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Jean-Antoine-Nicolas Caritat Marquis de Condorcet Esquisse d'un Tableau historique des
progrès de l'esprit humain
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Title | Note | Avertissement | Introduction Progrès de lesprit humain dans la Grèce, jusquau temps de la division des sciences, vers le siècle dAlexandreLes Grecs, dégoûtés de ces rois, qui, se disant les enfants des dieux, déshonoraient lhumanité par leurs fureurs et leurs crimes, sétaient partagés en républiques, parmi lesquelles Lacèdémone seule reconnaissait des chefs héréditaires, mais contenus par lautorité des autres magistratures, soumis aux lois, comme les citoyens, et affaiblis par le partage de la royauté entre les aînés des deux branches de la famille des Héraclides. Les habitants de la Macédoine, de la Thessalie, de lÉpire, liés aux Grecs par une origine commune, par lusage dune même langue, et gouvernés par des princes faibles et divisés entre eux, ne pouvaient opprimer la Grèce, mais suffisaient pour la préserver, au nord, des incursions des nations scythiques. [60] A loccident, lItalie, partagée en États isolés et peu étendus, ne pouvait lui inspirer aucune crainte. Déjà même la Sicile presque entière, les plus beaux ports de la partie méridionale de lItalie étaient occupés par des colonies grecques, qui, en conservant avec leurs métropoles des liens de fraternité, formaient néanmoins des républiques indépendantes. Dautres colonies sétaient établies dans les îles de la mer Égée, et sur une partie des côtes de lAsie Mineure. Ainsi la réunion de cette partie du continent asiatique au vaste empire de Cyrus fut dans la suite le seul danger réel qui pût menacer lindépendance de la Grèce, et la liberté de ses habitants. La tyrannie, quoique plus durable dans quelques colonies, et surtout dans celles dont létablissement avait précédé la destruction des familles royales, ne pouvait être considérée que comme un fléau passager et partiel, qui faisait le malheur des habitants de quelques villes, sans influer sur lesprit général de la nation. La Grèce avait reçu des peuples de lOrient leurs arts, une partie de leurs connaissances, lusage de lécriture alphabétique, et leur système religieux; mais cétait par leffet des communications établies entre elle et ces peuples, par des exilés qui avaient cherché un asile dans la Grèce, par des Grecs voyageurs, qui avaient [61] rapporté de lOrient des lumières et des erreurs. Les sciences ne pouvaient donc y être devenues loccupation et le patrimoine dune caste particulière. Les fonctions de leurs prêtres se bornèrent au culte des dieux. Le génie pouvait y déployer toutes ses forces, sans être assujetti à des observances pédantesques, au système dhypocrisie dun collège sacerdotal. Tous les hommes conservaient un droit égal à la connaissance de la vérité. Tous pouvaient chercher à la découvrir pour la communiquer à tous, et la leur communiquer tout entière. Cette heureuse circonstance, plus encore que la liberté politique, laissait à lesprit humain, chez les Grecs, une indépendance, garant assuré de la rapidité et de létendue de ses progrès. Cependant leurs sages, leurs savants, qui prirent bientôt après le nom plus modeste de philosophes ou damis de la science, de la sagesse, ségarèrent dans limmensité du plan trop vaste quils avaient embrassé. Ils voulurent pénétrer la nature de lhomme et celle des dieux, lorigine du monde et celle du genre humain. Ils essayèrent de réduire la nature entière à un seul principe, et les phénomènes de lunivers à une loi unique. Ils cherchèrent à renfermer dans une seule règle de conduite, et tous les devoirs de la morale, et le secret du véritable bonheur. [62] Ainsi, au lieu de découvrir des vérités, ils forgèrent des systèmes; ils négligèrent lobservation des faits, pour sabandonner à leur imagination: et ne pouvant appuyer leurs opinions sur des preuves, ils essayèrent de les défendre par des subtilités. Cependant ces mêmes hommes cultivaient avec succès la géométrie et lastronomie. La Grèce leur dut les premiers éléments de ces sciences, et même quelques vérités nouvelles, ou du moins la connaissance de celles quils avaient rapportées de lOrient, non comme des croyances établies, mais comme des théories, dont ils connaissaient les principes et les preuves. Au milieu de la nuit de ces systèmes, nous voyons même briller deux idées heureuses, qui reparaîtront encore dans des siècles plus éclairés. Démocrite regardait tous les phénomènes de lunivers comme le résultat des combinaisons et du mouvement de corps simples, dune figure déterminée et immuable, ayant reçu une impulsion première, doù résulte une quantité daction qui se modifie dans chaque atome, mais qui dans la masse entière se conserve toujours la même. Pythagore annonçait que lunivers était gouverné par une harmonie dont les propriétés des nombres devaient dévoiler les principes: cest-à-dire [63] que tous les phénomènes étaient soumis à des lois générales et calculées. On reconnaît aisément, dans ces deux idées, et les systèmes hardis de Descartes, et la philosophie de Newton. Pythagore découvrit par ses méditations, ou reçut des prêtres, soit de lÉgypte, soit de lInde, la véritable disposition des corps célestes et le vrai système du monde: il le fit connaître aux Grecs. Mais ce système était trop contraire au témoignage des sens, trop opposé aux idées vulgaires, pour que les faibles preuves sur lesquelles on pouvait en établir la vérité fussent capables dentraîner les esprits. Il resta caché dans le sein de lécole pythagoricienne, et fut oublié avec elle, pour reparaître vers la fin du XVIe siècle, appuyé de preuves plus certaines, qui ont alors triomphé et de la répugnance des sens et des préjugés de la superstition, plus puissants encore et plus dangereux. Cette école pythagoricienne sétait répandue principalement dans la Grande Grèce; elle y formait des législateurs et dintrépides défenseurs des droits de lhumanité: elle succomba sous les efforts des tyrans. Un deux brûla les Pythagoriciens dans leur école; et ce fut une raison suffisante sans doute, non pour abjurer la philosophie, non pour abandonner la cause des peuples, mais pour [64] cesser de porter un nom devenu trop dangereux, et pour quitter des formes qui nauraient plus servi quà réveiller les fureurs des ennemis de la liberté et de la raison. Une des premières bases de toute bonne philosophie est de former pour chaque science une langue exacte et précise, où chaque signe représente une idée bien déterminée, bien circonscrite, et de parvenir à bien déterminer, à bien circonscrire les idées par une analyse rigoureuse. Les Grecs, au contraire, abusèrent des vices de la langue commune, pour jouer sur le sens des mots, pour embarrasser lesprit dans de misérables équivoques, pour légarer, en exprimant successivement par un même signe des idées différentes. Cette subtilité donnait cependant de la finesse aux esprits, en même temps quelle épuisait leur force contre de chimériques difficultés. Ainsi cette philosophie de mots, en remplissant des espaces où la raison humaine semble sarrêter devant quelque obstacle supérieur à ses forces, ne sert point immédiatement à ses progrès; mais elle les prépare: et nous aurons encore occasion de répéter cette même observation. Cétait en sattachant à des questions peut-être à jamais inaccessibles, en se laissant séduire par limportance ou la grandeur des objets, sans songer si lon aurait les moyens dy atteindre; cétait [65] en voulant établir les théories avant davoir rassemblé les faits, et construire lunivers quand on ne savait pas même encore lobserver; cétait cette erreur alors bien excusable, qui, dés les premiers pas, avait arrêté la marche de la philosophie. Aussi Socrate, en combattant les sophistes, en couvrant de ridicule leurs vaines subtilités, criait-il aux Grecs de rappeler enfin sur la terre cette philosophie qui se perdait dans le ciel: non quil dédaignât ni lastronomie, ni la géométrie, ni lobservation des phénomènes de la nature; non quil eût lidée puérile et fausse de réduire lesprit humain à la seule étude de la morale: cest au contraire précisément à son école et à ses disciples que les sciences mathématiques et physiques durent leurs progrès; parmi les ridicules quon cherche à lui donner dans les comédies, le reproche qui amène le plus de plaisanteries est celui de cultiver la géométrie, détudier les météores, de tracer des cartes de géographie, de faire des observations sur les verres brûlants, dont, par une singularité remarquable, lépoque la plus reculée ne nous a été transmise que par une bouffonnerie dAristophane. Socrate voulait seulement avertir les hommes de se borner aux objets que la nature a mis à leur portée; dassurer chacun de leurs pas avant den essayer de nouveaux; détudier lespace qui les entoure, avant de sélancer au hasard dans un espace inconnu. Sa mort est un événement important dans lhistoire de lesprit humain. Elle est le premier crime quait enfanté la guerre de la philosophie et de la superstition. Déjà lincendie de lécole pythagoricienne avait signalé la guerre non moins ancienne, non moins acharnée de la philosophie contre les oppresseurs de lhumanité. Lune et lautre dureront tant quil restera sur la terre des prêtres ou des rois; et elles occuperont une grande place dans le tableau qui nous reste à parcourir. Les prêtres voyaient avec douleur des hommes qui, cherchant à perfectionner leur raison, à remonter aux causes premières, connaissaient toute labsurdité de leurs dogmes, toute lextravagance de leurs cérémonies, toute la fourberie de leurs oracles et de leurs prodiges. Ils craignaient que ces philosophes ne confiassent ce secret aux disciples qui fréquentaient leurs écoles; que deux il ne passât à tous ceux qui, pour obtenir de lautorité ou du crédit, étaient obligés de donner quelque culture à leur esprit; et quainsi lempire sacerdotal ne fût bientôt réduit à la classe la plus grossière du peuple, qui finirait elle-même par être désabusée. Lhypocrisie, effrayée, se hâta daccuser les philosophes [67] dimpiété envers les dieux, afin quils neussent pas le temps dapprendre aux peuples que ces dieux étaient louvrage de leurs prêtres. Les philosophes crurent échapper à la persécution en adoptant, à lexemple des prêtres eux-mêmes, lusage dune double doctrine, en ne confiant quà des disciples éprouvés les opinions qui blessaient trop ouvertement les préjugés vulgaires. Mais les prêtres présentaient au peuple comme des blasphèmes les vérités physiques même les plus simples. Ils poursuivirent Anaxagore, pour avoir ose dire que le soleil était plus grand que le Péloponnèse. Socrate ne put échapper à leurs coups. Il ny avait plus dans Athènes de Périclès qui veillât à la défense du génie et de la vertu. Dailleurs Socrate était bien plus coupable. Sa haine pour les sophistes, son zèle pour ramener vers des objets plus utiles la philosophie égarée, annonçaient aux prêtres que la vérité seule était lobjet de ses recherches; quil voulait, non faire adopter par les hommes un nouveau système, et soumettre leur imagination à la sienne, mais leur apprendre à faire usage de leur raison: et de tous les crimes, cest celui que lorgueil sacerdotal sait le moins pardonner. Ce fut au pied du tombeau même de Socrate [68] que Platon dicta les leçons quil avait reçues de son maître. Son style enchanteur, sa brillante imagination, les tableaux riants ou majestueux, les traits ingénieux et piquants, qui, dans ses dialogues, font disparaître la sécheresse des discussions philosophiques; ces maximes dune morale douce et pure, quil a su y répandre; cet art avec lequel il met ses personnages en action et conserve à chacun son caractère; toutes ces beautés que le temps et les révolutions des opinions nont pu flétrir, ont dû sans doute obtenir grâce pour les rêves philosophiques qui trop souvent forment le fond de se ouvrages, pour cet abus des mots que son maître avait tant reproché aux sophistes, et dont il na pu préserver le premier de ses disciples. On est étonné, en lisant ses dialogues, quils soient louvrage dun philosophe qui, par une inscription placée sur la porte de son école, en défendait lentrée à quiconque naurait pas étudié la géométrie; et que celui qui débite avec tant daudace des hypothèses si creuses et si frivoles, ait été le fondateur de la secte où lon a soumis pour la première fois à un examen rigoureux les fondements de la certitude des connaissances humaines, et même ébranlé ceux quune raison plus éclairée aurait fait respecter. Mais la contradiction disparaît, si lon songe que [69] jamais Platon ne parle en son nom; que Socrate son maître sy exprime toujours avec la modestie du doute; que les systèmes y sont présentés, au nom de ceux qui en étaient, ou que Platon supposait en être les auteurs: quainsi ces mêmes dialogues sont encore une école de pyrrhonisme; et que Platon y a su montrer à la fois limagination hardie dun savant qui se plaît à combiner, à développer de brillantes hypothèses, et la réserve dun philosophe qui se livre à son imagination, sans se laisser entraîner par elle; parce que sa raison, armée dun doute salutaire, sait se défendre des illusions même les plus séduisantes. Ces écoles où se perpétuaient la doctrine, et surtout les principes et la méthode dun premier chef, pour qui ses successeurs étaient cependant bien éloignés dune docilité servile; ces écoles avaient lavantage de réunir entre eux, par les liens dune libre fraternité, les hommes occupés de pénétrer les secrets de la nature. Si lopinion du maître y partageait trop souvent lautorité qui ne doit appartenir quà la raison; si par là cette institution suspendait les progrès des lumières, elle servait à les propager avec plus de promptitude et détendue, dans un temps où limprimerie étant inconnue, et les manuscrits mêmes très rares, ces grandes écoles, dont la célébrité appelait des élèves de toutes les parties de la Grèce, étaient [70] le moyen le plus puissant dy faire germer le goût de la philosophie, et dy répandre les vérités nouvelles. Ces écoles rivales se combattaient avec cette animosité que produit lesprit de secte, et souvent lon y sacrifiait lintérêt de la vérité au succès dune doctrine, à laquelle chaque membre de la secte attachait une partie de son orgueil. La passion personnelle du prosélytisme corrompait la passion plus noble déclairer les hommes. Mais en même temps, cette rivalité entretenait dans les esprits une activité utile; le spectacle de ces disputes, lintérêt de ces guerres dopinion réveillait, attachait à létude de la philosophie une foule dhommes, que le seul amour de la vérité naurait pu arracher ni aux affaires, ni aux plaisirs, ni même à la paresse. Enfin, comme ces écoles, ces sectes, que les Grecs eurent la sagesse de ne jamais faire entrer dans les institutions publiques, restèrent parfaitement libres; comme chacun pouvait à son gré ouvrir une autre école, ou former une secte nouvelle, on navait point à craindre cet asservissement de la raison, qui, chez la plupart des autres peuples, opposait un obstacle invincible au progrès de lesprit humain. Nous montrerons quelle fut, sur la raison des Grecs, sur leurs murs, sur leurs lois, sur leurs [71] gouvernements, linfluence des philosophes, influence qui doit être attribuée en grande partie à ce quils neurent, ou même ne voulurent jamais avoir aucune existence politique, à ce que léloignement volontaire des affaires publiques était une maxime de conduite commune à presque toutes leurs sectes, enfin, à ce quils affectaient de se distinguer des autres hommes, par leur vie, comme par leurs opinions. En traçant le tableau de ces sectes différentes, nous nous occuperons moins de leurs systèmes que des principes de leur philosophie; moins de chercher, comme on la fait trop souvent, quelles sont précisément les doctrines absurdes que nous dérobe un langage devenu presque inintelligible; mais de montrer quelles erreurs générales les ont conduits dans ces routes trompeuses, et den trouver lorigine dans la marche naturelle de lesprit humain. Nous nous attacherons surtout à exposer les progrès des sciences réelles, et le perfectionnement successif de leurs méthodes. A cette époque, la philosophie les embrassait toutes, excepté la médecine, qui déjà sen était séparée. Les écrits dHippocrate nous montreront quel était alors létat de cette science, et de celles qui y sont naturellement liées, mais qui nexistaient encore que dans leurs rapports avec elle. [72] Les sciences mathématiques avaient été cultivées avec succès, dans les écoles de Thalès et de Pythagore. Cependant elles ne sy élevèrent pas beaucoup au-delà du terme où elles sétaient arrêtées dans les collèges sacerdotaux des peuples de lOrient. Mais, dès la naissance de lécole de Platon, elles sélancèrent au delà de cette barrière, que lidée de les borner à une utilité immédiate et pratique leur avait opposée. Ce philosophe résolut le premier le problème de la duplication du cube, à la vérité par un mouvement continu, mais par un procédé ingénieux, et dune manière vraiment rigoureuse. Ses premiers disciples découvrirent les sections coniques, en déterminèrent les principales propriétés; et par là, ils ouvrirent au génie cet horizon immense, où, jusquà la fin des temps, il pourra sans cesse exercer ses forces, mais dont, à chaque pas, il verra reculer les bornes devant lui. Ce nest pas à la philosophie seule que les sciences politiques durent leurs progrès chez les Grecs. Dans ces petites républiques, jalouses de conserver et leur indépendance et leur liberté, on eut presque généralement lidée de confier à un seul homme, non la puissance de faire des lois, mais la fonction de les rédiger et de les présenter au peuple, qui, après les avoir examinées, leur accordait une sanction immédiate. [73] Ainsi, le peuple imposait un travail au philosophe dont les vertus ou la sagesse avaient obtenu sa confiance; mais il ne lui conférait aucune autorité: il exerçait seul et par lui-même ce que depuis nous avons appelé le pouvoir législatif. Lhabitude si funeste dappeler la superstition au secours des institutions politiques a souillé trop souvent lexécution dune idée si propre à donner aux lois dun pays cette unité systématique, qui peut seule en rendre laction sûre et facile, comme en maintenir la durée. La politique dailleurs navait pas encore de principes assez constants, pour que lon neût pas à craindre de voir les législateurs porter dans ces combinaisons leurs préjugés et leurs passions. Leur objet ne pouvait être encore de fonder sur la raison, sur les droits que tous les hommes ont également reçus de la nature, enfin, sur les maximes de la justice universelle, lédifice dune société dhommes égaux et libres, mais seulement détablir les lois suivant lesquelles les membres héréditaires dune société déjà existante pourraient conserver leur liberté, y vivre à labri de linjustice, et déployer au-dehors une force qui garantit leur indépendance. Comme on supposait que ces lois, presque toujours lices à la religion, et consacrées par des serments, auraient une durée éternelle, on soccupait [74] moins dassurer à un peuple les moyens de les réformer dune manière paisible, que de prévenir laltération de ces lois fondamentales, et dempêcher que des réformes de détail nen altérassent le système, nen corrompissent lesprit. On chercha des institutions propres à exalter, à nourrir lamour de la patrie, qui renfermait celui de sa législation, ou même de ses usages, et une organisation de pouvoirs qui garantît lexécution des lois contre la négligence ou la corruption des magistrats, le crédit des citoyens puissants, et les mouvements inquiets de la multitude. Les riches, qui seuls étaient alors à portée dacquérir des lumières, pouvaient, en semparant de lautorité, opprimer les pauvres, et les forcer à se jeter dans les bras dun tyran. Lignorance, la légèreté du peuple, sa jalousie contre les citoyens puissants pouvaient donner à ceux-ci le désir et les moyens détablir le despotisme aristocratique, ou livrer lÉtat affaibli à lambition de ses voisins. Forcés de se préserver à la fois de ces deux écueils, les législateurs grecs eurent recours à des combinaisons plus ou moins heureuses, mais portant presque toujours lempreinte de cette finesse, de cette sagacité, qui dès lors caractérisait lesprit général de la nation. On trouverait à peine dans les républiques modernes, et même dans les plans tracés par les [75] philosophes, une institution dont les républiques grecques naient offert le modèle ou donné lexemple. Car la ligue amphictyonique, celle des Étoliens, des Arcadiens, des Achéens, nous présentent des constitutions fédératives, dont lunion était plus ou moins intime; et il sétait établi un droit des gens moins barbare, et des règles de commerce plus libérales entre ces différents peuples rapprochés par une origine commune, par lusage de la même langue, par la ressemblance des murs, des opinions et des croyances religieuses. Les rapports mutuels de lagriculture, de lindustrie, du commerce, avec la constitution dun État et sa législation, leur influence sur sa prospérité, sur sa puissance, sur sa liberté, ne purent échapper aux regards dun peuple ingénieux, actif, occupé des intérêts publics; et lon y aperçoit les premières traces de cet art si vaste, si utile, connu aujourdhui sous le nom déconomie politique. Lobservation seule des gouvernements établis suffisait donc pour faire bientôt de la politique une science étendue. Aussi, dans les écrits mêmes des philosophes, parait-elle plutôt une science de faits, et pour ainsi dire empirique, quune véritable théorie, fondée sur des principes généraux, puisés dans la nature, et avoués par la raison. Tel est le point de vue sous lequel on doit envisager les idées politiques dAristote et de Platon, si [76] lon veut en pénétrer le sens, et les apprécier avec justice. Presque toutes les institutions des Grecs supposent lexistence de lesclavage, et la possibilité de réunir, dans une place publique, luniversalité des citoyens; et pour bien juger de leurs effets, surtout pour prévoir ceux quelles produiraient dans les grandes nations modernes, il ne faut pas perdre un instant de vue ces deux différences si importantes. Mais on ne peut réfléchir sur la première sans songer avec douleur qualors les combinaisons même les plus parfaites navaient pour objet que la liberté, ou le bonheur de la moitié tout au plus de lespèce humaine. Léducation était chez les Grecs une partie importante de la politique. Elle y formait des hommes pour la patrie, bien plus que pour eux-mêmes ou pour leur famille. Ce principe ne peut être adopté que pour des peuples peu nombreux, à qui lon est plus excusable de supposer un intérêt national, séparé de lintérêt commun de lhumanité. Il nest pratiquable que dans les pays où les travaux les plus pénibles de la culture et des arts sont exercés par des esclaves. Cette éducation se bornait presque aux exercices du corps, aux principes des murs, aux habitudes propres à exciter un patriotisme exclusif: le reste sapprenait librement dans les écoles des philosophes ou des [77] rhéteurs, dans les ateliers des artistes; et cette liberté est encore une des causes de la supériorité des Grecs. Dans leur politique, comme dans leur philosophie, on découvre un principe général, auquel lhistoire présente à peine un très petit nombre dexceptions; cest de chercher dans les lois, moins à faire disparaître les causes dun mal quà en détruire les effets, en opposant ces causes lune à lautre; cest de vouloir, dans les institutions, tirer parti des préjugés, des vices, plutôt que les dissiper ou les réprimer; cest de soccuper plus souvent des moyens de dénaturer lhomme, dexalter, dégarer sa sensibilité, que de perfectionner, dépurer les inclinations et les penchants, qui sont le produit nécessaire de sa constitution morale: erreurs produites par lerreur plus générale de regarder comme lhomme de la nature, celui que leur offrait létat actuel de la civilisation, cest-à-dire lhomme corrompu par les préjugés, par les intérêts des passions factices, et par les habitudes sociales. Cette observation est dautant plus importante, il sera dautant plus nécessaire de développer lorigine de cette erreur, pour mieux la détruire, quelle sest transmise jusquà notre siècle, et quelle corrompt encore trop souvent parmi nous et la morale et la politique. [78] Si lon compare la législation, et surtout la forme et les règles des jugements dans la Grèce, ou chez les Orientaux, on verra que chez les uns, les lois sont un joug, sous lequel la force a courbé des esclaves, chez les autres, les conditions dun pacte commun fait entre des hommes. Chez les uns, lobjet des formes légales est que la volonté du maître soit accomplie, chez les autres, que la liberté des citoyens ne soit pas opprimée. Chez les uns, la loi est faite pour celui qui limpose, chez les autres, pour celui qui doit sy soumettre. Chez les uns, on force à la craindre, chez les autres, on instruit à la chérir: différences que nous retrouverons encore, chez les modernes, entre les lois des peuples libres et celles des peuples esclaves. On verra que dans la Grèce, lhomme avait du moins le sentiment de ses droits, sil ne les connaissait pas encore, sil ne savait pas en approfondir la nature, en embrasser et en circonscrire létendue. A cette époque des premières lueurs de la philosophie chez les Grecs et de leurs premiers pas dans les sciences, les beaux-arts sy élevèrent à un degré de perfection quaucun peuple navait encore connu, quà peine quelques-uns ont pu atteindre depuis. Homère vécut pendant le temps de ces dissensions qui accompagnèrent la chute des tyrans, et la formation des républiques. [79] Sophocle, Euripide, Pindare, Thucydide, Démosthène, Phidias, Apelle furent contemporains de Socrate ou de Platon. Nous tracerons le tableau du progrès de ces arts; nous en discuterons les causes; nous distinguerons ce quon peut regarder comme une perfection de lart, et ce qui nest dû quà lheureux génie de lartiste; distinction qui suffit pour faire disparaître ces bornes étroites, dans lesquelles on a renfermé le perfectionnement des beaux-arts. Nous montrerons linfluence quexercèrent sur leurs progrès la forme des gouvernements, le système de la législation, lesprit du culte religieux; nous rechercherons ce quils durent à ceux de la philosophie, et ce quelle-même a pu leur devoir. Nous montrerons comment ha liberté, les arts, les lumières, ont contribué à ladoucissement, à lamélioration des murs; nous ferons voir que ces vices des Grecs, si souvent attribués aux progrès mêmes de leur civilisation, étaient ceux des siècles plus grossiers, et que les lumières, la culture des arts, les ont tempérés, quand elles nont pu les détruire; nous prouverons que ces éloquentes déclamations contre les sciences et les arts sont fondées sur une fausse application de lhistoire; et quau contraire les progrès de la [80] vertu ont toujours accompagné ceux des lumières, comme ceux de la corruption en ont toujours suivi ou annoncé la décadence. |
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