[1] Messieurs,
Nous n'avons pu, dans notre dernière réunion, terminer
l'examen de l'état de l'Église du cinquième au
douzième siècle. Après avoir établi qu'elle
devait être considérée sous trois aspects principaux,
d'abord en elle-même, dans sa constitution intérieure,
dans sa nature, comme société distincte et indépendante,
ensuite dans ses rapports avec les souverains, avec le pouvoir temporel,
enfin dans ses rapports avec les peuples, nous n'avons accompli que
les deux premières parties de cette tâche. Il me reste
aujourd'hui à vous faire connaître [2] l'Église
dans ses rapports avec les peuples. J'essaierai ensuite de tirer de
ce triple examen une appréciation générale de l'influence
de l'Église sur la civilisation européenne, du cinquième
au douzième siècle. Nous vérifierons enfin nos
assertions par l'examen des faits, par l'histoire même de l'Église
à cette époque.
Vous comprenez sans peine qu'en parlant des rapports de l'Église
avec les peuples, je suis obligé de m'en tenir à des termes
très-généraux. Je ne puis entrer dans le détail
des pratiques de l'Église, des rapports journaliers du clergé
avec les fidèles. Ce sont les principes dominans et les grands
effets du système et de la conduite de l'Église envers
le peuple chrétien, que je dois mettre sous vos yeux.
Le fait caractéristique, et, il faut le dire, le vice radical
des relations de l'Église avec les peuples, c'est la séparation
des gouvernans et des gouvernés, la non influence des gouvernés
sur leur gouvernement, l'indépendance du clergé chrétien
à l'égard des fidèles.
Il faut que ce mal fût bien provoqué par l'état
de l'homme et de la société, car il s'est introduit dans
l'Église chrétienne de très-bonne heure. La séparation
du clergé et du peuple chrétien n'était pas tout-à-fait
consommée à l'époque qui nous occupe; il y avait
encore, en certaines [3] occasions, dans l'élection des
évêques, par exemple, quelquefois du moins, intervention
directe du peuple chrétien dans son gouvernement. Mais cette
intervention devenait de plus en plus faible, rare; et c'est dès
le second siècle de notre ère qu'elle avait commencé
à s'affaiblir visiblement, rapidement. La tendance à l'isolement,
à l'indépendance du clergé, est en quelque sorte
l'histoire même de l'Église, depuis son berceau.
De là, Messieurs, on ne peut se le dissimuler, la plupart des
abus qui, dès cette époque, et bien davantage plus tard,
ont coûté si cher à l'Église. Il ne faut
cependant pas les lui imputer absolument, ni regarder cette tendance
à l'isolement comme particulière au clergé chrétien.
Il y a, dans la nature même de la société religieuse,
une forte pente à élever les gouvernans fort au-dessus
des gouvernés, à attribuer aux gouvernans quelque chose
de distinct, de divin. C'est l'effet de la mission même dont ils
sont chargés, du caractère sous lequel ils se présentent
aux yeux des peuples. Un tel effet cependant est plus fâcheux
dans la société religieuse que dans toute autre. De quoi
s'agit-il là pour les gouvernés? De leur raison, de leur
conscience, de leur destinée à venir, c'est-à-dire,
de ce qu'il y a en eux de plus intime, de plus individuel, de plus libre.
On conçoit jusqu'à certain point, quoiqu'il [4]
doive en résulter un grand mal, que l'homme puisse abandonner
à une autorité extérieure la direction de ses intérêts
matériels, de sa destinée temporelle. On comprend ce philosophe
à qui l'on vient annoncer que le feu est à la maison,
et qui répond: "Allez le dire à ma femme; je ne me mêle
pas des affaires du ménage." Mais quand il y va de la conscience,
de la pensée, de l'existence intérieure, abdiquer le gouvernement
de soi-même, se livrer à un pouvoir étranger, c'est
un véritable suicide moral, c'est une servitude cent fois pire
que celle du corps, que celle de la glèbe.
Tel était pourtant le mal qui, sans prévaloir complètement,
comme je le ferai voir tout à l'heure, envahissait de plus en
plus l'Église chrétienne dans ses relations avec les fidèles.
Vous avez déjà vu, Messieurs, que, pour les clercs eux-mêmes
et dans le sein de l'Église, la liberté manquait de garantie.
C'était bien pis hors de l'Église, et pour les laïques.
Entre ecclésiastiques du moins il y avait discussion, délibération,
déploiement des facultés individuelles; le mouvement du
combat suppléait en partie à la liberté. Rien de
pareil entre le clergé et le peuple. Les laïques assistaient
au gouvernement de l'Église comme simples spectateurs. Aussi
voit-on germer et prévaloir de bonne heure cette idée
que la théologie, les questions [5] et les affaires religieuses
sont le domaine privilégié du clergé; que le clergé
seul a droit non-seulement d'en décider, mais de s'en occuper;
qu'en aucune façon, les laïques n'y doivent intervenir.
A l'époque qui nous occupe, cette théorie, Messieurs,
était déjà en pleine puissance; et il a fallu des
siècles et des révolutions terribles pour la vaincre,
pour faire rentrer en quelque sorte les questions et les sciences religieuses
dans le domaine public.
En principe donc, comme en fait, la séparation légale
du clergé et du peuple chrétien était, avant le
douzième siècle, à peu près consommée.
Je ne voudrais cependant pas, Messieurs, que vous crussiez le peuple
chrétien sans influence, même à cette époque,
sur son gouvernement. L'intervention légale lui manquait, mais
non l'influence. Cela est à peu près impossible dans tout
gouvernement; bien plus encore dans un gouvernement fondé sur
des croyances communes aux gouvernans et aux gouvernés. Partout
où cette communauté d'idées se développe,
où un même mouvement intellectuel emporte le gouvernement
et le peuple, il y a entre eux un lien nécessaire, et qu'aucun
vice d'organisation ne saurait rompre absolument. Pour m'expliquer clairement,
je prendrai un exemple près de nous et dans l'ordre politique:
à aucune époque, dans [6] l'histoire de France,
le peuple français n'a eu moins d'action légale, par la
voie des institutions, sur son gouvernement, que dans les dix-septième
et dix-huitième siècles, sous Louis XIV et Louis XV. Personne
n'ignore que presque toute intervention directe et officielle du pays
dans l'exercice de l'autorité avait péri à cette
époque. Nul doute, cependant, que le public, le pays, n'ait exercé
alors sur le gouvernement bien plus d'influence que dans d'autres temps,
dans des temps, par exemple, où les états-généraux
étaient assez souvent convoqués, où les parlemens
se mêlaient beaucoup de politique, où la participation
légale du peuple au pouvoir était bien plus grande.
C'est qu'il y a, Messieurs, une force qui ne s'enferme pas dans les
lois, qui au besoin sait se passer d'institutions, la force des idées,
de l'intelligence publique, de l'opinion. Dans la France du dix-septième
et du dix-huitième siècle, il y avait une opinion publique
beaucoup plus puissante qu'à aucune autre époque. Quoiqu'elle
fût dépourvue de moyens légaux pour agir sur le
gouvernement, elle agissait indirectement, par l'empire des idées
communes aux gouvernans et aux gouvernés, par l'impossibilité
où se trouvaient les gouvernans de ne pas tenir compte de l'opinion
des gouvernés. Un fait semblable avait [7] lieu dans l'Église
chrétienne du cinquième au douzième siècle:
le peuple chrétien manquait, il est vrai, d'action légale;
mais il y avait un grand mouvement d'esprit en matière religieuse;
ce mouvement emportait les laïques et les ecclésiastiques
ensemble, et par-là le peuple agissait sur le clergé.
En tout, Messieurs, dans l'étude de l'histoire, il faut tenir
grand compte des influences indirectes; elles sont beaucoup plus efficaces
et quelquefois plus salutaires qu'on ne se le figure communément.
Il est naturel aux hommes de vouloir que leur action soit prompte, apparente,
d'aspirer au plaisir d'assister à leur succès, à
leur pouvoir, à leur triomphe. Cela n'est pas toujours possible,
ni même toujours utile. Il y a des temps, des situations où
les influences indirectes, inaperçues, sont seules bonnes et
praticables. Je prendrai encore un exemple dans l'ordre politique: plus
d'une fois, notamment en 1641, le parlement d'Angleterre a réclamé,
comme beaucoup d'autres assemblées dans des crises analogues,
le droit de nommer directement les grands officiers de la couronne,
les ministres, les conseillers d'État, etc.; il regardait cette
action directe dans le gouvernement comme une immense et précieuse
garantie. Il l'a quelquefois exercée, et l'épreuve a toujours
mal réussi. Les choix [8] étaient mal concertés,
les affaires mal gouvernées. Qu'arrive-t-il pourtant aujourd'hui
en Angleterre? N'est-ce pas l'influence des chambres qui décide
de la formation du ministère, de la nomination de tous les grands
officiers de la couronne? Oui; mais c'est une influence indirecte, générale,
au lieu d'une intervention spéciale. L'effet auquel l'Angleterre
a long-temps aspiré est produit, mais par une autre voie; la
première n'avait jamais conduit à bien.
Il y en a une raison, Messieurs, sur laquelle je vous demande la permission
de vous arrêter un moment: l'action directe suppose, dans ceux
à qui elle est confiée, beaucoup plus de lumières,
de raison, de prudence; comme ils atteindront le but sur le champ et
de plein saut, il faut qu'ils soient sûrs de ne le point manquer.
Les influences indirectes, au contraire, ne s'exercent qu'à travers
des obstacles, après des épreuves qui les contiennent
et les rectifient; elles sont condamnées, avant de réussir,
à subir la discussion, à se voir combattues, contrôlées;
elles ne triomphent que lentement, à condition, dans une certaine
mesure. C'est pourquoi, lorsque les esprits ne sont pas encore assez
avancés, assez mûrs pour que l'action directe leur puisse
être remise avec sécurité, les influences indirectes,
souvent insuffisantes, sont pourtant préférables. [9]
C'était ainsi que le peuple chrétien agissait sur son
gouvernement, très-incomplétement, beaucoup trop peu,
j'en suis convaincu; cependant il agissait.
Il y avait aussi, Messieurs, une autre cause de rapprochement entre
l'Église et les laïques: c'était la dispersion pour
ainsi dire, du clergé chrétien dans toutes les conditions
sociales. Presque partout, quand une Église s'est constituée
indépendante du peuple qu'elle gouvernait, le corps des prêtres
a été formé d'hommes à peu près dans
la même situation: non qu'il ne se soit introduit parmi eux d'assez
grandes inégalités; cependant, à tout prendre,
le pouvoir a appartenu à des colléges de prêtres
vivant en commun et gouvernant, du fond d'un temple, le peuple soumis
à leurs lois. L'Église chrétienne était
tout autrement organisée. Depuis la misérable habitation
du colon, du serf, au pied du château féodal, jusqu'auprès
du roi, partout il y avait un prêtre, un membre du clergé.
Le clergé était associé à toutes les conditions
humaines. Cette diversité dans la situation des prêtres
chrétiens, ce partage de toutes les fortunes, a été
un grand principe d'union entre le clergé et les laïques,
principe qui a manqué à la plupart des églises
investies du pouvoir. Les évêques, les chefs du clergé
chrétien étaient, de plus, comme vous l'avez vu, engagés
dans l'organisation [10] féodale, membres de la hiérarchie
civile en même temps que de la hiérarchie ecclésiastique.
De là des intérêts, des habitudes, des moeurs communes
entre l'ordre civil et l'ordre religieux. On s'est beaucoup plaint,
et avec raison, des évêques qui allaient à la guerre,
des prêtres qui menaient la vie des laïques. A coup sûr,
c'était un grand abus; abus bien moins fâcheux pourtant
que n'a été ailleurs l'existence de ces prêtres
qui ne sortaient jamais du temple, dont la vie était tout-à-fait
séparée de la vie commune. Des évêques, associés
jusqu'à un certain point aux désordres civils, valent
mieux que des prêtres complètement étrangers à
la population, à ses affaires, à ses moeurs. Il y a eu,
sous ce rapport, entre le clergé et le peuple chrétien,
une parité de destinée, de situation, qui a, sinon corrigé,
du moins atténué le mal de la séparation des gouvernans
et des gouvernés.
Maintenant, Messieurs, cette séparation une fois admise, et ses
limites déterminées, comme je viens d'essayer de le faire,
cherchons comment l'Église chrétienne gouvernait, de quelle
manière elle agissait sur les peuples soumis à son empire.
Que faisait-elle, d'une part, pour le développement de l'homme,
le progrès intérieur de l'individu; de l'autre, pour l'amélioration
de l'état social?
[11] Quant au développement de l'individu, je ne crois
pas, à vrai dire, qu'à l'époque qui nous occupe,
l'Église s'en inquiétât beaucoup: elle tâchait
d'inspirer aux puissans du monde des sentimens plus doux, plus de justice
dans leurs relations avec les faibles; elle entretenait, dans les faibles,
la vie morale, des sentimens, des espérances d'un ordre plus
élevé que ceux auxquels les condamnait leur destinée
de tous les jours. Je ne crois pas cependant que, pour le développement
individuel proprement dit, pour mettre en valeur la nature personnelle
des hommes, l'Église fît beaucoup à cette époque,
du moins pour les laïques. Ce qu'elle faisait se renfermait dans
le sein de la société ecclésiastique; elle s'inquiétait
fort du développement du clergé, de l'instruction des
prêtres; elle avait pour eux des écoles et toutes les institutions
que permettait le déplorable état de la société.
Mais c'étaient des écoles ecclésiastiques, destinées
à l'instruction du seul clergé; hors de là l'Église
agissait indirectement et par des voies fort lentes, pour le progrès
des idées et des moeurs. Sans doute elle provoquait l'activité
générale des esprits par la carrière qu'elle ouvrait
à tous ceux qu'elle jugeait capables de la servir; mais c'était
là à peu près tout ce qu'elle faisait, à
cette époque, pour le développement intellectuel des laïques.
[12] Elle agissait, je crois, davantage et d'une manière
plus efficace pour l'amélioration de l'état social. Nul
doute qu'elle ne luttât obstinément contre les grands vices
de l'état social, par exemple contre l'esclavage. On a beaucoup
répété que l'abolition de l'esclavage dans le monde
moderne était due complétement au christianisme. Je crois
que c'est trop dire: l'esclavage a subsisté long-temps au sein
de la société chrétienne, sans qu'elle s'en soit
beaucoup étonnée, beaucoup irritée. Il a fallu
une multitude de causes, un grand développement d'autres idées,
d'autres principes de civilisation pour abolir ce mal des maux, cette
iniquité des iniquités. Cependant, on ne peut douter que
l'Église n'employât son influence à la restreindre.
Il y en a une preuve irrécusable: la plupart des formules d'affranchissement,
à diverses époques, se fondent sur un motif religieux;
c'est au nom des idées religieuses, des espérances de
l'avenir, de l'égalité religieuse des hommes, que l'affranchissement
est presque toujours prononcé.
L'Église travaillait également à la suppression
d'une foule de pratiques barbares, à l'amélioration de
la législation criminelle et civile. Vous savez à quel
point, malgré quelques principes de liberté, elle était
alors absurde et funeste; vous savez que de folles épreuves,
le combat judiciaire, le simple serment de quelques hommes, étaient
[13] considérés comme les seuls moyens d'arriver à
la découverte de la vérité. L'Église s'efforçait
d'y substituer des moyens plus rationnels, plus légitimes. J'ai
déjà parlé de la différence qu'on remarque
entre les lois des Visigoths, issues en grande partie des conciles de
Tolède, et les autres lois barbares. Il est impossible de les
comparer sans être frappé de l'immense supériorité
des idées de l'Église en matière de législation,
de justice, dans tout ce qui intéresse la recherche de la vérité
et la destinée des hommes. Sans doute la plupart de ces idées
étaient empruntées à la législation romaine;
mais si l'Église ne les avait pas gardées et défendues,
si elle n'avait pas travaillé à les propager, elles auraient
péri. S'agit-il par exemple de l'emploi du serment dans la procédure?
Ouvrez la loi des Visigoths, vous verrez avec quelle sagesse elle en
use:
«Que le juge, pour bien connaître la cause, interroge d'abord
les témoins, et examine ensuite les écritures, afin que
la vérité se découvre avec plus de certitude, et
qu'on n'en vienne pas facilement au serment. La recherchede la vérité
et de la justice veut que les écritures de part et d'autre soient
bien examinées, et que la nécessité du serment,
suspendue sur la tête des parties, n'arrive qu'inopinément.
Que le sermen soit déféré seulement dans les causes
où le juge ne sera parvenu à découvrir aucune écriture,
aucune preuve ni aucun indice certain de la vérité.»
(For. Jud. L. II, tit. I, l. 21.)
En matière criminelle, le rapport des peines [14] aux
délits est déterminé d'après des notions
philosophiques et morales assez justes. On y reconnaît les efforts
d'un législateur éclairé qui lutte contre la violence
et l'irréflexion des moeurs barbares. Le titre de Caede et
morte hominum, comparé aux lois correspondantes des autres
peuples, en est un exemple très-remarquable. Ailleurs, c'est
le dommage presque seul qui semble constituer le crime, et la peine
est cherchée dans cette réparation matérielle qui
résulte de la composition. Ici le crime est ramené à
son élément moral et véritable, l'intention. Les
diverses nuances de criminalité, l'homicide absolument involontaire,
l'homicide par inadvertance, l'homicide provoqué, l'homicide
avec ou sans préméditation, sont distingués et
définis à peu près aussi bien que dans nos Codes,
et les peines varient dans une proportion assez équitable. La
justice du législateur a été plus loin. Il a essayé,
sinon d'abolir, du moins d'atténuer cette diversité de
valeur légale établie entre les hommes par les autres
lois barbares. La seule distinction qu'il ait maintenue, est celle de
l'homme libre et de l'esclave. A l'égard des hommes libres, la
peine ne varie ni selon l'origine, ni selon le rang du mort, mais uniquement
selon les divers degrés de culpabilité morale du meurtrier.
A l'égard des esclaves, n'osant retirer complétement aux
[15] maîtres le droit de vie et de mort, on a du moins tenté
de le restreindre, en l'assujétissant à une procédure
publique et régulière. Le texte de la loi mérite
d'être cité.
«Si nul coupable ou complice d'un crime ne doit demeurer impuni,
à combien plus forte raison ne doit-on pas réprimer celui
qui a commis un homicide méchamment et avec légèreté!
Ainsi, comme des maîtres, dans leur orgueil, mettent souvent à
mort leurs esclaves, sans aucune faute de ceux-ci, il convient d'extirper
tout-à-fait cette licence, et d'ordonner que la présente
loi sera éternellement observée de tous. Nul maître
ou maîtresse ne pourra mettre à mort, sans jugement public,
aucun de ses esclaves mâle ou femelles, ni aucune personne dépendante
de lui. Si un esclave, ou tout autre serviteur, comment un crime qui
puisse attirer sur lui une condannation capitale, son maître,
ou son accusateur, en informera sur-le-champ le juge du lieu où
l'action a été commise, ou le comte, ou le duc. Après
la discussion de l'affaire, si le crime est prouvé, que le coupable
subisse, soit par le juge, soit par son propre maître, la sentence
de mort qu'il a méritée; de telle sorte, cependanrt, que
si le juge ne veut pas mettre à mort l'accusé, il dressera
par écrit contre lui une sentence capitale, et alors, il sera
au pouvoir du maître de le tuer ou de lui laisser la vie. A la
vérité, si l'esclave, par une fatale audace, résistant
à son maître, l'a frappé ou tenté de le frapper
d'une arme, d'une pierre, ou de tout autre coup; et si le maître,
en voulant se défendre, a tué l'esclave dans sa colère,
le maître ne sera nullement tenu de la peine de l'homicide. Mais
il faudra prouver que le fait s'est passé ainsi; et cela, par
le témoignage ou le [16] serment des esclaves, mâles
ou femelles, qui se seront trouvés présens, et par le
serment de l'auteur même du fait. Quiconque, par pure méchanceté,
et de sa propre main ou par celle d'un autre, aura tué son esclave
sans jugement public, sera noté d'infamie, déclaré
incapable de paraître en témoignage, tenu de passer le
reste de sa vie dans l'exil et la pénitence, et ses biens iront
aux plus proches parens, à qui la loi en accorde l'héritage.»
(For. Jud. L. VI, tit. V, l. 12.)
Il y a, Messieurs, dans les institutions de l'Église un fait
en général trop peu remarqué: c'est son système
pénitentiaire, système d'autant plus curieux à
étudier aujourd'hui qu'il est, quant aux principes et aux applications
du droit pénal, presque complétement d'accord avec les
idées de la philosophie moderne. Si vous étudiez la nature
des peines de l'Église, des pénitences publiques qui étaient
son principal mode de châtiment, vous verrez qu'elles ont surtout
pour objet d'exciter dans l'âme du coupable le repentir; dans
celle des assistans, la terreur morale de l'exemple. Il y a bien une
autre idée qui s'y mêle, une idée d'expiation. Je
ne sais, en thèse générale, s'il est possible de
séparer l'idée de l'expiation de celle de peine, et s'il
n'y a pas dans toute peine, indépendamment du besoin de provoquer
le repentir du coupable, et de détourner ceux qui pourraient
être tentés de le devenir, un secret et impérieux
besoin d'expier [17] le tort commis. Mais, laissant de côté
cette question, il est évident que le repentir et l'exemple sont
le but que se propose l'Église dans tout son système pénitentiaire.
N'est-ce pas là aussi, Messieurs, le but d'une législation
vraiment philosophique? N'est-ce pas au nom de ces principes que, dans
le dernier siècle et de nos jours, les publicistes les plus éclairés
ont réclamé la réforme de la législation
pénale européenne? Aussi, ouvrez leurs livres, ceux de
M. Bentham, par exemple, vous serez étonnés de toutes
les ressemblances que vous rencontrerez entre les moyens pénaux
qu'ils proposent et ceux qu'employait l'Église. Ils ne les lui
ont, à coup sûr, point empruntés; et l'Église
ne prévoyait guères qu'un jour son exemple serait invoqué
à l'appui des plans des moins dévots philosophes.
Enfin, elle essayait également, par toutes sortes de voies, de
réprimer dans la société le recours à la
violence, les guerres continuelles. Il n'y a personne qui ne sache ce
que c'était que la trève de Dieu, et une foule de mesures
du même genre, par lesquelles l'Église luttait contre l'emploi
de la force, et s'appliquait à introduire dans la société
plus d'ordre, plus de douceur. Les faits sont ici tellement connus que
je puis me dispenser d'entrer dans aucun détail.
Tels sont, Messieurs, les points principaux que [18] j'ai à
mettre sous vos yeux quant aux rapports de l'Église avec les
peuples. Nous l'avons considérée sous les trois aspects
que je vous avais annoncés; nous la connaissons maintenant au
dedans et au dehors, dans sa constitution intérieure et dans
sa double situation. Il nous reste à tirer de ce que nous savons,
par voie d'induction, de conjecture, son influence générale
sur la civilisation européenne. C'est là, si je ne me
trompe, un travail à peu près fait, ou du moins fort avancé;
le simple énoncé des faits, des principes dominans dans
l'Église, révèle et explique son influence; les
résultats ont en quelque sorte passé déjà
sous vos yeux avec les causes. Cependant, si nous essayons de les résumer,
nous serons conduits, je crois, à deux assertions générales.
La première, c'est que l'Église a dû exercer une
très-grande influence sur l'ordre moral et intellectuel dans
l'Europe moderne, sur les idées, les sentimens et les moeurs
publiques. Le fait est évident; le développement moral
et intellectuel de l'Europe a été essentiellement théologique.
Parcourez l'histoire du cinquième au seizième siècle;
c'est la théologie qui possède et dirige l'esprit humain;
toutes les opinions sont empreintes de théologie; les questions
philosophiques, politiques, historiques, sont toujours considérées
sous un point de vue théologique. [19] L'Église
est tellement souveraine dans l'ordre intellectuel, que même les
sciences mathématiques et physiques sont tenues de se soumettre
à ses doctrines. L'esprit théologique est en quelque sorte
le sang qui a coulé dans les veines du monde européen,
jusqu'à Bacon et Descartes. Pour la première fois, Bacon
en Angleterre, et Descartes en France, ont jeté l'intelligence
hors des voies de la théologie.
Le même fait se retrouve dans toutes les branches de la littérature;
les habitudes, les sentimens, le langage théologiques y éclatent
à chaque instant.
A tout prendre, cette influence a été salutaire; non seulement
elle a entretenu, fécondé le mouvement intellectuel en
Europe; mais le système de doctrines et de préceptes,
au nom desquels elle imprimait le mouvement, était très-supérieur
à tout ce que le monde ancien avait jamais connu. Il y avait
à la fois mouvement et progrès.
La situation de l'Église a de plus donné, au développement
de l'esprit humain dans le monde moderne, une étendue, une variété
qu'il n'avait point eues jusqu'alors. En Orient, l'intelligence est
toute religieuse; dans la société grecque, elle est presque
exclusivement humaine: là, l'humanité proprement dite,
sa nature et sa destinée actuelle disparaissent; ici, c'est l'homme,
[20] ce sont ses passions, ses sentimens, ses intérêts
actuels qui occupent tout le terrain. Dans le monde moderne, l'esprit
religieux s'est mêlé à tout, mais sans rien exclure.
L'intelligence moderne est empreinte à la fois d'humanité
et de divinité. Les sentimens, les intérêts humains
tiennent une grande place dans nos littératures; et cependant
le caractère religieux de l'homme, la portion de son existence
qui se rattache à un autre monde, y paraissent à chaque
pas: en sorte que les deux grandes sources du développement de
l'homme, l'humanité et la religion, ont coulé en même
temps et avec abondance; et que, malgré tout le mal, tous les
abus qui s'y sont mêlés, malgré tant d'actes de
tyrannie, sous le point de vue intellectuel, l'influence de l'Église
a plus développé que comprimé, plus étendu
que resserré.
Sous le point de vue politique, c'est autre chose. Nul doute qu'en adoucissant
les sentimens et les moeurs, en décriant, en expulsant un grand
nombre de pratiques barbares, l'Église n'ait puissamment contribué
à l'amélioration de l'état social; mais dans l'ordre
politique proprement dit, quant à ce qui touche les relations
du gouvernement avec les sujets, du pouvoir avec la liberté,
je ne crois pas qu'à tout prendre son influence ait été
bonne. Sous ce rapport, l'Église s'est toujours [21] présentée
comme l'interprète, le défenseur de deux systèmes,
du système théocratique ou du système impérial
romain, c'est-à-dire du despotisme, tantôt sous la forme
religieuse, tantôt sous la forme civile. Prenez toutes ses institutions,
toute sa législation; prenez ses canons, sa procédure,
vous retrouverez toujours comme principe dominant la théocratie
ou l'Empire. Faible, l'Église se mettait à couvert sous
le pouvoir absolu des empereurs; forte, elle le revendiquait pour son
propre compte, au nom de son pouvoir spirituel. Il ne faut pas s'arrêter
à quelques faits, à certains cas particuliers. Sans doute
l'Église a souvent invoqué les droits des peuples contre
le mauvais gouvernement des souverains; souvent même elle a approuvé
et provoqué l'insurrection. Souvent aussi elle a soutenu auprès
des souverains les droits et les intérêts des peuples.
Mais quand la question des garanties politiques s'est posée entre
le pouvoir et la liberté, quand il s'est agi d'établir
un système d'institutions permanentes, qui missent véritablement
la liberté à l'abri des invasions du pouvoir, en général,
l'Église s'est rangée du côté du despotisme.
Il ne faut pas trop s'en étonner, ni s'en prendre trop à
la faiblesse humaine dans le clergé, ou à quelque vice
particulier de l'Église chrétienne. [22] Il y en
a une cause plus profonde et plus puissante.
A quoi prétend une religion, Messieurs, quelle qu'elle soit ?
Elle prétend à gouverner les passions humaines, la volonté
humaine. Toute religion est un frein, un pouvoir, un gouvernement. Elle
vient au nom de la loi divine, pour dompter la nature humaine. C'est
donc à la liberté humaine qu'elle a surtout affaire. C'est
la liberté humaine qui lui résiste et qu'elle veut vaincre.
Telle est l'entreprise de la religion, sa mission, son espoir.
A la vérité, en même temps que c'est à la
liberté humaine que les religions ont affaire, en même
temps qu'elles aspirent à réformer la volonté de
l'homme, elles n'ont, pour agir sur l'homme, d'autre moyen moral que
lui-même, sa volonté, sa liberté. Quand elles agissent
par des moyens extérieurs, par la force, la séduction,
par des moyens, en un mot, étrangers au libre concours de l'homme,
elles le traitent comme on traite l'eau, le vent, comme une force toute
matérielle; elles ne vont point à leur but; elles n'atteignent
et ne gouvernent point la volonté. Pour que les religions accomplissent
réellement leur tâche, il faut qu'elles se fassent accepter
de la liberté même; il faut que l'homme se soumette, mais
volontairement, librement, et qu'il conserve sa liberté [23]
au sein de sa soumission. C'est là le double problème
que les religions sont appelées à résoudre.
Elles l'ont trop souvent méconnu; elles ont considéré
la liberté comme obstacle et non comme moyen; elles ont oublié
la nature de la force à laquelle elles s'adressaient, et se sont
conduites avec l'âme humaine comme avec une force matérielle.
C'est par suite de cette erreur qu'elles ont été amenées
à se ranger presque toujours du côté du pouvoir,
du despotisme, contre la liberté humaine, la considérant
uniquement comme un adversaire, et s'inquiétant beaucoup plus
de la dompter que de la garantir. Si les religions s'étaient
bien rendu compte de leurs moyens d'action, si elles ne s'étaient
pas laissé entraîner à une pente naturelle, mais
trompeuse, elles auraient vu qu'il faut garantir la liberté pour
la régler moralement; que la religion ne peut, ne doit agir que
par des moyens moraux; elles auraient respecté la volonté
de l'homme en s'appliquant à la gouverner. Elles l'ont trop oublié,
et le pouvoir religieux a fini par en souffrir lui-même aussi
bien que la liberté. (Applaudissemens.)
Je ne pousserai pas plus loin, Messieurs, l'examen des conséquences
générales de l'influence de l'Église sur la civilisation
européenne; je les ai résumées dans ce double résultat;
grande [24] et salutaire influence sur l'ordre intellectuel et
moral; influence plutôt fâcheuse qu'utile sur l'ordre politique
proprement dit. Nous avons maintenant à contrôler nos assertions
par les faits, à vérifier par l'histoire ce que nous avons
déduit de la nature même et de la situation de la société
ecclésiastique. Voyons quelle a été, du cinquième
au douzième siècle, la destinée de l'Église
chrétienne, et si, en effet, les principes que j'ai mis sous
vos yeux, les résultats que j'ai essayé d'en tirer, se
sont développés tels que j'ai cru les pressentir.
Gardez-vous de croire, Messieurs, que ces principes, ces conséquences,
aient apparu à la fois et aussi clairement que je les ai présentés.
C'est une grande et trop commune erreur, quand on considère le
passé à des siècles de distance, d'oublier la chronologie
morale, d'oublier, singulier oubli, que l'histoire est essentiellement
successive. Prenez la vie d'un homme, de Cromwell, de Gustave-Adolphe,
du cardinal De Richelieu. Il entre dans la carrière, il marche,
il avance; de grands événemens agissent sur lui, il agit
sur de grands événemens; il arrive au terme; nous le connaissons
alors, mais dans son ensemble, tel qu'il est sorti en quelque sorte,
après un long travail, de l'atelier de la Providence. Or, en
commençant, il n'était point ce qu'il est ainsi devenu;
il n'a pas été complet, achevé un seul moment
[25] de sa vie; il s'est fait successivement. Les hommes se font
moralement comme physiquement; ils changent tous les jours; leur être
se modifie sans cesse. Le Cromwell de 1650 n'était pas le Cromwell
de 1640. Il y a bien toujours un fond d'individualité, le même
homme qui persiste; mais que d'idées, que de sentimens, que de
volontés ont changé en lui! Que de choses il a perdues
et acquises! A quelque moment que nous considérions la vie de
l'homme, il n'y en a aucun où il ait été tel que
nous le voyons quand le terme est atteint.
C'est pourtant là, Messieurs, l'erreur où sont tombés
la plupart des historiens; parce qu'ils ont acquis une idée complète
de l'homme, ils le voyent tel dans tout le cours de sa carrière;
pour eux, c'est le même Cromwell qui entre en 1628 dans le parlement,
et qui meurt trente ans après dans le palais de White-Hall. Et
en fait d'institutions, d'influences générales, on commet
sans cesse la même méprise. Prenons soin de nous en défendre,
Messieurs; je vous ai présenté dans leur ensemble les
principes de l'Église, et le développement des conséquences.
Sachez bien qu'historiquement ce tableau n'est pas vrai. Tout cela a
été partiel, successif, jeté çà et
là dans l'espace et le temps. Ne vous attendez pas à retrouver,
dans le récit des faits, cet ensemble, cet enchaînement
[26] prompt et systématique. Nous verrons poindre ici tel
principe, là tel autre; tout sera incomplet, inégal, épars;
il faudra arriver aux temps modernes, au bout de la carrière,
pour retrouver l'ensemble. Je vais mettre sous vos yeux les divers états
par lesquels l'Église a passé du cinquième au douzième
siècle; nous n'y puiserons pas la démonstration complète
des assertions que je vous ai présentées; cependant, nous
en verrons assez, je crois, pour pressentir leur légitimité.
Le premier état dans lequel l'Église se montre au cinquième
siècle, c'est l'état d'Église impériale,
d'Église de l'empire romain. Quand l'empire romain est tombé,
l'Église se croyait au terme de sa carrière, à
son triomphe définitif. Elle avait enfin complètement
vaincu le paganisme. Le dernier empereur qui ait pris la qualité
de souverain pontife, dignité païenne, c'est l'empereur
Gratien, mort à la fin du quatrième siècle. Gratien
était encore appelé souverain pontife, comme Auguste et
Tibère. L'Église se croyait également au bout de
sa lutte contre les hérétiques, contre les Ariens surtout,
la principale des hérésies du temps. L'empereur Théodose
instituait contre eux, à la fin du quatrième siècle,
une législation complète et rigoureuse. L'Église
était donc en possession du gouvernement et de la victoire
[27] sur ses deux plus grands ennemis. C'est à ce moment
qu'elle vit l'empire romain lui manquer, et se trouva en présence
d'autres païens, d'autres hérétiques, en présence
des Barbares, des Goths, des Vandales, des Bourguignons, des Francs.
La chûte était immense. Vous concevez sans peine qu'un
vif attachement pour l'empire dut se conserver dans le sein de l'Église.
Aussi la voit-on adhérer fortement à ce qui en reste,
au régime municipal et au pouvoir absolu. Et quand elle a réussi
à convertir les Barbares, elle essaye de ressusciter l'empire;
elle s'adresse aux rois barbares, elle les conjure de se faire empereurs
romains, de prendre tous les droits des empereurs romains, d'entrer
avec l'Église dans les mêmes relations où elle était
avec l'empire romain. C'est là le travail des évêques
du cinquième et du sixième siècles. C'est l'état
général de l'Église.
La tentative ne pouvait réussir; il n'y avait pas moyen de refaire
la société romaine avec des Barbares. Comme le monde civil,
l'Église elle-même tomba dans la barbarie. C'est son second
état. Quand on compare les écrits des chroniqueurs ecclésiastiques
du huitième siècle, avec ceux des siècles précédens,
la différence est immense. Tout débris de civilisation
romaine a disparu, même le langage; on se sent enfoncer, pour
ainsi dire, dans la barbarie. [28] D'une part, des Barbares entrent
dans le clergé, deviennent prêtres, évêques;
de l'autre, des évêques adoptent la vie barbare, et, sans
quitter leur évéché, se font chefs de bandes, et
errent dans le pays, pillant, guerroyant comme les compagnons de Clovis.
Vous voyez dans Grégoire De Tours plusieurs évêques,
entre autres Salone et Sagittaire, qui passent ainsi leur vie.
Deux faits importans se sont développés au sein de cette
église barbare. Le premier, c'est la séparation du pouvoir
spirituel et du pouvoir temporel. C'est à cette époque
que ce principe a pris son développement. Rien de plus naturel.
L'Église n'ayant pas réussi à ressusciter le pouvoir
absolu de l'Empire romain, pour le partager, il a bien fallu qu'elle
cherchât son salut dans l'indépendance. Il a fallu qu'elle
se défendît par elle-même partout, car elle était
à chaque instant menacée. Chaque évêque,
chaque prêtre, voyait ses voisins barbares intervenir sans cesse
dans les affaires de l'Église pour envahir ses richesses, ses
domaines, son pouvoir; il n'avait d'autre moyen de se défendre
que de dire: «L'ordre spirituel est complétement séparé
de l'ordre temporel; vous n'avez pas le droit de vous en mêler.»
Ce principe est devenu, sur tous les points, l'arme défensive
de l'Église contre la barbarie.
[29] Un second fait important appartient à la même
époque: c'est le développement de l'ordre monastique en
Occident. Ce fut, comme on sait, au commencement du sixième siècle
que saint Benoît donna sa règle aux moines d'Occident,
encore peu nombreux, et qui se sont dès-lors prodigieusement
étendus. Les moines, à cette époque, n'étaient
pas encore membres du clergé; on les regardait encore comme des
laïques. On allait bien chercher parmi eux des prêtres, des
évêques même; mais c'est seulement à la fin
du cinquième siècle et au commencement du sixième
que les moines en général ont été considérés
comme faisant partie du clergé proprement dit. On a vu alors
des prêtres et des évêques se faire moines, croyant
faire un nouveau progrès dans la vie religieuse. Aussi l'ordre
monastique prit-il tout-à-coup en Europe un extrême développement.
Les moines frappaient davantage l'imagination des Barbares que le clergé
séculier; leur nombre imposait, ainsi que la singularité
de leur vie. Le clergé séculier, l'évêque,
le simple prêtre étaient un peu usés pour l'imagination
des Barbares accoutumés à les voir, à les maltraiter,
à les piller. C'était une plus grande affaire de s'attaquer
à un monastère, à tant de saints hommes réunis
dans un saint lieu. Les monastères ont été, pendant
l'époque barbare, un lieu d'asile pour [30] l'Église,
comme l'Église était un lieu d'asile pour les laïques.
Les hommes pieux s'y sont réfugiés, comme, en Orient,
ils s'étaient réfugiés dans la Thébaïde,
pour échapper à la vie mondaine et à la corruption
de Constantinople.
Tels sont, dans l'histoire de l'Église, les deux grands faits
qui appartiennent à l'époque barbare: d'une part, le développement
du principe de la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir
temporel, de l'autre, le développement du système monastique
dans l'Occident.
Vers la fin de l'époque barbare, il y eut une nouvelle tentative
de ressusciter l'Empire romain, c'est la tentative de Charlemagne. L'Église
et le souverain civil contractèrent de nouveau une étroite
alliance. Ce fut une époque de grande docilité, et aussi
de grand progrès pour la papauté. La tentative échoua
encore une fois; l'Empire de Charlemagne tomba; mais les avantages que
l'Église avait retirés de son alliance lui restèrent.
La papauté se vit définitivement à la tête
de la chrétienté.
A la mort de Charlemagne, le chaos recommence; l'Église y retombe
comme la société civile: elle en sort de même en
entrant dans les cadres de la féodalité. C'est son troisième
état. Il arriva, par la dissolution de l'Empire de Charlemagne,
dans l'ordre ecclésiastique, à peu près la [31]
même chose que dans l'ordre civil: toute unité disparut,
tout devint local, partiel, individuel. On voit commencer alors, dans
la situation du clergé, une lutte qu'on n'a guère rencontrée
jusqu'à cette époque: c'est la lutte des sentimens et
de l'intérêt du possesseur de fief avec les sentimens et
l'intérêt du prêtre. Les chefs de l'Église
sont placés entre ces deux situations: l'une tend à prévaloir
sur l'autre; l'esprit ecclésiastique n'est plus si puissant,
si universel; l'intérêt individuel tient plus de place;
le gout de l'indépendance, les habitudes de la vie féodale
relâchent les liens de la hiérarchie ecclésiastique.
Il se fait alors dans le sein de l'Église une tentative pour
prévenir les effets de ce relâchement. On essaie sur divers
points, par un système de fédération, par les assemblées
et les délibérations communes, d'organiser des églises
nationales. C'est à cette époque, c'est sous le régime
féodal qu'on rencontre la plus grande quantité de conciles,
de convocations, d'assemblées ecclésiastiques, provinciales,
nationales. C'est en France surtout que cet essai d'unité paraît
suivi avec le plus d'ardeur. L'archevêque Hincmar de Reims, peut
être considéré comme le représentant de cette
idée; il a constamment travaillé à organiser l'Église
française; il a cherché, employé tous les moyens
de correspondance et d'union qui pouvaient ramener dans [32]
l'Église féodale un peu d'unité. On voit Hincmar
maintenir, d'un côté, l'indépendance de l'Église
à l' égard du pouvoir temporel, de l'autre, son indépendance
à l'égard de la papauté; c'est lui qui, sachant
que le pape veut venir en France, et menace d'excommunier des évêques,
dit: Si excommunicaturus venerit, excommunicatus abibit.
Mais la tentative d'organiser ainsi l'Église féodale ne
réussit pas mieux que n'avait réussi la réorganisation
de l'Église impériale. Il n'y eut pas moyen de rétablir
quelque unité dans cette Église. La dissolution allait
toujours augmentant. Chaque évêque, chaque prélat,
chaque abbé, s'isolait de plus en plus dans son diocèse,
ou dans son monastère. Le désordre croissait par la même
cause. C'est le temps des plus grands abus de la simonie, de la disposition
tout-à-fait arbitraire des bénéfices ecclésiastiques,
du plus grand désordre de moeurs parmi les prêtres.
Ce désordre choquait extrêmement et le peuple et la meilleure
portion du clergé. Aussi voit-on de bonne heure poindre un esprit
de réforme dans l'Église, un besoin de chercher quelque
autorité qui rallie tous ces élémens, et leur impose
la règle. Claude, évêque de Turin, Agobard, archevêque
de Lyon, font dans leurs diocèses quelques essais de ce genre;
mais ils n'étaient pas [33] en état d'accomplir
une telle oeuvre; il n'y avait dans le sein de l'Église qu'une
seule force qui pût y réussir: c'était la cour de
Rome, la papauté. Aussi ne tarda-t-elle pas à prévaloir.
L'Église passa, dans le courant du onzième siècle,
à son quatrième état, à l'état d'Église
théocratique et monastique. Le créateur de cette nouvelle
forme de l'Église, autant qu'il appartient à un homme
de créer, c'est Grégoire VII.
Nous sommes accoutumés, Messieurs, à nous représenter
Grégoire VII comme un homme qui a voulu rendre toutes choses
immobiles, comme un adversaire du développement intellectuel,
du progrès social, comme un homme qui prétendait retenir
le monde dans un système stationnaire ou rétrograde. Rien
n'est moins vrai, Messieurs; Grégoire VII était un réformateur
par la voie du despotisme, comme Charlemagne et Pierre-Le-Grand. Il
a été à peu près, dans l'ordre ecclésiastique,
ce que Charlemagne, en France, et Pierre-Le-Grand, en Russie, ont été
dans l'ordre civil. Il a voulu réformer l'Église, et par
l'Église la société civile, y introduire plus de
moralité, plus de justice, plus de règle; il a voulu le
faire par le Saint-Siège et à son profit.
En même temps qu'il tentait de soumettre le monde civil à
l'Église, et l'Église à la papauté, [34]
dans un but de réforme, de progrès, non dans un but stationnaire
et rétrograde, une tentative de même nature, un mouvement
pareil se produisait dans le sein des monastères. Le besoin de
l'ordre, de la discipline, de la rigidité morale y éclatait
avec ardeur. C'est le temps où Robert de Molême introduisait
une règle sévère à Cîteaux ; le temps
de saint Norbert et de la réforme des chanoines; le temps de
la réforme de Cluny, enfin de la grande réforme de saint
Bernard. Une fermentation générale règne dans les
monastères; les vieux moines se défendent, trouvent cela
très-mauvais, disent qu'on attente à leur liberté,
qu'il faut s'accommoder aux moeurs du temps, qu'il est impossible de
revenir à la primitive Église, et traitent tous ces réformateurs
d'insensés, de rêveurs, de tyrans. Ouvrez l'histoire de
Normandie, d'Orderic Vital, vous y rencontrerez sans cesse ces plaintes.
Tout semblait donc tourner au profit de l'Église, de son unité,
de son pouvoir. Mais pendant que la papauté cherchait à
s'emparer du gouvernement du monde, pendant que les monastères
se réformaient sous le point de vue moral, quelques hommes puissans,
bien qu'isolés, réclamaient pour la raison humaine le
droit d'être quelque chose dans l'homme, le droit [35]
d'intervenir dans ses opinions. La plupart d'entr'eux n'attaquaient
pas les opinions reçues, les croyances religieuses; ils disaient
seulement que la raison avait le droit de les prouver, qu'il ne suffisait
pas qu'elles fussent affirmées par l' autorité. Jean Erigène,
Roscelin, Abailard, voilà par quels interprètes la raison
individuelle a recommencé à réclamer son héritage;
voilà les premiers auteurs du mouvement de liberté qui
s'est associé au mouvement de réforme d'Hildebrand et
de saint Bernard. Quand on cherche le caractère dominant de ce
mouvement, on voit que ce n'était pas un changement d'opinion,
une révolte contre le système des croyances publiques;
c'était simplement le droit de raisonner revendiqué pour
la raison. Les élèves d'Abailard lui demandaient, nous
dit-il lui-même dans son Introduction à la Théologie
«des argumens philosophiques et propres à satisfaire
la raison, le suppliant de les instruire, non à répéter
ce qu'il leur apprenait, mais à le comprendre; car nul ne saurait
croire sans avoir compris, et il est ridicule d'aller prêcher
aux autres des choses que ne peuvent entendre ni celui qui professe,
ni ceux qu'il enseigne...Quel peut être le but de l'étude
de la philosophie, sinon de conduire à celle de Dieu, auquel
tout doit se rapporter? [36] Dans quelle vue permet-on aux fidèles
la lecture des écrits traitant des choses du siècle, et
celle des livres des Gentils, sinon pour les former à l'intelligence
des vérités de la Sainte-Écriture, et à
l'habileté necessaire pour les défendre?... C'est dans
ce but surtout qu'il faut s'aider de toutes les forces de la raison,
afin d'empècher que, sur des questions aussi difficiles et aussi
compliquées que celles qui font l'objet de la foi chrétienne,
les subtilités de ses annemis ne parviennent trop aisément
à altérer la pureté de notre foi.»
L'importance de ce premier essai de liberté, de cette renaissance
de l'esprit d'examen, fut bientôt sentie. Occupée de se
réformer elle-même, l'Église n'en prit pas moins
l'alarme; elle déclara sur-le-champ la guerre à ces réformateurs
nouveaux, dont les méthodes la menaçaient bien plus que
leurs doctrines. C'est là le grand fait qui éclate à
la fin du onzième et au commencement du douzième siècle,
au moment où l'Église se présente à l'état
théocratique et monastique. Pour la première fois, à
cette époque, une lutte sérieuse s'est engagée
entre le clergé et les libres penseurs. Les querelles d'Abailard
et de saint Bernard, les conciles de Soissons et de Sens, où
Abailard fut condamné, ne sont pas autre chose que [37]
l'expression de ce fait, qui a tenu dans l'histoire de la civilisation
moderne une si grande place. C'est la principale circonstance de l'état
de l'Église au douzième siècle, au point où
nous la laisserons aujourd'hui.
Au même moment, Messieurs, se produisait un mouvement d'une autre
nature, le mouvement d'affranchissement des communes. Singulière
inconséquence des moeurs ignorantes et grossières! Si
on eût dit à ces bourgeois qui conquéraient avec
passion leur liberté, qu'il y avait des hommes qui réclamaient
le droit de la raison humaine, le droit d'examen, des hommes que l'Église
traitait d'hérétiques, ils les auraient lapidés
ou brûlés à l'instant. Plus d'une fois Abailard
et ses amis coururent ce péril. D'un autre côté,
ces mêmes écrivains, qui réclamaient le droit de
la raison humaine, parlaient des efforts d'affranchissement des communes
comme d'un désordre abominable, du renversement de la société.
Entre le mouvement philosophique et le mouvement communal, entre l'affranchissement
politique et l'affranchissement rationnel, la guerre semblait déclarée.
Il a fallu des siècles pour réconcilier ces deux grandes
puissances, pour leur faire comprendre la communauté de leurs
intérêts. Au douzième siècle, [38]
elles n'avaient rien de commun. En traitant, dans notre prochaine réunion,
de l'affranchissement des communes, nous en serons bientôt convaincus.