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Edward Gibbon

Essai sur l'étude de la littérature

Par. XLIX-Conclusion

Note editoriali

Editorial note | Sheffield's Introduction | M. Maty, Avis au Lecteur - À l'Auteur
Paragraphs I-XIV)
| Paragraphs XV-XLVIII) | Paragraphs XLIX-LXXXIII and Conclusion)
From the Autobiography of Edward Gibbon


XLIX. [Règles pour choisir les faits] Parmi la multitude des faits, il y en a, et c'est le grand nombre, qui ne prouvent rien au delà de leur propre existence. Il y en a encore qui peuvent bien être cités dans une conclusion partielle, d'où le philosophe peut juger des motifs d'une action, et d'un trait dans un caractère: ils éclaircissent un chainon. Ceux qui dominent dans le systême général, qui y sont liés intimément, et qui en ont fait mouvoir les ressorts, sont fort rares; et il est plus rare encore de trouver des esprits qui sachent les entrevoir dans le vaste cahos des événemens, et les en tirer purs et sans mélange.
A ceux qui ont plus de jugement que d'érudition, il paroîtra peu nécessaire d'avertir qu'on doit toujours proportionner les causes aux effets, ne pas bâtir sur l'action d'un homme le caractère d'un siècle, ne pas chercher dans un effort unique, forcé [64] et ruineux, la mesure des forces et des richesses d'un état, et se souvenir que ce n'est qu'en rassemblant qu'on peut juger, qu'un fait éclatant éblouit comme un éclair, mais qu'il instruit peu, si l'on ne le compare avec d'autres de la même espèce. Le peuple Romain fit voir en élissant Caton, qu'il aimoit mieux être corrigé que flatté (90), dans ce même siècle où il condamna la même sévérité dans la personne de Livius Salinator (91).

L. Déférez plutôt aux faits qui viennent d'eux-mêmes vous former un systême, qu'à ceux que vous découvrez après avoir conçu ce systême. Préférez souvent les petits traits aux faits brillans. Il en est d'un siècle ou d'une nation comme d'un homme. Alexandre se dévoile mieux dans la tente de Darius (92) que dans les champs de Guagmela. Je reconnois tout autant la férocité des Romains à les voir condamner un malheureux dans l'amphithéâtre, qu'à les considérer qui étranglent un roi captif au pied du Capitole. Il n'y a point d'apparat dans les bagatelles. On se déshabille lors qu'on espère n'être pas vu; mais le curieux cherche à pénétrer dans les retraites les plus secrettes. Pour décider si la vertu triomphoit chez un peuple dans un certain siècle, j'observe plutôt ses actions que ses discours. Pour le condamner comme vicieux, je fais plus attention à ses discours qu'à ses actions. On loue la vertu sans la connoître, on la connoît sans la sentir, on la sent sans la pratiquer; mais il [65] en est bien différemment du vice. On s'y porte par passion; on le justifie par raffinement. D'ailleurs, il y a toujours et partout de grands criminels; mais si la corruption n'est pas générale, ceux-ci même respectent leur siècle. Si le siècle est vicieux, (et ils sont habiles à le discerner,) ils le méprisent, ils se montrent à découvert, ils bravent ses jugemens, ou ils espèrent de se les rendre favorables. Ils ne se trompent guère. Celui qui dans le siècle de Caton eût détesté le vice, se contente d'aimer la vertu dans celui de Tibère.

LI. [Le siècle de Tibère le plus vicieux de tous] J'ai choisi ce siècle avec réflexion. Le vice parvint alors à son comble. La cour de Tibère me l'apprend, mais un petit fait conservé par Suétone et par Tacite, m'en assure encore mieux; le voici: la vertu des Romains punissoit de mort l'incontinence chez leurs femmes (93). Leur politique permettoit la débauche chez les courtisannes (94) et [66] pour régler le désordre même, on les forma en corps. Sous Tibère un grand nombre dse femmes de condition ne rougirent point de se présenter publiquement devant leurs édiles, de se faire inscrire dans le rôle des courtisannes, et de briser par leur propre infamie, la barrière que les loix opposoient à leur prostitution (95).

LII. [Parallèle de Tacite et de Tite-Live] Choisir les faits qui doivent être les principes de nos raisonnemens, on sent combien la tâche est difficile. La négligence ou le mauvais goût d'un historien peuvent nous faire perdre à jamais un trait unique, pour nous étourdir du bruit d'un combat. Si les philosophes ne sont pas toujours historiens, il seroit du moins à souhaiter que les historiens fussent philosophes.
Je ne connois que Tacite qui ait rempli mon idée de cet historien philosophe. L'intéressant Tite-Live lui-même ne sauroit en ce sens lui être comparé. L'un et l'autre ont bien su s'élever au-dessus de ces compilateurs grossiers que [sic] ne voyent dans les faits que des faits: mais l'un a écrit l'histoire en rhéteur, et l'autre en philosophe. Ce n'est pas que Tacite ait ignoré le langage des passions, ou Tite-Live celui de la raison: mais l'un, plus attaché [67] à plaire qu'à instruire, vous conduit pas-à-pas à la suite de ses héros et vous fait éprouver tour-à-tour, l'horreur, l'admiration et la pitié. Tacite ne se sert de l'empire que l'éloquence a sur le cœur, que pour lier à vos yeux la chaine des événemens, et remplir votre ame des plus sages leçons. Je gravis sur les Alpes avec Annibal; mais j'assiste au conseil de Tibère. Tite-Live me peint l'abus du pouvoir, une sévérité que la nature approuve en frémissant, la vengeance et l'amour qui s'unissent à la liberté, la tyrannie qui tombe sous leurs coups (96): mais les lois des décemvirs, leur caractère, leurs défauts, leurs rapports enfin avec le génie du peuple Romain, avec le parti des décemvirs, avec leurs desseins ambitieux, il les oublie totalement. Je ne vois point chez lui comment ces loix faites pour une république bornée, pauvre, à demi-sauvage, la bouleversèrent, lorsque la force de son institution l'eut portée au faîte de la grandeur. Je l'aurois trouvé dans Tacite. J'en juge, non-seulement par la trempe connue de son génie, mais encore par ce tableau énergique et varié qu'il offre des loix, ces enfans de la corruption, de la liberté, de l'équité et de la faction (97).

LIII. [Remarque sur une idée de M. D'Alembert.] Ne suivons point le conseil de cet écrivain qui unit, comme Fontenelle, le savoir et le goût. Je m'oppose, sans crainte du nom flétrissant d'érudit, à la sentence, par laquelle ce juge éclairé, mais sévère, ordonne qu'à la fin d'un siècle on rassemble tous les faits, qu'on en choisisse quelques-uns [68] et qu'on livre le reste aux flammes (98). Conservons-les tous précieusement. Un Montesquieu démêlera dans les plus chétifs, des rapports inconnus au vulgaire. Imitons les botanistes. Toutes les plantes ne sont pas utiles dans la médicine, cependant ils ne cessent d'en découvrir de nouvelles. Ils espèrent que le génie et les travaux heureux y verrons des propriétés jusqu'à présent cachées.

LIV. [On a fait les hommes trop systématiques ou trop capricieux] L'incertitude est pour nous un état forcé. L'esprit borné ne sauroit se fixer dans cet équilibre dont se piquoit l'école de Pyrrhon. Le génie brillant se laisse éblouir par ses propres conjectures. Il sacrifie la liberté aux hypothèses. De cette disposition naissent les systêmes. On a vu du dessein dans les actions d'un grand homme; on a apperçu un ton dominant dans son caractère, et des spéculatifs de cabinet ont aussitôt voulu faire de tous les hommes, des êtres aussi systématiques dans la pratique que dans la spéculation. Ils ont trouvé de l'art dans leurs passions, de la politique dans leus foiblesses, de la dissimulation dans leur inconstance: en un mot, à force de vouloir faire honneur à l'esprit humain, ils en ont souvent fait bien peu au cœur.
Justement choqués de leur raffinement, et fâchés de voir étendre à tous les hommes, des prétensions qu'on eût dû borner à un Philippe ou à un César, des esprits plus naturels se sont jettés dans l'autre extrême. Ils ont banni l'art du monde moral, pour y substituer le hasard. Selon eux les foibles mortels n'agissent que par caprice. La fureur d'un [69] écervelé établit un empire: la foiblesse d'une femme le détruit.

LV. [Causes générales, mais déterminées] L'étude des causes déterminées, mais générales, doit plaire aux uns et aux autres. Ceux-ci y voyent avec plaisir l'homme humilié, les motifs de ses actions inconnus à lui-même, lui-même le jouet des causes étrangères, et de la liberté de chacun, l'origine d'une nécessité générale. Ceux- là y retrouvent l'enchainement qu'ils aiment, et les spéculations dont leur esprit se nourrit.
Qu'une vaste carrière s'ouvre à mes réflexions ! La théorie de ces causes générales seroit entre les mains d'un Montesquieu, une histoire philosophique de l'homme. Il nous les feroit voir réglant la grandeur et la chute des empires, empruntant successivement les traits de la fortune, de la prudence, du courage, et de la foiblesse, agissant sans le concours des causes particulières, et quelquefois même triomphant d'elles. Supérieur à l'amour de ses propres systêmes, dernière passion du sage, il auroit su reconnoître que, malgré l'étendue de ces causes, leur effet ne laisse pas d'être borné, et qu'il se montre principalement dans ces événemens généraux, dont l'influence lente mais sûre change la face de la terre, sans qu'on puisse s'appercevoir de l'époque de ce changement, et surtout dans les mœurs, les religions, et tout ce qui est soumis au joug de l'opinion. Voilà une partie des leçons que ce philosophe eût tirées de ce sujet. Pour moi, j'y trouve simplement une occasion de m'essayer à penser. Je vais indiquer quelques faits intéressants, et tâcherai ensuite d'en rendre raison.

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LVI. [Systême de paganisme]Nous connoissons le paganisme, ce systême riant, mais absurde, qui peuple l'univers d'êtres fantasques, dont la puissance supérieure ne les rend que plus injustes et plus insensés que nous-mêmes. Quelle fut la nature et l'origine de ces dieux? Furent-ils des princes, des fondateurs de sociétés, des grands hommes inventeurs des arts? Une reconnoissance ingénieuse, une admiration aveugle, une adulation intéressée, plaça-t-elle dans le ciel, ceux qui pendant leur vie avoient été nommés les bienfaiteurs de la terre? Ou bien faut-il reconnoître dans ces divinités, autant de parties de l'univers auxquelles l'ignorance des premiers hommes avoit accordé la vie et la pensée? Cette question est digne de notre attention; elle est curieuse, mais elle est difficile.

LVII. [Difficultés de connoître une religion.] Nous ne connoissons guères le systême du Paganisme que par les poëtes (99) et par les pères de l'église, les uns et les autres très adonnés aux fictions (100). Les ennemis d'une religion ne la connoissent jamais, parcequ'ils la haïssent, et souvent la haïssent parcequ'ils ne la connoissent pas. Ils adoptent contr'elle, avec empressement, les calomnies les plus atroces. Ils imputent à leurs adversaires des dogmes qu'ils détestent, et des conséquences auxquelles ils n'ont jamais songé. Les [71] sectateurs d'une religion, de l'autre côté, remplis de cette foi qui se fait un crime de douter, sacrifient pour sa défense, leur raison et même leur vertu. Forger des prophéties, ou des miracles, pallier ce qu'ils ne peuvent défendre, allégoriser ce qu'ils ne peuvent pallier, et nier hardiment ce qu'ils ne peuvent allégoriser, sont des moyens que jamais dévot n'a rougi d'employer. Rappellons-nous les Chrétiens et les Juifs. Interrogez leurs ennemis sur leur compte; c'étoient des magiciens et des idolâtres (101), eux, dont le culte étoit aussi épuré que leurs mœurs étoient sévères. Jamais Musulman n'a hésité sur l'unité de Dieu (102). Cependant combien de fois nos bons ayeux ne les ont-ils pas accusés d'adorer les astres (103)? Dans le sein même de ces religions, il s'est élevé cent sectes différentes, qui, s'accusant les unes les autres d'avoir corrompu leurs dogmes communs, ont inspiré la fureur aux peuples et la modération aux sages. Cependant ces peuples étoient civilisés, et des livres reconnus pour être émanés de la divinité fixoient les principes de leur croyance. Mais où trouver ces principes, dans un amas confus de fables, qu'une tradition isolée, contradictoire, altérée, dictoit à quelques tribus de sauvages dans la Grèce? [72]

LVIII. [Le raisonnement nous aidera peu.] Le raisonnement nous est ici d'un foible secours. Il est absurde de consacrer des temples à ceux dont on voit les sépulcres. Qu'y a-t-il de trop absurde pour les hommes? Ne connoît-on pas des nations très éclairées, qui en appellent au témoignage des sens pour les preuves d'une religion, dont un dogme principal contredit ce témoignage?
[Pensée sur le culte réciproque des sectes Payennes.] Cependant si les dieux du paganisme avoient été des hommes, le culte réciproque (104) que leurs adorateurs leur rendoient, eût été bien peu raisonnable, et une tolérance peu raisonnable n'est pas l'erreur du peuple.

LIX. [Crésus envoye à Delphes. Alexandre consulte l'oracle de Jupiter Ammon] Crésus fait consulter l'oracle de Delphes (105), Alexandre traverse les sables brûlans de la Lybie pour demander à Jupiter Ammon s'il est son fils (106). Mais ce Jupiter Grec, ce roi de Crète, devenu le maître de la foudre, n'en eût-il pas écrasé cet Ammon, ce Lybien, ce nouveau Salmonée, qui tentoit de la lui arracher? Deux rivaux se disputent l'empire de l'univers, peut-on à la fois les reconnoître tous deux? Mais si l'un et l'autre ne furent que l'éther, le ciel, la même divinité, le Grec et l'Africain l'auront désigné par les symboles qui convenoient à leurs mœurs, et par les noms que leurs langues leur fournissoient pour exprimer ses attributs. Mais loin de nous les raisonnemens, ce sont les faits qu'il faut interroger. Ecoutons leur réponse.

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LX. [La religion Grecque étoit d'origine Egyptienne.] Malheureux habitans des forêts, ces Grecs si orgueilleux tenoient tout des étrangers. Les Phéniciens leur apprirent l'usage des lettres, les arts, les loix, tout ce qui élève l'homme au dessus des animaux, ils le durent aux Egyptiens. Ces derniers leur apportèrent leur religion, et les Grecs, en l'adoptant, payèrent le tribut que l'ignorance doit au savoir. Le préjugé ne fit qu'une résistance de bienséance, et se rendit sans difficulté, après avoir entendu l'oracle de Dodone, qui décida pour le nouveau culte (107). Tel est le récit d'Hérodote, qui connoissoit la Grèce et l'Egypte, et dont le siècle placé entre la grossièreté de l'ignorance et les raffinemens de la philosophie rend le témoignage décisif.

LXI. [La religion Egyptienne allégorique] Je vois déjà disparoître une bonne partie des légendes Grecques, l'Apollon né dans l'île de Délos, le Jupiter enseveli dans la Crète. Si ces dieux habitèrent autrefois la terre, l'Egypte et non la Grèce fut leur patrie. Mais si les prêtres de Memphis surent aussi bien leur religion que l'Abbé Banier (108), jamais l'Egypte ne donna naissance à leurs dieux. A travers leur métaphysique ténébreuse, la raison luisit assez pour leur faire sentir que jamais homme ne peut devenir Dieu, ni jamais Dieu être transformé en simple homme (109). Mystérieux dans leurs dogmes et dans leur culte, ces interprètes du ciel et de la sagesse, déguisèrent, par [74] un langage pompeux, les vérités de la nature, qu'un peuple grossier eût méprisées dans leur majestueuse simplicité. Les Grecs méconnurent cette religion à bien des égards. Ils l'altérèrent par des mélanges étrangers, mais le fonds demeura, et ce fonds Egyptien fut par conséquent allégorique (110).

LXII. [Le culte héroïque] Le culte héroïque, si bien distingué de celui des dieux dans les premiers siècles de la Grèce, nous montre que les dieux n'étoient pas des héros (111). Les anciens croyoient que les grands hommes, admis après leur mort aux festins des dieux, jouissoient de leur félicité, sans parteciper à leur puissance. Ils s'assembloient autour des tombeaux de leurs bienfaiteurs; leurs chants de louanges (112) célébroient leur mémoire, et faisoient naître une émulation salutaire de leurs vertus. [75] Leurs ombres évoquées des enfers goûtoient avec plaisir les offrandes de la dévotion (113). Il est vrai que cette dévotion devint insensiblement une culte religieux, mais ce ne fut que très tard, et lorsqu'on identifia ces héros avec des divinités anciennes, dont ils portoient le nom, ou rappelloient le caractère. Dans le siècle d'Homère, on les distinguoit encore. Hercule n'est point un de ses dieux. Il ne reconnoît Esculape que pour un médecin distingué (114), et Castor et Pollux sont pour lui des guerriers morts et enterrés à Sparte (115).

LXIII. [Systême d'Ephémère ] La superstition avoit cependant franchi ces limites, les héros étoient devenus des dieux, et le culte qn'on rendoit aux dieux les avoit tirés du rang des hommes, lorsqu'un philosophe hardi entreprit de prouver qu'ils l'avoient été. Ephémère le Messénien avança ce paradoxe (116). Mais loin d'en appeller aux monumens authentiques de la Grèce et de l'Egypte, qui auroient dû conserver la mémoire de ces hommes célèbres, il va se perdre dans l'océan. Une Utopie méprisée de tous les anciens, une île de Panchaïe, riche, fertile, superstitieuse, et connue à lui seul, lui offre dans un [76] temple magnifique de Jupiter une colonne d'or, où Mercure avoit gravé les exploits et l'apothéose des héros de sa race (117). Ces fables étoient trop grossières pour les Grecs eux-mêmes. Elles ne valurent à leur auteur que le mépris général avec le nom d'Athée (118) (119).

LXIV. [. . .] Enhardis peut-être par son exemple, les Crétois se vantèrent de posséder le tombeau de Jupiter, qui étoit mort dans leur île, après y avoir long tems régné (120). Callimaque se montre indigné de cette fiction, et son scholiaste nous en dévoile l'origine (121). On avoit écrit sur un tombeau, Tombeau [77] de Minos fils de Jupiter. Le tems ou le dessein fit disparoître les mots de fils et de Minos; on lut Tombeau de Jupiter (122). Cependant le systême d'Ephémère s'accréditoit lentement malgré ses preuves. Diodore di Sicile parcourut la terre, pour rassembler dans les traditions des divers peuples de quoi l'appuyer (123). Mais les Stoïciens, dans leur mélange bizarre du Théisme le plus pur, du Spinosisme et de l'idolâtrie populaire, rapportoient ce paganisme, dont ils étoient les zélateurs, au culte de la nature brisée en autant de dieux qu'elle a de faces différentes. Cicéron, cet académicien, pour qui tout étoit objection et rien n'étoit preuve, ose à peine leur opposer le systême d'Ephémère (124).

LXV. [Ne prévalut qur sous l'empire Romain] Ce ne fut que sous l'empire Romain, que les idées du Messénien prirent le dessus. Dans le tems qu'un monde esclave décernoit le titre de dieux à des monstres indignes de celui d'hommes, c'étoit faire sa cour que de confondre Jupiter et Domitien. Bienfaiteurs de la terre, ainsi les appelloit l'adulation, leur droit à la divinité étoit le même; leur nature et leur puissance étoient égales. Par politique ou par méprise, Pline lui-même ne se garantit pas de cette erreur (125). En vain Plutarque [78] essaya-t-il de revendiquer la foi de ses ayeux (126). Ephémère régna, par tout; et les pères de l'Eglise, se servant de leurs avantages, attaquèrent le paganisme du côté le plus foible. Pourroit-on les blâmer? Si les dieux prétendus ne furent pas en effet des hommes déifiés, ils l'étoient devenus, du moins dans l'opinion de leurs adorateurs; et les pères n'en vouloient qu'à leurs opinions.

LXVI [Enchainement des erreurs] Allons plus loin; tâchons de suivre l'enchainement non des faits, mais des idées, de sonder le cœur humain, et de démêler ce fil d'erreur, qui du sentiment vrai, simple, et universel qu'il y a une puissance au dessus de l'homme, le conduisit par dégrés à se faire des dieux, auxquels il eût rougi de ressembler.
[Sentimens confus du sauvage] Le sentiment n'est qu'un retour sur nous- mêmes. Les idées se rapportent aux objets hors de nous. Leur nombre, en occupant l'esprit, affoiblit le sentiment. C'est donc parmi les sauvages, dont les idées sont bornées aux besoins, et les besoins simplement ceux de la nature, que le sentiment doit être le plus vif, quoiqu'en même tems le plus confus. Le sauvage ressent à tout moment des agitations, qu'il ne peut ni expliquer ni reprimer. Ignorant et foible, il craint tout, parcequ'il ne peut se défendre de rien. Il admire tout, parcequ'il ne connoît rien. Le mépris bien fondé de lui-même, car la vanité est un ouvrage de la société, lui fait sentir l'existence d'une puissance supérieure. C'est cette puissance, dont il ignore les attributs, qu'il [79] invoque, et dont il demande des graces, sans savoir à quel titre il en peut espérer. Ce sentiment peu distinct produisit les dieux bons des premiers Grecs, et les divinités de la plûpart des sauvages, et les uns et les autres n'en surent régler ni le nombre, ni le caractère, ni le culte.

LXVII. [Il adore tout ce qu'il voit] Bientôt le sentiment devint idée. Le sauvage rendit son homage à tout ce qui l'entouroit. Tout devoit lui paroître plus excellent que lui-même. Ce chêne majestueux, qui le couvroit de son feuillages épais, avoit ombragé ses ayeux, depuis l'origine de sa race. Il élevoit sa tête jusqu'aux nues; le fier Aquilon se perdoit à travers ses branches. Auprès de cet arbre altier qu'étoit sa durée, sa taille, sa force? La reconnoissance se joignit à l'admiration. Cet arbre qui lui prodiguoit ses glands, cette onde claire où il se désalteroit, étoient des bienfaiteurs qui rendoient sa vie heureuse; sans eux il ne pouvoit subsister, mais quel besoin avoient-ils de lui? En effet sans les lumières qui nous apprennent combien la raison seule est supérieure à toutes ces parties nécessaires d'un systême intelligent, chacune d'elles est au-dessus de l'homme. Mais privé de ces lumières, le sauvage leur accorda à chacune la vie et la puissance. Il se prosterna devant son ouvrage.

LXVIII. [Ses idées sont uniques] Les idées du sauvage sont uniques, parcequ'elles sont simples. Remarquer les qualités différentes des objets, observer celles qui leur sont communes, et de cette ressemblance former une idée abstraite, qui représente le genre, sans être l'image d'aucun objet particulier; sont les [80] ouvrages de l'esprit, qui agit, qui se replie sur lui-même, et qui déjà surchargé d'idées, cherche à se soulager par la méthode. Dans le premier état, l'ame passive et ignorant ses forces, ne sait que recevoir les impressions étrangères: ces impressions ne lui rendent les objets qu'isolés, et comme ils sont en eux-mêmes! Le sauvage rencontroit ses dieux par tout, chaque forêt, chaque prairie en fourmilloit.

LXIX. [Il combine ses idées et multiplie ses dieux] L'expérience développa ses idées; car les nations, comme les hommes, doivent tout à l'expérience. Son esprit familiarisé avec un grand nombre d'objets étrangers s'apperçut de leur nature commune, et cette nature devint pour lui une nouvelle divinité supérieure à tous ces dieux particuliers. Mais chaque chose qui existe a son existence déterminée à un tems ou à un lieu; et c'est ce qui la distingue de toute autre chose. L'homme a dû se conduire différemment à l'égard de ces deux manières d'exister, l'une sensible et devant ses yeux, l'autre passagère, métaphysique, et qui n'est peut-être que la succession des idées. La nature commune, différentiée uniquement par le tems, a dû faire disparoître les natures particulières, pendant que celles qui sont distinguées par les lieux ont pu subsister comme parties de la nature commune. Le dieu des rivières n'a point attenté sur les droits du Tibre ou du Clitumne (127), mais le vent du Sud qui souffloit hier, et celui que nous ressentons aujourd'hui, [81] ne sont l'un et l'autre que ce tyran furieux, qui soulève les flots de la mer Adriatique (128).

LXX. [Suite de ses combinaisons] Plus on s'exerce à penser, plus on fait de combinaisons. Deux genres sont différens à quelques égards, ils se ressemblent à d'autres: ils sont destinés au même usage, ils font partie du même élément. La fontaine devient rivière, la rivière se perd dans la mer. Cette mer fait partie du vaste océan qui embrasse toute l'étendue de la terre, et la terre elle-même renferme dans son sein tout ce qui subsiste par un principe de végétation. A mesure que les nations se sont éclairées, leur idolâtrie a dû se raffiner. Elles ont mieux senti combien l'univers est gouverné par des loix générales; elles se sont plus rapprochées de l'unité d'une cause efficiente. Jamais les Grecs n'ont su simplifier leurs idées au délà de l'eau, de la terre et du ciel, qui, sous les noms de Jupiter, de Neptune, et de Pluton, contenoient et régissoient toutes choses. Mais les Egyptiens, d'un génie plus propre aux spéculations abstraites, formèrent enfin leur Osiris (129) le premier des Dieux, le principe intelligent, qui agissoit sans cesse sur le principe matériel, connu sous le nom d'Isis sa femme et sa sœur. [82] Des gens, qui croyoient à l'éternité de la matière, ne pouvoient guère aller plus loin (130).

LXXI. [Génération et hiérarchie des dieux ] Jupiter, le Dieu de la mer et le noir Pluton étoient frères. Toutes les branches de leur postérité s'étendoient à l'infini, et renfermoient toute la nature. Telle étoit la mythologie des anciens. Pour des hommes grossiers, l'idée de génération étoit plus naturelle que celle de création. Elle étoit plus aisée à saisir, elle supposoit moins de puissance, on y étoit conduit par des liaisons sensibles; mais aussi cette génération les menoit à établir une hiérarchie, dont ces êtres libres mais bornés ne pouvoient pas se passer. Les trois grands Dieux exerçoient une puissance paternelle sur leurs enfans, habitans de la terre, des airs, et des mers; et la primogéniture de Jupiter lui donnoit une supériorité sur ses frères, qui lui mérita le titre de roi des dieux, et de père des hommes. Mais ce roi, ce père suprême, étoit trop borné à tous égards pour nous permettre de faire honneur aux Grecs de la croyance d'un être suprême.

LXXII. [Dieux de la vie humaine] Ce systême, tout mal construit qu'il étoit, rendoit raison de tous les effets de la nature. Mais le monde moral, l'homme, son sort, et ses actions étoient sans divinité. L'éther ou la terre y [83] eût été peu propre. Du besoin de nouveaux dieux naquit une nouvelle chaine d'erreurs, qui, s'unissant avec la première, ne forma qu'un même roman théologique. Je soupçonne que ce systême naquit plus tard. L'homme ne songe guères à rentrer en lui-même, qu'après avoir épuisé les objets étrangers.

LXXIII. [Systêmes de la liberté et de la nécessité] Deux hypothèses ont toujours été, et seront toujours. Dans l'une, l'homme n'a reçu du Créateur que la raison et la volonté. C'est à lui à décider de l'usage qu'il en fera, et à régler ses actions à son gré. Dans l'autre, il ne peut agir que suivant les loix préétablies de la Divinité, dont il n'est que l'instrument. Le sentiment le trompe, et lorsqu'il croit suivre sa volonté, il ne suit en effet que celle de son maître. Ces dernières idées ont pu naître dans l'esprit d'un peuple à peine sorti de l'enfance. [Les anciens suivoient le dernier] Peu fait aux ressorts compliqués de la machine, les grandes vertus, les crimes atroces, les inventions utiles de ce petit nombre d'ames singulières, qui ne doivent rien à leur siècle, lui parurent surpasser les forces humaines. Il vit partout des dieux agissans, qui inspiroient le vice ou la vertu aux foibles mortels, incapables de se soustraire à leurs volontés (131). Ce n'est pas la prudence qui inspire à Pandare le dessein de rompre la trève, et de décocher un trait au cœur de Ménélas. C'est Minerve [84] qui le pousse à cet attentat (132). La malheureuse Phèdre n'est point coupable. Vénus, outrée des mépris d'Hyppolite, allume dans le cœur de cette reine une flamme incestueuse, qui la précipite au crime et à la mort (133). Un dieu se chargea de chaque événement de la vie, de chaque passion de l'ame, et de chaque ordre de la société.

LXXIV. [Union des deux espèces de dieux.] Mais ces dieux de l'homme, ces passions et ces facultés généralisées et personnifiées de cette manière, n'avoient qu'une existence métaphysique et trop peu sensible pour les hommes. Il falloit les fondre avec les dieux de la nature, et c'est ici que l'allégorie imagina mille rapports fantasques, car l'esprit veut au moins une apparence de vérité. Il étoit naturel que le dieu de la mer le fut des matelots. L'expression figurée de cet œil qui voit tout, de ces rayons qui percent les airs, pouvoit aisément faire du soleil un habile prophète, et un archer adroit. Mais pourquoi la planète Vénus est-elle mère des amours? Pourquoi s'élève-t-elle de l'écume des flots? Laissons ces énigmes aux devins. Aussitôt que les départemens des dieux de la nature humaine furent établis, ils durent enlever tout le culte des hommes. Ils parloient au cœur et aux passions, au lieu que les dieux [85] physiques, qui n'avoient point d'attributs moraux, rentrèrent insensiblement dans le mépris et dans l'oubli. Aussi n'est-ce que dans l'antiquité la plus reculée que je vois fumer les autels de Saturne (134).

LXXV. [Les dieux ont des passions humaines] Les dieux s'intéressent donc dans les affaires humaines. Il ne se passe rien dont ils ne soient les auteurs. Mais sont-ils les auteurs du crime? Cette conséquence nous effraye: un payen n'hésitoit point à l'admettre, et ne pouvoit en effet hésiter. Les dieux inspiroient souvent des desseins vicieux. Pour les suggérer, il falloit les vouloir, et même les aimer. Il ne leur restoit pas la ressource d'un petit mal permis dans le meilleur des mondes possibles (135). Ce mal n'étoit pas seulement permis, il étoit autorisé, et d'ailleurs les différentes divinités, bornées à leurs départemens particuliers, étoient très indifférentes à un bien général qu'elles ne connoissoient point. Chacune suivoit son caractère, et n'inspiroit que les passions qu'elle ressentoit. Le dieu de la guerre étoit fier, brutal, et sanguinaire; la déesse de la prudence, sage, retenue, peu sincère; la mère des amours, aimable, voluptueuse, emportée dans ses caprices; la ruse et la souplesse convenoient au dieu des marchands; et les cris des malheureux flattoient l'oreille du tyran soupçonneux des morts, du noir monarque des enfers.

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LXXVI. [Ils ont des préférences] Un dieu père des hommes l'est de tous également. Il ne connoît ni la haine, ni la faveur. Mais les divinités partiales doivent avoir des favoris. Ne distingueront-elles pas ceux dont le goût est conforme au leur? Mars ne peut qu'aimer ces Thraces dont la guerre est l'unique occupation (136), et ces Scythes dont la boisson la plus délicieuse est le sang de leurs ennemis (137). Les mœurs d'un habitant de Cypre (138) ou de Corinthe, lieux où tout respiroit le luxe et la mollesse, devoient plaire à la déesse des amours. La reconnoissance se joignoit au goût. Des sentimens de préférence étoient dûs à des peuples dont les mœurs n'étoient qu'un culte détourné de leurs dieux tutélaires. Le culte même qu'on leur rendoit se rapportoit toujours à leur caractère. Ces victimes humaines qui expiroient sur l'autel de Mars (139), ces mille courtisanes qui se dévouoient au temple de Vénus (140), toutes ces femmes distinguées de Babylone, qui lui immoloient leur [87] pudeur (141), ne pouvoient qu'attirer à ces divers peuples, la faveur la plus distinguée de leurs protecteurs. Mais comme les intérêts des nations ne sont pas moins opposés que leurs mœurs, il falloit que les dieux adoptassent les querelles de leurs adorateurs. «Quoi! Voir avec patience que cette ville qui m'élève cent temples succombe sous le fer d'un conquérant? Ah! Plutôt! ... ». C'est ainsi que chez les Grecs, une guerre parmi les hommes en allumoit une parmi les dieux, Troye bouleversa le ciel. [Leurs querelles] Le Scamandre vit briller l'égide de Minerve, il fut témoin de l'effet des flèches sorties du carquois d'Apollon, il sentit le redoutable trident de Neptune, qui soulevoit la terre sur ses fondemens. Quelquefois les arrêts inévitables du destin rétablissoient la paix (142). Mais le plus souvent les divers dieux convenoient mutuellement de s'abandonner [88] réciproquement leurs ennemis (143); car sur l'Olympe, comme sur la terre, la haine a toujours été plus puissante que l'amitié.

LXXVII. [Ils ont la figure humaine.] Un culte épuré eût été peu assorti à de telles divinités. Les peuples veulent des objets sensibles; une figure qui décore leurs temples, et fixe leurs idées. Il falloit assurément la plus belle de toutes les figures. Mais quelle est cette figure? Demandez-le aux hommes, c'est sans doute la leur. Peut-être un taureau répondroit-il un peu différemment (144). La sculpture se perfectionne pour servir à la dévotion, et les temples se remplissent de statues de vieillards, de jeunes gens, de femmes, et d'enfans, suivant les attributs différens de chacun des dieux.

LXXVIII. [Ils éprouvent les plaisirs et les maux corporels] La beauté n'est peut-être fondée que sur l'usage. La figure humaine n'est belle que parce qu'elle se rapporte si bien aux usages auxquels elle est destinée. La figure divine est la même; il faut que ses usages le soient aussi, et même ses défauts. De-là cette génération grossière des dieux, qui ne composent plus qu'une famille à la manière des hommes; de-là leurs fêtes de nectar et d'ambroise, et la nourriture qu'ils reçoivent dans les sacrifices (145). De-là encore leur sommeil (146) et leurs douleurs (147). Des dieux, devenus des hommes très [89] puissans, devoient souvent visiter la terre, habiter dans les temples, se plaire aux amusemens de l'homme, assister à la chasse, à la danse, et quelquefois devenir sensibles aux charmes d'une mortelle et donner naissance à une race de héros.

LXXIX. [Evénemens généraux] Dans ces grands événemens, où, du jeu d'un grand nombre d'acteurs, dont les vues, la situation et le caractère diffèrent, il naît une unitè d'action, ou plutôt d'effet; c'est peut-être dans les seules causes générales qu'il faut chercher la leur.

LXXX. [Mélange de causes dans les événemens particuliers] Dans les événemens plus particuliers, le procédé de la nature est très différent de celui des philosophes. Chez elle il y a peu d'effets assez simples, pour ne devoir leur origine qu'à une seule cause; au lieu que nos sages s'attachent d'ordinaire à une cause, non seulement universelle, mais unique. Evitons cet écueil; pour peu qu'une action paroisse compliquée, admettons y les causes générales, sans rejetter le dessein et le hasard. Sylla se démet du pouvoir souverain. César le perd avec la vie: cependant leurs attentats avoient été précédés par leurs conquêtes: avant de devenir les plus puissans des Romains, ils en étoient les plus renommés. Auguste les suit de près. Tyran sanguinaire (148), soupçonné de lâcheté, le plus grand des crimes dans un chef de parti (149), il parvient au trône, [90] et fait oublier aux républicains qu'ils eussent jamais été libres. La disposition de ces rèpublicains diminue ma surprise. Egalement incapables de liberté sous Sylla et sous Auguste, ils ignoroient cette vérité sous celui-là: des guerres civiles et deux proscriptions plus cruelles que la guerre, leur avoient appris, du tems de celui- ci, que la république, affaissée sous le poids de sa grandeur et de sa corruption, ne pouvoit subsister sans maître. D'ailleurs Sylla, chef de la noblesse, combattoit à la tête de ces fiers patriciens, qui vouloient bien l'armer du glaive du despotisme pour les venger de leurs ennemis et des siens, mais non laisser entre ses mains le pouvoir de les détruire eux- mêmes. Ils avoient vaincu, non pour lui mais avec lui: la harangue de Lépide (150) et la conduite de Pompée (151) font assez sentir que Sylla aima mieux descendre du trône qu'en tomber. Mais Auguste, à l'exemple de César (152), ne se servit que de ces hardis aventuriers, Agrippa, Mécène, Pollion, dont la fortune attachée à la sienne s'évanouissoit dans une aristocratie de nobles, divisés entr'eux, mais unis pour accabler tout homme nouveau.

LXXXI. [Ses causes.] Des circonstances heureuses, les débauches d'Antoine, la foiblesse de Lépide, la crédulité de Cicéron travaillèrent de concert pour lui avec cette disposition générale: mais il faut avouer [91] aussi que, s'il ne fit pas naître ces circonstances, il les employa en grand politique. Que la variété de mes objets ne me permet-elle de faire connoître ce gouvernement raffiné, ces chaines qu'on portoit sans les sentir, ce prince confondu parmi les citoyens, ce sénat respecté par son maître (153) !Choisissons en un trait.

Auguste, maître des revenus de l'empire et des richesses du monde, distingua toujours son patrimoine de particulier du trésor public. Il fit ainsi paroître à peu de frais sa modération, qui laissoit à ses héritiers des biens inférieurs à ceux de plusieurs de ses sujets (154), et son amour de la patrie, qui avoit abandonné au service de l'état, deux patrimoines entiers et une somme immense provenue des legs de ses amis défunts (155).

LXXXII. [Même action cause et effet] Une pénétration ordinaire suffit pour sentir lorsqu'une action est à la fois cause et effet. [92] Dans le monde moral il y en a beaucoup qui le sont; ou plutôt, il y en a très peu qui ne tiennent plus ou moins de la nature de l'une de l'autre.
La corruption de tous les ordres des Romains vint de l'étendue de leur empire, et produisit la grandeur de la république (156).
Mais il faut un jugement peu commun, lorsque deux choses existent toujours ensemble, et paroissent intimément liées, pour discerner qu'elles ne se doivent point leur origine l'une à l'autre.

LXXXIII. [Les sciences ne viennent pas du luxe] Les sciences, dit-on, naissent du luxe: un peuple éclairé sera toujours vicieux. Je ne le crois pas. Les sciences ne sont point les filles du luxe; mais l'une et l'autre naissent de l'industrie. Les arts ébauchés satisfont aux premiers besoins de l'homme. Perfectionnés, ils lui en trouvent de nouveaux, depuis le bouclier de Minerve de Vitellius (157) jusqu'aux entretiens philosophiques de Cicéron. Mais à mesure que le luxe corrompt les mœurs, les sciences les adoucissent; semblables aux prières dans Homère, qui parcourent toujours la terre à la suite de l'injustice, pour adoucir les fureurs de cette cruelle divinité (158).

[93]

[Conclusion.] Voilà quelques réflexions qui m'ont paru solides sur les différens usages des Belles-Lettres. Heureux si je pouvois en inspirer le goût! J'aurois trop bonne opinion de moi-même, si je ne sentois pas les défauts de cet essai; j'en aurois une trop mauvaise, si je n'espérois pas que dans un age moins précoce et avec des connoissances plus étendues je pourrai me voir plus en état d'y suppléer. On pourra dire que ces réflexions sont vraies, mais usées, ou qu'elles sont nouvelles, mais paradoxales. Quel auteur aime les critiques? Cependant la première me déplairoit le moins. L'avantage de l'art m'est plus cher que la gloire de l'artiste.

créateur.


Editorial note | Sheffield's Introduction | M. Maty, Avis au Lecteur - À l'Auteur
Paragraphs I-XIV)
| Paragraphs XV-XLVIII) | Paragraphs XLIX-LXXXIII and Conclusion)
From the Autobiography of Edward Gibbon

(90) Liv. l. XXXIX c. 40. Plutarch. in Caton. [B]

(91) Liv. l. XXIX , c. 37. [B]

(92) Quint. Curt. de Reb. Gest. Alexandri, l. III c. 32. [B]

(93) Les Romains confioient le soin de la vertu des femmes à leur famille. Celle-ci s'assembloit, la jugeoit, si elle étoit accusée; la condamnoit à mort et exécutoit la sentence, si elle se trouvoit coupable. La loi pardonnoit aussi au courroux du mari ou du père qui tuoit le galant, surtout s'il étoit de condition servile. V. Plutarch. in Romul., Dionys. Halicarn. l. VII, Tacit. Annal. l. XIII. Valer. Maxim. l. VI. c. 3-7, Rosin. Antiq. Rom. l. VIII. p. 859, &c. [B]

(94) Le discours de Micio dans Térence, la manière dont Cicéron excuse les débauches de son client, et l'exhortation de Caton, peuvent nous faire connoître la morale des Romains à cet égard. Ils ne blâmoient la débauche que lorsqu'elle détournoit le citoyen de ses devoirs essentiels. Leurs oreilles n'étoient pas plus chastes que leur conduite: peu de gens connoissent la Casina de Plaute, mais ceux qui ont lu cette misérable pièce, ne peuvent comprendre qu'il n'y ait eu que quarante à cinquante ans de cette farce à l'Andrienne. Une intrigue sale d'esclaves, n'y est relevée que par des pointes et des obscénités dignes d'eux. C'étoit cependant la comédie de Plaute qu'on voyoit avec le plus de plaisir, et qu'on redemandoit le plus souvent. Voilà les moeurs de la seconde guerre Punique, de cette vertu que la postérité des anciens Romains regrettoit et admiroit. V. Terent. Adelph. Act. I, sc. 2, v. 38. Cicero pro Cœlio, c. 17. Horat. Satir. l. I, Sat. 2, v. 29. II. Prolog. ad Casin. Plaut. [B]

(95) Sueton. l. III. c. 35. Tacit. Annal. l. II. C. 85. [B]

(96) Liv. l. III. c. 44-60. [B]

(97) Tacit. Annal. l. III. p. 84. edit. Lips. [B]

(98) D'Alemb. Mélanges de philosophie et de littérature, vol. II. p. 1. [B]

(99) Il faut cependant distinguer Homère, Hésiode, Pindare, et les poëtes tragiques, qui vécurent pendant que la tradition étoit plus pure. [B]

(100) Voyez sur cette article la Recherche Libre du Docteur Midleton, et l'Histoire du Manichéisme de M. De Beausobre, deux beaux monumens d'un siècle éclairé. [B]

(101) Tacit. Hist. l. V, Fleury. Hist. Eccles. tom. I p. 369 et tom. II p. 5 et les Apologies de Justin Martyr et de Tertullien, qui y sont citées. [B]

(102) D'Herbelot., Bibliot. Orient., artic. «Allah», p. 100, et Sale's Alcoran, «Prelimin. Disc.», p. 71. [B]

(103) Reland, De Rel. Mahomm., part. II, c. 6 & 7. [B]

(104) Vide Warburton's Divine Legation, tom. I. p. 270-276. [B]

(105) Herodot. lib. I. [B]

(106) Diodor. Sic. Lib. XVII. Quint. Curt. Lib. IV. cap. 7 Arrian. Lib. III. [B]

(107) Herodot. lib. II. [B]

(108) Dans sa mythologie expliquée par l'histoire. [B]

(109) Herodot. lib. II. [B]

(110) Je dois beaucoup, dans ces recherches, au savant Freret de l'Académie des Belles-Lettres. Il a donné des ouvertures dans une route, qui paroissoit vue de tous côtés. Je crois cependant que ses raisonnemens valent mieux, lorsqu'il est question de faits que quand il s'agit de dogmes. Prévenu d'estime pour ce littérateur, je dévorai avidement sa réponse à la chronologie Newtonienne; mais oserai-je le dire? Il ne répondit point à mon attente. Que lui reste-t-il de nouveau, si vous lui ôtez les principes d'une théologie et d'une chronologie nouvelles, que nous possédions déjà (1), des généalogies défectueuses et très peu concluantes, quelques recherches minutieuses sur la chronologie de Sparte, une astronomie ancienne, que je n'entends pas trop bien, et la belle préface de M. Bougainville, que je relis toujours avec un goût nouveau? [B]
(1) Dans les Mém. de l'Acad. Tom. V, XVIII, XX, XXIII.

(111) Hist. de l'Acad. des Belles-Lettres, tom. XVI. p. 28, &c. [B]

(112) V. Mém. de Littér. tom. XII. p. 5 &c. et Ezech. Spanheim in Callim. [B]

(113) Homer. Odyss., l. XI. [B]

(114) Homer. Iliad, l. IV, v. 193. [B]

(115) Id. l. V, v. 241. [B]

(116) Lactant. Instit. l. I, c. XI. p. 62. «Antiquus auctor Ephemerus, qui fuit e civitate Messanâ, res gestas Jovis et cæterorum qui Dii putantur collegit, historiamque contexit ex titulis et inscriptionibus sacris, quæ in antiquissimis templis habebantur, maximeque in fano Jovis Triphyllii, ubi auream columnam positam esse ab ipso Jove, titulus indicabat, in quâ columnâ gesta sua perscripsit ut monimentum esset posteris rerum suarum». Ce récit de Lactance diffère un peu de celui de Diodore. [B]

(117) Diodore de Sicile, l. V. p. 29, 30 et l. VI. Il y a sur Ephémère une dissertation de M. Fourmont l'ainé, qui contient des conjectures très hardies, et des emportemens fort plaisans (1). Il sied mal à un jeune homme de mépriser quoi que ce soit, mais je ne saurois réfuter cette pièce sérieusement. Celui qui ne voit pas que la Panchaïe décrite dans Diodore de Sicile étoit située au midi de la Gédrosie, et à l'occident peu éloignée de la péninsule des Indes, peut croire avec M. Fourmont que le Golfe Arabique est au midi de l'Arabie Heureuse, que le païs de Phank sur le continent est l'île de Panchaïe, que le désert de Pharan est le plus beau lieu du monde, et que la ville de Pierie en Syrie est la capitale d'un petit canton aux environ de Médine. [B]
(1) Mem. de Littér., tom. XV, p. 265 &c.

(118) Callim. Ap. Plut. tom. II, p. 800. Eratosth. et Polyb. ap. Strab. Georg. l. II. p. 102, 103 et l. VII. p. 299, edit. Casaub. [B]

(119) Gerrard Vossius de Histor. Græcis, l. I, c. XI, fait voir que non seulement les Payens lui donnoient ce nom, mais encore Théophile d'Antioche parmi les Chrétiens et Joseph parmi les Juifs; ce qui fait qu'Ephémère en attaquant les dieux des Grecs, n'en reconnoissoit point d'autres. [B]

(120) Lactant. Instit. l. I, c. XI. p. 65. Lucian Timon, p. 34 et Jupit. Frag. p. 701, Cicer. De Nat. Deor. l. III. c. 21. [B]

(121) Callimach. Hym. In Jovem. v. 8 et Scholiast. Vet. in loc. edit Græc. [B]

(122) Tel est le récit du scholiaste adopté par le Chevalier Newton. Mais Lactance rapporte l'inscription ZAN CHRONOU, ce qui m'a l'air bien plus antique. Lucien, car les fables vont toujours en augmentant, nous apprend, que l'inscription portoit que Jupiter ne tonnoit plus, qu'il avoit subi le sort des mortels, dêlousan õs oketi brontêseien an o Zeus, tethneõs palai. [B]

(123) Diodore de Sicile dans les cinq premiers livres, passim. [B]

(124) Cicer. De Nat. Deor. l. III. c. 21. [B]

(125) Plin. Hist. Natur. l. VII. c. 51 et pass. [B]

(126) Plut. De Placit. Philosoph., De Isid. et Osirid. [B]

(127) Hist. de l'Acad. des Belles-Lettres, tom. XII. p. 36, Plin. Epist. l. VIII. Epist. 8. [B]

(128) Hor. Carm. l. III. Od. 3. «Neque Auster / Dux inquieti turbidus Adriæ». [B]

(129) Remarquez que cet Osiris et sa sœur étoient les plus jeunes des dieux. Il avoit fallu aux Egyptiens un grand nombre de siècles pour parvenir à cette simplicité (1).
(1) Diodore de Sicile, l. I. c. 8. [B]

(130) Le culte du soleil a été connu de tous les peuples. Je dirai ce qui m'en paroît la raison. C'est peut-être le seul objet de l'univers à la fois sensible et unique. Sensible à tous les peuples, de la manière la plus brillante et la plus bienfaisante, il enlevoit leurs hommages. Unique et indivisible, les raisonneurs qui n'étoient pas trop difficiles trouvoient en lui tous les grands traits de la divinité. [B]

(131) Je ne suis pas trop content de cet endroit. Je donne la meilleure raison que j'ai pu trouver; mais il me semble que dans ces premiers siècles, on eût dû être guidé par le sentiment, et le sentiment est tout entier du côté de la liberté. [B]

(132) Homer. Iliad. l. IV. v. 93, &c. «All'outi tautê ton d'erõta chrê pesein. / Deixõ de Thêsei pragma, kakfanêsetai. Kai ton men êmen polemion pefukota / Ktenei patêr araisi ... / Ê d'eukleês men, all'omõ apolutai / Faidra (1)
(1) Euripid. Hiipol., Act. I, v. 40. [B]

(133) J'entends chez les Grecs; son culte se conserva long tems en Italie. [B]

(134) Fontenelle dans l'Eloge de M. de Leibnitz. [B]

(135) Herodot. l. V. c. 4, 5, Meziriac. Comm. Sur les Epitr. d'Ovide, tom. I, p. 162. [B]

(136) Herodot. l. IV. c. 64, 65. [B]

(137) M. De Vaugelas m'apprend que lorsqu'il s'agit de l'antiquité il faut toujours dire Cypre, quoique le nom moderne soit Chypre (1). Je vois que MM. De Fenelon (2) et de Vertot (3) ont fait cette distinction.
(1) Rem. de M. de Vaugelas sur la Langue Françoise, tom. I, p. 102, 103.
(2) Dans le Télémaque.
(3) Dans son Hist. de Malthe. [B]

(138) Herod, l. V. c. 4, 5. Minuc. Fœl. Octav. c. 25, p. 258. Luc. Phars. l. I, Lactant. l. I, c. 25. [B]

(139) Strab. Geog., l. VIII. p. 378. [B]

(140) Herod. l. I. c. 199. [B]

(141) Elles étoient tenues de se prostituer une fois de leur vie au premier venu, dans le temple de Venus. M. de Voltaire, qui leur impose cette obligation une fois tous les ans, la traite de fable insensée (1). Cependant Hérodote avoit voyagé sur les lieux, et M. de Voltaire a trop lu l'histoire, pour ignorer combien de triomphes pareils la superstition a remportés sur l'humanité et sur la vertu. Que pense-t-il d'un acte de foi? Je préviens sa réponse. Au reste j'ignorois que Babylone fût la ville de l'univers la mieux policée. Quinte Curce la dépeint comme la plus licentieuse; Bérose le Babylonien se plaint lui-même que ses concitoyens, franchissant toutes les barrières de la pudeur, vivoient à la manière des bêtes, et le scholiaste de Juvenal nous fait sentir que de son tems ils n'avoient point dégénérés (2).
(1) Œuvres de Voltaire, tom. VI. p. 24.
(2) Quint. Curt. Gest. Alex. l. V. c. I et Comment. Freinshei. in Loc. [B]

(142) Mythol. De Banier, tom. II. P. 487. Ovid. Metam. l. XV. [B]

(143) Eurip. Hippolit. Act. V, ver. 1327 et Ovid. Metam. passim. [B]

(144) Cic. De Nat. Deor, l. I, c. 27, 28. [B]

(145) V. les Césars de Julien par M. Spanheim, p. 257, 258. Rom. 876. Les Oiseaux d'Aristophane et Lucien presque partout. [B]

(146) Homer., Iliad., l. I, v. 609. [B]

(147) Id., l. V, ver. 335. [B]

(148) Après la prise de Peruse il sacrifia trois cens des principaux citoyens sur un autel érigé à la divinité de son père. V. Suet. l. II. c. 15. [B]

(149) Sueton. l. II. c. 16. [B]

(150) Sallust. Fragm. p. 404, Edit. Thys. [B]

(151) Freinsheim. Supplem. l. LXXXIX. c. 26-33. [B]

(152) Tacit. Annal. l. IV. p. 109. Sueton. ubi infra. [B]

(153) J'attends avec impatience la suite des dissertations sue ce sujet, que M. de la Bleterie nous a promises. Le systême d'Auguste si souvent méconnu y paroîtra dessiné jusqu'à ses moindres rameaux. Cet auteur pense avec finesse et une aimable liberté; il discute sans sécheresse, et s'exprime avec toutes les graces d'un style clair et élégant. Peut-être que, Descartes de l'histoire, il raisonne un peu trop à priori, et qu'il établit ses conclusions moins sur les autorités particulières que sur des inductions générales: mais ce défaut est celui d'un homme de beaucoup d'esprit. [B]

(154) Toutes déductions faites de ses legs au peuple et aux soldats, Auguste ne laissa à Tibère et à Livie que millies quingenties, trente millions de livres. L'augure Lentulus mort sous son règne, possédoit quater millies, quatre-vingt millions. V. Sueton. l. II. c. 101. Senec. De Benefic. l. II. [B]

(155) Quater decies millies, deux cens quatre vingt millions. V. Suet. loc. citat. et marmor. Ancyran. [B]

(156) V. Montesq. Consid. sur la Grandeur des Romains. Je distingue la grandeur de l'empire Romain d'avec celle de la république: l'une consistoit dans le nombre des provinces, l'autre dans celle des citoyens. [B]

(157) Vitellius envoya des galères jusqu'aux colonnes d'Hercule, pour chercher les poissons les plus rares, dont il remplit ce plat monstrueux. Si nous en croyons M. Arbuthnot, il coûta 765,625 l. sterling. V. Sueton. In Vitellio, c. 13. Dr. Arbuthnot's Tables, p. 138. [B]

(158) «Metopisth'autes alegousi kiousai», Homer. Iliad. l. IX. v. 500. [B]


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