![]() |
|
![]() |
Jean-Antoine-Nicolas Caritat Marquis de Condorcet Esquisse d'un Tableau historique des
progrès de l'esprit humain
|
||||||
![]() |
||||||||
|
||||||||
![]() |
||||||||
Title | Note | Avertissement | Introduction Progrès des peuples agriculteurs, jusquà linvention de lécriture alphabétiqueLuniformité du tableau que nous avons tracé jusquici va bientôt disparaître. Ce ne sont plus de faibles nuances qui sépareront les murs, les caractères, les opinions, les superstitions de peuples attachés à leur sol, et perpétuant presque sans mélange une première famille. Les invasions, les conquêtes, la formation des empires, leurs bouleversements vont bientôt mêler et confondre les nations, tantôt les disperser sur un nouveau territoire, tantôt couvrir à la fois un même sol de peuples différents. Le hasard des événements viendra troubler sans cesse la marche lente, mais régulière de la nature, la retarder souvent, laccélérer quelquefois. Le phénomène quon observe chez une nation, dans un tel siècle, a souvent pour cause une révolution opérée à mille lieues et à dix siècles de [35] distance; et la nuit du temps a couvert une grande partie de ces événements, dont nous voyons les influences sexercer sur les hommes qui nous ont précédés, et quelquefois sétendre sur nous-mêmes. Mais il faut considérer dabord les effets de ce changement dans une seule nation, et indépendamment de linfluence que les conquêtes et le mélange des peuples ont pu exercer. Lagriculture attache lhomme au sol quil cultive. Ce nest plus sa personne, sa famille, ses instruments de chasse quil lui suffirait de transporter; ce ne sont plus même ses troupeaux quil aurait pu chasser devant lui. Des terrains qui nappartiennent à personne ne lui offriraient plus de subsistances dans sa fuite, ou pour lui-même, ou pour les animaux qui lui fournissent sa nourriture. Chaque terrain a un maître à qui seul les fruits en appartiennent. La récolte sélevant au-dessus des dépenses nécessaires pour lobtenir, de la subsistance et de lentretien des hommes et des animaux qui lon préparée, offre à ce propriétaire une richesse annuelle, quil nest obligé dacheter par aucun travail. Dans les deux premiers états de la société, tous les individus, toutes les familles du moins, exerçaient à peu près tous les arts nécessaires. [36] Mais, lorsquil y eut des hommes qui, sans travail, vécurent du produit de leur terre, et dautres des salaires que leur payaient les premiers, quand les travaux se furent multipliés, quand les procédés des arts furent devenus plus étendus et plus compliqués, lintérêt commun força bientôt à les diviser. On saperçut que lindustrie dun individu se perfectionnait davantage lorsquelle sexerçait sur moins dobjets; que la main exécutait avec plus de promptitude et de précision un plus petit nombre de mouvements quand une longue habitude les lui avait rendus plus familiers; quil fallait moins dintelligence pour bien faire un ouvrage quand on lavait plus souvent répété. Ainsi, tandis quune partie des hommes se livrait aux travaux de la culture, dautres en préparaient les instruments. La garde des bestiaux, léconomie intérieure, la fabrication des habits devinrent également des occupations séparées. Comme, dans les familles qui navaient quune propriété peu étendue, un seul de ces emplois ne suffisait pas pour occuper tout le temps dun individu, plusieurs dentre elles se partagèrent le travail et le salaire dun seul homme. Bientôt les substances employées dans les arts se multipliant, et leur nature exigeant des procédés différents, celles qui en demandaient danalogues formèrent [37] des genres séparés, à chacun desquels sattacha une classe particulière douvriers. Le commerce sétendit, embrassa un plus grand nombre dobjets, et les tira dun plus grand territoire; et alors il se forma une autre classe dhommes uniquement occupée dacheter des denrées, pour les conserver, les transporter, les revendre avec profit. Ainsi aux trois classes quon pouvait distinguer déjà dans la vie pastorale, celle des propriétaires, celle des domestiques attachés à la famille des premiers, enfin celle des esclaves, il faut maintenant ajouter celle des ouvriers de toute espèce et celle des marchands. Cest alors que, dans une société plus fixe, plus rapprochée et plus compliquée, on a senti la nécessité dune législation plus régulière et plus étendue; quil a fallu déterminer avec une précision plus rigoureuse, soit des peines pour les crimes, soit des formes pour les conventions; soumettre à des règles plus sévères les moyens de vérifier les faits, auxquels on devait appliquer la loi. Ces progrès furent louvrage lent et graduel du besoin et des circonstances; ce sont quelques pas de plus dans la route que déjà lon avait suivie chez les peuples pasteurs. Dans les premières époques, léducation fut purement domestique. Les enfants sinstruisaient auprès [38] de leur père, soit dans les travaux communs, soit dans les arts quil savait exercer, recevaient de lui le petit nombre de traditions qui formaient lhistoire de la peuplade ou celle de la famille, les fables qui sy étaient perpétuées, la connaissance des usages nationaux, et celle des principes ou des préjugés qui devaient composer leur morale grossière. Ils se formaient dans la société de leurs amis au chant, à la danse, aux exercices militaires. A lépoque où nous sommes parvenus, les enfants des familles plus riches reçurent une sorte déducation commune, soit dans les villes par la conversation des vieillards, soit dans la maison dun chef auquel ils sattachaient. Cest là quils sinstruisaient des lois du pays, de ses usages, de ses préjugés, et quils apprenaient à chanter les poèmes dans lesquels on en avait renfermé lhistoire. Lhabitude dune vie plus sédentaire avait établi entre les deux sexes une plus grande égalité. Les femmes ne furent plus considérées comme un simple objet dutilité, comme des esclaves seulement plus rapprochées du maître. Lhomme y vit des compagnes, et apprit enfin ce quelles pouvaient pour son bonheur. Cependant, même dans les pays où elles furent le plus respectées, où la polygamie fut proscrite, ni la raison ni la justice nallèrent jusquà une entière réciprocité [39] dans les devoirs ou dans le droit de se séparer, jusquà légalité dans les peines portées contre linfidélité. Lhistoire de cette classe de préjugés et de leur influence sur le sort de lespèce humaine doit entrer dans le tableau que je me suis proposé de tracer; et rien ne servira mieux à montrer jusquà quel point son bonheur est attaché aux progrès de la raison. Quelques nations restèrent dispersées dans les campagnes. Dautres se réunirent dans des villes, qui devinrent la résidence du chef commun, désigné par un nom correspondant au mot de Ro; celle des chefs de tribu qui partageaient son pouvoir, et des anciens de chaque grande famille. Cest là que se décidaient les affaires communes de la société, que se jugeaient les affaires particulières. Cest là quon rassemblait ses richesses les plus précieuses, pour les soustraire aux brigands qui durent se multiplier en même temps que ces richesses sédentaires. Lorsque les nations restèrent dispersées sur leur territoire, lusage détermina un lieu et une époque pour les réunions des chefs, pour les délibérations sur les intérêts communs, pour les tribunaux qui prononçaient les jugements. Les nations qui se reconnaissaient une origine commune, qui parlaient la même langue, sans [40] renoncer à se faire la guerre entre elles, formèrent presque toujours une fédération plus ou moins intime, convinrent de se réunir, soit contre des ennemis étrangers, soit pour venger mutuellement leurs injures, soit pour remplir en commun quelque devoir religieux. Lhospitalité et le commerce produisirent même quelques relations constantes entre des nations différentes par leur origine, leurs coutumes et leur langage: relations que le brigandage et la guerre interrompaient souvent, mais que renouait ensuite la nécessité, plus forte que lamour du pillage et la soif de la vengeance. Égorger les vaincus, les dépouiller et les réduire à lesclavage ne formèrent plus le seul droit reconnu entre les nations ennemies. Des cessions de territoire, des rançons, des tributs prirent en partie la place de ces violences barbares. A cette époque, tout homme qui possédait des armes était soldat; celui qui en avait de meilleures, qui avait pu sexercer davantage à les manier, qui pouvait en fournir à dautres, à condition quils le suivraient à la guerre, qui, par les provisions quil avait rassemblées, se trouvait en état de subvenir à leurs besoins, devenait nécessairement un chef: mais cette obéissance presque volontaire nentraînait pas une dépendance servile. Comme rarement on avait besoin de faire [41] des lois nouvelles, comme il nétait pas de dépenses publiques auxquelles les citoyens fussent forcés de contribuer, et que, si elles devenaient nécessaires, le bien des chefs ou les terres conservées en commun devaient les acquitter; comme lidée de gêner par des règlements lindustrie et le commerce était inconnue; comme la guerre offensive était décidée par le consentement général, ou faite uniquement par ceux que lamour de la gloire et le goût du pillage y entraînaient volontairement, lhomme se croyait libre dans ces gouvernements grossiers, malgré lhérédité presque générale des premiers chefs ou des rois, et la prérogative, usurpée par dautres chefs inférieurs, de partager seuls lautorité politique et dexercer les fonctions du gouvernement, comme celle de la magistrature. Mais souvent un roi se livrait à des vengeances personnelles, à des actes arbitraires de violence; souvent, dans ces familles privilégiées, lorgueil, la haine héréditaire, les fureurs de lamour et la soif de lor multipliaient les crimes, tandis que les chefs r4unis dans les villes, instruments des passions des rois, y excitaient les factions et les guerres civiles, opprimaient le peuple par des jugements iniques, le tourmentaient par les crimes de leur ambition, comme par leurs brigandages. Chez un grand nombre de nations, les excès de ces familles lassèrent la patience des peuples: [42] elles furent anéanties, chassées, ou soumises à la loi commune; rarement elles conservèrent leur titre avec une autorité limitée par la loi commune; et lon vit sétablir ce quon a depuis appelé des républiques. Ailleurs ces rois entourés de satellites, parce quils avaient des armes et des trésors à leur distribuer, exercèrent une autorité absolue: telle fut lorigine de la tyrannie. Dans dautres contrées, surtout dans celles où les petites nations ne se réunirent point dans des villes, les premières formes de ces constitutions grossières furent conservées, jusquau moment qui vit ces peuples, ou tomber sous le joug dun conquérant, ou, entraînés eux-mêmes par lesprit de brigandage, se répandre sur un territoire étranger. Cette tyrannie, resserrée dans un trop petit espace, ne pouvait avoir quune courte durée. Les peuples secouèrent bientôt ce joug impose par la force seule, et que lopinion même neût pu maintenir. Le monstre était vu de trop prés, pour ne pas inspirer plus dhorreur que deffroi; et la force comme lopinion ne peuvent forger des chaînes durables si les tyrans nétendent pas leur empire à une distance assez grande pour pouvoir cacher à la nation quils oppriment, en la divisant, le secret de sa puissance et de leur faiblesse. [43] Lhistoire des républiques appartient à lépoque suivante; mais celle qui nous occupe va nous présenter un spectacle nouveau. Un peuple agriculteur, soumis à une nation étrangère, nabandonne point ses foyers: la nécessité le contraint à travailler pour ses maîtres. Tantôt la nation dominatrice se contente de laisser, sur le territoire conquis, des chefs pour le gouverner, des soldats pour le défendre, et surtout pour en contenir les habitants, et dexiger des sujets soumis et désarmés un tribut en monnaie ou en denrées. Tantôt elle sempare du territoire même, en distribue la propriété à ses soldats, à ses capitaines; mais alors elle attache à chaque terre lancien colon qui la cultivait, et le soumet à ce nouveau genre de servitude, réglé par des lois plus ou moins rigoureuses. Un service militaire, un tribut, sont, pour les individus du peuple conquérant, la condition attachée à la jouissance de ces terres. Dautres fois, elle se réserve la propriété même du territoire, et nen distribue que lusufruit, en imposant les mêmes conditions. Presque toujours les circonstances font employer à la fois ces trois manières de récompenser les instruments de la conquête, et de dépouiller les vaincus. De là, nous voyons naître de nouvelles classes dhommes: les descendants du peuple dominateur, [44] et ceux du peuple opprimé; une noblesse héréditaire, quil ne faut pas confondre avec le patriciat des républiques; un peuple condamné aux travaux, à la dépendance, à lhumiliation, sans lêtre à lesclavage; enfin, des esclaves de la glèbe, distingués des esclaves domestiques, et dont la servitude moins arbitraire peut opposer la loi aux caprices de leurs maîtres. Cest encore ici que lon peut observer lorigine de la féodalité, qui na pas été un fléau particulier à nos climats, mais quon a retrouvé presque sur tout le globe aux mêmes époques de la civilisation, et toutes les fois quun même territoire a été occupé par deux peuples, entre lesquels la victoire avait établi une inégalité héréditaire. Le despotisme, enfin, fut encore le fruit de la conquête. Jentends ici par despotisme, pour le distinguer des tyrannies passagères, loppression dun peuple par un seul homme, qui le domine par lopinion, par lhabitude, surtout par une force militaire, sur les individus de laquelle il exerce lui-même une autorité arbitraire, mais dont il est forcé de respecter les préjugés, de flatter les caprices, de caresser lavidité et lorgueil. Immédiatement entouré dune portion nombreuse et choisie de cette force armée, formée de la nation conquérante ou étrangère à la masse des [45] sujets; environné des chefs les plus puissants de la milice; retenant les provinces par des généraux, qui ont à leurs ordres des portions plus faibles de cette même armée, il règne par la terreur: et personne dans ce peuple abattu, ou parmi ces chefs dispersés, et rivaux lun de lautre, ne conçoit la possibilité de lui opposer des forces, que celles dont il dispose ne puissent écraser à linstant. Un soulèvement de la garde, une sédition de la capitale peuvent être funestes au despote, mais sans affaiblir le despotisme. Le général dune armée victorieuse peut, en détruisant une famille consacrée par le préjugé, fonder une dynastie nouvelle; mais cest pour exercer la même tyrannie. Dans cette troisième époque, les peuples qui nont encore éprouvé le malheur, ni dêtre conquérants, ni dêtre conquis, nous offrent ces vertus simples et fortes des nations agricoles, ces murs des temps héroïques, dont un mélange de grandeur et de férocité, de générosité et de barbarie, rend le tableau si attachant, et nous séduit encore au point de les admirer, et même de les regretter. Le tableau de celles quon observe dans les empires fondés par les conquérants nous présente au contraire toutes les nuances de lavilissement et de la corruption, où le despotisme et la superstition peuvent amener lespèce humaine. Cest là [46] que lon voit naître les tributs sur lindustrie et le commerce, les exactions qui font acheter le droit demployer ses facultés à son gré, les lois qui gênent lhomme dans le choix de son travail et dans lusage de sa propriété, celles qui attachent les enfants à la profession de leurs pères, les confiscations, les supplices atroces; en un mot, tout ce que le mépris pour lespèce humaine a pu inventer dactes arbitraires, de tyrannies légales et datrocités superstitieuses. On peut remarquer que dans les peuplades qui nont point essuyé de grandes révolutions, les progrès de la civilisation se sont arrêtés à un terme très peu élevé. Les hommes y éprouvaient cependant déjà ce besoin didées ou de sensations nouvelles, premier mobile des progrès de lesprit humain, qui produit également le goût des superfluités du luxe, aiguillon de lindustrie, et la curiosité, perçant dun il avide le voile dont la nature a caché ses secrets. Mais il est arrivé presque partout que, pour échapper à ce besoin, les hommes ont cherché, ont adopté avec une sorte de fureur des moyens physiques de se procurer des sensations qui pussent se renouveler sans cesse; telle est lhabitude des liqueurs fermentées, des boissons chaudes, de lopium, du tabac, du bête;. Il est peu de peuples chez qui lon nobserve une [47] de ces habitudes, doù naît un plaisir qui remplit les journées entières, ou se répète à toutes les heures, qui empêche de sentir le poids du temps, satisfait au besoin dêtre occupé ou réveillé, finit par lémousser, et prolonge pour lesprit humain la durée de son enfance et de son inactivité, et ces mêmes habitudes, qui ont été un obstacle aux progrès des nations ignorantes ou asservies, sopposent encore, dans les pays éclairés, à ce que la vérité répande dans toutes les classes une lumière égale et pure. En exposant ce que furent les arts dans les deux premières époques de la société, on fera voir comment à ceux de travailler le bois, la pierre, ou les os danimaux, den préparer les peaux, et de former des tissus, ces peuples primitifs purent joindre les arts plus difficiles de la teinture, de la poterie, et même les commencements des travaux sur les métaux. Les progrès de ces arts auraient été lents dans les nations isolées; mais les communications, même faibles, qui sétablirent entre elles, en accélérèrent la marche. Un procédé nouveau, découvert chez un peuple, devint commun à ses voisins. Les conquêtes, qui tant de fois ont détruit les arts, commencèrent par les répandre, et servirent à leur perfectionnement, avant de larrêter ou de contribuer à leur chute. [48] On voit plusieurs de ces arts portés au plus haut degré de perfection chez des peuples où la longue influence de la superstition et du despotisme a consommé la dégradation de toutes les facultés humaines. Mais, si lon observe les prodiges de cette industrie servile, on ny verra rien qui annonce les bienfaits du génie: tous les perfectionnements y paraissent louvrage lent et pénible dune longue routine; partout, à côté de cette industrie qui nous étonne, on aperçoit des traces dignorance et de stupidité, qui nous en décèlent lorigine. Dans des sociétés sédentaires et paisibles, lastronomie, la médecine, les notions les plus simples de lanatomie, la connaissance des minéraux et des plantes, les premiers éléments de létude des phénomènes de la nature se perfectionnèrent, ou plutôt sétendirent par le seul effet du temps, qui, multipliant les observations, conduisait, dune manière lente, mais sûre, à saisir facilement et presque au premier coup dil quelques-unes des conséquences générales auxquelles ces observations devaient conduire. Cependant ces progrès furent très faibles; et les sciences seraient restées plus longtemps dans leur première enfance, si certaines familles, si surtout des castes particulières nen avaient fait le premier fondement de leur gloire ou de leur puissance. [49] On avait déjà pu joindre lobservation de lhomme et des sociétés à celle de la nature. Déjà un petit nombre de maximes de morale pratique et de politique se transmettaient de générations en générations: ces castes sen emparèrent; les idées religieuses, les préjugés, les superstitions accrurent encore leur domaine. Elles succédèrent aux premières associations, aux premières familles des charlatans et des sorciers; mais elles employèrent plus dart pour séduire des esprits moins grossiers. Leurs connaissances réelles, laustérité apparente de leur vie, un mépris hypocrite pour ce qui est lobjet des désirs des hommes vulgaires, donnèrent de lautorité à leurs prestiges, tandis que ces mêmes prestiges consacraient, aux yeux du peuple, et ces faibles connaissances et ces hypocrites vertus. Les membres de ces sociétés suivirent dabord, avec une ardeur presque égale, deux objets bien différents; lun dacquérir pour eux-mêmes de nouvelles connaissances; lautre demployer celles quils avaient à tromper le peuple, à dominer les esprits. Leurs sages soccupèrent surtout de lastronomie: et, autant quon en peut juger par les restes épars des monuments de leurs travaux, il parait quils atteignirent le point le plus haut où lon puisse sélever, sans le secours des lunettes, sans lappui des théories mathématiques supérieures aux premiers éléments. [50] En effet, à laide dune longue suite dobservations, on peut parvenir à une connaissance des mouvements des astres assez précise pour mettre en état de calculer et de prédire les phénomènes célestes. Ces lois empiriques, dautant plus faciles à trouver que les observations sétendent sur un plus long espace de temps, nont point conduit ces premiers astronomes jusquà la découverte des lois générales du système du monde; mais elles y suppléaient suffisamment pour tout ce qui pouvait intéresser les besoins de lhomme, ou sa curiosité, et servir à augmenter le crédit de ces usurpateurs du droit exclusif de linstruire. IL paraît quon leur doit 1idée ingénieuse des échelles arithmétiques, de ce moyen heureux de représenter tous les nombres avec un petit nombre de signes, et dexécuter par des opérations techniques très simples, des calculs auxquels lintelligence humaine, livrée à elle-même, ne pourrait atteindre. Cest là le premier exemple de ces méthodes qui doublent ses forces, et à laide desquelles elle peut reculer indéfiniment ses limites, sans quon puisse fixer un terme où il lui soit interdit datteindre. Mais on ne voit pas quils aient étendu la science de larithmétique au-delà de ses premières opérations. Leur géométrie renfermant ce qui était nécessaire [51] à larpentage, à la pratique de lastronomie, sest arrêtée à cette proposition célèbre que Pythagore transporta en Grèce, ou découvrit de nouveau. Ils abandonnèrent la mécanique des machines à ceux qui devaient les employer. Cependant, quelques récits mêlés de fables semblent annoncer que cette partie des sciences a été cultivée par eux-mêmes, comme un des moyens de frapper les esprits par des prodiges. Les lois du mouvement, la mécanique rationnelle, ne fixèrent point leurs regards. Sils étudièrent la médecine et la chirurgie, surtout celle qui a pour objet le traitement des blessures, ils négligèrent lanatomie. Leurs connaissances en botanique, en histoire naturelle, se bornèrent aux substances employées comme remèdes, à quelques plantes, à quelques minéraux, dont les propriétés singulières pouvaient servir leurs projets. Leur chimie, réduite à de simples procédés sans théorie, sans méthode, sans analyse, nétait que lart de faire certaines préparations, la connaissance de quelques secrets, soit pour la médecine, soit pour les arts, ou de quelques prestiges propres à éblouir les yeux dune multitude ignorante, soumise à des chefs non moins ignorants quelle. Les progrès des sciences nétaient pour eux [52] quun but secondaire, quun moyen de perpétuer ou détendre leur pouvoir. Ils ne cherchaient la vérité que pour répandre des erreurs; et il ne faut pas sétonner quils laient si rarement trouvée. Cependant ces progrès, quelque lents, quelque faibles quils soient, auraient été impossibles si ces mêmes hommes navaient connu lart de lécriture, seul moyen dassurer les traditions, de les fixer, de communiquer et de transmettre les connaissances, dès quelles commencent à se multiplier. Ainsi lécriture hiéroglyphique, ou fut une de leurs premières inventions, ou avait été découverte avant la formation des castes enseignantes. Comme leur but nétait pas déclairer, mais de dominer, non seulement ils ne communiquaient pas au peuple toutes leurs connaissances, mais ils corrompaient par des erreurs celles quils voulaient bien lui révéler; ils lui enseignaient non ce quils croyaient vrai, mais ce qui leur était utile. Ils ne lui montraient rien, sans y mêler je ne sais quoi de surnaturel, de sacré, de céleste, qui tendît à les faire regarder comme supérieurs à lhumanité, comme revêtus dun caractère divin, comme ayant reçu du ciel même des connaissances interdites au reste des hommes. [53] Ils eurent donc deux doctrines, lune pour eux seuls, lautre pour le peuple: souvent même, comme ils se partageaient en plusieurs ordres, chacun deux se réserva quelques mystères. Tous les ordres inférieurs étaient à la fois fripons et dupes, et le système dhypocrisie ne se développait en entier quaux yeux de quelques adeptes. Rien ne favorisa plus létablissement de cette double doctrine que les changements dans les langues, qui furent louvrage du temps, de la communication et du mélange des peuples. Les hommes à double doctrine, en conservant pour eux lancienne langue, ou celle dun autre peuple, sassurèrent aussi lavantage de posséder un langage entendu par eux seuls. La première écriture qui désignait les choses par une peinture plus ou moins exacte, soit de la chose même, soit dun objet analogue, faisant place à une écriture plus simple, où la ressemblance de ces objets était presque effacée, où lon nemployait que des signes déjà en quelque sorte de pure convention, la doctrine secrète eut son écriture, comme elle avait déjà son langage. Dans lorigine des langues, presque chaque mot est une métaphore, et chaque phrase une allégorie. Lesprit saisit à la fois le sens figuré et le sens propre; le mot offre, en même temps que lidée, limage analogue par laquelle on lavait exprimée. [54] Mais par lhabitude demployer un mot dans un sens figuré, lesprit finit par sy arrêter uniquement, par faire abstraction du premier sens; et ce sens, dabord figuré, devient peu à peu le sens ordinaire et propre du même mot. Les prêtres qui conservèrent le premier langage allégorique lemployèrent avec le peuple qui ne pouvait plus en saisir le véritable sens, et qui, accoutumé à prendre les mots dans une seule acception, devenue leur acception propre, entendait je ne sais quelles fables absurdes, lorsque les mêmes expressions ne présentaient à lesprit des prêtres quune vérité très simple. Ils firent le même usage de leur écriture sacrée. Le peuple voyait des hommes, des animaux, des monstres, où les prêtres avaient voulu représenter un phénomène astronomique, un des faits de lhistoire de lannée. Ainsi, par exemple, les prêtres, dans leurs méditations, sétaient presque partout créé le système métaphysique dun grand tout, immense, éternel, dont tous les êtres nétaient que les parties, dont tous les changements observés dans lunivers nétaient que les modifications diverses. Le ciel ne leur offrait que des groupes détoiles semés dans ces déserts immenses, que des planètes qui y décrivaient des mouvements plus ou moins compliqués, et des phénomènes purement physiques, [55] résultant des positions de ces astres divers. Ils imposaient des noms à ces groupes détoiles et à ces planètes, aux cercles mobiles ou fixes imaginés pour en représenter les positions et la marche apparente, pour en expliquer les phénomènes. Mais leur langage, leurs monuments, en exprimant pour eux ces opinions métaphysiques, ces vérités naturelles, offraient aux yeux du peuple le système de la plus extravagante mythologie, devenaient pour lui le fondement des croyances les plus absurdes, des cultes les plus insensés, des pratiques les plus honteuses ou les plus barbares. Telle est lorigine de presque toutes les religions connues, quensuite lhypocrisie ou lextravagance de leurs inventeurs et de leurs prosélytes ont chargées de fables nouvelles. Ces castes semparèrent de léducation, pour façonner lhomme à supporter plus patiemment des chaînes identifiées pour ainsi dire avec son existence, pour écarter de lui jusquà la possibilité du désir de les briser. Mais, si lon veut connaître jusquà quel point, même sans le secours des terreurs superstitieuses, ces institutions peuvent porter leur pouvoir destructeur des facultés humaines, cest sur la Chine quil faut un moment arrêter ses regards, sur ce peuple, qui semble navoir précédé les autres dans les sciences et les [56] arts que pour se voir successivement effacé par eux tous; ce peuple, que la connaissance de lartillerie na point empêché dêtre conquis par des nations barbares; où les sciences, dont les nombreuses écoles sont ouvertes à tous les citoyens, conduisent seules à toutes les dignités, et où cependant, soumises à dabsurdes préjugés, elles sont condamnées à une éternelle médiocrité; où enfin linvention même de limprimerie est demeurée entièrement inutile aux progrès de lesprit humain. Des hommes, dont lintérêt était de tromper, durent se dégoûter bientôt de la recherche de la vérité. Contents de la docilité des peuples, ils crurent navoir pas besoin de nouveaux moyens pour sen garantir la durée. Peu à peu ils oublièrent eux-mêmes une partie des vérités cachées sous leurs allégories; ils ne gardèrent de leur ancienne science que ce qui était rigoureusement nécessaire pour conserver la confiance de leurs disciples; et ils finirent par être eux-mêmes la dupe de leurs propres fables. Dès lors tout progrès dans les sciences sarrêta; une partie même de ceux dont les siècles antérieurs avaient été témoins se perdit pour les générations suivantes; et lesprit humain, livré à lignorance et aux préjugés, fut condamné à une honteuse immobilité dans ces vastes empires, dont [57] lexistence non interrompue a déshonoré depuis si longtemps lAsie. Les peuples qui les habitent sont les seuls où lon ait pu observer à la fois ce degré de civilisation et cette décadence. Ceux qui occupaient le reste du globe ont été arrêtés dans leurs progrès, et nous retracent encore les temps de lenfance du genre humain, ou ont été entraînés par les événements, à travers les dernières époques, dont il nous reste à tracer lhistoire. A celle où nous sommes parvenus, ces mêmes peuples de lAsie avaient inventé lécriture alphabétique, quils avaient substituée aux hiéroglyphes, après avoir vraisemblablement employé celle où des signes conventionnels sont attachés à chaque idée, qui est la seule que les Chinois connaissent encore aujourdhui. Lhistoire et le raisonnement peuvent nous éclairer sur la manière dont a dû sopérer le passage graduel des hiéroglyphes à cet art en quelque sorte intermédiaire: mais rien ne peut nous instruire avec quelque précision, ni sur le pays, ni sur le alphabétique fut dabord mise en usage. Cette découverte fut ensuite portée dans la Grèce; chez ce peuple qui a exercé sur les progrès de lespèce humaine une influence si puissante et si heureuse, dont le génie lui a ouvert toutes les [58] routes de la vérité, que la nature avait préparé, que le sort avait destiné pour être le bienfaiteur et le guide de toutes les nations, de tous les âges: honneur que, jusquici, aucun autre peuple na partagé. Un seul a pu depuis concevoir lespérance de présider à une révolution nouvelle dans les destinées du genre humain. La nature, la combinaison des événements, semblent sêtre accordées pour lui en réserver la gloire. Mais ne cherchons point à pénétrer ce quun avenir incertain nous cache encore. |
||||||||
![]() |
||||||||
note |