la civilisation: quand l'histoire de
la civilisation est épuisée, quand il n'y a plus rien
à dire de la vie actuelle, l'homme se demande invinciblement
si tout est épuisé, s'il est à la fin de tout?
Ceci est donc le dernier problême, et le plus élevé
de tous ceux auxquels l'histoire de la [29] civilisation peut
conduire. Il me suffit d'avoir indiqué sa place et sa grandeur.
D'après tout ce que je viens de dire, Messieurs, il est évident
que l'histoire de la civilisation pourrait être traitée
de deux manières, puisée à deux sources, considérée
sous deux aspects différens. L'historien pourrait se placer au
sein de l'âme humaine, pendant un temps donné, une série
de siècles, ou chez un peuple déterminé; il pourrait
étudier, décrire, raconter tous les événemens,
toutes les transformations, toutes les révolutions qui se seraient
accomplies dans l'intérieur de l'homme; et quand il serait arrivé
au bout, il aurait une histoire de la civilisation chez le peuple et
dans le temps qu'il aurait choisi. Il peut procéder autrement:
au lieu d'entrer dans l'intérieur de l'homme, il peut se mettre
au dehors; il peut se placer au milieu de la scène du monde;
au lieu de décrire les vicissitudes des idées, des sentimens
de l'être individuel, il peut décrire les faits extérieurs,
les événemens, les changemens de l'état social.
Ces deux portions, ces deux histoires de la civilisation sont étroitement
liées l'une à l'autre; elles sont le reflet, l'image l'une
de l'autre. Cependant elles peuvent être séparées;
peut-être même doivent-elles l'être, au moins en commençant,
pour que l'une et l'autre soient traitées avec détail
et clarté. Pour mon compte, je ne [30] me propose pas
d'étudier avec vous l'histoire de la civilisation dans l'intérieur
de l'âme humaine; l'histoire des événemens extérieurs
du monde visible et social, c'est de celle-là que je veux m'occuper.
J'avais besoin de vous exposer le fait de la civilisation tel que je
le conçois dans sa complexité et son étendue, de
poser devant vous toutes les hautes questions auxquelles il peut donner
lieu. Je me restreins à présent; je resserre mon champ
dans des limites plus étroites: c'est uniquement l'histoire de
l'état social que je me propose de traiter.
Nous commencerons par chercher tous les élémens de la
civilisation européenne dans son berceau, à la chûte
de l'empire romain; nous étudierons avec soin la société
telle qu'elle était au milieu de ces ruines fameuses. Nous tâcherons,
non pas d'en ressusciter, mais d'en remettre debout les élémens
à côté les uns des autres; et quand nous les tiendrons,
nous essayerons de les faire marcher, de les suivre dans leurs développemens
à travers les quinze siècles qui se sont écoulés
depuis cette époque.
Je crois, Messieurs, que quand nous serons un peu entrés dans
cette étude, nous acquerrons bien vite la conviction que la civilisation
est très-jeune, qu'il s'en faut bien que le monde en ait encore
mesuré la carrière. A coup sûr, la pensée
[31] humaine est fort loin d'être aujourd'hui tout ce qu'elle
peut devenir, nous sommes fort loin d'embrasser l'avenir tout entier
de l'humanité; cependant, que chacun de nous descende dans sa
pensée, qu'il s'interroge sur le bien possible qu'il conçoit,
qu'il espère; qu'il mette ensuite son idée en regard de
ce qui existe aujourd'hui dans le monde; il se convaincra que la société
et la civilisation sont bien jeunes; que, malgré tout le chemin
qu'elles ont fait, elles en ont incomparablement davantage à
faire. Cela n'ôtera rien, Messieurs, au plaisir que nous éprouverons
à contempler notre état actuel. Quand j'aurai essayé
de faire passer sous vos yeux les grandes crises de l'histoire de la
civilisation en Europe, depuis quinze siècles, vous verrez à
quel point, jusqu'à nos jours, la condition des hommes a été
laborieuse, orageuse, dure, non-seulement au dehors et dans la société,
mais intérieurement, dans la vie de l'âme. Pendant quinze
siècles, l'esprit humain a eu à souffrir autant que l'espèce
humaine. Vous verrez que, pour la première fois, peut-être,
dans les temps modernes, l'esprit humain est arrivé à
un état très-imparfait encore, à un état
cependant où règne quelque paix, quelque harmonie. Il
en est de même de la société, elle a évidemment
fait des progrès immenses; la condition humaine est douce, juste,
comparée à ce qu'elle était antérieurement;
nous [32] pouvons presque, en pensant à nos ancêtres,
nous appliquer les vers de Lucrèce:
suave mari magno, turbantibus aequora ventis,
E terrâ magnum alterius spectare laborem,
Nous pouvons même dire de nous, sans trop d'orgueil, comme Sthénélus
dans Homère:
Ημεις τοί
πατέρων μεγ’ἀμεινονες
ευχομεθ’ειναι
:
"nous rendons grâce au ciel de ce que nous valons infiniment mieux
que nos devanciers."
Prenons garde cependant, Messieurs; ne nous livrons pas trop au sentiment
de notre bonheur et de notre amélioration; nous pourrions tomber
dans deux graves dangers, l'orgueil et la mollesse; nous pourrions prendre
une excessive confiance dans la puissance et le succès de l'esprit
humain, de nos lumières actuelles, et, en même temps, nous
laisser énerver par la douceur de notre condition. Je ne sais,
messieurs, si vous en êtes frappés comme moi; mais nous
flottons continuellement, à mon avis, entre la tentation de nous
plaindre pour très-peu de chose, et celle de nous contenter à
trop bon marché. Nous avons une susceptibilité d'esprit,
une exigence, une ambition illimitées dans la pensée,
dans les desirs, dans le mouvement de l'imagination; et quand nous en
venons à la pratique de la vie, quand il faut prendre [33]
de la peine, faire des sacrifices, des efforts pour atteindre le but,
nos bras se lassent et tombent. Nous nous rebutons avec une facilité
qui égale presque l'impatience avec laquelle nous desirons. Il
faut prendre garde, Messieurs, à ne pas nous laisser envahir
par l'un ou l'autre de ces deux défauts. Accoutumons-nous à
mesurer ce que nous pouvons légitimement avec nos forces, notre
science, notre puissance; et ne prétendons à rien de plus
qu'à ce qui se peut acquérir légitimement, justement,
régulièrement, en respectant les principes sur lesquels
repose notre civilisation même. Nous semblons quelquefois tentés
de nous rattacher à des principes que nous attaquons, que nous
méprisons, aux principes et aux moyens de l'Europe barbare, la
force, la violence, le mensonge, pratiques habituelles il y a quatre
ou cinq siècles. Et quand nous avons cédé à
ce desir, nous ne trouvons en nous ni la persévérance,
ni l'énergie sauvage des hommes de ces temps-là, qui souffraient
beaucoup, et qui, mécontens de leur condition, travaillaient
sans cesse à en sortir. Nous sommes contens de la nôtre;
ne la livrons pas aux hasards de desirs vagues, dont le temps ne serait
pas encore venu. Il nous a été beaucoup donné,
il nous sera beaucoup demandé; nous rendrons à la postérité
un compte sévère de notre conduite; public ou [34]
gouvernement, tous subissent aujourd'hui la discussion, l'examen, la
responsabilité. Attachons-nous fermement, fidèlement,
aux principes de notre civilisation, justice, légalité,
publicité, liberté; et n'oublions jamais que, si nous
demandons avec raison que toutes choses soient à découvert
devant nous, nous sommes nous-mêmes sous l'oeil du monde, et que
nous serons à notre tour débattus et jugés.
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