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Jean-Antoine-Nicolas Caritat Marquis de Condorcet

Esquisse d'un Tableau historique des progrès de l'esprit humain

[59] Quatrième Époque

Note editoriali

Title | Note | Avertissement | Introduction
I Ép. | II Ép. | III Ép. | IV Ép. | V Ép. | VI Ép. | VII Ép. | VIII Ép. | XIX Ép. | X Ép.

Progrès de l’esprit humain dans la Grèce, jusqu’au temps de la division des sciences, vers le siècle d’Alexandre

Les Grecs, dégoûtés de ces rois, qui, se disant les enfants des dieux, déshonoraient l’humanité par leurs fureurs et leurs crimes, s’étaient partagés en républiques, parmi lesquelles Lacèdémone seule reconnaissait des chefs héréditaires, mais contenus par l’autorité des autres magistratures, soumis aux lois, comme les citoyens, et affaiblis par le partage de la royauté entre les aînés des deux branches de la famille des Héraclides.

Les habitants de la Macédoine, de la Thessalie, de l’Épire, liés aux Grecs par une origine commune, par l’usage d’une même langue, et gouvernés par des princes faibles et divisés entre eux, ne pouvaient opprimer la Grèce, mais suffisaient pour la préserver, au nord, des incursions des nations scythiques.

[60] A l’occident, l’Italie, partagée en États isolés et peu étendus, ne pouvait lui inspirer aucune crainte. Déjà même la Sicile presque entière, les plus beaux ports de la partie méridionale de l’Italie étaient occupés par des colonies grecques, qui, en conservant avec leurs métropoles des liens de fraternité, formaient néanmoins des républiques indépendantes. D’autres colonies s’étaient établies dans les îles de la mer Égée, et sur une partie des côtes de l’Asie Mineure.

Ainsi la réunion de cette partie du continent asiatique au vaste empire de Cyrus fut dans la suite le seul danger réel qui pût menacer l’indépendance de la Grèce, et la liberté de ses habitants.

La tyrannie, quoique plus durable dans quelques colonies, et surtout dans celles dont l’établissement avait précédé la destruction des familles royales, ne pouvait être considérée que comme un fléau passager et partiel, qui faisait le malheur des habitants de quelques villes, sans influer sur l’esprit général de la nation.

La Grèce avait reçu des peuples de l’Orient leurs arts, une partie de leurs connaissances, l’usage de l’écriture alphabétique, et leur système religieux; mais c’était par l’effet des communications établies entre elle et ces peuples, par des exilés qui avaient cherché un asile dans la Grèce, par des Grecs voyageurs, qui avaient [61] rapporté de l’Orient des lumières et des erreurs.

Les sciences ne pouvaient donc y être devenues l’occupation et le patrimoine d’une caste particulière. Les fonctions de leurs prêtres se bornèrent au culte des dieux. Le génie pouvait y déployer toutes ses forces, sans être assujetti à des observances pédantesques, au système d’hypocrisie d’un collège sacerdotal. Tous les hommes conservaient un droit égal à la connaissance de la vérité. Tous pouvaient chercher à la découvrir pour la communiquer à tous, et la leur communiquer tout entière.

Cette heureuse circonstance, plus encore que la liberté politique, laissait à l’esprit humain, chez les Grecs, une indépendance, garant assuré de la rapidité et de l’étendue de ses progrès.

Cependant leurs sages, leurs savants, qui prirent bientôt après le nom plus modeste de philosophes ou d’amis de la science, de la sagesse, s’égarèrent dans l’immensité du plan trop vaste qu’ils avaient embrassé. Ils voulurent pénétrer la nature de l’homme et celle des dieux, l’origine du monde et celle du genre humain. Ils essayèrent de réduire la nature entière à un seul principe, et les phénomènes de l’univers à une loi unique. Ils cherchèrent à renfermer dans une seule règle de conduite, et tous les devoirs de la morale, et le secret du véritable bonheur.

[62] Ainsi, au lieu de découvrir des vérités, ils forgèrent des systèmes; ils négligèrent l’observation des faits, pour s’abandonner à leur imagination: et ne pouvant appuyer leurs opinions sur des preuves, ils essayèrent de les défendre par des subtilités.

Cependant ces mêmes hommes cultivaient avec succès la géométrie et l’astronomie. La Grèce leur dut les premiers éléments de ces sciences, et même quelques vérités nouvelles, ou du moins la connaissance de celles qu’ils avaient rapportées de l’Orient, non comme des croyances établies, mais comme des théories, dont ils connaissaient les principes et les preuves.

Au milieu de la nuit de ces systèmes, nous voyons même briller deux idées heureuses, qui reparaîtront encore dans des siècles plus éclairés.

Démocrite regardait tous les phénomènes de l’univers comme le résultat des combinaisons et du mouvement de corps simples, d’une figure déterminée et immuable, ayant reçu une impulsion première, d’où résulte une quantité d’action qui se modifie dans chaque atome, mais qui dans la masse entière se conserve toujours la même.

Pythagore annonçait que l’univers était gouverné par une harmonie dont les propriétés des nombres devaient dévoiler les principes: c’est-à-dire [63] que tous les phénomènes étaient soumis à des lois générales et calculées.

On reconnaît aisément, dans ces deux idées, et les systèmes hardis de Descartes, et la philosophie de Newton.

Pythagore découvrit par ses méditations, ou reçut des prêtres, soit de l’Égypte, soit de l’Inde, la véritable disposition des corps célestes et le vrai système du monde: il le fit connaître aux Grecs. Mais ce système était trop contraire au témoignage des sens, trop opposé aux idées vulgaires, pour que les faibles preuves sur lesquelles on pouvait en établir la vérité fussent capables d’entraîner les esprits. Il resta caché dans le sein de l’école pythagoricienne, et fut oublié avec elle, pour reparaître vers la fin du XVIe siècle, appuyé de preuves plus certaines, qui ont alors triomphé et de la répugnance des sens et des préjugés de la superstition, plus puissants encore et plus dangereux.

Cette école pythagoricienne s’était répandue principalement dans la Grande Grèce; elle y formait des législateurs et d’intrépides défenseurs des droits de l’humanité: elle succomba sous les efforts des tyrans. Un d’eux brûla les Pythagoriciens dans leur école; et ce fut une raison suffisante sans doute, non pour abjurer la philosophie, non pour abandonner la cause des peuples, mais pour [64] cesser de porter un nom devenu trop dangereux, et pour quitter des formes qui n’auraient plus servi qu’à réveiller les fureurs des ennemis de la liberté et de la raison.

Une des premières bases de toute bonne philosophie est de former pour chaque science une langue exacte et précise, où chaque signe représente une idée bien déterminée, bien circonscrite, et de parvenir à bien déterminer, à bien circonscrire les idées par une analyse rigoureuse.

Les Grecs, au contraire, abusèrent des vices de la langue commune, pour jouer sur le sens des mots, pour embarrasser l’esprit dans de misérables équivoques, pour l’égarer, en exprimant successivement par un même signe des idées différentes. Cette subtilité donnait cependant de la finesse aux esprits, en même temps qu’elle épuisait leur force contre de chimériques difficultés. Ainsi cette philosophie de mots, en remplissant des espaces où la raison humaine semble s’arrêter devant quelque obstacle supérieur à ses forces, ne sert point immédiatement à ses progrès; mais elle les prépare: et nous aurons encore occasion de répéter cette même observation.

C’était en s’attachant à des questions peut-être à jamais inaccessibles, en se laissant séduire par l’importance ou la grandeur des objets, sans songer si l’on aurait les moyens d’y atteindre; c’était [65] en voulant établir les théories avant d’avoir rassemblé les faits, et construire l’univers quand on ne savait pas même encore l’observer; c’était cette erreur alors bien excusable, qui, dés les premiers pas, avait arrêté la marche de la philosophie. Aussi Socrate, en combattant les sophistes, en couvrant de ridicule leurs vaines subtilités, criait-il aux Grecs de rappeler enfin sur la terre cette philosophie qui se perdait dans le ciel: non qu’il dédaignât ni l’astronomie, ni la géométrie, ni l’observation des phénomènes de la nature; non qu’il eût l’idée puérile et fausse de réduire l’esprit humain à la seule étude de la morale: c’est au contraire précisément à son école et à ses disciples que les sciences mathématiques et physiques durent leurs progrès; parmi les ridicules qu’on cherche à lui donner dans les comédies, le reproche qui amène le plus de plaisanteries est celui de cultiver la géométrie, d’étudier les météores, de tracer des cartes de géographie, de faire des observations sur les verres brûlants, dont, par une singularité remarquable, l’époque la plus reculée ne nous a été transmise que par une bouffonnerie d’Aristophane.

Socrate voulait seulement avertir les hommes de se borner aux objets que la nature a mis à leur portée; d’assurer chacun de leurs pas avant d’en essayer de nouveaux; d’étudier l’espace qui les entoure, avant de s’élancer au hasard dans un espace inconnu.

Sa mort est un événement important dans l’histoire de l’esprit humain. Elle est le premier crime qu’ait enfanté la guerre de la philosophie et de la superstition.

Déjà l’incendie de l’école pythagoricienne avait signalé la guerre non moins ancienne, non moins acharnée de la philosophie contre les oppresseurs de l’humanité. L’une et l’autre dureront tant qu’il restera sur la terre des prêtres ou des rois; et elles occuperont une grande place dans le tableau qui nous reste à parcourir.

Les prêtres voyaient avec douleur des hommes qui, cherchant à perfectionner leur raison, à remonter aux causes premières, connaissaient toute l’absurdité de leurs dogmes, toute l’extravagance de leurs cérémonies, toute la fourberie de leurs oracles et de leurs prodiges. Ils craignaient que ces philosophes ne confiassent ce secret aux disciples qui fréquentaient leurs écoles; que d’eux il ne passât à tous ceux qui, pour obtenir de l’autorité ou du crédit, étaient obligés de donner quelque culture à leur esprit; et qu’ainsi l’empire sacerdotal ne fût bientôt réduit à la classe la plus grossière du peuple, qui finirait elle-même par être désabusée.

L’hypocrisie, effrayée, se hâta d’accuser les philosophes [67] d’impiété envers les dieux, afin qu’ils n’eussent pas le temps d’apprendre aux peuples que ces dieux étaient l’ouvrage de leurs prêtres. Les philosophes crurent échapper à la persécution en adoptant, à l’exemple des prêtres eux-mêmes, l’usage d’une double doctrine, en ne confiant qu’à des disciples éprouvés les opinions qui blessaient trop ouvertement les préjugés vulgaires.

Mais les prêtres présentaient au peuple comme des blasphèmes les vérités physiques même les plus simples. Ils poursuivirent Anaxagore, pour avoir ose dire que le soleil était plus grand que le Péloponnèse.

Socrate ne put échapper à leurs coups. Il n’y avait plus dans Athènes de Périclès qui veillât à la défense du génie et de la vertu. D’ailleurs Socrate était bien plus coupable. Sa haine pour les sophistes, son zèle pour ramener vers des objets plus utiles la philosophie égarée, annonçaient aux prêtres que la vérité seule était l’objet de ses recherches; qu’il voulait, non faire adopter par les hommes un nouveau système, et soumettre leur imagination à la sienne, mais leur apprendre à faire usage de leur raison: et de tous les crimes, c’est celui que l’orgueil sacerdotal sait le moins pardonner.

Ce fut au pied du tombeau même de Socrate [68] que Platon dicta les leçons qu’il avait reçues de son maître.

Son style enchanteur, sa brillante imagination, les tableaux riants ou majestueux, les traits ingénieux et piquants, qui, dans ses dialogues, font disparaître la sécheresse des discussions philosophiques; ces maximes d’une morale douce et pure, qu’il a su y répandre; cet art avec lequel il met ses personnages en action et conserve à chacun son caractère; toutes ces beautés que le temps et les révolutions des opinions n’ont pu flétrir, ont dû sans doute obtenir grâce pour les rêves philosophiques qui trop souvent forment le fond de se ouvrages, pour cet abus des mots que son maître avait tant reproché aux sophistes, et dont il n’a pu préserver le premier de ses disciples.

On est étonné, en lisant ses dialogues, qu’ils soient l’ouvrage d’un philosophe qui, par une inscription placée sur la porte de son école, en défendait l’entrée à quiconque n’aurait pas étudié la géométrie; et que celui qui débite avec tant d’audace des hypothèses si creuses et si frivoles, ait été le fondateur de la secte où l’on a soumis pour la première fois à un examen rigoureux les fondements de la certitude des connaissances humaines, et même ébranlé ceux qu’une raison plus éclairée aurait fait respecter.

Mais la contradiction disparaît, si l’on songe que [69] jamais Platon ne parle en son nom; que Socrate son maître s’y exprime toujours avec la modestie du doute; que les systèmes y sont présentés, au nom de ceux qui en étaient, ou que Platon supposait en être les auteurs: qu’ainsi ces mêmes dialogues sont encore une école de pyrrhonisme; et que Platon y a su montrer à la fois l’imagination hardie d’un savant qui se plaît à combiner, à développer de brillantes hypothèses, et la réserve d’un philosophe qui se livre à son imagination, sans se laisser entraîner par elle; parce que sa raison, armée d’un doute salutaire, sait se défendre des illusions même les plus séduisantes.

Ces écoles où se perpétuaient la doctrine, et surtout les principes et la méthode d’un premier chef, pour qui ses successeurs étaient cependant bien éloignés d’une docilité servile; ces écoles avaient l’avantage de réunir entre eux, par les liens d’une libre fraternité, les hommes occupés de pénétrer les secrets de la nature. Si l’opinion du maître y partageait trop souvent l’autorité qui ne doit appartenir qu’à la raison; si par là cette institution suspendait les progrès des lumières, elle servait à les propager avec plus de promptitude et d’étendue, dans un temps où l’imprimerie étant inconnue, et les manuscrits mêmes très rares, ces grandes écoles, dont la célébrité appelait des élèves de toutes les parties de la Grèce, étaient [70] le moyen le plus puissant d’y faire germer le goût de la philosophie, et d’y répandre les vérités nouvelles.

Ces écoles rivales se combattaient avec cette animosité que produit l’esprit de secte, et souvent l’on y sacrifiait l’intérêt de la vérité au succès d’une doctrine, à laquelle chaque membre de la secte attachait une partie de son orgueil. La passion personnelle du prosélytisme corrompait la passion plus noble d’éclairer les hommes. Mais en même temps, cette rivalité entretenait dans les esprits une activité utile; le spectacle de ces disputes, l’intérêt de ces guerres d’opinion réveillait, attachait à l’étude de la philosophie une foule d’hommes, que le seul amour de la vérité n’aurait pu arracher ni aux affaires, ni aux plaisirs, ni même à la paresse.

Enfin, comme ces écoles, ces sectes, que les Grecs eurent la sagesse de ne jamais faire entrer dans les institutions publiques, restèrent parfaitement libres; comme chacun pouvait à son gré ouvrir une autre école, ou former une secte nouvelle, on n’avait point à craindre cet asservissement de la raison, qui, chez la plupart des autres peuples, opposait un obstacle invincible au progrès de l’esprit humain.

Nous montrerons quelle fut, sur la raison des Grecs, sur leurs mœurs, sur leurs lois, sur leurs [71] gouvernements, l’influence des philosophes, influence qui doit être attribuée en grande partie à ce qu’ils n’eurent, ou même ne voulurent jamais avoir aucune existence politique, à ce que l’éloignement volontaire des affaires publiques était une maxime de conduite commune à presque toutes leurs sectes, enfin, à ce qu’ils affectaient de se distinguer des autres hommes, par leur vie, comme par leurs opinions.

En traçant le tableau de ces sectes différentes, nous nous occuperons moins de leurs systèmes que des principes de leur philosophie; moins de chercher, comme on l’a fait trop souvent, quelles sont précisément les doctrines absurdes que nous dérobe un langage devenu presque inintelligible; mais de montrer quelles erreurs générales les ont conduits dans ces routes trompeuses, et d’en trouver l’origine dans la marche naturelle de l’esprit humain.

Nous nous attacherons surtout à exposer les progrès des sciences réelles, et le perfectionnement successif de leurs méthodes.

A cette époque, la philosophie les embrassait toutes, excepté la médecine, qui déjà s’en était séparée. Les écrits d’Hippocrate nous montreront quel était alors l’état de cette science, et de celles qui y sont naturellement liées, mais qui n’existaient encore que dans leurs rapports avec elle.

[72] Les sciences mathématiques avaient été cultivées avec succès, dans les écoles de Thalès et de Pythagore. Cependant elles ne s’y élevèrent pas beaucoup au-delà du terme où elles s’étaient arrêtées dans les collèges sacerdotaux des peuples de l’Orient. Mais, dès la naissance de l’école de Platon, elles s’élancèrent au delà de cette barrière, que l’idée de les borner à une utilité immédiate et pratique leur avait opposée.

Ce philosophe résolut le premier le problème de la duplication du cube, à la vérité par un mouvement continu, mais par un procédé ingénieux, et d’une manière vraiment rigoureuse. Ses premiers disciples découvrirent les sections coniques, en déterminèrent les principales propriétés; et par là, ils ouvrirent au génie cet horizon immense, où, jusqu’à la fin des temps, il pourra sans cesse exercer ses forces, mais dont, à chaque pas, il verra reculer les bornes devant lui.

Ce n’est pas à la philosophie seule que les sciences politiques durent leurs progrès chez les Grecs. Dans ces petites républiques, jalouses de conserver et leur indépendance et leur liberté, on eut presque généralement l’idée de confier à un seul homme, non la puissance de faire des lois, mais la fonction de les rédiger et de les présenter au peuple, qui, après les avoir examinées, leur accordait une sanction immédiate.

[73] Ainsi, le peuple imposait un travail au philosophe dont les vertus ou la sagesse avaient obtenu sa confiance; mais il ne lui conférait aucune autorité: il exerçait seul et par lui-même ce que depuis nous avons appelé le pouvoir législatif. L’habitude si funeste d’appeler la superstition au secours des institutions politiques a souillé trop souvent l’exécution d’une idée si propre à donner aux lois d’un pays cette unité systématique, qui peut seule en rendre l’action sûre et facile, comme en maintenir la durée. La politique d’ailleurs n’avait pas encore de principes assez constants, pour que l’on n’eût pas à craindre de voir les législateurs porter dans ces combinaisons leurs préjugés et leurs passions.

Leur objet ne pouvait être encore de fonder sur la raison, sur les droits que tous les hommes ont également reçus de la nature, enfin, sur les maximes de la justice universelle, l’édifice d’une société d’hommes égaux et libres, mais seulement d’établir les lois suivant lesquelles les membres héréditaires d’une société déjà existante pourraient conserver leur liberté, y vivre à l’abri de l’injustice, et déployer au-dehors une force qui garantit leur indépendance.

Comme on supposait que ces lois, presque toujours lices à la religion, et consacrées par des serments, auraient une durée éternelle, on s’occupait [74] moins d’assurer à un peuple les moyens de les réformer d’une manière paisible, que de prévenir l’altération de ces lois fondamentales, et d’empêcher que des réformes de détail n’en altérassent le système, n’en corrompissent l’esprit. On chercha des institutions propres à exalter, à nourrir l’amour de la patrie, qui renfermait celui de sa législation, ou même de ses usages, et une organisation de pouvoirs qui garantît l’exécution des lois contre la négligence ou la corruption des magistrats, le crédit des citoyens puissants, et les mouvements inquiets de la multitude.

Les riches, qui seuls étaient alors à portée d’acquérir des lumières, pouvaient, en s’emparant de l’autorité, opprimer les pauvres, et les forcer à se jeter dans les bras d’un tyran. L’ignorance, la légèreté du peuple, sa jalousie contre les citoyens puissants pouvaient donner à ceux-ci le désir et les moyens d’établir le despotisme aristocratique, ou livrer l’État affaibli à l’ambition de ses voisins. Forcés de se préserver à la fois de ces deux écueils, les législateurs grecs eurent recours à des combinaisons plus ou moins heureuses, mais portant presque toujours l’empreinte de cette finesse, de cette sagacité, qui dès lors caractérisait l’esprit général de la nation.

On trouverait à peine dans les républiques modernes, et même dans les plans tracés par les [75] philosophes, une institution dont les républiques grecques n’aient offert le modèle ou donné l’exemple. Car la ligue amphictyonique, celle des Étoliens, des Arcadiens, des Achéens, nous présentent des constitutions fédératives, dont l’union était plus ou moins intime; et il s’était établi un droit des gens moins barbare, et des règles de commerce plus libérales entre ces différents peuples rapprochés par une origine commune, par l’usage de la même langue, par la ressemblance des mœurs, des opinions et des croyances religieuses.

Les rapports mutuels de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, avec la constitution d’un État et sa législation, leur influence sur sa prospérité, sur sa puissance, sur sa liberté, ne purent échapper aux regards d’un peuple ingénieux, actif, occupé des intérêts publics; et l’on y aperçoit les premières traces de cet art si vaste, si utile, connu aujourd’hui sous le nom d’économie politique.

L’observation seule des gouvernements établis suffisait donc pour faire bientôt de la politique une science étendue. Aussi, dans les écrits mêmes des philosophes, parait-elle plutôt une science de faits, et pour ainsi dire empirique, qu’une véritable théorie, fondée sur des principes généraux, puisés dans la nature, et avoués par la raison. Tel est le point de vue sous lequel on doit envisager les idées politiques d’Aristote et de Platon, si [76] l’on veut en pénétrer le sens, et les apprécier avec justice.

Presque toutes les institutions des Grecs supposent l’existence de l’esclavage, et la possibilité de réunir, dans une place publique, l’universalité des citoyens; et pour bien juger de leurs effets, surtout pour prévoir ceux qu’elles produiraient dans les grandes nations modernes, il ne faut pas perdre un instant de vue ces deux différences si importantes. Mais on ne peut réfléchir sur la première sans songer avec douleur qu’alors les combinaisons même les plus parfaites n’avaient pour objet que la liberté, ou le bonheur de la moitié tout au plus de l’espèce humaine.

L’éducation était chez les Grecs une partie importante de la politique. Elle y formait des hommes pour la patrie, bien plus que pour eux-mêmes ou pour leur famille. Ce principe ne peut être adopté que pour des peuples peu nombreux, à qui l’on est plus excusable de supposer un intérêt national, séparé de l’intérêt commun de l’humanité. Il n’est pratiquable que dans les pays où les travaux les plus pénibles de la culture et des arts sont exercés par des esclaves. Cette éducation se bornait presque aux exercices du corps, aux principes des mœurs, aux habitudes propres à exciter un patriotisme exclusif: le reste s’apprenait librement dans les écoles des philosophes ou des [77] rhéteurs, dans les ateliers des artistes; et cette liberté est encore une des causes de la supériorité des Grecs.

Dans leur politique, comme dans leur philosophie, on découvre un principe général, auquel l’histoire présente à peine un très petit nombre d’exceptions; c’est de chercher dans les lois, moins à faire disparaître les causes d’un mal qu’à en détruire les effets, en opposant ces causes l’une à l’autre; c’est de vouloir, dans les institutions, tirer parti des préjugés, des vices, plutôt que les dissiper ou les réprimer; c’est de s’occuper plus souvent des moyens de dénaturer l’homme, d’exalter, d’égarer sa sensibilité, que de perfectionner, d’épurer les inclinations et les penchants, qui sont le produit nécessaire de sa constitution morale: erreurs produites par l’erreur plus générale de regarder comme l’homme de la nature, celui que leur offrait l’état actuel de la civilisation, c’est-à-dire l’homme corrompu par les préjugés, par les intérêts des passions factices, et par les habitudes sociales.

Cette observation est d’autant plus importante, il sera d’autant plus nécessaire de développer l’origine de cette erreur, pour mieux la détruire, qu’elle s’est transmise jusqu’à notre siècle, et qu’elle corrompt encore trop souvent parmi nous et la morale et la politique.

[78] Si l’on compare la législation, et surtout la forme et les règles des jugements dans la Grèce, ou chez les Orientaux, on verra que chez les uns, les lois sont un joug, sous lequel la force a courbé des esclaves, chez les autres, les conditions d’un pacte commun fait entre des hommes. Chez les uns, l’objet des formes légales est que la volonté du maître soit accomplie, chez les autres, que la liberté des citoyens ne soit pas opprimée. Chez les uns, la loi est faite pour celui qui l’impose, chez les autres, pour celui qui doit s’y soumettre. Chez les uns, on force à la craindre, chez les autres, on instruit à la chérir: différences que nous retrouverons encore, chez les modernes, entre les lois des peuples libres et celles des peuples esclaves. On verra que dans la Grèce, l’homme avait du moins le sentiment de ses droits, s’il ne les connaissait pas encore, s’il ne savait pas en approfondir la nature, en embrasser et en circonscrire l’étendue.

A cette époque des premières lueurs de la philosophie chez les Grecs et de leurs premiers pas dans les sciences, les beaux-arts s’y élevèrent à un degré de perfection qu’aucun peuple n’avait encore connu, qu’à peine quelques-uns ont pu atteindre depuis. Homère vécut pendant le temps de ces dissensions qui accompagnèrent la chute des tyrans, et la formation des républiques. [79] Sophocle, Euripide, Pindare, Thucydide, Démosthène, Phidias, Apelle furent contemporains de Socrate ou de Platon.

Nous tracerons le tableau du progrès de ces arts; nous en discuterons les causes; nous distinguerons ce qu’on peut regarder comme une perfection de l’art, et ce qui n’est dû qu’à l’heureux génie de l’artiste; distinction qui suffit pour faire disparaître ces bornes étroites, dans lesquelles on a renfermé le perfectionnement des beaux-arts. Nous montrerons l’influence qu’exercèrent sur leurs progrès la forme des gouvernements, le système de la législation, l’esprit du culte religieux; nous rechercherons ce qu’ils durent à ceux de la philosophie, et ce qu’elle-même a pu leur devoir.

Nous montrerons comment ha liberté, les arts, les lumières, ont contribué à l’adoucissement, à l’amélioration des mœurs; nous ferons voir que ces vices des Grecs, si souvent attribués aux progrès mêmes de leur civilisation, étaient ceux des siècles plus grossiers, et que les lumières, la culture des arts, les ont tempérés, quand elles n’ont pu les détruire; nous prouverons que ces éloquentes déclamations contre les sciences et les arts sont fondées sur une fausse application de l’histoire; et qu’au contraire les progrès de la [80] vertu ont toujours accompagné ceux des lumières, comme ceux de la corruption en ont toujours suivi ou annoncé la décadence.

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