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Jean-Antoine-Nicolas Caritat Marquis de Condorcet Esquisse d'un Tableau historique des
progrès de l'esprit humain
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Title | Note | Avertissement | Introduction Depuis linvention de limprimerie, jusquau temps où les sciences et la philosophie secouèrent le joug de lautoritéCeux qui nont pas réfléchi sur la marche de lesprit humain dans la découverte, soit des vérités des sciences, soit des procédés des arts, doivent sétonner quun si long espace de temps ait séparé la connaissance de lart dimprimer les desseins, et la découverte de celui dimprimer des caractères. Sans doute quelques graveurs de planches avaient eu lidée de cette application de leur art; mais ils avaient été plus frappés de la difficulté de lexécution que des avantages du succès: et il est même heureux quon nait pu en soupçonner toute létendue, car les prêtres et les rois se seraient unis pour étouffer, dès sa naissance, lennemi qui devait les démasquer et les détrôner. Limprimerie multiplie indéfiniment, et à peu [150] de frais, les exemplaires dun même ouvrage. Dès lors, la faculté davoir des livres, den acquérir, suivant son goût et ses besoins, a existé pour tous ceux qui savent lire; et cette facilité de la lecture a augmenté et propagé le désir et les moyens de sinstruire. Ces copies multipliées se répandant avec une rapidité plus grande, non seulement les faits, les découvertes acquièrent une publicité plus étendue, mais elles lacquièrent avec une plus grande promptitude. Les lumières sont devenues lobjet dun commerce actif, universel. On était obligé de chercher les manuscrits, comme aujourdhui nous cherchons les ouvrages rares. Ce qui nétait lu que de quelques individus a donc pu lêtre dun peuple entier, et frapper presque en même temps tous les hommes qui entendaient la même langue. On a connu le moyen de parler aux nations dispersées. On a vu sétablir une nouvelle espèce de tribune, doù se communiquent des impressions moins vives, mais plus profondes; doù lon exerce un empire moins tyrannique sur les passions, mais en obtenant sur la raison une puissance plus sure et plus durable; où tout lavantage est pour la vérité, puisque lart na perdu sur les moyens de séduire quen gagnant sur ceux déclairer. Il sest formé une opinion publique, [151] puissante par le nombre de ceux qui la partagent, énergique, parce que les motifs qui la déterminent agissent à la fois sur tous les esprits, même à des distances très éloignées. Ainsi lon a vu sélever, en faveur de la raison et de la justice, un tribunal indépendant de toute puissance humaine, auquel il est difficile de rien cacher et impossible de se soustraire. Les méthodes nouvelles, lhistoire des premiers pas dans la route qui doit conduire à une découverte, les travaux qui la préparent, les vues qui peuvent en donner lidée ou seulement inspirer le désir de la chercher, se répandant avec promptitude, offrent à chaque individu lensemble des moyens que les efforts de tous ont pu créer; et, par ces mutuels secours, le génie semble avoir plus que doublé ses forces. Toute erreur nouvelle est combattue dès sa naissance: souvent attaquée avant même davoir pu se propager, elle na point le temps de pouvoir senraciner dans les esprits. Celles qui, reçues dès lenfance, se sont en quelque sorte identifiées avec la raison de chaque individu, que les terreurs ou lespérance ont rendues chères aux âmes faibles, ont été ébranlées par cela seul quil est devenu impossible den empêcher la discussion, de cacher quelles pouvaient être rejetées et combattues, de sopposer aux progrès des vérités qui, de conséquences [152] en conséquences, doivent à la longue en faire reconnaître labsurdité. Cest à limprimerie que lon doit la possibilité de répandre les ouvrages que sollicitent les circonstances du moment, ou les mouvements passagers de lopinion, et par là dintéresser à chaque question qui se discute dans un point unique luniversalité des hommes qui parlent une même langue. Sans le secours de cet art, aurait-on pu multiplier ces livres destinés à chaque classe dhommes, à chaque degré dinstruction ? Les discussions prolongées, qui seules peuvent porter une lumière sûre dans les questions douteuses, et affermir sur une base inébranlable ces vérités trop abstraites, trop subtiles, trop éloignées des préjugés du peuple ou de lopinion commune des savants, pour ne pas être bientôt oubliées et méconnues; les livres purement élémentaires, les dictionnaires, les ouvrages où lon rassemble, avec tous leurs détails, une multitude de faits, dobservations, dexpériences, où toutes les preuves sont développées, tous les doutes discutés; ces collections précieuses qui renferment, tantôt tout ce qui a été observé, écrit, pensé, sur une branche particulière des sciences, tantôt le résultat des travaux annuels de tous les savants dun même pays; ces tables, ces tableaux de toute espèce, dont les uns [153] offrent aux yeux des résultats que lesprit naurait saisis quavec un travail pénible, les autres montrent à volonté le fait, lobservation, le nombre, la formule, lobjet quon a besoin de connaître, tandis que dautres enfin présentent, sous une forme commode, dans un ordre méthodique, les matériaux dont le génie doit tirer des vérités nouvelles: tous ces moyens de rendre la marche de lesprit humain plus rapide, plus sûre, et plus facile, sont encore des bienfaits de limprimerie. Nous en montrerons de nouveaux encore, lorsque nous analyserons les effets de la substitution des langues nationales à lusage presque exclusif, pour les sciences, dune langue commune aux savants de tous les pays. Enfin limprimerie na-t-elle pas affranchi linstruction des peuples de toutes les chaînes politiques et religieuses ? En vain lun ou lautre despotisme aurait-il envahi toutes les écoles; en vain aurait-il, par des institutions sévères, invariablement fixé de quelles erreurs il prescrivait dinfecter les esprits, de quelles vérités il ordonnait de les préserver; en vain les chaires, consacrées à linstruction morale du peuple ou à celle de la jeunesse dans la philosophie et dans les sciences, seraient-elles condamnées à ne transmettre jamais quune doctrine favorable au maintien de cette double tyrannie: limprimerie peut [154] encore répandre une lumière indépendante et pure. Cette instruction, que chaque homme peut recevoir par les livres dans le silence et la solitude, ne peut être universellement corrompue: il suffit quil existe un coin de terre libre, où la presse puisse en charger ses feuilles. Comment, dans cette multitude de livres divers, dexemplaires dun même livre, de réimpressions, qui en quelques instants le multiplient de nouveau, pourra-t-on fermer assez exactement toutes les portes par lesquelles la vérité cherche à sintroduire? Ce qui était difficile, même lorsquil ne sagissait que de détruire quelques exemplaires dun manuscrit pour lanéantir sans retour, lorsquil suffisait de proscrire une vérité, une opinion, pendant quelques années, pour la dévouer à un éternel oubli, nest-il pas devenu impossible, aujourdhui quil faudrait employer une vigilance sans cesse renouvelée, une activité qui ne se reposât jamais ? Comment, si même on parvenait à écarter ces vérités trop palpables qui blessent directement les intérêts des inquisiteurs, empêcherait-on de pénétrer, de se répandre celles qui renferment ces vérités proscrites, sans trop les laisser apercevoir, qui les préparent, qui doivent un jour y conduire ? Le pourrait-on, sans être forcé de quitter ce masque dhypocrisie, dont la chute serait presque aussi funeste que la vérité à [155] la puissance de lerreur ? Aussi verrons-nous la raison triompher de ces vains efforts; nous la verrons, dans cette guerre, toujours renaissante et souvent cruelle, triompher de la violence comme de la ruse; braver les bûchers et résister à la séduction, écrasant tour à tour sous sa main toute-puissante, et lhypocrisie fanatique, qui exige pour ses dogmes une adoration sincère, et lhypocrisie politique, qui conjure à genoux de souffrir quelle profite en paix des erreurs dans lesquelles il est, à len croire, aussi utile aux peuples quà elle-même de les laisser à jamais plongés. Linvention de limprimerie coïncide presque avec deux autres événements, dont lun a exercé une action immédiate sur les progrès de lesprit humain, tandis que linfluence de lautre sur la destinée de lhumanité entière ne doit avoir de terme que sa durée. Je parle de la prise de Constantinople par les Turcs, et de la découverte, soit du nouveau monde, soit de la route qui a ouvert à lEurope une communication directe avec les parties orientales de lAfrique et de lAsie. Les littérateurs grecs, fuyant la domination tartare, cherchèrent un asile en Italie. Ils enseignèrent à lire, dans leur langue originale, les poètes, les orateurs, les historiens, les philosophes, les savants de lancienne Grèce; ils en multiplièrent dabord [156] les manuscrits, et bientôt après les éditions. On ne se borna plus à ladoration de ce quon était convenu dappeler la doctrine dAristote; on chercha dans ses propres écrits ce quelle avait été réellement; on osa la juger et la combattre; on lui opposa Platon: et cétait avoir déjà commencé à secouer le joug que de se croire le droit de se choisir un maître. La lecture dEuclide, dArchimède, de Diophante, dHippocrate, du livre des animaux, de la physique même dAristote, ranima le génie de la géométrie et de la physique; et les opinions anti-chrétiennes des philosophes réveillèrent les idées presque éteintes des anciens droits de la raison humaine. Des hommes intrépides, guidés par lamour de la gloire et la passion des découvertes, avaient reculé pour lEurope les bornes de lunivers, lui avaient montré un nouveau ciel, et ouvert des terres inconnues. Gama avait pénétré dans lInde, après avoir suivi avec une infatigable patience limmense étendue des cotes africaines; tandis que Colomb, sabandonnant aux flots de locéan Atlantique, avait atteint ce monde jusqualors inconnu, qui sétend entre loccident de lEurope, et lorient de lAsie. Si ce sentiment, dont linquiète activité, embrassant dès lors tous les objets, présageait les [157] grands progrès de lespèce humaine, si une noble curiosité avait animé les héros de la navigation, une basse et cruelle avidité, un fanatisme stupide et féroce dirigeait les rois et les brigands qui devaient profiter de leurs travaux. Les êtres infortunés qui habitaient ces contrées nouvelles ne furent point traités comme des hommes, parce quils nétaient pas chrétiens. Ce préjugé, plus avilis soi pour les tyrans que pour les victimes, étouffait toute espèce de remords, abandonnait sans frein à leur soif inextinguible dor et de sang ces hommes avides et barbares que lEurope vomissant de son sein. Les ossements de cinq millions dhommes ont couvert ces terres infortunées, où les Portugais et les Espagnols portèrent leur avarice, leurs superstitions et leur fureur. Ils déposeront jusquà la fin des siècles contre cette doctrine de lutilité politique des religions, qui trouve encore parmi nous des apologistes. Cest à cette époque seulement que lhomme a pu connaître le globe quil habite, étudier, dans tous les pays, lespèce humaine, modifiée par la longue influence des causes naturelles ou des institutions sociales; observer les productions de la terre ou des mers dans toutes les températures, dans tous les climats. Ainsi, les ressources de toute espèce que ces productions offrent aux hommes, encore si éloignés den avoir épuisé, [158] den soupçonner même lentière étendue, tout ce que la connaissance de ces objets peut ajouter aux sciences de vérités nouvelles et détruire derreurs accréditées; lactivité du commerce, qui a fait prendre un nouvel essor à lindustrie, à la navigation, et, par un enchaînement nécessaire, à toutes les sciences comme à tous les arts; la force que cette activité a donnée aux nations libres pour résister aux tyrans, aux peuples asservis pour briser leurs fers, pour relâcher du moins ceux de la féodalité: telles ont été les conséquences heureuses de ces découvertes. Mais ces avantages nauront expié ce quils ont coûté à lhumanité quau moment où lEurope, renonçant au système oppresseur et mesquin dun commerce de monopole, se souviendra que les hommes de tous les climats, égaux et frères par le voeu de la nature, nont point été formés par elle pour nourrir lorgueil et lavarice de quelques nations privilégiées; où, mieux éclairée sur ses véritables intérêts, elle appellera tous les peuples au partage de son indépendance, de sa liberté et de ses lumières. Malheureusement, il faut se demander encore si cette révolution sera le fruit honorable des progrès de la philosophie, ou seulement, comme nous lavons vu déjà, la suite honteuse des jalousies nationales et des excès de la tyrannie. Jusquà cette époque, les attentats du sacerdoce [159] avaient été impunis. Les réclamations de lhumanité opprimée, de la raison outragée, avaient été étouffées dans le sang et dans les flammes. Lesprit qui avait dicté ces réclamations nétait pas éteint; mais ce silence de la terreur enhardissait à de nouveaux scandales. Enfin, celui daffermer à des moines, de faire vendre par eux dans les cabarets, dans les places publiques, lexpiation des péchés, causa une explosion nouvelle. Luther, tenant dune main les livres sacrés, montrait de lautre le droit que sarrogeait le pape dabsoudre du crime et den vendre le pardon; linsolent despotisme quil exerçait sur les évêques, longtemps ses égaux; la cène fraternelle des premiers chrétiens, devenue sous le nom de messe, une espèce dopération magique et un objet de commerce; les prêtres condamnés à la corruption dun célibat irrévocable; cette loi barbare ou scandaleuse sétendant à ces moines, à ces religieuses, dont lambition pontificale avait inondé et souillé lÉglise; tous les secrets des laïcs, livrés par la confession aux intrigues et aux passions des prêtres; Dieu lui-même, enfin, conservant à peine une faible portion dans ces adorations prodiguées à du pain, à des hommes, à des ossements ou à des statues. Luther annonçait aux peuples étonnés que ces institutions révoltantes nétaient point le christianisme, [160] mais en étaient la dépravation et la honte, et que, pour être fidèle à la religion de Jésus-Christ, il fallait commencer par abjurer celle de ses prêtres. Il employait également les armes de la dialectique ou de lérudition, et les traits non moins puissants du ridicule. Il écrivait à la fois en allemand et en latin. Ce nétait plus comme au temps des Albigeois ou de Jean Hus, dont la doctrine, inconnue au-delà des limites de leurs églises, était si aisément calomniée. Les livres allemands des nouveaux apôtres pénétraient en même temps dans toutes les bourgades de lEmpire, tandis que leurs livres latins arrachaient lEurope entière au honteux sommeil où la superstition lavait plongée. Ceux dont la raison avait prévenu les réformateurs, mais que la crainte retenait dans le silence; ceux quagitait un doute secret, et qui tremblaient de lavouer, même à leur conscience; ceux qui, plus simples, avaient ignoré toute létendue des absurdités théologiques; qui, nayant jamais réfléchi sur les questions contestées, étaient étonnés dapprendre quils avaient à choisir entre des opinions diverses; tous se livrèrent avec avidité à ces discussions, dont ils voyaient dépendre à la fois, et leurs intérêts temporels, et leur félicité future. Toute lEurope chrétienne, de la Suède jusquà lItalie, de la Hongrie jusquà lEspagne, fut en [161] un instant couverte de partisans des nouvelles doctrines: et la Réforme eut délivré du joug de Rome tous les peuples qui lhabitent si la fausse politique de quelques princes neût relevé ce même sceptre sacerdotal, qui sétait si souvent appesanti sur la tête des rois. Leur politique, que malheureusement leurs successeurs nont pas encore abjurée, était alors de ruiner leurs États pour en acquérir de nouveaux, et de mesurer leur puissance par létendue de leur territoire, plutôt que par le nombre de leurs sujets. Aussi, Charles Quint et François Ier, occupés de se disputer lItalie, sacrifièrent-ils à lintérêt de ménager le pape, celui de profiter des avantages quoffrait la Réforme aux pays qui sauraient 12adopter. Lempereur, voyant que les princes de lEmpire favorisaient des opinions qui devaient augmenter leur pouvoir et leurs richesses, se rendit le protecteur des anciens abus, dans lespoir quune guerre religieuse lui offrirait une occasion denvahir leurs États et de détruire leur indépendance. François imagina quen faisant brûler les protestants, et en protégeant leurs chefs en Allemagne, il conserverait lamitié du pape, sans perdre des alliés utiles. Mais ce ne fut pas leur seul motif; le despotisme [162] a aussi son instinct; et cet instinct avait révélé à ces rois que les hommes, après avoir soumis les préjugés religieux à lexamen de la raison, létendraient bientôt jusquaux préjugés politiques; quéclairés sur les usurpations des papes, ils finiraient par vouloir lêtre sur les usurpations des rois; et que la réforme des abus ecclésiastiques, si utile à la puissance royale, entraînerait celle des abus plus oppresseurs sur lesquels cette puissance était fondée. Aussi, aucun roi dune grande nation ne favorisa volontairement le parti des réformateurs. Henri VIII, frappé de lanathème pontifical, les persécutait encore; Édouard, Élisabeth, ne pouvant sattacher au papisme sans se déclarer usurpateurs, établirent en Angleterre la croyance et le culte qui sen rapprochaient le plus. Les monarques protestants de la Grande-Bretagne ont favorisé constamment le catholicisme, toutes les fois quil a cessé de les menacer dun prétendant à leur couronne. En Suède, en Danemark, létablissement du luthéranisme ne fut, aux yeux des rois, quune précaution nécessaire pour assurer lexpulsion du tyran catholique quils remplaçaient; et nous voyons delà, dans la monarchie prussienne, fondée par un prince philosophe, son successeur ne pouvoir cacher un penchant secret pour cette religion si chère aux rois. [163] Lintolérance religieuse était commune à toutes les sectes, qui linspiraient à tous les gouvernements. Les papistes persécutaient toutes les communions réformées; et celles-ci, sanathématisant entre elles, se réunissaient contre les antitrinitaires, qui, plus conséquents, avaient soumis également tous les dogmes à lexamen, sinon de la raison, au moins dune critique raisonnée, et navaient pas cru devoir se soustraire à quelques absurdités, pour en conserver daussi révoltantes. Cette intolérance servit la cause du papisme. Depuis longtemps il existait en Europe, et surtout en Italie, une classe dhommes qui, rejetant toutes les superstitions, indifférents à tous les cultes, soumis à la raison seule, regardaient les religions comme des inventions humaines, dont on pouvait se moquer en secret, mais que la prudence ou la politique ordonnaient de paraître respecter. Ensuite, on porta plus loin la hardiesse; et tandis que dans les écoles on employait la philosophie mal entendue dAristote à perfectionner lart des subtilités théologiques, à rendre ingénieux ce qui naturellement naurait été quabsurde, quelques savants cherchaient à établir sur sa véritable doctrine un système destructeur de toute idée religieuse, dans lequel lâme humaine nétait quune faculté qui sévanouissait avec la vie; où lon nadmettait [164] dautre providence, dautre ordonnateur du monde que les lois nécessaires de la nature. Ils étaient combattus par des platoniciens, dont les opinions, se rapprochant de ce que depuis on a nommé déisme, nen étaient que plus effrayantes pour lorthodoxie sacerdotale. La terreur des supplices arrêta bientôt cette imprudente franchise. LItalie, la France furent souillées du sang de ces martyrs de la liberté de penser. Toutes les sectes, tous les gouvernements, tous les genres dautorité ne se montrèrent daccord que contre la raison. Il fallut la couvrir dun voile qui, la dérobant aux regards des tyrans, se laissât pénétrer par ceux de la philosophie. On fut donc obligé de se renfermer dans la timide réserve de cette doctrine secrète, qui navait jamais cessé davoir un grand nombre de sectateurs. Elle sétait propagée surtout parmi les chefs des gouvernements, comme parmi ceux de lÉglise; et, vers le temps de la Réforme, les principes du machiavélisme religieux étaient devenus la seule croyance des princes, des ministres et des pontifes. Ces opinions avaient même corrompu la philosophie. Quelle morale en effet attendre dun système dont un des principes est quil faut appuyer celle du peuple sur de fausses opinions; que les hommes éclairés sont en droit de le tromper, pourvu quils lui donnent des erreurs utiles, [165] et de le retenir dans les chaînes dont eux-mêmes ont su saffranchir ! Si légalité naturelle des hommes, première base de leurs droits, est le fondement de toute vraie morale, que pouvait-elle espérer dune philosophie dont un mépris ouvert de cette égalité et de ces droits était une des maximes ! Sans doute cette même philosophie a pu servir aux progrès de la raison, dont elle préparait le règne en silence: mais, tant quelle subsista seule, elle na fait que substituer lhypocrisie au fanatisme, et corrompre, même en les élevant au-dessus des préjugés, ceux qui présidaient à la destinée des États. Les philosophes vraiment éclairés, étrangers à lambition, qui se bornaient à ne détromper les hommes quavec une extrême timidité, sans se permettre de les entretenir dans leurs erreurs, ces philosophes auraient naturellement été portés à embrasser la Réforme: mais, rebutés de trouver partout une égale intolérance, la plupart ne crurent pas devoir sexposer aux embarras dun changement après lequel ils se trouveraient soumis à la même contrainte. Puisquils auraient été toujours obligés de paraître croire des absurdités quils rejetaient, ils ne trouvèrent pas un grand avantage à en diminuer un peu le nombre; ils craignirent même de se donner, par leur abjuration, lapparence dune hypocrisie volontaire: et, [166] en restant attachés à la vieille religion, ils la fortifièrent de lautorité de leur renommée. Lesprit, qui animait les réformateurs, ne conduisait pas à la véritable liberté de penser. Chaque religion, dans le pays où elle dominait, ne permettait que de certaines opinions. Cependant, comme ces diverses croyances étaient opposées entre elles, il y avait peu dopinions qui ne fussent attaquées ou soutenues dans quelques parties de lEurope. Dailleurs les communions nouvelles avaient été forcées de se relâcher un peu de la rigueur dogmatique. Elles ne pouvaient, sans une contradiction grossière, réduire le droit dexaminer dans des limites trop resserrées, puisquelles venaient détablir sur ce même droit la légitimité de leur séparation. Si elles refusaient de rendre à la raison toute sa liberté, elles consentaient que sa prison fût moins étroite: la chaîne nétait pas brisée, mais elle était moins pesante et plus prolongée. Enfin, dans ces pays où il avait été impossible à une religion dopprimer toutes les autres, il sétablit ce que linsolence du culte dominateur osa nommer tolérance, cest-à-dire une permission donnée par des hommes à dautres hommes de croire ce que leur raison adopte, de faire ce que leur conscience leur ordonne, de rendre à leur dieu commun lhommage quils imaginent lui plaire davantage. On put donc alors y soutenir [167] toutes les doctrines tolérées, avec une franchise plus ou moins entière. Ainsi lon vit naître en Europe une sorte de liberté de penser, non pour les hommes, mais pour les chrétiens: et, si nous exceptons la France, cest pour les seuls chrétiens que partout ailleurs elle existe encore aujourdhui. Mais cette intolérance força la raison humaine à rechercher des droits trop longtemps oubliés, ou qui plutôt navaient jamais été, ni bien connus, ni bien éclaircis. Indignés de voir les peuples opprimés jusque dans le sanctuaire de leur conscience par des rois, esclaves superstitieux ou politiques du sacerdoce, quelques hommes généreux osèrent enfin examiner les fondements de leur puissance; et ils révélèrent aux peuples cette grande vérité, que leur liberté est un bien inaliénable; quil ny a point de prescription en faveur de la tyrannie, point de convention qui puisse irrévocablement lier une nation à une famille; que les magistrats, quels que soient leurs titres, leurs fonctions, leur puissance, sont les officiers du peuple, et ne sont pas ses maîtres; quil conserve le pouvoir de leur retirer une autorité émanée de lui seul, soit quand ils en ont abusé, soit même quand il cesse de croire utile à ses intérêts de la leur conserver; quenfin il a le droit de les punir, comme celui de les révoquer. [168] Telles sont les opinions quAlthusius, Languet, et depuis Needham, Harrington, professèrent avec courage et développèrent avec énergie. Payant le tribut à leur siècle, ils sappuyèrent trop souvent sur des textes, sur des autorités, sur des exemples: on voit quils durent ces opinions bien plus à lélévation de leur esprit, à la force de leur caractère, quà une analyse exacte des vrais principes de lordre social. Cependant dautres philosophes, plus timides, se contentèrent détablir entre les peuples et les rois une exacte réciprocité de droits et de devoirs, une égale obligation de maintenir les conventions qui les avaient fixés. On pouvait bien déposer ou punir un magistrat héréditaire, mais seulement sil avait violé ce contrat sacré, qui nen subsistait pas moins avec sa famille. Cette doctrine, qui écartait le droit naturel pour tout ramener au droit positif, fut appuyée par les jurisconsultes, par les théologiens: elle était plus favorable aux intérêts des hommes puissants, aux projets des ambitieux, puisquelle frappait bien plus sur lhomme revêtu du pouvoir, que sur le pouvoir même. Aussi fut-elle presque généralement suivie par les publicistes, et adoptée pour base dans les révolutions, dans les dissensions politiques. Lhistoire nous montrera, durant cette époque, peu de progrès réels vers la liberté, mais plus [169] dordre et plus de force dans les gouvernements, et dans les nations un sentiment plus fort et surtout plus juste de leurs droits. Les lois sont mieux combinées; elles paraissent moins souvent louvrage informe des circonstances et du caprice: elles sont faites par des savants, si elles ne le sont pas encore par des philosophes. Les mouvements populaires, les révolutions qui avaient agité les républiques dItalie, lAngleterre et la France, devaient attirer les regards des philosophes vers cette partie de la politique qui consiste à observer et à prévoir les effets que les constitutions, les lois, les institutions publiques peuvent avoir sur la liberté des peuples, sur la prospérité, sur la force des États, sur la conservation de leur indépendance, de la forme de leurs gouvernements. Les uns, imitant Platon, tels que Morus et Hobbes, déduisaient de quelques principes généraux le plan dun système entier dordre social, et présentaient le modèle dont il fallait que la pratique tendit sans cesse à se rapprocher. Les autres, comme Machiavel, cherchaient dans lexamen approfondi des faits de lhistoire les règles daprès lesquelles on pourrait se flatter de maîtriser lavenir. La science économique nexistait pas encore; les princes ne comptaient pas le nombre des hommes, mais celui des soldats; la finance nétait [170] que lart de piller les peuples, sans les pousser à la révolte; et les gouvernements ne soccupaient du commerce que pour le rançonner par des taxes, le gêner par des privilèges, ou sen disputer le monopole. Les nations de lEurope, occupées des intérêts communs qui les réunissaient, des intérêts opposés quelles croyaient devoir les diviser, sentirent le besoin de connaître certaines règles entre elles, qui, même indépendamment des traités, présidassent à leurs relations pacifiques, tandis que dautres règles, respectées même au milieu de la guerre, en adouciraient les fureurs, en diminueraient les ravages, et préviendraient du moins les maux inutiles. Il exista donc une science du droit des gens: mais malheureusement on chercha ces lois des nations, non dans la raison et la nature, seules autorités que les peuples indépendants puissent reconnaître, mais dans les usages établis ou dans les opinions des anciens. On soccupa moins des droits de lhumanité, de la justice envers les individus, que de lambition, de lorgueil ou de lavidité des gouvernements. Cest ainsi quà cette même époque, on ne voit point les moralistes interroger le coeur de lhomme, analyser ses facultés et ses sentiments, pour y découvrir sa nature, lorigine, la règle et la sanction de ses devoirs. Mais ils savent employer toute la [171] subtilité de la scolastique à trouver, pour les actions dont la légitimité parait incertaine, la limite précise où linnocence finit et où le péché commence; à déterminer quelle autorité a le poids nécessaire pour justifier dans la pratique une de ces actions douteuses; à classer méthodiquement les péchés, tantôt par genres et par espèces, tantôt suivant leur gravité respective; à bien distinguer surtout ceux dont un seul suffit pour mériter la damnation éternelle. La science de la morale ne pouvait sans doute exister encore, puisque les prêtres jaunissaient du privilège exclusif den être les interprètes et les juges. Mais ces mêmes subtilités, également ridicules et scandaleuses, conduisirent à chercher, aidèrent à faire connaître le degré de moralité des actions ou de leurs motifs, lordre et les limites des devoirs, les principes daprès lesquels on doit choisir quand ils paraissent se combattre: ainsi, en étudiant une machine grossière, que le hasard a fait tomber dans ses mains, souvent un mécanicien habile parvient à en construire une nouvelle moins imparfaite, et vraiment utile. La Réforme, en détruisant la confession, les indulgences, les moines, et le célibat des prêtres, épura les principes de la morale, et diminua même la corruption des moeurs dans les pays qui lembrassèrent; elle les délivra des expiations [172] sacerdotales, ce dangereux encouragement du crime, et du célibat religieux, destructeur de toutes les vertus, puisquil est lennemi des vertus domestiques. Cette époque fut plus souillée quaucune autre par de grandes atrocités. Elle fut celle des massacres religieux, des guerres sacrées, de la dépopulation du nouveau monde. Elle y vit rétablir lancien esclavage, mais plus barbare, plus fécond en crimes contre la nature, et lavidité mercantile commercer du sang des hommes, les vendre comme des marchandises, après les avoir achetés par la trahison, le brigandage ou le meurtre, et les enlever à un hémisphère pour les dévouer dans un autre, au milieu de lhumiliation et des outrages, au supplice prolongé dune lente et cruelle destruction. En même temps lhypocrisie couvre lEurope de bûchers et dassassins. Le monstre du fanatisme, irrité de ses blessures, semble redoubler de férocité, et se hâter dentasser ses victimes, parce que la raison va bientôt les arracher de ses mains. Cependant lon voit enfin reparaître quelques-unes de ces vertus douces et courageuses, qui honorent et consolent lhumanité. Lhistoire leur offre des noms quelle peut prononcer sans rougir; des âmes pures et fortes, de grands caractères réunis à des talents supérieurs, se montrent despace [173] en espace à travers ces scènes de perfidie, de corruption et de carnage. Lespèce humaine révolte encore le philosophe qui en contemple le tableau. Mais elle ne lhumilie plus et lui montre des espérances plus prochaines. La marche des sciences devient rapide et brillante. La langue algébrique est généralisée, simplifiée, perfectionnée, ou plutôt, cest alors seulement quelle a été véritablement formée. Les premières bases de la théorie générale des équations sont posées, la nature des solutions quelles donnent est approfondie, celles du troisième et quatrième degré sont résolues. Lingénieuse invention des logarithmes, en abrégeant les opérations de larithmétique, facilite toutes les applications du calcul à des objets réels, et étend ainsi la sphère de toutes les sciences, dans lesquelles ces applications numériques à la vérité particulière quon cherche à connaître sont un des moyens de comparer avec les faits les résultats dune hypothèse ou dune théorie, et de parvenir par cette comparaison à la découverte des lois de la nature. En effet, dans les mathématiques, la longueur, la complication purement pratique des calculs ont un terme au-delà duquel le temps, les forces mêmes ne peuvent atteindre; terme qui, sans le secours de ces heureuses abréviations, marquerait les bornes de la science [174] même et la limite que les efforts du génie ne pourraient franchir. La loi de la chute des corps fut découverte par Galilée, qui sut en déduire la théorie du mouvement uniformément accéléré, et calculer la courbe que décrit un corps lancé dans le vide avec une vitesse déterminée, et animé dune force constante qui agisse suivant des directions parallèles. Copernic ressuscita le véritable système du monde oublié depuis si longtemps, détruisit par la théorie des mouvements apparents ce quil avait de révoltant pour les sens, opposa lextrême simplicité des mouvements réels qui résultent de ce système à la complication presque ridicule de ceux quexigeait lhypothèse de Ptolémée. Les mouvements des planètes furent mieux connus, et le génie de Kepler découvrit la forme de leurs orbites et les lois éternelles suivant lesquelles ces orbites sont parcourues. Galilée, appliquant à lastronomie la découverte récente des lunettes quil perfectionna, ouvrit un nouveau ciel aux regards des hommes. Les taches quil observa sur le disque du soleil lui en firent connaître la rotation, dont il détermina la période et les lois. Il démontra les phases de Vénus, il découvrit ces quatre lunes qui entourent Jupiter et laccompagnent dans son immense orbite. [175] Il apprit à mesurer le temps avec exactitude par les oscillations dun pendule. Ainsi lhomme dut à Galilée la première théorie mathématique dun mouvement qui ne fût pas à la fois uniforme et rectiligne, et la première connaissance dune des lois mécaniques de la nature; il dut à Kepler celle dune de ces lois empiriques dont la découverte a le double avantage, et de conduire à la connaissance de la loi mécanique dont elles expriment le résultat, et de suppléer à cette connaissance tant quil nest pas encore permis dy atteindre. La découverte de la pesanteur de lair et celle de la circulation du sang marquent les progrès de la physique expérimentale, qui naquit dans lécole de Galilée, et de lanatomie déjà trop étendue pour ne point se séparer de la médecine. Lhistoire naturelle, la chimie, malgré ses chimériques espérances et son langage énigmatique, la médecine, la chirurgie étonnent par la rapidité de leurs progrès, mais elles affligent souvent par le spectacle des monstrueux préjugés quelles conservent encore. Sans parler des ouvrages, où Gesner et Agricola renfermèrent tant de connaissances réelles, que le mélange des erreurs scientifiques ou populaires altérait si rarement, on vit Bernard de Palissy, tantôt nous montrer, et les carrières où nous [176] puisons les matériaux de nos édifices, et les masses de pierre qui composent nos montagnes, formées par les débris des animaux marins, monuments authentiques des anciennes révolutions du globe; tantôt expliquer comment les eaux enlevées à la mer par lévaporation, rendues à la terre par les pluies, arrêtées par les couches de glaise, rassemblées en glaces sur les montagnes, entretiennent léternel écoulement des fontaines, des rivières et des fleuves; tandis que Jean Rey découvrait le secret de ces combinaisons de lair avec les substances métalliques, premier germe de ces théories brillantes, qui, depuis quelques années, ont reculé les bornes de la chimie. Dans lItalie, les arts de la poésie épique, de la peinture, de la sculpture atteignirent une perfection que les anciens navaient pas connue. Corneille annonçait que lart dramatique en France était prêt den acquérir une plus grande encore; car si lenthousiasme pour lAntiquité croit peut-être avec justice reconnaître quelque supériorité dans le génie des hommes qui en ont créé les chefs-duvre, il est bien difficile quen comparant leurs ouvrages avec les productions de lItalie et de la France, la raison naperçoive pas les progrès réels que lart même a faits entre les mains des modernes. La langue italienne était entièrement formée; [177] celles des autres peuples voyaient chaque jour seffacer quelques traces de leur ancienne barbarie. On commençait à sentir lutilité de la métaphysique, de la grammaire; à connaître lart danalyser, dexpliquer philosophiquement, soit les règles, soit les procédés établis par lusage dans la composition des mots et des phrases. Partout, à cette époque, on voit lautorité et la raison se disputer lempire, combat qui préparait et qui présageait le triomphe de la dernière. Cest donc alors que devait naître cet esprit de critique, qui seul peut rendre lérudition vraiment utile. On avait encore besoin de connaître tout ce quavaient fait les anciens, et lon commençait à savoir que, si on devait les admirer, on avait aussi le droit de les juger. La raison qui sappuyait quelquefois sur lautorité, et contre qui on lemployait si souvent, voulait apprécier, soit la valeur du secours quelle espérait y trouver, soit le motif du sacrifice quon exigeait delle. Ceux qui prenaient lautorité pour base de leurs opinions, pour guide de leur conduite, sentaient combien il leur importait de sassurer de la force de leurs armes, et de ne pas sexposer à les voir se briser contre les premières attaques de la raison. Lusage exclusif décrire en latin sur les sciences, sur la philosophie, sur la jurisprudence, et presque sur lhistoire, céda peu à peu la place à celui [178] demployer la langue usuelle de chaque pays. Et cest ici le moment dexaminer quelle fut, sur les progrès de lesprit humain, linfluence de ce changement, qui rendit les sciences plus populaires, mais en diminuant pour les savants la facilité den suivre la marche générale; qui fit quun livre était lu dans un même pays par plus dhommes faiblement instruits, et létait moins en Europe par des hommes plus éclairés; qui dispense dapprendre la langue latine un grand nombre dhommes avides de sinstruire, et nayant ni le temps, ni les moyens datteindre à une instruction étendue et approfondie, mais qui force les savants à consumer plus de temps dans létude de plus de langues différentes. Nous montrerons que sil était impossible de faire du latin une langue vulgaire, commune à lEurope entière, la conservation de lusage décrire en latin sur les sciences neut eu pour ceux qui les cultivent quune utilité passagère; que lexistence dune sorte de langue scientifique, la même chez toutes les nations, tandis que le peuple de chacune delles en parlerait une différente, y eut séparé les hommes en deux classes, eût perpétué dans le peuple les préjugés et les erreurs, eût mis un éternel obstacle à la véritable égalité, à un usage égal de la même raison, à une égale connaissance des vérités nécessaires; et en arrêtant [179] ainsi les progrès de la masse de lespèce humaine, eût fini, comme dans lOrient, par mettre un terme à ceux des sciences elles-mêmes. Il ny avait eu longtemps dinstruction que dans les églises et dans les cloîtres. Les universités furent encore dominées par les prêtres. Forcés dabandonner au gouvernement une partie de leur influence, ils se la réservèrent tout entière sur linstruction générale et première; sur celle qui renferme les lumières nécessaires à toutes les professions communes, à toutes les classes dhommes, et qui, semparant de lenfance et de la jeunesse, en modèle à son gré lintelligence flexible, lâme incertaine et facile. Ils laissèrent seulement à la puissance séculière le droit de diriger létude de la jurisprudence, de la médecine, linstruction approfondie des sciences, de la littérature, des langues savantes, écoles moins nombreuses, où lon nenvoyait que des hommes déjà façonnés au joug sacerdotal. Les prêtres perdirent cette influence dans les pays réformés. A la vérité linstruction commune, quoique dépendante du gouvernement, ne cessa point dy être dirigée par lesprit théologique, mais elle ne fut plus exclusivement confiée à des membres de la corporation presbytérale. Elle continua de corrompre les esprits par des préjugés religieux, mais elle ne les courba plus sous le joug [180] de lautorité sacerdotale; elle fit encore des fanatiques, des illuminés, des sophistes, mais elle ne forma plus desclaves pour la superstition. Cependant lenseignement, partout asservi, corrompait partout la masse générale des esprits, en opprimant la raison de tous les enfants sous le poids des préjugés religieux de leur pays; en étouffant par des préjugés politiques lesprit de liberté des jeunes gens destinés à une instruction plus étendue. Non seulement chaque homme abandonné à lui-même trouvait entre lui et la vérité lépaisse et terrible phalange des erreurs de son pays et de son siècle, mais déjà on lui avait rendu personnelles en quelque sorte les plus dangereuses de ces erreurs. Chaque homme, avant de pouvoir dissiper celles dautrui, devait commencer par reconnaître les siennes; avant de combattre les difficultés que la nature oppose à la découverte de la vérité, il avait besoin de refaire en quelque sorte sa propre intelligence. Linstruction donnait delà des lumières; mais pour quelles fussent utiles, il fallait les épurer, les séparer du nuage dont la superstition, daccord avec la tyrannie, avait su les envelopper. Nous montrerons quels obstacles plus ou moins puissants ces vices de linstruction publique, ces croyances religieuses opposées entre elles, cette [181] influence des diverses formes de gouvernement apportèrent aux progrès de lesprit humain. On verra que ces progrès furent dautant plus lents, que les objets soumis à la raison touchaient davantage aux intérêts politiques ou religieux; que la philosophie générale, la métaphysique, dont les vérités attaquaient directement toutes les superstitions, furent plus opiniâtrement retardées dans leur marche que la politique dont le perfectionnement ne menaçait que lautorité des rois ou des sénats aristocratiques; que la même observation peut également sappliquer aux sciences physiques. Nous développerons les autres sources dinégalité qui ont pu naître de la nature des objets que chaque science envisage, ou des méthodes quelle emploie. Celle quon peut également observer pour une même science, dans les divers pays, est aussi leffet composé de causes politiques et de causes naturelles. Nous chercherons ce qui, dans ces différences, appartient à la diversité des religions, à la forme du gouvernement, à la richesse, à la puissance de la nation, à son caractère, à sa position géographique, aux événements dont elle a été le théâtre, enfin au hasard qui a fait naître dans son sein quelques-uns de ces hommes extraordinaires dont linfluence, en sétendant sur lhumanité [182] toute entière, sexerce cependant autour deux avec plus dénergie. Nous distinguerons les progrès de la science même, qui nont pour mesure que la somme des vérités quelle renferme, et ceux dune nation dans chaque science, progrès qui se mesurent alors, sous un rapport, par le nombre des hommes qui en connaissent les vérités les plus usuelles, les plus importantes, et, sous un autre, par le nombre et la nature de ces vérités généralement connues. En effet, nous sommes arrivés au point de civilisation où le peuple profite des lumières, non seulement par les services quil reçoit des hommes éclairés, mais parce quil a su s en faire une sorte de patrimoine, et les employer immédiatement à se défendre contre lerreur, à prévenir ou satisfaire ses besoins, à se préserver des maux de la vie ou à les adoucir par des jouissances nouvelles. Lhistoire des persécutions auxquelles furent exposés, dans cette époque, les défenseurs de la vérité ne sera point oubliée. Nous verrons ces persécutions sétendre des vérités philosophiques ou politiques jusque sur celles de la médecine, de lhistoire naturelle, de la physique et de lastronomie. Dans le VIIe siècle, un pape ignorant avait persécuté un diacre pour avoir soutenu la [183] rondeur de la terre, contre lopinion du rhéteur Augustin. Dans le XVIIe, lignorance bien plus honteuse dun autre pape livra aux inquisiteurs Galilée, convaincu davoir prouvé le mouvement diurne et annuel de la terre. Le plus grand génie que lItalie moderne ait donné aux sciences, accablé de vieillesse et dinfirmités, fut obligé, pour se soustraire au supplice ou à la prison, de demander pardon à Dieu davoir appris aux hommes à mieux connaître ses ouvragés, à ladmirer dans la simplicité des lois éternelles par lesquelles il gouverne lunivers. Cependant labsurdité des théologiens était si palpable que, cédant au respect humain, ils permirent de soutenir le mouvement de la terre, pourvu que ce fût comme une hypothèse, et que la foi nen reçoit aucune atteinte. Mais les astronomes ont fait précisément le contraire; ils ont cru au mouvement réel de la terre, et ont calculé suivant lhypothèse de son immobilité. Trois grands hommes ont marqué le passage de cette époque à celle qui va suivre, Bacon, Galilée, Descartes. Bacon a révélé la véritable méthode détudier la nature, demployer les trois instruments quelle nous a donnés pour pénétrer ses secrets, lobservation, lexpérience et le calcul. Il veut que le philosophe, jeté au milieu de lunivers, commence par renoncer à toutes les [184] croyances quil a reçues, et même à toutes les notions quil sest formées, pour se recréer en quelque sorte un entendement nouveau, dans lequel il ne doit plus admettre que des idées précises, des notions justes, des vérités dont le degré de certitude ou de probabilité ait été rigoureusement pesé. Mais Bacon, qui possédait le génie de la philosophie au point le plus élevé, ny joint point celui des sciences; et ces méthodes de découvrir la vérité, dont il ne donne point lexemple, furent admirées des philosophes, mais ne changèrent point la marche des sciences. Galilée les avait enrichies de découvertes utiles et brillantes; il avait enseigné par son exemple les moyens de sélever à la connaissance des lois de la nature par une méthode sure et féconde, qui noblige point de sacrifier lespérance du succès à la crainte de ségarer. Il fonda [185] pour les sciences la première école où elles aient été cultivées sans aucun mélange de superstition, soit pour les préjugés, soit pour lautorité; où lon ait rejeté avec une sévérité philosophique tout autre moyen que lexpérience et le calcul. Mais, se bornant exclusivement aux sciences mathématiques et physiques, il ne put imprimer aux esprits ce mouvement quils semblaient attendre. Cet honneur était réservé à Descartes, philosophe ingénieux et hardi. Doué dun grand génie pour les sciences, il joignit lexemple au précepte, en donnant la méthode de trouver, de reconnaître la vérité. Il en montrait lapplication dans la découverte des lois de la dioptrique, de celles du choc des corps, enfin dune nouvelle branche de mathématiques, qui devait en reculer toutes les bornes. IL voulait étendre sa méthode à tous les objets de lintelligence humaine; Dieu, lhomme, lunivers étaient tour à tour le sujet de ses méditations. Si, dans les sciences physiques, sa marche est moins sure que celle de Galilée, si sa philosophie est moins sage que celle de Bacon, si on peut lui reprocher de navoir pas assez appris par les leçons de lun, par lexemple de lautre, à se défier de son imagination, à ninterroger la nature que par des expériences, à ne croire quau calcul, à observer lunivers, au lieu de le construire, à étudier lhomme, au lieu de le deviner, laudace même de ses erreurs servit aux progrès de lespèce humaine. Il agita les esprits, que la sagesse de ses rivaux navait pu réveiller. IL dit aux hommes de secouer le joug de lautorité, de ne plus reconnaître que celle qui serait avouée par leur raison; et il fut obéi, parce quil subjuguait par sa hardiesse, quil entraînait par son enthousiasme. Lesprit humain ne fut pas libre encore, mais il sut quil était formé pour lêtre. Ceux qui osèrent [186] sopiniâtrer à lui conserver ses chaînes, ou essayer de lui en donner de nouvelles, furent forcés de lui prouver quil devait les garder ou les recevoir, et dès lors on peut prévoir quelles seraient bientôt brisées. |
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