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Edward Gibbon

Essai sur l'étude de la littérature

M. Maty, Avis au Lecteur

Note editoriali

Editorial note | Sheffield's Introduction | M. Maty, Avis au Lecteur - À l'Auteur
Paragraphs I-XIV)
| Paragraphs XV-XLVIII) | Paragraphs XLIX-LXXXIII and Conclusion)
From the Autobiography of Edward Gibbon


C'est un véritable essai que je produis au grand jour. Je souhaiterois me connoître. Ma prévention et celle de quelques amis, m'en inspireroient des idées trop avantageuses, si mon Apollon , (1) cette voix secrette que je ne puis faire taire, ne m'avertissoit souvent de me défier de leurs éloges. Dois-je me borner à recueillir avec reconnoissance les bienfaits de mes prédécesseurs? Puis-je espérer d'ajouter quelque chose au trésor commun des vérités ou du moins des idées? Je tâcherai d'entendre l'arrêt du public et même son silence, et je ne l'entendrai que pour m'y soumettre. Point de Philippiques contre mon siècle, point d'appel à la postérité.
L'envie de justifier une étude favorite, c'est-à-dire, l'amour-propre un peu déguisé, fit naître les réflexions suivantes. Je voulois affranchir une science estimable, du mépris où elle languit aujourd'hui. Il est vrai qu'on lit encore les anciens, mais on ne les étudie plus. On n'y apporte plus cette attention, et cet appareil de connoissance que Cicéron et Bossuet exigent de leurs lecteurs. Il est encore des gens de goût, mais il est peu de littérateurs; et ceux qui savent que les gens de lettres peuvent se passer des récompenses plus aisément que de l'estime du public, ne s'en étonneront point.
C'est un essai, je le repète encore; ce n'est point [6] un traité complet qu'on va lire. J'ai envisagé la littérature sous quelques points de vue qui m'avoient frappé. Plusieurs, sans doute, me sont échappé. J'en ai négligé quelques autres. Je ne suis point entré dans la carrière immense des beaux-arts, des beautés qu'ils empruntent de la littérature, et de celles qu'ils lui rendent. Que ne suis-je un Caylus ou un Spence (2) ! J'éleverois un monument éternel à leur alliance. L'on y verroit l'image de Jupiter éclorre dans le cerveau d'Homère, et venir se placer sous le ciseau de Phidias. Mais je ne me suis point dit avec le Corrège; «et moi aussi je suis peintre».

Le 3 Février, 1759.

Après avoir gardé, pendant deux ans, ce petit ouvrage, l'amusement de mon loisir à la campagne, je me hasarde enfin à le donner au public. J'ai besoin de son indulgence pour le fond des choses, et pour le langage. Ma jeunesse m'y donne un juste titre pour l'un, et ma qualité d'étranger me la rend bien nécessaire pour l'autre.

Le 16 Avril, 1761


[7]

À L'AUTEUR

 

Je reçois, mon cher Monsieur, les feuilles de votre ouvrage, toutes mouillées au sortir de la presse. Le sentiment qui vous engagea à me les communiquer, est passé dans mon cœur. Ne me demandez plus mon jugement, il ne peut être que partial.
Mais le public aura-t-il les yeux d'un ami: cet essai de vos forces, ce germe heureux d'ouvrages plus considérables, sera-t-il accueilli, sera-t-il épargné? Inquiétude naturelle à un jeune auteur! Elle l'honore, elle n'est permise qu'à lui. A Dieu ne plaise que vous perdiez de long tems cette précieuse défiance de l'approbation du public, qui vous mit en état de la mériter! Si jamais vieux écrivain vous prenez moins de peine, c'est que vous vous connoîtrez mieux et craindrez moins vos juges.
Voudrois-je ôter à la jeune beauté la modeste rougeur qui lui fait méconnoître ses charmes, et qui ne cessera que quand ils ne seront plus? Non, Monsieur, je ne vous rassure point; je veux jouir de vos allarmes; vos censeurs vont paroître; armez-vous d'intrépidité.
Avez-vous pu croire qu'on pardonneroit à un homme né pour assister aux assemblées tumultueuses du sénat, et à la destruction des renards de sa province, des discussions sur ce qu'on pensa, il y a deux mille ans, sur les divinités de la Grèce, et [8] sur les premiers siècles de Rome? Quoi! Pas la moindre allusion à ce qui se passe de nos jours! Une brochure, où il n'est question ni de la guerre ni du commerce, où l'on ne prescrit point de limites ni ne propose aucune réduction, où l'on ne fait aucun compliment au prince, ni de leçon à ses ministres! En vérité je vous admire, et qu'en dira-t-on, je vous le demande, en Hampshire?
Le Grec doit être laissé au collège et à la roture; ainsi l'a-t-on peut- être décidé chez nos voisins, et cette mode menace de devenir contagieuse. Je sais que Paris ne se croit pas encore déshonoré d'un Caylus et d'un Nivernois, et que votre île compte avec plaisir ses Lyttelton, ses Marchmont, ses Orrery, ses Bath, ses Granville. Mais vous êtes jeune, et l'on soupçonne ceux que je viens de vous nommer d'être un peu du siècle passé. Vos notes sont savantes, mais qui à Newmarket ou dans le caffé d'Arthur peut les lire?
Point d'ordre ni de liaison, dira le géomètre piqué. N'en soyez point surpris, il voit en vous un transfuge. Vous n'avez point donné la pomme à sa Venus, et il juge un écrit de goût sur le pied des élémens d'Euclide.
Parmi vos critiques je vois le littérateur lui-même. Je ne dirai pas que vous pensez, et lui laissez le soin de recueillir. Je vous respecte trop pour voler ce bon mot à Voltaire. Mais vos notes ne consistent point en corrections de passages. Quel vers d'Aristophane avez-vous restitué? De quel manuscrit vous appuyez-vous? D'ailleurs vous envisagez quelques objets sous un point de [9] vue ou nouveau ou singulier. Votre chronologie est celle de Newton; vous justifiez l'anachronisme de Virgile; vos Dieux ne sont pas ceux de .... Craignez sa nouvelle édition: vous aurez place dans ses notes.
Je ne vous reproche point l'obscurité, dirai-je, ou la profondeur de quelques unes de vos pensées, vos phrases coupées, la hardiesse de vos figures. La nation académique sera moins facile, et frondera quiconque voudroit vous appliquer une de vos notes, et l'aveu modeste de l'orateur Romain, en relisant dans l'age de la maturité, un morceau applaudi de sa jeunesse. Quantis illa clamoribus, adolescentuli, il avoit 26 ans, diximus de supplicio parricidarum? Quae nequaquam satis deferbuisse post aliquanto sentire caepimus ... Sunt enim omnia, sicut adolescentis, non tam re et maturitate, quam spe et expectatione, laudati (3).

J'ai gardé pour le dernier le plus grand de vos crimes. Vous êtes Anglois, et vous choisissez la langue de vos ennemis. Le vieux Caton frémit, et dans son Club Antigallican, vous dénonce, le punch à la main, un ennemi de la patrie. «Mes chers amis, dit-il, la liberté est prête d'expirer. Ce peuple, dont nous avons toujours triomphé, regagne par ses artifices plus que ne lui enlèvent nos armes. N'est-ce pas assez que nous ayons des baladins, des friseurs, des cuisiniers de Paris, qu'on boive dans notre île, qu'on boive des vins, qu'on lise des livres François; faut-il encore, grands [10] Dieux! est-ce dans le plus haut période de notre gloire qu'un Anglois devoit donner ce premier exemple? Faut- il encore qu'on en écrive?»
Contre une attaque aussi grave quel rempart vous ferez-vous? Trouverez-vous des défenseurs où vous n'avez point de complices? Oserai-je élever ma voix moi, Anglois simplement par choix sans l'être de naissance, n'ai pu, après vingt ans de séjour dans votre île, naturaliser ma langue aussi bien que mon cœur?
Dirai-je ce que Plutarque, à peu près dans le même cas que moi, auroit dit, que rien ne fut plus vain que la prophétie de l'acre censeur, que le Grec perdroit sa patrie, puisqu'au contraire elle s'éleva au comble de la gloire et du pouvoir dans le tems que les lettres Grecques et l'érudition étrangère y fleurirent le plus (4), que ce peuple qui, tant qu'il fut libre, plaça sa grandeur dans ce qui seul fait la grandeur d'un peuple, fit venir ses grammairiens, mais non ses généraux de la Grèce, au lieu que Carthage y prit ses soldats et ses généraux, et en défendit la langue (5) que Flaminius, Scipion, Caton même, .... mais comme eux je parle Grec à votre homme. Il ignore également que Cicéron fut initié à Athènes, et que le nom de Chesterfield se trouve dans les registres d'une célèbre académie de Paris: il jureroit que les Edouards et les Henris ne parlèrent ou du moins ne lurent jamais de François, et si je le pressois, il me soutiendroit peut-être que le roi de Prusse [11] seroit déjà maître de Vienne, s'il n'eût pas écrit, en style de Voltaire, les Mémoires de Brandebourg.
Mépriser sa propre langue, rien sans doute de plus honteux. Mais la méprise-t-on à moins qu'on ne donne l'exclusion à toute autre? Cicéron, qui écrivit l'histoire de son consulat en Grec, préféra donc cette langue, lui qui n'eut jamais de rival dans la sienne, qui la croyoit, peut-être par préjugé, beaucoup plus riche que la Grecque , et (6) qui s'il ne la rendit pas telle, étendit les bornes de sa juridiction plus que César celles de l'empire.
S'il étoit vrai que le génie insociable des diverses langues empêche celui qui veut les concilier, d'exceller dans aucune, on auroit tort sans doute de s'exposer au risque de corrompre la pureté de celle qui nous est naturelle, sans pouvoir se flatter de réussir dans celle qui ne l'est pas. Mais tant s'en faut que l'expérience ait confirmé cette prétendue crainte des mélanges. Jamais les Romains n'écrivirent mieux en Latin qu'au sortir des écoles Grecques. Le morceau de Cicéron, dont j'ai parlé, nous a probablement valu les chef-d'œuvres Latins de Salluste, et sans l'histoire de Polybe, revue par les héros qui avoit été son disciple, nous n'aurions peut-être jamais eu ni Tite Live ni Tacite.

Toute langue, qui se suffit, est bornée. La vôtre, plus que toute autre, s'est enrichie par ses emprunts. Seroit-il impossible que l'Italien ne pût encore la rendre plus douce, l'Allemand plus [12] compréhensive, le François plus précise et plus régulière? Semblables à ces lacs dont les eaux s'épurent et s'éclaircissent par le mélange et l'agitation de celles qu'ils reçoivent des fleuves voisins, les langues modernes ne demeurent vivantes que par leur communication, et si je l'osois dire par, leur choc réciproque.
Non, ce n'est point de l'écrivain qui s'exerce à écrire avec pureté dans une langue étrangère, que la sienne a lieu de craindre qu'il ne l'altère mal à propos. Le dégré de perfection, auquel elle peut atteindre, est son objet, et l'analogie sa règle. Il connoît trop les richesses de sa langue, pour la charger de mots inutilement transplantés. Il a étudié son caractère, et ne se permet point de constructions forcées, sous prétexte de se faire lire. Respectant même ses bizarreries, il sait qu'un long usage exige de grands ménagemens, et que l'homme sensé ne se distingue jamais beaucoup, et très rarement le premier.
Qui sont donc les véritables corrupteurs des langues? Ces petits beaux-esprits qui, faute de nouvelles idées, n'ont pour se distinguer que leur néologique jargon; ces jeunes voyageurs qui, de Paris qu'ils ont mal vu, rapportent et font circuler l'expression du jour qu'ils n'ont pas comprise; et plus futile que les uns et les autres, ces demi-savans, qui croyent donner du relief à leur paradoxe, et de la vérité à leur style, par l'introduction de synomimes barbares, dont leur dictionnaire leur a, peut-être à grand'peine, indiqué le sens.

[13] Rarement un étranger parvient-il à écrire dans une langue, qui n'est pas la sienne, de manière à n'être pas reconnu. Mais faut-il qu'il ne le soit pas? Lucullus auroit pu se passer d'affecter des Latinismes, de peur d'être pris pour un Grec, et je ne crois pas que vous vous piquiez d'être moins facile à reconnoître pour un Anglois que Lucullus pour un Romain. Mais c'est cela même qui, aux yeux d'un François, vous donnera un nouveau mérite. Il remarquera un mot, un tour étranger à sa langue, et peut-être souhaitera qu'il ne le fût pas. Ces traits saillans, ces figures hardies, ce sacrifice de la règle au sentiment, et de la cadence à la force, lui caractériseront une nation originale, qui mérite d'être étudiée, et qui gagne toujours à l'être. L'individu ne lui échappera pas, et il saura discerner ce que vous devez à votre île, et ce que votre île vous doit.
Quand on ne sait qu'une langue, c'est par les traductions seules qu'on connoît les auteurs étrangers. Suffisent-elles pour en juger? Ferai-je la satyre des personnes qui se consacrent à la pénible tâche de traduire, en affirmant que leur moindre défaut est de nous faire perdre le caractère national et personnel de leurs auteurs? Ah! Que ces auteurs n'ont- ils écrit eux-mêmes, quoique mal, dans une autre langue! Mon expression est celle qui accompagne ma pensée. Vous qui me traduisez, sentez-vous ce que j'ai senti? Montaigne seroit toujours Montaigne, s'il eut lui-même été le cuisinier Anglois de ses essais, et j'estimerois vingt fois plus un des livres de Milton écrit en François [14] ou en Italien par Milton, que les traductions élégantes de Du Boccage et de Rollin.
Que si, dans vos climats si heureusement isolés, quelques personnes jalouses de l'universalité que le François s'est acquis sur le Continent, se plaignoient que vous rompez la dernière digue qui s'oppose à l'inondation, qu'elles me permettent de ne pas regarder comme un grand malheur, qu'une langue commune lie de plus en plus les états de l'Europe, facilite les conférences des ministres, prévienne les longueurs des négociations et les équivoques des traités, fasse souhaiter la paix, et la rendre plus durable et plus chère. Le premier pas qu'on doive faire pour s'accorder, c'est de travailler à s'entendre.
Vous venez, Monsieur, de donner un grand exemple. Au milieu des succès de vos armes vous avez honoré les lettres de vos ennemis. Ce dernier triomphe est le plus noble. Puisse-t-il devenir général et réciproque, et le tems venir, où les divers peuples, membres épars de la même famille, s'élevant au-dessus des distinctions partiales d'Anglois, de François, d'Allemand, et de Russe, mériteront le titre d'homme!

J'ai l'honneur d'être avec des sentimens qui ne dépendent d'aucun climat ni d'aucun siècle,

MONSIEUR,
Votre très humble et très obéissant serviteur,

M. MATY

Du Musée Britannique,
le 16 Juin, 1761


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(1) «Cynthius aurem / Vellit et admonuit». [B]

(2) Auteur d'un ouvrage nommé Polymetis. La mythologie des poëtes y est combinée avec celle des sculpteurs. Cet ouvrage plein de goût et de savoir mériteroit d'être plus connu en France. [B]

(3) Cicero, Orator. 29. [B]

(4) Plutarch., In Cat. Major. [B]

(5) Justin., XX. 5. [B]

(6) De Finib. lib. iii. [B]