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Jean-Antoine-Nicolas Caritat Marquis de Condorcet Esquisse d'un Tableau historique des
progrès de l'esprit humain
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Title | Note | Avertissement | Introduction Progrès des sciences depuis leur division jusquà leur décadencePlaton vivait encore lorsque Aristote, son disciple, ouvrit dans Athènes même une école rivale de la sienne. Non seulement il embrassa toutes les sciences, mais il appliqua la méthode philosophique à léloquence et à la poésie. Il osa concevoir le premier que cette méthode doit sétendre à tout ce que lintelligence humaine peut atteindre; puisque cette intelligence exerçant partout les mêmes facultés doit partout être assujettie aux mêmes lois. Plus le plan quil sétait formé était vaste, plus il sentit le besoin den séparer les diverses parties, et de fixer avec plus de précision les limites de chacune. A compter de cette époque, la plupart des philosophes, et même des sectes entières, se bornèrent à quelques-unes de ces parties. Les sciences mathématiques et physiques formèrent [82] seules une grande division. Comme elles se fondent sur le calcul et lobservation, comme ce quelles peuvent enseigner est indépendant des opinions qui divisaient les sectes, elles se séparèrent de la philosophie, sur laquelle ces sectes régnaient encore. Elles devinrent donc loccupation des savants, qui presque tous eurent même la sagesse de demeurer étrangers aux disputes des écoles, où lon se livrait à une lutte de réputation plus utile à la renommée passagère des philosophes quaux progrès de la philosophie. Ce mot commença même à ne plus exprimer que les principes généraux de lordre du monde, la métaphysique, la dialectique, et la morale, dont la politique faisait partie. Heureusement lépoque de cette division précéda le temps où la Grèce, après de longs orages, devait perdre sa liberté. Les sciences trouvèrent dans la capitale de lÉgypte un asile, que les despotes qui la gouvernaient auraient peut-être refusé à la philosophie. Des princes qui devaient une grande partie de leur richesse et de leur pouvoir au commerce réuni de la Méditerranée et de lOcéan asiatique devaient encourager des sciences utiles à la navigation et au commerce. Elles échappèrent donc à cette décadence plus prompte, qui se fit bientôt sentir dans la philosophie, dont léclat disparut avec la liberté. Le [83] despotisme des Romains, si indifférents aux progrès des lumières, natteignit lÉgypte que très tard, et dans un temps où la ville dAlexandrie était devenue nécessaire à la subsistance de Rome; déjà en possession dêtre la métropole des sciences, comme le centre du commerce, elle se suffisait à elle-même pour en conserver le feu sacré par sa population, par sa richesse, par le grand concours des étrangers, par les établissements que les Ptolémées avaient formés, et que les vainqueurs ne songèrent pas à détruire. La secte académique, où les mathématiques avaient été cultivées dès son origine, et dont enseignement philosophique se bornait presque à prouver lutilité du doute, et indiquer les limites étroites de la certitude, devait être la secte des savants; et cette doctrine ne pouvait effrayer les despotes: aussi domina-t-elle dans lécole dAlexandrie. La théorie des sections coniques, la méthode de les employer, soit pour la construction des lieux géométriques, soit pour la résolution des problèmes, la découverte de quelques autres courbes étendirent la carrière, jusqualors si resserrée, de la géométrie. Archimède découvrit la quadrature de la parabole, mesura la surface de la sphère: et ce furent les premiers pas dans cette théorie des limites, qui détermine la dernière valeur dune quantité, celle dont cette quantité se rapproche [84] sans cesse en ne latteignant jamais; dans cette science qui enseigne, tantôt à trouver les rapports des quanti tés évanouissantes, tantôt à remonter de la connaissance de ces rapports à la détermination de ceux des grandeurs finies; en un mot dans ce calcul auquel, avec plus dorgueil que de justesse, les modernes ont donné le nom de calcul de linfini. Cest Archimède qui le premier détermina le rapport approché du diamètre du cercle et de sa circonférence, enseigna comme on pouvait en obtenir des valeurs toujours de plus en plus approchées, et fit connaître les méthodes dapproximation, ce supplément heureux de linsuffisance des méthodes connues, et souvent de la science elle-même. On peut, en quelque sorte, le regarder comme le créateur de la mécanique rationnelle. On lui doit la théorie du levier, et la découverte de ce principe dhydrostatique, quun corps, placé dans un corps fluide, perd une portion de son poids égale à celui de la masse quil a déplacée. La vis qui porte son nom, ses miroirs ardents, les prodiges du siège de Syracuse, attestent ses talents dans la science des machines, que les savants avaient négligée, parce que les principes de théorie, connus jusqualors, ne pouvaient y atteindre encore. Ces grandes découvertes, ces sciences nouvelles placent Archimède parmi ces génies [85] heureux dont la vie est une époque dans lhistoire de lhomme, et dont lexistence paraît un des bienfaits de la nature. Cest dans lécole dAlexandrie que nous trouvons les premières traces de lalgèbre, cest-à-dire du calcul des quantités considérées uniquement comme telles. La nature des questions proposées et résolues dans le livre de Diophante exigeait que les nombres y fussent envisagés comme ayant une valeur générale, indéterminée, et assujettie seulement à certaines conditions. Mais cette science navait point alors, comme aujourdhui, ses signes, ses méthodes propres, ses opérations techniques. On désignait ces valeurs générales par des mots; et cétait par une suite de raisonnements que lon parvenait à trouver, à développer la solution des problèmes. Des observations chaldéennes, envoyées à Aristote par Alexandre, accélérèrent les progrès de lastronomie. Ce quils offrent de plus brillant est dû au génie dHipparque. Mais si, après lui, dans lastronomie, comme après Archimède dans la géométrie et dans la mécanique, on ne trouve plus de ces découvertes, de ces travaux, qui changent en quelque sorte la face entière dune science, elles continuèrent longtemps encore de se perfectionner, de sétendre, et de senrichir du moins par des vérités de détail. [86] Dans son histoire des animaux, Aristote avait donné les principes et le modèle précieux de la manière dobserver avec exactitude, et de décrire avec méthode les objets de la nature, de classer ces observations et de saisir les résultats généraux quelles présentent. Lhistoire des plantes, celle des minéraux furent traitées après lui, mais avec moins de précision, et avec des vues moins étendues, moins philosophiques. Les progrès de lanatomie furent très lents, non seulement parce que des préjugés religieux sopposaient à la dissection des cadavres, mais parce que lopinion vulgaire en regardait lattouchement comme une sorte de souillure morale. La médecine dHippocrate nétait quune science dobservation, qui navait pu conduire encore quà des méthodes empiriques. Lesprit de secte, le goût des hypothèses linfectèrent bientôt: mais si le nombre des erreurs lemporta sur celui des vérités nouvelles, si les préjugés ou les systèmes des médecins firent plus de mal que leurs observations ne purent faire de bien, cependant on ne peut nier que la médecine nait fait, durant cette époque, des progrès faibles, mais réels. Aristote ne porta dans la physique, ni cette exactitude, ni cette sage réserve, qui caractérisent son histoire des animaux. Il paya le tribut aux habitudes de son siècle, à lesprit des écoles, en [87] la défigurant par ces principes hypothétiques qui, dans leur généralité vague, expliquent tout avec une sorte de facilité, parce quils ne peuvent rien expliquer avec précision. Dailleurs, lobservation seule ne suffit pas; il faut des expériences; elles exigent des instruments; et il parait quon navait pas alors assez recueilli de faits, quon ne les avait pas vus avec assez de détail, pour sentir le besoin, pour avoir lidée de cette manière dinterroger la nature et de la forcer à nous répondre. Aussi, dans cette époque, lhistoire des progrès de la physique doit-elle se borner au tableau dun petit nombre de connaissances, dues au hasard et aux observations où conduit la pratique des arts, bien plus quaux recherches des savants. Lhydraulique, et surtout loptique, présentent une moisson un peu moins stérile; mais ce sont plutôt encore des faits remarqués parce quils se sont offerts deux-mêmes que des théories ou des lois physiques, découvertes par des expériences, ou devinées par la méditation. Lagriculture sétait bornée jusqualors à la simple routine, et à quelques règles que les prêtres, en les transmettant aux peuples, avaient corrompues par leurs superstitions. Elle devint chez les Grecs, et surtout chez les Romains, un art important et respecté, dont les hommes les plus savants sempressèrent [88] de recueillir les usages et les préceptes. Ces recueils dobservations présentées avec précision, rassemblées avec discernement, pouvaient éclairer la pratique, répandre les méthodes utiles: mais on était encore bien loin du siècle des expériences et des observations calculées. Les arts mécaniques commencèrent à se lier aux sciences; les philosophes en examinèrent les travaux, en recherchèrent lorigine, en étudièrent lhistoire, soccupèrent de décrire les procédés et les produits de ceux qui étaient cultivés dans les diverses contrées, de recueillir ces observations, et de les transmettre à la postérité. Ainsi, lon vit Pline embrasser lhomme, la nature et les arts, dans le plan immense de son histoire naturelle; inventaire précieux de tout ce qui formait alors les véritables richesses de lesprit humain; et ses droits à notre reconnaissance ne peuvent être détruits par le reproche mérité davoir accueilli, avec trop peu de choix et trop de crédulité, ce que lignorance ou la vanité mensongère des historiens et des voyageurs avait offert à son insatiable avidité de tout connaître. Au milieu de la décadence de la Grèce, Athènes, qui, dans les jours de sa puissance, avait honoré la philosophie et les lettres, leur dut, à son tour, de conserver plus longtemps quelques restes de son ancienne splendeur. On ny balançait plus à la [89] tribune les destins de la Grèce et de lAsie; mais cest dans ses écoles que les Romains apprirent à connaître les secrets de léloquence; et cest aux pieds de la lampe de Démosthène que se forma le premier de leurs orateurs. LAcadémie, le Lycée, le Portique, les Jardins dÉpicure furent le berceau et la principale école des quatre sectes qui se disputèrent lempire de la philosophie. On enseignait dans lAcadémie quil ny a rien de certain; que sur aucun objet lhomme ne peut atteindre, ni à une vraie certitude, ni même à une compréhension parfaite; enfin (et il était difficile daller plus loin) quil ne pouvait être sûr de cette impossibilité de rien connaître, et quil fallait douter même de la nécessité de douter de tout. On y exposait, on y défendait, on y combattait les opinions des autres philosophes, mais comme des hypothèses propres à exercer lesprit, et pour faire sentir davantage, par lincertitude qui accompagnait ces disputes, la vanité des connaissances humaines, et le ridicule de la confiance dogmatique des autres sectes. Mais ce doute, quavoue la raison, quand il conduit à ne point raisonner sur les mots auxquels nous ne pouvons attacher des idées nettes et précises, à proportionner notre adhésion au degré de la probabilité de chaque proposition, à déterminer, [90] pour chaque classe de connaissances, les limites de la certitude que nous pouvons obtenir; ce même doute, sil sétend aux vérités démontrées, sil attaque les principes de la morale, devient ou stupidité ou démence; il favorise lignorance et la corruption: et tel est lexcès où sont tombés les sophistes, qui remplacèrent dans lAcadémie les premiers disciples de Platon. Nous exposerons la marche de ces sceptiques, la cause de leurs erreurs; nous chercherons ce que, dans lexagération de leur doctrine, on doit attribuer à la manie de se singulariser par des opinions bizarres; nous ferons observer que, sils furent assez solidement réfutés par linstinct des autres hommes, par celui qui les dirigeait eux-mêmes dans la conduite de leur vie, jamais ils ne furent ni bien entendus, ni bien réfutés par les philosophes. Cependant ce scepticisme outré navait pas entraîné toute la secte académique; et cette opinion dune idée éternelle du juste, du beau, de lhonnête, indépendante de lintérêt des hommes, de leurs conventions, de leur existence même, idée qui, imprimée dans notre âme, devenait pour nous le principe de nos devoirs, et la règle de nos actions, cette doctrine, puisée dans les dialogues de Platon, continuait dêtre exposée dans son école, et y servait de base à lenseignement de la morale. [91] Aristote ne connut pas mieux que ses maîtres lart danalyser les idées, cest-à-dire de remonter par degrés jusquaux idées les plus simples qui sont entrées dans leur combinaison, dobserver la formation même de ces idées simples, de suivre dans ces opérations la marche de lesprit et le développement de ses facultés. Sa métaphysique ne fut donc, comme celle des autres philosophes, quune doctrine vague, fondée, tantôt sur labus des mots, et tantôt sur de simples hypothèses. Cest à lui cependant que lon doit cette vérité importante, ce premier pas dans la connaissance de lesprit humain, que nos idées même les plus abstraites, les plus purement intellectuelles, pour ainsi dire, doivent leur origine à nos sensations: mais il ne lappuya daucun développement. Ce fut plutôt laperçu dun homme de génie que le résultat dune suite dobservations analysées avec précision, et combinées entre elles pour en faire sortir une vérité générale: aussi ce germe jeté, dans une terre ingrate, ne produisit de fruits utiles quaprès plus de vingt siècles. Aristote, dans sa logique, réduisant les démonstrations à une suite darguments assujettis à la forme syllogistique, divisant ensuite toutes les propositions en quatre classes qui les renferment [92] toutes, apprend à reconnaître, parmi toutes les combinaisons possibles de propositions de ces quatre classes prises trois à trois, celles qui répondent à des syllogismes concluants, et qui y répondent nécessairement. Par ce moyen, lon peut juger de la justesse ou du vice dun argument, en sachant seulement à quelle combinaison il appartient; et lart de raisonner juste est soumis, en quelque sorte, à des règles techniques. Cette idée ingénieuse est restée inutile jusquici; mais peut-être doit-elle un jour devenir le premier pas vers un perfectionnement, que lart de raisonner et de discuter semble encore attendre. Chaque vertu, suivant Aristote, est placée entre deux vices, dont lun en est le défaut, et lautre lexcès: elle nest, en quelque sorte, quun de nos penchants naturels, auquel la raison nous défend, et de trop résister, et de trop obéir. Ce principe général a pu soffrir à lui daprès une de ces idées vagues dordre et de convenance, si communes alors dans la philosophie; mais il le vérifia, en lappliquant à la nomenclature des mots qui, dans la langue grecque, exprimaient ce quon y appelait des vertus. Vers le même temps, deux sectes nouvelles, appuyant la morale sur des principes opposés, du moins en apparence, partagèrent les esprits, étendirent leur influence bien au-delà des bornes [93] de leurs écoles, et hâtèrent la chute de la superstition grecque, que malheureusement une superstition plus sombre, plus dangereuse, plus ennemie des lumières devait bientôt remplacer. Les Stoïciens firent consister la vertu et le bonheur dans la possession dune âme également insensible à la volupté et à la douleur, affranchie de toutes les passions, supérieure à toutes les craintes, à toutes les faiblesses, ne connaissant de véritable bien que la vertu, de mal réel que les remords. Ils croyaient que lhomme a le pouvoir de sélever à cette hauteur, sil en a une volonté forte et constante; et qualors, indépendant de la fortune, toujours maître de lui-même, il est également inaccessible au vice et au malheur. Un esprit unique anime le monde: il est présent partout, si même il nest pas tout, sil existe autre chose que lui. Les âmes humaines en sont des émanations. Celle du sage, qui na point souillé la pureté de son origine, se réunit, au moment de la mort, à cet esprit universel. La mort serait donc un bien, si, pour le sage soumis à la nature, endurci contre tout ce que les hommes vulgaires appellent des maux, il ny avait pas plus de grandeur à la regarder comme une chose indifférente. Épicure place le bonheur dans la jouissance du plaisir et dans labsence de la douleur. La vertu consiste à suivre les penchants naturels, mais en [94] sachant les épurer et les diriger. La tempérance qui prévient la douleur, qui, en conservant nos facultés naturelles dans toute leur force, nous assure toutes les jouissances que la nature nous a préparées; le soin de se préserver des passions haineuses ou violentes, qui tourmentent et déchirent le cur livré à leur amertume et à leurs fureurs; celui de cultiver au contraire les affections douces et tendres, de se ménager les voluptés qui suivent la pratique de la bienfaisance, de conserver la pureté de son âme pour éviter la honte et les remords qui punissent le crime, pour jouir du sentiment délicieux qui récompense les belles actions: telle est la route qui conduit à la fois et au bonheur et à la vertu. Épicure ne voyait dans lunivers quune collection datomes, dont les combinaisons diverses étaient soumises à des lois nécessaires. Lâme humaine était elle-même une de ces combinaisons. Les atomes qui la composaient, réunis à linstant où le corps commençait la vie, se dispersaient au moment de la mort, pour se réunir à la masse commune, et entrer dans de nouvelles combinaisons. Ne voulant pas heurter trop directement les préjugés populaires, il avait admis des dieux; mais indifférents aux actions des hommes, étrangers à lordre de lunivers, et soumis comme les [95] autres êtres aux lois générales de son mécanisme, ils étaient en quelque sorte un hors-duvre de ce système. Des hommes durs, orgueilleux, injustes se cachèrent sous le masque du stoïcisme. Des hommes voluptueux et corrompus se glissèrent souvent dans les jardins dÉpicure. On calomnia les principes des Épicuriens, quon accusa de placer le souverain bien dans les voluptés grossières. On tourna en ridicule les prétentions du sage de Zénon, qui, esclave tournant la meule, ou tourmenté de la goutte, nen est pas moins heureux, libre, et souverain. Cette philosophie qui prétendait sélever au-dessus de la nature, et celle qui ne voulait quy obéir; cette morale qui ne connaissait dautre bien que la vertu, et celle qui plaçait le bonheur dans la volupté, conduisaient aux mêmes conséquences pratiques, en partant de principes si contraires, en tenant un langage si opposé. Cette ressemblance dans les préceptes moraux de toutes les religions, de toutes les sectes de philosophie, suffirait pour prouver quils ont une vérité indépendante des dogmes de ces religions, des principes de ces sectes; que cest dans la constitution morale de lhomme quil faut chercher la base de ses devoirs, lorigine de ses idées de justice et de vertu: vérité dont la secte épicurienne sétait [96] moins éloignée quaucune autre; et rien peut-être ne contribua davantage à lui mériter la haine des hypocrites de toutes les classes, pour qui la morale nest quun objet de commerce dont ils se disputent le monopole. La chute des républiques grecques entraîna celle des sciences politiques. Après Platon, Aristote et Xénophon, lon cessa presque de les comprendre dans le système de la philosophie. Mais il est temps de parler dun événement qui changea le sort dune grande partie du monde, et exerça sur les progrès de lesprit humain une influence qui sest prolongée jusquà nous. Si lon en excepte lInde et la Chine, la ville de Rome avait étendu son empire sur toutes les nations où lesprit humain sétait élevé au-dessus de la faiblesse de sa première enfance. Elle donnait des lois à tous les pays où les Grecs avaient porté leur langue, leurs sciences et leur philosophie. Tous ces peuples, suspendus à une chaîne que la victoire avait attachée au pied du Capitole, nexistaient plus que par la volonté de Rome et pour les passions de ses chefs. Un tableau vrai de la constitution de cette ville dominatrice ne sera point étranger à lobjet de cet ouvrage: on y verra lorigine du patriciat héréditaire, et les adroites combinaisons employées pour lui donner plus de stabilité et plus de force, en [97] le rendant moins odieux; un peuple exercé aux armes, mais ne les employant jamais dans ses dissensions domestiques; réunissant la force réelle à lautorité légale, et se défendant à peine contre un sénat orgueilleux, qui, en lenchaînant par la superstition, léblouissait par léclat de ses victoires; une grande nation tour à tour le jouet de ses tyrans ou de ses défenseurs, et pendant quatre siècles la dupe patiente dune manière de prendre ses suffrages, absurde mais consacrée. On verra cette constitution, faite pour une seule ville, changer de nature, sans changer de forme, quand il fallut létendre à un grand empire; ne pouvant se maintenir que par des guerres continuelles, et bientôt détruite par ses propres armées; enfin le peuple roi avili par lhabitude dêtre nourri aux dépens du trésor public, corrompu par les largesses des sénateurs, vendant à un homme les restes illusoires de son inutile liberté. Lambition des Romains les portait à chercher en Grèce des maîtres dans cet art de léloquence qui était chez eux une des routes de la fortune. Ce goût pour les jouissances exclusives et raffinées, ce besoin de nouveaux plaisirs, qui naît de la richesse et de loisiveté, leur fit rechercher les arts des Grecs, et même la conversation de leurs philosophes. Mais les sciences, la philosophie, les arts [98] du dessin furent toujours des plantes étrangères au sol de Rome. Lavarice des vainqueurs couvrit lItalie de chefs-duvre de la Grèce, enlevés par la force aux temples, aux cités dont ils faisaient lornement, et dont ils consolaient lesclavage; mais !es ouvrages daucun Romain nosèrent sy mêler. Cicéron, Lucrèce et Sénèque écrivirent éloquemment dans leur langue sur la philosophie; mais cétait sur celle des Grecs, et pour réformer le calendrier barbare de Numa, César fut obligé demployer un mathématicien dAlexandrie. Rome, longtemps déchirée par les factions de généraux ambitieux, occupée de nouvelles conquêtes, ou agitée par les discordes civiles, tomba enfin de son inquiète liberté dans un despotisme militaire plus orageux encore. Quelle place auraient donc pu trouver les tranquilles méditations de la philosophie ou des sciences, entre des chefs qui aspiraient à la tyrannie, et bientôt après sous des despotes qui craignaient la vérité, et qui haïssaient également les talents et les vertus ? Dailleurs les sciences et la philosophie sont nécessairement négligées, dans tout pays où une carrière honorable, qui conduit aux richesses et aux dignités, est ouverte à tous ceux que leur penchant naturel porte vers létude: et telle était à Rome celle de la jurisprudence. Quand les lois, comme dans lOrient, sont liées [99] à la religion, le droit de les interpréter devient un des plus forts appuis de la tyrannie sacerdotale. Dans la Grèce, elles avaient fait partie de ce code donné à chaque ville par son législateur; il les y avait liées à lesprit de la constitution et du gouvernement quil avait établi. Elles y éprouvèrent peu de changements. Souvent les magistrats en abusèrent: les injustices particulières furent fréquentes; mais les vices des lois ny conduisirent jamais à un système de brigandage régulier et froidement calculé. A Rome, où longtemps on ne connut dautre autorité que la tradition des coutumes, où les juges déclaraient, chaque année, daprès quels principes ils décideraient les contestations pendant la durée de leur magistrature, où les premières lois écrites furent une compilation des lois grecques, rédigée par des décemvirs plus occupés de conserver leur pouvoir que de lhonorer, en présentant une bonne législation; à Rome, où, depuis cette époque, des lois dictées tour à tour par le parti du sénat et par celui du peuple se succédaient avec rapidité, étaient sans cesse détruites ou confirmées, corrigées ou aggravées par des dispositions nouvelles, bientôt leur multiplicité, leur complication, leur obscurité, suite nécessaire du changement de la langue, firent une science à part de létude et de lintelligence de ces lois. Le sénat, profitant du respect du peuple pour [100] les anciennes institutions, sentit bientôt que le privilège dinterpréter les lois devenait presque équivalent au droit den faire de nouvelles; et il se remplit de jurisconsultes. Leur puissance survécut à celle du sénat même: elle saccrut sous les empereurs; parce quelle est dautant plus grande que la législation est plus bizarre et plus incertaine. La jurisprudence est donc la seule science nouvelle que nous devions aux Romains. Nous en tracerons lhistoire, qui se lie à celle des progrès que la science de la législation a faits chez les modernes, et surtout à celle des obstacles quelle y a rencontrés. Nous montrerons comment le respect pour le droit positif des Romains a contribué à conserver quelques idées du droit naturel des hommes, pour empêcher ensuite ces idées de sagrandir et de sétendre; comment nous avons dû au droit romain un petit nombre de vérités utiles, et beaucoup plus de préjugés tyranniques. La douceur des lois pénales, sous [101] la république, mérite de fixer nos regards. Elles avaient en quelque sorte rendu sacré le sang dun citoyen romain. La peine de mort ne pouvait être portée contre lui, sans cet appareil dun pouvoir extraordinaire, qui annonçait les calamités publiques et le danger de la patrie. Le peuple entier pouvait être réclamé pour juge, entre un seul homme et la république. On avait senti que cette douceur est, chez un peuple libre, le seul moyen dempêcher les dissensions politiques de dégénérer en massacres sanguinaires; on avait voulu corriger, par lhumanité dans les lois, la férocité des murs dun peuple qui, même dans ses jeux, prodiguait le sang de ses esclaves: aussi, en sarrêtant au temps des Gracques, jamais, dans aucun pays, des orages si violents et si répétés ne coûtèrent moins de sang, ne produisirent moins de crimes. Il ne nous est resté aucun ouvrage des Romains sur la politique. Celui de Cicéron sur les lois nétait vraisemblablement quun extrait embelli des livres des Grecs. Ce nétait pas au milieu des convulsions de la liberté expirante que la science sociale aurait pu se naturaliser et se perfectionner. Sous le despotisme des Césars, létude nen eût paru quune conspiration contre leur pouvoir. Rien enfin ne prouve mieux combien elle fut toujours inconnue chez les Romains que dy voir lexemple, unique jusquici dans lhistoire, dune succession non interrompue, depuis Nerva jusquà Marc-Aurèle, de cinq empereurs qui réunissaient les vertus, les talents, les lumières, lamour de la gloire, le zèle du bien public, sans quil soit émané deux une seule institution qui ait marqué le désir de mettre des bornes au despotisme ou de prévenir les révolutions, et de resserrer [102] par de nouveaux liens les parties de cette masse immense, dont tout présageait la dissolution prochaine. La réunion de tant de peuples sous une même domination, létendue des deux langues qui se partagèrent lempire, et qui toutes deux étaient familières à presque tous les hommes instruits, ces causes, agissant de concert, devaient contribuer sans doute à répandre les lumières sur un plus grand espace avec plus dégalité. Leur effet naturel devait être encore daffaiblir peu à peu les différences qui séparaient les sectes philosophiques, de les réunir en une seule, qui choisirait dans chacune les opinions les plus conformes à la raison, celles quun examen réfléchi avait le plus confirmées. Cétait même à ce point que la raison devait amener les philosophes, lorsque leffet du temps sur lenthousiasme sectaire permettrait de nécouter quelle. Aussi trouve-t-on déjà, dans Sénèque, quelques traces de cette philosophie: elle ne fut même jamais étrangère à la secte académique, qui parut se confondre presque entièrement avec elle; et les derniers disciples de Platon furent les fondateurs de léclectisme. Presque toutes les religions de lempire avaient été nationales. Mais toutes aussi avaient de grands traits de ressemblance, et en quelque sorte un air de famille. Point de dogmes métaphysiques, [103] beaucoup de cérémonies bizarres qui avaient un sens ignoré du peuple, et souvent même des prêtres; une mythologie absurde, où la multitude ne voyait que lhistoire merveilleuse de ses dieux, où les hommes plus instruits soupçonnaient lexposition allégorique de dogmes plus relevés; des sacrifices sanglants, des idoles qui représentaient les dieux, et dont quelques-unes, consacrées par le temps, avaient une vertu céleste; des pontifes dévoués au culte de chaque divinité, sans former un corps politique, sans même être réunis dans une communion religieuse; des oracles attachés à certains temples, à certaines statues; enfin des mystères, que leurs hiérophantes ne communiquaient quen imposant la loi dun inviolable secret. Tels étaient ces traits de ressemblance. Il faut y ajouter encore que les prêtres, arbitres de la conscience religieuse, navaient jamais osé prétendre à lêtre de la conscience morale; quils dirigeaient la pratique du culte, et non les actions de la vie privée. Ils vendaient à la politique des oracles et des augures; ils pouvaient précipiter les peuples dans des guerres, leur dicter des crimes; mais ils nexerçaient aucune influence, ni sur le gouvernement ni sur les lois. Quand les peuples, sujets dun même empire, eurent une communication habituelle, et que les lumières eurent fait partout des progrès presque [104] égaux, les hommes instruits saperçurent bientôt que tous ces cultes étaient celui dun dieu unique, dont les divinités si multipliées, objets immédiats de ladoration populaire, nétaient que les modifications ou les ministres. Cependant, chez les Gaulois, et dans quelques cantons de lOrient, les Romains avaient trouvé des religions dun autre genre. Là, les prêtres étaient les juges de la morale: la vertu consistait dans lobéissance à la volonté dun dieu, dont ils se disaient les seuls interprètes. Leur empire sétendait sur lhomme tout entier; le temple se confondait avec la patrie: on était adorateur de Jéhovah ou dsus, avant dêtre citoyen ou sujet de lempire; et les prêtres décidaient à quelles lois humaines leur dieu permettait dobéir. Ces religions devaient blesser lorgueil des maîtres du monde. Celle des Gaulois était trop puissante pour quils ne se hâtassent point de la détruire. La nation juive fut même dispersée: mais la vigilance du gouvernement, ou dédaigna, ou ne put atteindre les sectes obscures, qui se formèrent en secret des débris de ces cultes antiques. Un des bienfaits de la propagation de la philosophie grecque avait été de détruire la croyance des divinités populaires, dans toutes les classes où lon recevait une instruction un peu étendue. Un théisme vague, ou le pur mécanisme dÉpicure, [105] était, même dès le temps de Cicéron, la doctrine commune de quiconque avait cultivé son esprit, de tous ceux qui dirigeaient les affaires publiques. Cette classe dhommes sattacha nécessairement à lancienne religion, mais en cherchant à lépurer; parce que la multiplicité de ces dieux de tout pays avait lasse même la crédulité du peuple. On vit alors les philosophes former des systèmes sur les génies intermédiaires, se soumettre à des préparations, à des pratiques, à un régime religieux, pour se rendre plus dignes dapprocher de ces intelligences supérieures: et ce fut dans les dialogues de Platon quils cherchèrent les fondements de cette doctrine. Le peuple des nations conquises, les infortunés, les hommes dune imagination ardente et faible durent sattacher de préférence aux religions sacerdotales, parce que lintérêt des prêtres dominateurs leur inspirait précisément cette doctrine dégalité dans lesclavage, de renoncement aux biens temporels, de récompenses célestes réservées à laveugle soumission, aux souffrances, aux humiliations volontaires ou supportées avec patience: doctrine si séduisante pour lhumanité opprimée ! Mais ils avaient besoin de relever, par quelques subtilités philosophiques, leur mythologie grossière; et cest encore à Platon quils eurent recours. Ses dialogues furent larsenal où [106] les deux partis allèrent forger leurs armes théologiques. Nous verrons, dans la suite, Aristote obtenir un semblable honneur, et se trouver à la fois le maître des théologiens et le chef des athées. Vingt sectes égyptiennes, judaïques, saccordant pour attaquer la religion de lempire, mais se combattant entre elles avec une égale fureur, finirent par se perdre dans la religion de Jésus. On parvint à composer de leurs débris une histoire, une croyance, des cérémonies, et une morale, auxquelles se réunit peu à peu la masse de ces illuminés. Tous croyaient à un Christ, à un Messie envoyé de Dieu, pour réparer le genre humain. Cest le dogme fondamental de toute secte qui veut sélever sur les débris des sectes anciennes. On se disputait sur le temps, sur le lieu de son apparition, sur son nom mortel: mais celui dun prophète, qui avait, dit-on, paru en Palestine, sous Tibère, éclipsa tous les autres; et les nouveaux fanatiques se rallièrent sous létendard du fils de Marie. Plus lempire saffaiblissait, plus cette religion chrétienne faisait des progrès rapides. Lavilissement des anciens conquérants du monde sétendait sur les dieux, qui, après avoir présidé à leurs victoires, nétaient plus que les témoins impuissants de leurs défaites. Lesprit de la nouvelle secte convenait [107] mieux à des temps de décadence et de malheur. Ses chefs, malgré leurs fourberies et leurs vices, étaient des enthousiastes prêts à périr pour leur doctrine. Le zèle religieux des philosophes et des grands nétait quune dévotion politique: et toute religion quon se permet de défendre comme une croyance quil est utile de laisser au peuple ne peut plus espérer quune agonie plus ou moins prolongée. Bientôt le christianisme devient un parti puissant; il se mêle aux querelles des Césars; il met Constantin sur le trône, et sy place lui-même, à côté de ses faibles successeurs. En vain un de ces hommes extraordinaires, que le hasard élève quelquefois à la souveraine puissance, Julien, voulut délivrer lempire de ce fléau, qui devait en accélérer la chute: ses vertus, son indulgente humanité, la simplicité de ses murs, lélévation de son âme et de son caractère, ses talents, son courage, son génie militaire, léclat de ses victoires, tout semblait lui promettre le succès. On ne pouvait lui reprocher que de montrer pour une religion, devenue ridicule, un attachement indigne de lui, sil était sincère, maladroit par son exagération, sil nétait que politique; mais il périt au milieu de sa gloire, après un règne de deux années. Le colosse de lempire romain ne trouva plus de bras assez puissant pour le soutenir; et la mort de Julien brisa la seule digue qui [108] pût encore sopposer au torrent des superstitions nouvelles, comme aux inondations des barbares. Le mépris des sciences humaines était un des premiers caractères du christianisme. Il avait à se venger des outrages de la philosophie; il craignait cet esprit dexamen et de doute, cette confiance en sa propre raison, fléau de toutes les croyances religieuses. La lumière des sciences naturelles lui était même odieuse et suspecte, car elles sont très dangereuses pour le succès des miracles; et il ny a point de religion qui ne force ses sectateurs à dévorer quelques absurdités physiques. Ainsi le triomphe du christianisme fut le signal de lentière décadence, et des sciences, et de la philosophie. Les sciences auraient pu sen préserver, si lart de limprimerie eût été connu; mais les manuscrits dun même livre étaient en petit nombre: il fallait, pour se procurer les ouvrages qui formaient le corps entier dune science, des soins, souvent des voyages et des dépenses auxquelles les hommes riches pouvaient seuls atteindre. Il était facile au parti dominant de faire disparaître les livres qui choquaient ses préjugés ou démasquaient ses impostures. Une invasion des barbares pouvait, en un seul jour, priver pour jamais un pays entier des moyens de sinstruire. La destruction dun seul manuscrit était souvent, pour toute [109] une contrée, une perte irréparable. On ne copiait dailleurs que les ouvrages recommandés par le nom de leurs auteurs. Toutes ces recherches, qui ne peuvent acquérir dimportance que par leur réunion, ces observations isolées, ces perfectionnements de détail qui servent à maintenir les sciences au même niveau, qui en préparent les progrès; tous ces matériaux que le temps amasse, et qui attendent le génie, restaient condamnés à une éternelle obscurité. Ce concert des savants, cette réunion de leurs forces si utile, si nécessaire même à certaines époques, nexistait pas. Il fallait que le même individu pût commencer et achever une découverte; et il était obligé de combattre seul toutes les résistances que la nature oppose à nos efforts. Les ouvrages qui facilitent létude des sciences, qui en éclaircissent les difficultés, qui en présentent les vérités sous des formes plus commodes et plus simples, ces détails des observations, ces développements qui souvent éclairent sur les erreurs des résultats et où le lecteur saisit ce que lauteur na point lui-même aperçu; ces ouvrages nauraient pu trouver ni copistes ni lecteurs. Il était donc impossible que les sciences, déjà parvenues à une étendue qui en rendait difficiles, et les progrès, et même létude approfondie, pussent se soutenir delles-mêmes, et résister à [110] la pente qui les entraînait rapidement vers leur décadence. Ainsi lon ne doit pas sétonner que le christianisme, qui dans la suite na point été assez puissant pour les empêcher de reparaître avec éclat, après linvention de limprimerie, lait été alors assez pour en consommer la ruine. Si lon en excepte lart dramatique, qui ne fleurit que dans Athènes, et qui dut tomber avec elle, et léloquence, qui ne respire que dans un air libre, la langue et la littérature des Grecs conservèrent longtemps leur splendeur. Lucien et Plutarque nauraient point déparé le siècle dAlexandre. Rome, il est vrai, séleva au niveau de la Grèce, dans la poésie, dans léloquence, dans lhistoire, dans lart de traiter avec dignité, avec élégance, avec agrément les sujets arides de la philosophie et des sciences. La Grèce même na point de poète qui donne autant que Virgile lidée de la perfection: elle na aucun historien qui puisse ségaler à Tacite. Mais ce moment déclat fut suivi dune prompte décadence. Dés le temps de Lucien, Rome navait plus que des écrivains presque barbares. Chrysostome parle encore la langue de Démosthène. On ne reconnaît plus celle de Cicéron ou de Tite-Live, ni dans Augustin ni même dans Jérôme, qui na point pour excuse linfluence de la barbarie africaine. Cest que jamais à Rome létude des lettres, [111] lamour des arts, ne fut un goût vraiment populaire; cest que la perfection passagère de la langue y fut louvrage, non du génie national, mais de quelques hommes que la Grèce avait formés. Cest que le territoire de Rome fut toujours pour les lettres un sol étranger, où une culture assidue avait pu les naturaliser, mais où elles devaient dégénérer dés quelles resteraient abandonnées à elles-mêmes. Limportance dont fut longtemps, à Rome et dans la Grèce, le talent de la tribune et celui du barreau, y multiplia la classe des rhéteurs. Leurs travaux ont contribué au progrès de lart, dont ils ont développé les principes et les finesses. Mais ils en enseignaient un autre trop négligé par les modernes, et quil faudrait transporter aujourdhui des ouvrages prononcés aux ouvrages imprimés. Cest lart de préparer avec facilité, et en peu de temps, des discours que la disposition de leurs parties, la méthode qui y règne, les ornements quon sait y répandre rendent du moins supportables; cest celui de pouvoir parler presque sur-le-champ, sans fatiguer ses auditeurs du désordre de ses idées, de la diffusion de son style, sans les révolter par dextravagantes déclamations, par des non-sens grossiers, par de bizarres disparates. Combien cet art ne serait-il pas utile dans tous les pays où les fonctions dune place, un [112] devoir public, un intérêt particulier peuvent obliger à parler, à écrire, sans avoir le temps de méditer ses discours ou ses ouvrages ! Son histoire mérite dautant plus de nous occuper que les modernes, à qui cependant il serait souvent nécessaire, semblent nen avoir connu que le côté ridicule. Dés les commencements de lépoque dont jachève ici le tableau, les livres sétaient assez multipliés; la distance des temps avait semé dassez grandes obscurités sur les ouvrages des premiers écrivains de la Grèce pour que cette étude des livres et des opinions, connue sous le nom dérudition, formât une partie importante des travaux de lesprit: et la bibliothèque dAlexandrie se peupla de grammairiens et de critiques. On observe, dans ce qui nous reste deux, un penchant à mesurer leur admiration ou leur confiance sur lancienneté dun livre, sur la difficulté de lentendre ou de le trouver; une disposition à juger les opinions, non en elles-mêmes, mais sur le nom de leurs auteurs; à croire daprès lautorité, plutôt que daprès la raison; enfin lidée si fausse et si funeste de la décadence du genre humain, et de la supériorité des temps antiques. Limportance que les hommes attachent à ce qui fait lobjet de leurs occupations, à ce qui leur a coûté des efforts, est à la fois lexplication et [113] lexcuse de ces erreurs, que les érudits de tous les pays et de tous les temps ont plus ou moins partagées. On peut reprocher aux érudits grecs et romains, et même à leurs savants et à leurs philosophes, davoir manqué absolument de ca esprit de doute, qui soumet à lexamen sévère de la raison et les faits et leurs preuves. En parcourant dans leurs écrits lhistoire des événements ou des murs, celle des productions et des phénomènes de la nature, ou des produits et des procédés des arts, on sétonne de les voir raconter avec tranquillité les absurdités les plus palpables, les prodiges les plus révoltants. Un on dit, on rapporte, placé au commencement de la phrase, leur paraît suffire pour se mettre à labri du ridicule dune crédulité puérile. Cest surtout au malheur dignorer encore lart de limprimerie quon doit attribuer cette indifférence, qui a corrompu chez eux létude de lhistoire, et qui sest opposée à leurs progrès dans la connaissance de la nature. La certitude davoir rassemblé sur chaque fait toutes les autorités qui peuvent le confirmer ou le détruire, la facilité de comparer les divers témoignages, de séclairer par les discussions, que fait naître leur différence, tous ces moyens de sassurer de la vérité ne peuvent exister que lorsquil est possible davoir un grand nombre de livres, den [114] multiplier indéfiniment les copies, de ne pas craindre de leur donner trop détendue. Comment des relations de voyageurs, des descriptions, dont souvent il nexistait quune copie, qui nétaient point soumises à la censure publique, auraient-elles pu acquérir cette autorité, dont lavantage de navoir pas été contredites, et davoir pu lêtre, est la base première ? Ainsi, lon rapportait tout également, parce quil était difficile de choisir avec quelque certitude ce qui méritait dêtre rapporté. Dailleurs, nous ne sommes pas en droit de nous étonner de cette facilité à présenter avec une même confiance, daprès des autorités égales, et les faits les plus naturels et les faits les plus miraculeux. Cette erreur est encore enseignée dans nos écoles comme un principe de philosophie, tandis quune incrédulité exagérée dans le sens contraire nous porte à rejeter sans examen tout ce qui nous paraît hors de la nature: et la science qui peut seule nous apprendre à trouver, entre ces deux extrêmes, le point où la raison nous prescrit de nous arrêter, na commencé à exister que de nos jours. |
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