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Edward Gibbon

Essai sur l'étude de la littérature

Par. XV-XLVIII

Note editoriali

Editorial note | Sheffield's Introduction | M. Maty, Avis au Lecteur - À l'Auteur
Paragraphs I-XIV)
| Paragraphs XV-XLVIII) | Paragraphs XLIX-LXXXIII and Conclusion)
From the Autobiography of Edward Gibbon


XV. [Images artificielles tiennent à l'amour de la gloire.] J'ai dit, il y a un moment, que la raison autorisoit ces images artificielles; mais au tribunal de l'amour de la gloire, je ne sais si la décision seroit la même. Nous aimons tous la gloire: mais rien n'est plus différent que la nature et le dégré de cet amour. Chaque homme varie dans sa manière de l'aimer. Cet écrivain n'aime que les éloges de ses contemporains. La mort met fin [28] à toutes ses espérances et à toutes ses craintes. Le tombeau qui couvre son corps peut ensevelir son nom. Un tel homme peut sans scrupule employer des images familières aux seuls juges dont il recherche les applaudissemens. Cet autre lègue son nom à la postérité la plus reculée (23). Il se plait à penser que, mille ans après sa mort, l'Indien des bords du Gange, et le Laponois au mileu de ses glaces, liront ses ouvrages, et porteront envie au pays et au siècle qui l'ont vû naître.
Celui qui écrit pour tous les hommes ne doit puiser que dans des sources communes à tous les hommes, dans leur cœur et dans le spectacle de la nature. Le seul orgueil peut l'engager à passer ces limites. Il peut présumer que la beauté de ses écrits lui assurera toujours des Burmans, qui travailleront à l'expliquer, et qui l'admireront encore plus, parcequ'ils l'auront expliqué.

XVI. [Et à la nature du sujet] Non-seulement le caractère de l'auteur, mais encore celui de son ouvrage, influe à cet égard sur sa conduite. La haute poësie, l'épopée, la tragédie, et l'ode emprunteront plus rarement ces images que la comédie et la satire, parcequ'elles peignent les passions, et que celles-ci crayonnent les mœurs. Horace et Plaute sont presqu'inintelligibles à quiconque n'a pas appris à vivre, et à penser comme le peuple Romain. Le rival de Plaute, l'élégant Térence, est mieux entendu, parcequ'il a sacrifié la plaisanterie au bon goût, au lieu que Plaute a immolé les bienséances à la [29] plaisanterie. Térence songeoit qu'il peignoit des Athéniens; tout dans ses pièces est Grec, hormis le langage (24): Plaute savoit qu'il parloit à des Romains: on retrouve chez lui à Thèbe, à Athènes, à Calydon, les mœurs, les loix et jusqu'aux bâtimens de Rome (25).

XVII. [Contraste de l'enfance et de la grandeur de Rome] Dans les poëtes héroïques, les mœurs, bien qu'elles ne fassent pas le fond de leurs tableaux, en ornent souvent le lointain. Il est impossible de sentir le plan, l'art, et les détails de Virgile, sans être instruit à fonds de l'histoire, des loix, et de la religion des Romains, de la géographie de l'Italie, du caractère d'Auguste, de la relation singulière et unique que ce Prince soutenoit avec le sénat et le peuple (26). Rien de plus frappant, et de plus intéressant pour ce peuple, que le contraste de Rome couverte de paille, renfermant trois mille citoyens dans ses murs (27) , avec cette même Rome capitale de l’univers, dont les maisons étoient des palais, les citoyens des princes, et les provinces des [30] empires. Puisque Florus a su saisir ce contraste (28), on peut croire que Virgile ne l’a pas manqué. Il l’a peint des traits d’un grand maître. Evandre conduit son hôte par ce village, où tout, jusqu’au monarque, respiroit la rusticité. Il lui en explique les antiquités, et le poëte laisse habilement entrevoir à quoi ce village, ce capitole futur, caché par les ronces, étoit réservé (29).

Que ce tableau est [31] vif! Que ce contraste est parlant pour un homme instruit dans l’antiquité! Qu’il est fade aux yeux de celui qui n’apporte à la lecture de Virgile, d’autre préparation qu’un goût naturel, et quelque connoissance de la langue Latine!

[Art de Virgile] XVIII. Mieux on possède l’antiquité, plus on admire l’art de ce poëte. Son sujet étoit assez mince. La fuite d’une bande d’exilés, le combat de quelques villageois, l’établissement d’une bicoque, voilà les travaux tant vantés du pieux Enée. Mais le poëte les a annoblis, et il a su, en les annoblissant, les rendre encore plus intéressans. Par une illusion trop fine pour ne pas se dérober au commun des lecteurs, et trop heureuse pour déplaire aux juges, il embellit les moeurs des siècles héroiques, mais il les embellit sans les déguiser (30). Le pâtre Latinus et le séditieux Turnus sont transformés en monarques puissans. Toute l’Italie craint pour sa liberté. Enée triomphe des hommes et des dieux. Virgile sait encore faire rejaillir sur les Troyens toute la gloire des Romains. Le fondateur de Rome fait disparoître celui de [32] Lavinium. C’est un feu qui s’allume. Bientôt il embrasera toute la terre. Enée (si j’ose hasarder l’expression) contient le germe de tous ses descendans. Assiégé dans son camp, il nous rappelle César et Alexia (31) . Nous ne partageons point notre admiration.

Jamais Virgile n’employe mieux cet art, que lorsque, descendu aux enfers avec son héros, son imagination en paroît affranchie. Il n’y crée point d’êtres nouveaux et fantasques. Romulus et Brutus, Scipion et César s’y montrent, tels que Rome les admira ou les craignit.

[Les Georgiques] XIX. On lit les Georgiques avec ce goût vif qu’on doit au beau, et avec ce plaisir délicieux que l’aménité de leur objet inspire à toute ame honnête et sensible. On pourroit cependant sentir croître son admiration, si l’on découvroit chez leur auteur un but aussi relevé que l’exécution en est achevée. Je puise toujours mes exemples chez Virgile. Ses beaux vers et les préceptes de son ami Horace, fixèrent le goût des Romains, et peuvent instruire la postérité la plus reculée. Mais pour développer mes idées, il faut les prendre d’un peu loin.

[Les vétérans] XX. Les premiers Romains combattoient pour la gloire et pour la patrie. Depuis le siège de Veïes (32) ils recevoient une paye assez modique, et [33] quelquefois des récompenses après les triomphes (33); mais les recevoient comme une grace, et non comme une dette. La guerre finie, chaque soldat, devenu citoyen, se retiroit dans sa cabane et y suspendoit ses armes inutiles, prêt à les reprendre au premier signal.

Quand Sylla rendit la tranquillité à la république, les choses étoient bien changées. Plus de trois mille hommes, accoutumés au carnage et au luxe (34), sans biens, sans patrie, sans principes, exigeoient des récompenses. Si le dictateur les leur avoit données en argent, suivant le taux établi ensuite par Auguste, elles lui auroient couté plus de trente-deux millions de notre monnoye (35) , somme [34] immense dans les tems les plus prospères, mais alors au-dessus des facultés de la république. Sylla embrassa un parti, que la nécessité et son intérêt particulier, plutôt que le bien de l’état, lui dictèrent: il donna des terres aux soldats. Quarante-sept légions furent dispersées dans l’Italie. On fonda vingt-quatre colonies militaires (36). Expédient ruineux: si on les mêloit, ils quittoient leurs habitations pour se retrouver; si on les laissoit en corps, le premier séditieux y trouvoit une armée toute prête (37) . Ces vieux guerriers ennuyés du repos, et trouvant au-dessous d’eux d’acheter par la sueur ce qui pouvoit ne couter que du sang (38) , dissipèrent leurs nouveaux biens par la débauche, et n’espérant de salut que dans une guerre civile, servirent puissamment les desseins de Catilina (39). Auguste, pressé par les mêmes embarras, suivit le même plan, et en [35] craignit les mêmes suites. La triste Italie fumoit encore

"Des feux qu’a rallumé sa liberté mourante" (40)

Les hardis vétérans n’avoient acheté leurs possessions que par une guerre sanglante, et leurs fréquens actes de violence montroient assez qu’ils se croyoient toujours les armes à la main (41)

 

[But de Virgile] XXI. Qu’y avoit-il alors de plus assorti à la douce politique d’Auguste, que d’employer les chants harmonieux de son ami, pour les réconcilier à leur nouvel état? Aussi lui conseilla-t-il de composer cet ouvrage.

Da facilem cursum, atque audacibus annue coeptis;
Ignarosque viae mecum miseratus agrestes,
Ingredere; et votis jam nunc assuesce vocari
(42).

L’agriculture avoit cependant plus de cinquante écrivains Grecs§; les livres de Caton et de Varron étoient des guides plus sûrs, plus minutieux, et plus exacts que ne pouvoit l’être un poëte. Mais il falloit faire goûter à des soldats le repos de la campagne plutôt que de les instruire dans les principes de l’agriculture: de là toutes ces descriptions touchantes des plaisirs innocens du campagnard, ses jeux, ses foyers, ses retraites délicieuses opposées aux amusemens frivoles des hommes, et à leurs affaires plus frivoles que leurs amusemens.

[36] Il y a dans ce tableau de ces traits vifs et inattendus, de ces détours cachés et heureux, qui montrent dans Virgile, un génie pour la satire, que des vues supérieures et la bonté de son coeur l’empêchoient seules de cultiver (43). Quel vétéran ne se reconnossoit pas dans le vieillard Corycien (44)? Comme eux accoutumé aux armes dès sa jeunesse, il trouvoit enfin le bonheur dans une retraite sauvage, que ses travaux avoient transformée en un lieu de délices (45).

L’Italien, las de mener une vie remplie de craintes légitimes, déploroit avec Virgile les malheurs du tems, et plaignoit son prince de se voir emporté par la violence des vétérans,

Ut cum carceribus sese effudêre quadrigae,
Addunt in spatium, et frustra retinacula tendens
Fertur equis auriga, neque audit currus habenas (46)

et recommençoit ses travaux dans l’espoir d’un nouveau siècle d’or.

[Son succès] XXII. Si l’on adopte mes idées, Virgile n’est plus un simple écrivain, qui décrit les travaux rustiques. C’est un nouvel Orphée, qui ne manie sa lyre, que pour faire déposer aux sauvages leur [37] férocité et pour les réunir par les liens des moeurs et des loix (47).

Ses chants produisirent cette merveille. Les vétérans s’accoutumèrent insensiblement au repos. Ils passèrent en paix les trente ans qui s’écoulèrent avant qu’Auguste eût établi, non sans beaucoup de difficulté, un trésor militaire pour les payer en argent (48).

[LA CRITIQUE. Idée de la critique] XXIII. Aristote, qui portoit la lumière dans les ténèbres de la nature et de l’art, est le père de la critique. Le tems, dont la justice lente, mais sûre, met enfin la vérité à la place de l’erreur, a brisé les statues du philosophe, mais a confirmé les décisions du critique. Destitué d’observations, il a donné des chimères pour des faits. Formé dans l’école de Platon, et dans les écrits d’Homère, de Sophocle, d’Euripide et de Thucydide, il a puisé ses règles dans la nature des choses et dans la connoissance du coeur humain. Il les a éclaircies par les exemples des plus grands modèles.

Deux mille ans se sont écoulés depuis Aristote. Les critiques ont perfectionné leur art. Cependant ils ne sont pas encore d’accord sur l’objet de leurs travaux. Les le Clerc, les Cousin, les Desmaiseaux, les de Sainte-Marthe (49), nous en offrent [38] des définitions différentes. Pour moi, je les crois toutes ou trop partiales, ou trop arbitraires. La critique est, selon moi, l’art de juger des écrits et des écrivains, ce qu’ils ont dit, s’ils l’ont bien dit, s’ils ont dit vrai (50). De la première de ces branches découle la grammaire, la connoissance des langues et des manuscrits, le discernement des ouvrages supposés, le rétablissement des endroits corrompus. Toute la théorie de la poesie et de l’éloquence se tire de la seconde. La troisième ouvre un champ immense, l’examen et la critique des faits. On pourroit dons distinguer la nation des critiques, encritiques grammairiens, en critiques rhéteurs et en critiques historiens. Les prétansions exclusives des premiers ont nui non seulement à leur travail, mais à celui de leurs confères.

[Matériaux du critique] XXIV. Tout ce qu’ont été les hommes, tout ce que le génie a créé, tout ce que la raison a pesé, tout ce que le travail a recueilli, voilà le département de la critique. La justesse d’esprit, la finesse, la pénétration, sont toutes nécessaires pour l’exercer dignement. Je suis le littérateur dans son cabinet, je le vois entouré des productions de tous les siècles: sa bibliothèque en est remplie: son esprit en est éclairé, sans en être chargé. Il étend ses regards de tous côtés. L’auteur le plus éloigné du travailo de l’instant, n’est pas oublié: un trait lumineux pourroit s’y rencontrer, qui confirmeroit les [39] découvertes du critique ou qui ébranleroit ses hypothèses. Le travail de l’érudit est achevé. Le philosophe de nos jours s’y arrête et loue la mémoire du c ompilateur. Celui-ci en est quelquefois la dupe, et prend les matériaux pour l’édifice.

[Opérations du critique] XXV. Mais le vrai critique sent que sa tâche ne fait que commencer. Il pèse, il combine, il doute, il décide. Exact et impartial, il ne se rend qu’à la raison, ou à l’autorité qui est la raison des faits (51) .

Le nom le plus respectable le cède quelquefois au témoignage d’écrivains auxquels les circonstances seules donnent un poids momentané. Prompt et fécond en ressources, mais sans fausse subtilité, il ose sacrifier l’hypothèse la plus brillante, la plus spécieuse, et ne fait point parler à ses maîtres le langage de ses conjectures. Ami de la vérité, il cherche le genre de preuves qui convient à son sujet, et il s’en contente. Il ne porte point la faux de l’analyse sur ces beautés délicates, qui se fanent sous la touche la moins rude: mais aussi, peu content d’une admiration stérile, il fouille jusque dans les principes les plus cachés du coeur humain, pour se rendre raison de ses plaisirs et de ses dégoûts. Modeste et sensé il n’étale point ses conjectures comme des vérités, ses indictions comme des faits, ses vraisemblances comme des démonstrations.

[La critique une bonne logique] XXVI. On dit que la géométrie étoit une bonne logique, et l’on a cru lui donner un grand éloge: il est plus glorieux aux sciences de développer ou de perfectionner l’homme, que de reculer [40] les bornes de l’univers. Mais la critique ne peut-elle pas partager ce titre? Elle a même cet avantage: la géométrie s’occupe de démonstrations qui ne se trouvent que chez elle; la critique balance les différens dégrés de vraisemblance. C’est en les comparant que nous réglons tous les jours nos actions, que nous décidons souvent de notre sort (52). Balançons des vraisemblances critiques.

[Controverse sur l’histoire Romaine] XXVII. Notre siècle, qui se croit destiné à changer les loix en tout genre, a enfanté un Pirrhonisme historique, utile et dangereux. M. De Pouilly, esprit brillant et superficiel, qui citoit plus qu’il ne lisoit, douta de la certitude (53) de cinq premiers siècles de Rome; mais son imagination peu faite pour ces recherches, céda facilement à l’érudition et à la critique de M. Freret et de l’Abbé Sallier (54). M. De Beaufort fit revivre cette controverse, et l’histoire Romaine souffrit beaucoup des attaques d’un écrivain, qui savoit douter et qui savoit décider.

[Traité entre Rome et Carthage] XXVIII. Un traité des Romains et des Carthaginois devint entre ses mains une objection accablante (55). . Ce traité se rencontre chez Polybe, [41] historien exact et éclairé (56).

L’original se conservoit à Rome de son tems. Cependant ce monument authentique contredit tous les historiens. L. Brutus et M. Horatius y paroissent comme exerçant le consulat ensemble, quoiqu’Horatius n’y parvint qu’après la mort de Brutus. Les Romains y ont des sujets qui n’étoient encore que leurs alliés. On entend parler de la marine d’un peuple qui ne construisit ses premiers vaisseaux que dans la première guerre Punique, deux cens cinquante ans après le consulat de Brutus. Quelles conclusions fatales ne tire-t-on de cette contrariété? Elles sont toutes au désavantage des historiens.

[Le traité éclairci] XXIX. Cette objection a fort embarassé les adversaires de M. De Beaufort. Ils ont douté de l’authenticité de ce monument original. Ils en ont avancé la date. Tachons par une explication vraisemblable de concilier le monument et les historiens. Séparons d’abord la date d’avec le corps du traité. Celui-ci est du tems de Brutus. Celle-là est de la façon de Polybe ou de ses antiquaires Romains. Les noms des consuls ne se lisoient jamais dans les traités solemnels, dans les foedera consacrés par toutes les cérémonies de la religion. Les seuls ministres de cette religion, les féciaux, les signoient: et cette circonstance distinguoit les foedera et les sponsiones. Nous devons ce détail à Tite Live (57). Il fait disparoître la difficulté. Les [42] antiquaires auront pris les féciaux pour les consuls. Mais sans songer à cette méprise, ces antiquaires, que rien n’obligeoit à la précision dans l’explication des monumens publics, ont marqué l’année du régifuge, par les noms célèbres du fondateur de la liberté et de celui du capitole. Il leur importoit peu de s’assurer s’ils exercèrent le consulat ensemble.

[Les sujets des Romains] XXX. Les peuples d’Ardée, d’Antium, de Terracine n’étoient point sujets des Romains, ou s’ils l’étoient, les historiens nous ont donné une idée très fausse de l’étendue de la république. Transportons-nous dans le siècle de Brutus, et puisons dans la politique des Romains, une définition du terme d’allié assez éloignée de la nôtre. Rome, quoique la dernière colonie des latins, songea de bonne heure à réunir toute cette nation sous ses loix. Sa discipline, ses héros et ses victoires lui acquirent bientôt une supériorité décidée. Fiers, mais politiques, les Romains en usèrent avec une sagesse digne de leur bonheur. Ils comprirent que des cités mal-asservies arrêteroient les armes, épuiseroient les trésors, et corromproient les moeurs de la république. Sous le nom plus spécieux d’alliés, ils surent faire aimer leur joug aux vaincus. Ceux-ci consentirent avec plaisir à reconnoître Rome pour la capitale de la nation Latine, et à lui fournir un corps de troupes dans toutes ses guerres. La république ne leur devoit qu’une protection, marque de sa souveraineté et qui leur coutoit si cher. Ces peuples étoient alliés de Rome, mais ils virent bientôt eux-mêmes qu’ils en étoient esclaves (58).

[. . .] XXXI. Cette explication diminue la difficulté, me dira-t-on, mais ne la dissipe pas. Ypekooi, l’expression dont se sert Polybe, signifie sujet, dans le sens propre du mot. Je ne le contesterai pas. Mais nous n’avons que la traduction de ce traité; et si l’on accorde à ses copies une confiance conditionelle pour le fond des choses, il ne doit pas être permis de rien conclure de leurs expressions prises à la rigueur. Les assemblages d’idées sont si arbitraires, que le plu habile traducteur peut chercher des expressions équivalentes, mais n’en trouve guères que de semblables (59). Le langage de ce traité étoit ancien. Polybe se fia aux antiquaires Romains. La vanité leur grossit les objets. Foederati ne signifie pas des alliés égaux: rendons-le ,dirent-ils, par sujets.

[Leur marine] XXXII. La marine des Romains embarassa encore nos critiques. Polybe nous assure que la flotte de Duillius fut leur premier essai dans ce genre (60). Eh bien, Polybe se trompe, puisqu’il se contredit; voilà toute ma conclusion. Mais en admettant même son récit, lhistoire Romaine ne s’écrouleroit cependant pas. Voici une hypothèse qui explique ce phénomène d’une manière raisonnable; et c’est tout ce qu’on est en droit d’exiger d’une hypothèse. Tarquin opprime le peuple et les soldats. Il s’approprie tout le butin. On se dégoûte de la milice. On équipe de petits bâtimens qui font des courses sur mer. La république naissante les protège, mais met un frein par ce traité à leurs déprédations. Des guerres continuelles, la paye qu’on accorde aux troupes de terre, font négliger la marine; et dans un siècle ou deux, on oublie qu’elle a jamais existé (61). Polybe aura parlé d’une façon un peu trop générale.

XXXIII. D’ailleurs la première marine des Romains ne pouvoit être composée que de bâtimens à cinquante rames. Gelon et Hieron construisirent des vaisseax plus grands (62). Les Grecs et les Carthaginois les imitèrent; et dans la première guerre Punique, les Romains mirent en mer de ces vaisseaux à trois ou quatre rangs de rames, qui étonnent encore nos antiquaires et nos méchaniciens. Cet armement étoit bien propre à faire oublier leurs essais antiques et grossiers (63).

[Réflexions sur cette dispute] XXXIV. J’ai défendu avec plaisir une histoire utile et intéressante. Mais j’ai voulu surtout montrer par ces réflexions, combien sont délicates les discussions de la critique, où il ne s’agit pas de saisir la démonstration, mais de comparer le poids des vraisemblances opposées; et combien il faut se défier des systhêmes les plus éblouissans, puisqu’il y en a si peu qui soutiennent l’épreuve d’un examen libre et attentif.

[La critique une pratique sans être une routine] XXXV. Une nouvelle considération embarasse la critique d’une nouvelle difficulté. Il est des sciences qui ne sont que des connoissances: leurs principes sont des vérités de spéculation et non des maximes de conduite. Il est plus facile de comprendre stérilement une proposition, que de se la rendre familière, de l’appliquer avec justesse, de s’en servir comme d’un guide dans ses études, et d’un flambeau dans ses découvertes.

La marche de la critique n’est point une routine. Ses principes généraux sont vrais, mais stériles. Celui qui ne connoît qu’eux, se mépren également qu’il veuille les suivre ou qu’il ose s’en écarter. Le génie plein de ressources, maître des règles, mais maître aussi des raisons des règles, paroît souvent les mépriser. Sa route nouvelle et hardie semble l’en éloigner: mais suivez-le jusqu’au bout, vous voyez en lui un admirateur, mais un admirateur éclairé des mêmes règles, qui sont toujours la base de ses raisonnemens et de ses découvertes. Que toutes les sciences fussent legum non hominum respublica, voilà le souhait du peuple des savans. Son accomplissement feroit son bonheur: mais on ne sait que trop que le boheur des peuples et la gloire de ceux qui les éclairent ou qui les gouvernent, sont des objets souvent différens, et quelquefois opposés. Les savans du preimier ordre ne veulent que des études senblables à la lance d’Achille: elle n’étoit faite que pour la main du héros. Essayons de la manier.

[Le poëte peut-il s’écarter de l’histoire?] XXXVI. Le législateur de la critique a prononcé, que le poëte doit rendre les héros tels que l’histoire nous les fait connoître:

Aut famam sequere, aut sibi convenientia finge,
Scriptor; Homereum (64) si forte reponis Achillem,
Impiger, iracundus, inexorabilis, acer,
Jura neget sibi nata, nihil non arroget armis, &c.(65)

Rèduirons-nous donc le peote au rôle d’un froid annaliste? Lui ôterons-nous ce grand pouvoir de la fiction, ce contraste, ce choc des caractères, ces situations inattendues où l’on tremble pour l’homme, où l’on admire le héros? Ou bien, plus amis des beautés que des règles, lui pardonnerons-nous plus aisément les anachronismes que l’ennui?

[La loi et raison de la loi. Exemple de Virgile] XXXVII. Charmer, atte4ndrir, élever l’esprit, c’est-là l’objet de la poesie. Les loix partiales ne doivent jamais faire perdre de vue qu’elles ne sont que des moyens destinés à aider ses opérations, et non à les embarrasser. On a vu que la philosophie hérissée de démonstrations, ose à peine entamer les idées reçues; commet la poesie pourroit-elle espérer de plaire qu’en s’y prêtant? Nous nous plaisons à revoir les héros et les événemens de l’antiquité: paroissent-ils travestis, ils produisent la surprise, mais une surprise qui révolte contre les nouveautés. Lorsqu’un auteur veut hasarder quelque chamgement, il doit réfléchir s’il en naît une beauté frappante ou légère, mais toujours proportionnée à la violation des loix. Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut racheter son attentat.

Les anachronismes d’Ovide nous déplaisent (66). La vérité y est corrompue sans être embellie. Que le Mezence de Virgile est d’un caractère différent! Ce prince ne périt que par les armes d’Ascagne (67). Mais quel lecteur assez glacé pour y songer un instant, lorsqu’il voit Enée, ministre des vengeances célestes, devenir le protecteur des nations opprimées, lancer la foudre sur la tête du coupable tyran, mais s’attendrir sur la victime infortunée de ses coups, le jeune et pieux Lausus digne d’un autre père, et d’un destin plus propice? Que de beautés l’histoire faisoit perdre au poëte! Encouragé par ce succès, il l’abandonne quand il eût dû la suivre. Enée arrive dans l’Italie si désirée; les Latins accourent pour défendre leurs foyers, tout menace du plus sanglant combat

"Déjà de traits en l’air s’élevoit un nuage;
Déjà couloit le sang prémices du carnage. " (68)

Le nom d’Enée fait tomber les armes aux ennemis. Ils craignent de combattre ce guerrier, dont la gloire s’élève des cendres de sa patrie. Ils courent embrasser ce prince annoncé par tant d’oracles, qui leur apporte du fond de l’Asie, ses dieux, une race de héros, et la promesse de l’empire de l’univers. Latinus lui offre un asile et sa fille. (69) Quel coup de théâtre! Qu’il étoit digne de la majesté de l’épopée, et de la plume de Virgile! Qu’on lui compare, si on l’ose, l’ambassade d’Ilioneus, le palais de Latinus, et le discours du monarque (70).

[Eclaircissemens et restrictions] XXXVIII. Que le poëte, je le répète encore, ose hasarder, pourvû que le lecteur retrouve toujours dans ses fictions, ce même dégré de plaisir que la vérité et les convenances lui eussent offert. Qu’il ne bouleverse pas les annales d’un siècle pour dire une antithèse. L’invention ne trouvera pas cette loi trop sévère, si elle réfléchit que le sentiment appartient à tous les hommes, que les connoissances ne sont le partageque d’un petit nombre, et que le beau agit plus puissamment sur l’ame que le vrai sur l’esprit. Qu’elle se souvienne toutefois qu’il est des écarts que rien ne peut faire oublier. L’imagination forte de Milton, la versification harmonieuse de Voltaire, ne nous reconcilieroient jamais avec César lâche, Catilina vertueux, Henri IV, vainqueur des Romains. Disons en rassemblant nos idées, que les caractères des grands hommes doivent être sacrés; mais que les poëtes peuvent écrire leur histoire, moins comme elle a été, que comme elle eût dû être; qu’une création nouvelle révolte moins que des changemens essentiels, parce que ceux-ci supposent l’erreur, et celle-là une simple ignorance; et qu’enfin on rapproche plus aisément les tems que les lieux.

On doit sans doute de l’indulgence aux siècles reculés, où les systêmes des chronologistes sont les fictions des poëtes, à l’agrément près. Quiconque ose condamner l’épisode de Didon est plus philosophe ou moins homme de goût que moi (71).

[Les sciences naturelles] XXXIX. Plus on a approfondi les sciences, plus on a vu qu’elles étoient toutes liées. On a cru voir un bois immense. Au premier coup d’oeil tous les arbres qui le formoient paroissoient isolés, mais a-t-on percé la superficie, on a vu que toutes les racines étoient entremêlées.

Il n’y a point d’étude, pas même la plus chétive et la moins connue, qui n’offre quelquefois des faits, des ouvertures, des objections à la plus sublime et à la plus éloignée des connoissance. J’aime à peser sur cette considération. Il faut faire voir aux nations et aux professions différentes, leurs besoins réciproques. Montrez à l’Anglois les avantages du François; faites connoître au physicien les secours que la littérature lui présente; l’amour-propre supplée à ce que la discrétion vous a fait supprimer. Ainsi la philosophie s’étend: l’humanité gagne. Les hommes étoient rivaux; ils sont frères.

[Liaison de la physique et de la littérature] XL. Dans toutes les sciences nous nous appuyons sur les raisonnemens et sur les faits. Sans ceux-ci nos études seroient chimériques: privées de ceux-là elles ne sauroient être qu’aveugles. C’est ainsi que les Belles Lettres sont mélangées. Toutes les branches de l’étude de la nature, qui cache souvent sous une petitesse apparente une grandeur réelle, le sont, pareillement. Si la physique a ses Buffons, elle a aussi (pour parler le langage du tems) ses érudits. La connoissance de l’antiquité leur offre aux uns et aux autres, une riche moisson de faits propres à dévoiler la nature, ou du moins à empêcher ceux qui l’étudient, de prendre un nuage pour une divinité. Quelles lumières le médicin ne puise-t-il pas dans la description de la peste qui désola Athènes? J’admire avec lui la force majestueuse de Thucydide (72), l’art et l’énergie de Lucrèce (73); mais il va plus loin: il étudie dans les maux des Athéniens ceux de ses concitoyens.

Je sais que les anciens s’appliquoient peu aux sceinces naturelles; que destitués d’instrumens, et isolés dans leurs travaux, ils n’ont pû rassembler qu’un petit nombre d’observations mêlées d’incertitudes, diminuées par les injures du tems, et jettées au hasard dans un grand nombre de volumes (74) : mais la pauvreté doit-elle inspirer la négligence? L’activité de l’esprit humain s’excite par les difficultés. La nécessité, mère du relâchement, seroit un assemblage étrange.

[Avantages des anciens. Spectacles de l’amphithéâtre] XLI. Les partisans mêmes les plus zélés des modernes, ne disconviendront pas, je pense, de secours que les anciens possédoient et dont nous manquons. Je rappelle en frémissant les spectacles sanglans des Romains. Le sage Cicéron les détestoit et les méprisoit (75). La solitude et le silence l’emportoient de beaucoup chez lui, sur ces chefs-d’oeuvre de magnificence, d’horreur et de mauvais goût (76).

En effet, se plaire au carnage, n’est digne que d’une troupe de sauvages. On ne pouvoit élever des palais, pour y faire combattre des bêtes, que chez un peuple qui préféroit les décorations aux beaux vers, et les machines aux situations. (77) Mais tels étoient les Romains: leurs vertus, leurs vices, et jusqu’à leurs ridicules étoient tous liés à leur principe dominant, l’amour de la patrie.

Cependant ces spectacles, si affreux aux yeux du philosophe, si frivoles à ceux de l’homme de goût, devoient être bien précieux pour le naturaliste. Qu’on se représente le monde épuisé pour fournir ces jeux, les trésors des riches et le pouvoir des grands mis en oeuvre pour déterrer des créatures singulières par leur force, ou par leur rareté, pour les amener dans l’amphithéâtre de Rome, et pour mettre en jeu l’animal entier (78). Ce devoit être une école admirable, surtout pour cette partie la plus noble de l’histoire naturelle, qui s’applique plutôt à étudier la nature et les proprietés des animaux, qu’à décrire leurs os et leurs cartilages. Souvenons-nous que Pline a fréquenté cette école, et que l’ignorance a deux filles, l’incrédulité et la foi aveugle. Ne défendons pas moins notre liberté contre l’une que contre l’autre.

[Pais où les physiciens anciens étudioient la nature] XLII. Si l’on sort de ce théâtre, pour entrer dans un autre plus vaste, et pour examiner quelles étoient les contées soumises aux naturalistes et aux physiciens de l’antiquité , nous ne les plaindrons pas.

Je sais que la navigation nous a ouvert un nouvel hémisphère; mais je sais aussi que la découverte d’un matelot et le voyage d’un marchand, n’éclairent pas toujours le monde, comme ils l’enrichissent. Les limites du monde connu sont plus étroit que celles du monde matériel; et les bornes du monde éclairé sont encore plus resserrées. Du tems des Pline, des Ptolomée,et des Galien, l’Europe à présent le siège des sciences, l’étoit également; mais la Grèce, l’Asie, la Syrie, l’Aegypte, l’Afrique, pais féconds en miracles, étoient remplis d’yeux dignes de les voir. Tout ce vaste corps étoit uni par la paix, par les loix et par la langue. L’Africain et le Breton, l’Espagnol et l’Arabe se rencontroient dans la capitale, et s’instruisoient tour-à- tour. Trente des premiers de Rome, souvent éclairés eux-mêmes, toujours accompagnés de ceux qui l’étoient (79), partoient tous les ans de la capitale pour gouverner les provinces, et pour peu qu’ils eussent de curiosité, l’autorité applanissoit les routes de la science.

[La Grande Bretagne inondée par l’océan.] XLIII. C’étoit sans doute de son beua-père Agricola, que Tacite apprît que l’océan inondoit la Grande Bretagne, et rendoit ce pais un amas de marais (80). Hérodien nous confirme ce fait (81). Cependant aujourd’hui, à quelques endroits près, le terrein de notre île est assez élevé (82). Pourroit-on ranger ce fait parmi ceux qui confirment le systême de la diminution des eaux? Trouvera-t-on dans les ouvrages des hommes, de quoi affranchir le pais du joug de l’océan? Le sort du marais de Pomptine (83) et quelques autres, nous donneroit d’assez minces idées de leurs travaux. Quoiqu’il en soit, content d’avoir fourni les matériaux, j’en laisse l’emploi aux physiciens. Ce n’est pas chez les anciens qu’on apprend à n’approfondir rien, à effleurer chaque chose, et à parler avec le plus de hardiesse de sujet qu’on entend le moins.

[L’Esprit Philosophique. Prétensions à l’esprit philosophique] XLIV. " Après l’esprit de discernement, ce qu’ily a de plus rare au monde (dit le judicieux la Bruyère) ce sont les perles et les diamans". Je mets sans balancer l’esprit philosophique avant celui du discernement. C’est la chose du monde laplus prônée, la plus ignorée et la plus rare. Il n’y a point d’écrivain qui n’y aspire. Il sacrifie de bonne grace la science. Pour peu que vous le pressiez, il conviendra que le jugement sévère embarasse les opérations du génie: mais il vous assurera toujours que cet esprit philosophique qui brille dans ses écrits, fait le caractére du siècle où nous vivons. L’esprit philosophique d’un petit nombre de grands hommes, a formé, selon lui, celui du siècle. Celui-ci s’est répandu dans tous les ordres de l’état, et leur a préparé à son tour de dignes successeurs.

[Ce qu’il n’est pas] XLV. Cependant si nous jettons les yeux sur les ouvrages de nos sages, leur diversité nous laisseroit dans l’incertitude sur la nature de ce talent; et celle-ci pourroit nous conduire à douter s’il leur est tombé en partage. Chez les uns il consiste à se frayer des routes nouvelles, et à fronder toute opinion dominante, fut-elle de Socrate ou d’un inquisiteur Portugais, par la seule raison qu’elle est dominante. Chez les autres cet esprit s’identifie avec la géométrie, cette reine impérieuse qui, non contente de régner, proscrit ses soeurs, et déclare tout raisonnement peu digne de ce nom, s’il ne roule pas sur des lignes et sur des nombres. Rendons justice à l’esprit hardi, dont les écarts ont quelquefois conduit à la vérité, et dont les excès mêmes, comme les rébellions des peuples, inspirent une crainte salutaire au despotisme. Pénétrons-nous bien de tout ce que nous devons à l’esprit géomètre: mais cherchons pour l’esprit philosophique, un objet plus sage que celui-là, et plus universel que celui-ci.

[Ce qu’il est] XLVI. Quiconque s’est familiarisé avec les écrits de Cicéron, de Tacite, de Bacon, de Leibnitz, de Fontenelle, de Montesquieu, s’en sera fait une idée aussi juste et bien plus parfaite que celle que j’essayerai de tracer.

L’esprit philosophique consiste à pouvoir remonter aux idées simples; à saisir et à combiner les premiers pricipes. Le coup d’oeil de son possesseur est juste, mais en même tems étendu. Placé sur une hauteur, il embrasse une grande étendue de pais, dont il se forme une image nette et unique, pendant que des esprits aussi justes, mais plus bornés, n’en découvrent qu’une partie. Il peut être géomètre, antiquaire, musicien, mais il est toujours philosophe, et à force de pénétrer les premiers principes de son art, il lui devient supérieur. Il a place parmi ce petit nombre de génies qui travaillent de loin en loin à former cette première science à laquelle, si elle étoit perfectionnée, les autres seroient soumises. En ce sens cet esprit est bien peu commun. Il est assez de génies capables de recevoir avec justesse des idées particulières; il en est peu qui puissent renfermer dans une seule idée abstraite, un assemblage nombreux d’autres idées moins générales.

[Le secours qu’il peut tirer de la littérature] XLVII. Quelle étude peut former cet esprit? Je n’en connois aucune. Don du ciel, le grand nombre l’ignore ou le méprise; les sages le souhaitent; quelques-uns l’ont reçu; nul ne l’acquiert: mais je crois l’étude de la littérature, cette habitude de devenir, tour à tour, Grec, Romain, disciple de Zénon ou d’Epicure, bien propre à le développer et à l’exercer. A travers cette diversité infinie d’esprits, on remarque une conformité générale entre ceux à qui leur siècle, leur pais, leur religion ont inspiré uine manière à peu près pareille d’envisager les mêmes objets. Les ames les plus exemptes de préjugés, ne sauroient s’en défaire entièrement. Leurs idées ont un air de paradoxe; et en brisant leurs chaines, vous sentez qu’elles les ont portées. Je cherche chez les Grecs des fauteurs de la démocratie; des enthousiastes de l’amour de la patrie chez les Romains; chez les sujets de Commode, de Sévère ou de Caracalla, des apologistes du pouvoir absolu; et chez l’Epicurien de l’antiquité (84), la condamnation de sa religion. Quel spectacle pour un esprit vraiment philosophique de voir les opinions les plus absurdes reçues chez les nations les plus éclairées, des barbares parvenus à la connoissance des plus sublimes vérités, des conséquences vraies, mais peu justes, tirées des principes les plus erronés, des principes admirables qui approchoient toujours de la vérité sans jamais y conduire, le langage formé sur les idées, et les idées justifiées par le langage, les sources de la morale partout les mêmes, les opinions de la contentieuse métaphysique partout variées, d’ordinaire extravagantes, nettes seulement pendant qu’elles furent superficielles, subtiles, obscures, incertaines toutes les fois qu’elles prétendirent à la profondeur! Un ouvrage Iroquois, fut-il rempli d’absurdités, seroit un morceau impayable. Il offriroit une expérience unique de la nature de l’esprit humain, placé dans des circonstances que nous n’avons jamais éprouvées, et dominé par des moeurs et des opinions religieuses totalement contraires aux nôtres. Quelquefois nous serions frappés et instruits par la contrariété des idées qui en naîtroient; nous en chercherions les raisons; nous suivrions l’ame d’erreur en erreur. Quelquefois aussi nous reconnoîtrions avec plaisir nos principes, mais découverts par d’autres routes et presque toujours modifés et altérés. Nous y apprendrions non seulement à avouer, mais à sentir la force des préjugés, à ne nous étonner jamais de ce qui nous paroît le plus absurde, et à nous défier souvent de ce qui nous semble le mieux établi.

J’aime à voir les jugemens des hommes prendre une teinture de leurs préventions, à les considérer qui n’osent pas tirer des principes qu’ils reconnoissent pour être justes, les conclusions qu’ils sentent être exactes. J’aime à les surprendre qui détestent chez le barbare, ce qu’il admirent chez le Grec, et qui qualifient la même histoire d’impie chez le Payen, et de sacrée chez le Juif.

Sans cette connoissance philosophique de l’antiquité, nous ferions trop d’honneur à l’espèce humaine. L’empire de la coutume nous seroit peu connu. Nous confondrions à tout moment l’incroyable et l’absurde. Les Romains étoient éclairés; cependant ces mêmes romains ne furent pas choqués de voir réunir dans la personne de César un Dieu, un prêtre et un Athée (85). Il vit élever des temples à sa clémence (86). Collègue de Romulus, il recevoit les voeux de la nation (87). Sa statue étoit couchée, dans les fêtes sacrées, auprès de ce Jupiter qu’un instant après il alloit lui-même invoquer (88). Fatigué de cette vaine pompe, il cherchoit Pansa et Trébatius pour se moquer avec eux de la crédulité du peuple, et de ses Dieux l’effet et l’objet de sa terreur (89).

[L’histoire est la science des causes et des effets] XLVIII. L’histoire est pour un esprit philosophique, ce qu’étoit le jeu pour le Marquis de Dangeau (90). Il voyoit un systême, des rapports, une suite, là, où les autres ne discernoient que les caprices de la fortune. Cette science est pour lui celle des causes et des effets. Elle mérite bien que j’essaie de poser quelques règles propres, non à faire germer le génie, mais à le garantir des écarts: peut-être que si on les avoit toujours bien pesées, on auroit pris plus rarement la subtilité pour la finesse d’esprit, l’obscurité pour la profondeur, et un air de paradoxe pour un génie créateur.


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Paragraphs I-XIV)
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From the Autobiography of Edward Gibbon

(23) Vie de Bacon par Mallet, p. 27.

(24) V. Terent. Eunuch. Act. II, Sc. II. Heauton, Act. I, Sc. I. Les Cupedinarii dont parle Térence ne détruisent point cette réflexion. Ce mot (quand même on n’adopteroit pas la conjecture de Saumaise) étoit devenu d’un nom propre, un nom appellatif. V. Térence Eunuch. sct. II, sc. II.

(25) Amphytr. act. I,sSc. I. Quid faciam nunc, si Tresviri me in carcerem compegerint, &c.

(26) V. les Dissertations de M. De la Bleterie sur le pouvoir des Empereurs. Mèm de l’Acad. des Belles-Lettres, tom. XIX, p. 357-457, tom. XXI, p. 299, &C. tom. XXIV, p. 261, &c. p. 279, &C.

(27) Varron de ling. Latina, l. IV. Dionys. Halycarn. l. XI. p. 76. Plutarch. In Romul.

(28) Voyez ses paroles: «Sora (quis credat?) et Algidum terrori fuerunt. Satricum et Corniculum provinciae. De Verulis et Bovillis pudet; sed triumphavimus. Tibur nunc suburbanum, et aestivae Praeneste, deliciae, nuncupatis in capitolio votis petebantur. Idem tunc Faesulae, quod Carrae nuper. Idem nemus Aricinum, quod Hercynius saltus: Freghellae quod Gessoriacum: Tiberis quod Euphrates. Coriolos, quoque, proh pudor! Victos, adeo gloriae fuisse ut captum oppidum C. Marcius Coriolanus, quasi Numantiam aut Africam, nomini induerit extant, et parta de antio spolia, quos Moenius in suggestu fori, capta hostium classi, suffixit; si tamen illa, classis: nam sex fuere rostratae. Sed hic numerus illis initiis navale bellum fuit» (1). Properce a entrevu cette idée, mais confusément.

"Cossus, at insequitur Veientes eaede Tolumni/Vincere dum Veios posse, laboris erat./Nec dum ultra Tiberim, belli sonus, ultima praeda/Nomentum, et captae jugera terna Corae" (2)
Mais dans toute la tirade il mêle deux idées, qui par elles-mêmes et par leurs effects, sont très différentes. La comparaison de Rome florissante avec Rome naissante, pénétre l’ame d’un sentiment de grandeur et de plaisir. Au lieu que ces campagnes incultes où paroissoient à peine les débris de l’ancienne Veies, inspirent la mélancolie et l’attendrissement.
(1) L. Annaei Flori, l. I c:XI. (2) Propertii Eleg. L. IV. Eleg.: XI, v. 23.

(29) Virg. Aened. l. VIII. v. 185-370.

Hinc ad Tarpeiam sedem et Capitolia ducit,
Aurea nunc, olim sylvestribus horrida dumis.
-----------Armenta videbant
Romanoque foro et lautis mugire Carinis

(30) Rien de plus difficile pour un écrivain élevé dans le luxe, que de peindre sans bassesse des moeurs simples. Lisez l’Epitre de Penelope dans Ovide, vous vous y sentirez révolté de cette même rusticité qui vous enchante chez Homère. Lisez Mademoiselle de Scudéry, vous serez désagréablement surpris de retrouver à la cour de Tomyris la pompe de celle de Louis XIV. Il faut être fait à ces moeurs pour en saisir le ton. La réflexion a tenu lieu d’expérience à Virgile, et peut-être à Fenelon. Ils ont connu qu’il les falloit orner un peu, pour ménager la délicatesse de leurs concitoyens; mais qu’on choqueroit cette même délicatesse, si on les fardoit beaucoup.

(31) J’aurois dû dire Alesia. Alexia est une leçon fautive de quelques éditions des commentaires; mais les plus anciens manuscrits, d’accord avec les autres écrivains, portent constamment Alesia (1) (1) Notice de l’ancienne Gaule, par M. d’Anville, p. 49.

(32) Liv. l. IV. c. 59, 60.

(33) Liv. l. XXX. c. 45, &c. Arbuthnot’s Tables, p. 181, &c.

(34) Sallust in Bell. Catilin. p. 22. edit. Thysii.

(35) Ce taux étoit de trois mille drachmes, ou douze mille sesterces pour le simple légionaire (1), du double pour le cavalier et le centenier, et du quadruple pour le tribun (2). La légion Romaine, depuis l’augmentation de Marius (3), étoit de six mille fantassins, et de trois cens chevaux. Ce grand corps n’avoit que soixante-six officiers, savoir soixante centeniers et six tribuns. Voilà le calcul:

 

Liv. Sterl.

282000 légionaires à 3000 drachmes ou 12000 sesterces, ou £ 105 sterling chacun

28. 905. 000

2820 centeniers et 14100 cavaliers à 6000 drachmes ou 210 livres sterling chacun

3. 468. 600

282 tribuns à 12000 drachmes ou £ 410 chacun

115. 620

En tout

£ 32. 489. 220

Suivant les calculs de M. Arbuthnot cette somme ne seroit que de £ 30. 705. 220, la drachme valant 7,3/4 sous l’Angleterre (1). Mais quelques recherches que j’aie faites, la drachme Attique des derniers tems, égale au dernier Romain en poids comme en valeur, valoit 8,1/5 de cette monnoye (2)

(1) Arbuth. Tables, p. 15;
(2) V. Mes Rem. MSS. Sur les poids,&c. des anciens. Hooper, p.108 et Eissenschmidt, p. 25,&c.

(36) Liv. l. LXXXIX. Epitom. Freinsheim. suppl. l. LXXXIX. c. 34. Sur l’article des colonies militaires on peut consulter les Cenotaphia Pisana du Cardinal Norris. Le second chapitre de sa première dissertation contient des détails très instructifs sur cette matière.

(37) Tacit. Annal. XIV. p. 249. edit. Lipsii.

(38) Tacit. de Mor. German. p. 441.

(39) Sallust. In Bell. Catilin. p. 40. Cicero in Catilin. Orat. II c. 9.

(40) Racin. Mithrid. act. III. sc. I.

(41) V. Donat. in Vit. Virgil. Virgil. Eclog., IX. V. 2 &c.

(42) Virg. Georg. l. I. v. 40 § Varro de re Rustic. l. I. c. I.

(43) Hic petit excidiis urbem miserosque penates, / Ut gemmâ bibat, et Sarrano dormiat ostro. Virg. Georg. l. II v. 505, &c.

(44) Virg. Georg. l. IV. v. 125 et seq.

(45) Il étoit du nombre des pirates auxquels Pompée avoit donnè des terres. V. Serv. in loc. et Vell. Pater. l. II, p. 56.

(46) Virg. Georg. l. I. v. 512.

(47)

Sylvester homines sacer interpresque Deorum

Caedibus et victu faedo deterruit Orpheus;

Dictus ob hoc lenire tigres rabidosque leones.

Horat. Ars Poet. v. 391.

 

(48) Tillemont. Hist. des Emper. Tacit. Annal. l. I p. 39. Dionys. l. IV. p. 565. Sueton, in August. c. 49.

(49) Clerici Ars Crit. l. I c. 1.

(50) Il faut borner ce vrai au vrai histoire, à la vérité de leurs témoignages, et non de leurs opinions. Cette dernière espèce de vérité est plutôt du ressort de la logique que de celui de la critique.

(51) C’est-à-dire, l’autorité combinée avec l’expérience.

(52) Il s’agit principalement des élémens de la géométrie et de ceux de la critique.

(53) Une définition claire de cette certitude sur laquelle on se disputoit, auroit pu abréger la controverse. "C’est la certitude historique". Mais cette certitude varie de siècle en siècle. Je crois en gros à l’existence et aux actions de Charlemagne: mais la certitude que j’en ai, n’est point égale à celle des exploits de Henri quatre.

(54) V. Mém. de l’Acad. des Belles-Lettres, tom. VI. p. 14-190.

(55) Dissert. sur l’Incertit. de l’Hist. Rom. p. 33-46.

(56) Polyb. Hist. l. III. c. 22.

(57) Spoponderunt consules, legati, quaestores, tribuni militum, nominaque eorum qui spoponderunt adhuc extant, ubi si ex foedere acta res esset praeterquam duorum fecialium non extarent. Tit. Liv. l. IX. c. 5.

(58) Tit. Liv. l. VIII. c. 4. Le préteur Annius appelle le gouvernement des Romains, Regnum impotens.

(59) V. Cleric. Ars Critic. l. II. c. 2 § 1, 2, 3.

(60) Polyb. l. I. c. 20.

(61) Je ne dis rien de la flotte qui parut devant Tarente. Je crois que les vaisseaux appartenoient aux habitans de Thuricun. Voyez Freinsheim Supplem. Livian. l. XII. c. 8.

(62) Arbuthnot’s Tables, p. 225. Hist. du commerce des anciens, par Huet, c. 221.

(63) On peut voir une autre hypothèse du célèbre M. Freret. Elle plait par sa simplicité, mais elle me paroît insoutenable.Voy. Mémoires de l’Académ. Des Belles-Lettres, tom. XVIII, p. 102, &c.

(64) V. Bentley et Sanadon au v. 120 de l’Art Poetique d’Horace.

(65) Horat. Ars Poet. v. 119 et seq.

(66) En matière de géographie et de chronologie on doit peu compter sur l’autorité d’Ovide. Ce poëte étoit d’une ignorance grossière dans ces deux sciences. Lisez la description des voyages de Médée; Metamorph. l. VII. v. 350 à 402 et le XIV l. des mêmes Metamorph. Celle-là est remplie d’erreurs géographiques, qui donnet la torture aux commentateurs mêmes; et celui-ci fourmille de bévues chronologiques.

(67) Serv. ad Virg. Aeneid. l. IV. v. 620. Dion. Halycarn. Antiq. Rom. l. I.

(68) Racin. Iphig. act v. sc. dern.

(69) Tit. Liv. l. I. c. I.

(70) Virg. Aeneid. l. VII. v. 148 jusqu’à 285.

(71) On peut douter cependant si cet épisode blesse la véritable chronologie. Dans le systême plausible du Chevalier Newton, Enée et Didon se trouvent contemporains (1). Les Romains devoient mieux connoître l’histoire de Carthage que les Grecs. Les archives de Carthage étoient passées à Rome (2). La langue Punique y étoit assez connue (3). Les Romains consultoient volontiers les Africains sur leurs origines (4). D’ailleurs (et c’est assez pour disculper notre peote) Virgile adopte une chronologie plus conforme aux supputations de Newton qu’à celles d’Eratosthène. Peut-être on ne sera pas fâché de voir les preuves de ce sentiment. Sept ans suffirent à peine au courroux de Junon et aux voyages d’Enée. C’est Didon qui me l’apprend;

"-------------Nam te jam septima portat
" Omnibuss errantem terris et fluctibus aetas (5)"

(1) V. Newton’s Chronology of Ancient Kingdoms reformed
, p. 32.
(2) Universal History
, tom. XVIII. p. 111, 112.
(3) Plaut. Penul. Act v. sec. 1.
(4) Sallust. In Bell. Jugurth. c. 17. Ammian Marcel l. XXII. Mem. De l’Acad. des Belles Lettres, tom. IV. p. 464.
(5) Virgil. Aeneid. l. I. v. 755.

(72) Thucydid. l. I.

(73) Lucret. De Rer. Natur. l. VII. v. 1136, &c.

(74) M. Freret croyoit les observations philosophiques des anciens plus exactes qu’on ne le pense. Quiconque connoît le génie et les lumières de M. Freret, sent le poids de son autorité. V. Mém. de l’Académ. des Belles Lettres, tom. XVIII, p. 97.

(75) Cicéron envie la sort de son ami marius qui passa à la campagne les jours des jeux magnifiques de Pompée. Il parle avec assez de mépris du reste des spectacles: mais il s’attache surtout aux combats des bêtes sauvages. "Reliquae sunt venationes, (dit-il) binae per dies quinque; magnifice, nemo negat, sed quae potest homini esse polito delectatio, cum aut homo imbecillus à valentissimâ bestiâ laniatur aut praeclara bestia venabulo transverberatur?"

(76) Cicero ad Famil. l. VII. Epist. 1.

(77) Horat. L. III. Ep. 1 v. 187

(78) V. Essais de Mont. vol. III. P. 140. Mon exemple étoit très bon, ma citation fort mauvaise. J’aurois dû recourir à l’original (1), Vopiscus. Cet auteur rapporte à l’occasion du triomphe de Probus, qu’on amena dans l’amphitéâtre cent lions, autant de lionnes, cent léopards Libyens, le même nombre de Syriens, et trois cent ours. Je ne connois point de spectacle plus nombreux, mais les animaux que Gordien avoit assemblés, et dont se servit Philippe dans ses jeux séculaires, ét6oient plus curieux par leur variété et par leur rareté. Il y avoit trente-deux éléphans, dix élans, dix tigres, soixante lions apprivoisés, trente léopards apprivoisés, dix hyènes, un hippopotame, un rhinocéros, dix agrioleontes, dix camelopardali, vingt ânes sauvages, et quarante chevaux sauvages (2). C’est principalement dans la décadence de l’empire et du goût, qu’il faut chercher cette magnificence.

(1) On ignore ce qu’ils sont. Saumaise lit argoleontes, des lions blancs (a), Casaubon et Scaliger (b) agrioleontes, des lions sauvages.
(2) Jul. Capitolin. In Gordian. p. 164
(a) Comment. Salmas. In Hist. Aug. 268
(b) Comment. Casaub. In eand. Hist. p. 169

(79) V. Strab. L. XVII. p. 816 edit. Casaub.

(80) Tacit. in Vit. Agricol. c. 10.

(81) Herodian. Hist. l. III c. 47.

(82) Voci le paroles d’Hérodien: "Tà gàr plesta tes Bretannòn chóras epiklúzomena tais tou okeanou sunechòs àmpotisin elòde gínetai". Tacite s’exprime d’une manière encore plus forte. "Unum addiderim (dit-il), nusquam latius dominari mare; multum fluminum huc atque illuc ferri, nec littore tenus accrescere aut resorberi, sed influere penitus atque imbire; etiam jugis atque montibus influere velut in suo".

(83) Le consul Céthégus dessécha ce marais a. u. C. 592. Du tems de Juls-César il étoit derechef inondé. Ce dictateur avoit dessein d’y faire travailler. Il paroît qu’Auguste le fit; mais je doute que ses travaux ayent mieux réussi que les premiers. Du moins Pline l’appelle encore marais. Horace l’avoit en quelque sorte prédit. "Debemur morti nos nostraque/ Sterilis ut palus dudum aptaque remis/Vicinas urbes alit et grave sensit aratrum". Freinsheim Supp. l. XLVI c. 44, Suet. l. I c. 34, Plin, Hist. Nat., l. III c. 5.

(84) Depuis qu’Epicure eut répandu sa doctrine, on commença à se déclarer assez publiquement sur la religion dominante, et à ne la regarder que comme une institution. V. Lucret. De Rer. Natur. l. I v. 62, &c. Sallust. In Bell. Catilin. c. 51. Cicero pro Cluent. c. 61.

(85) Athée en niant sinon l’existence, du moins la providence de la divinité; car César étoit Epicurien. Ceux qui ont envie de v oir comment un homme d’esprit peut rendre obscure une vérité claire, liront avec plaisir les doutes que M. Bayle a su répandre sur les sentimens de César. V. Dict. de Bayle à l’article César.

(86) V. Mémoires de l’Acad. des Bell. Lett. tom. I p. 369 &c.

(87) Cicero ad Attic, l. XII. epist. 46,&c. l. XIII. epist. 28.

(88) César étoit souverain pontife, et ce sacerdote n’étoit point pour les empereurs un vain titre. Les belles dissertations de M. De la Bastie sur le pontificat des empereurs convaincront les incrédules, s’il en est, sur cet article. Consultez surtout la troisième de ces pièces insérée dans les Mém. de l’Acad. des Belles-Lettres, tom. XV. p. 39.

(89) Lucrèce, né avec cet enthousiasme d’imagination, qui fait les grands poetes et les missionnaires, voulut être l’un et l’autre. Je plaindrois le théologien qui ne feroit pas grace au dernier en faveur du premier. Lucrèce, après avoir prouvé la Divinité malgré lui-même, en rapportatnt les phénomènes de la nature à des causes générales, cherche comment l’erreur qu’il combat a pu s’emparer de tous les esprits. Il en trouve trois raisons: I. Nos somges; nous y voyons des êtres et des effets que nous ne rencontrons point dans ce monde; nous leur accordons aussitôt une existence réelle et une puissance immense. II. Notre ignorance de la nature, qui nous fait recourir par tout à l’action de la Divinité. III. Notre crainte, lo’effet de cette ignorance; elle nous engage à flechir devant les calamités qui ravagent la terre, et nous fait essayer d’appaiser par nos prières quelque être invisible qui nous afflige. Lucrèce exprime cette dernière raison avec une énergie et une rapidité qui nous enlève. Il ne nous accorde point le tems de l’examiner.

"Praeterea cui non animus formidine Divûm,
Contrahitur? Cui non conrepunt membra pavore,
Fulminis horribili cum plaga torrida tellus
Contremit, et magnum percurrunt murmura coelum?
Non populi, gentesque tremunt? Regesque superbi
Conripiunt Divûm perculsi membra timore,
Ne quod ob admissum foede dictumve superbe
Poenarum grave sit solvendi tempus adactum".

Lucret. De Rer. Natura, l. V. ver. 1216 &c.

(90) Fonten. dans l’Eloge du Marq. de Dangeau.


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