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Jacob Daniel Weguelin (**)

Sur la probabilité historique (*)

[1786]

Jacob Daniel Weguelin, Sur la probabilité historique, [1796]
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[376] Ce que nous entendons communément par le terme de logique, comprend l’art de raisonner, ou la théorie du syllogisme. La marche ordinaire de l’esprit humain est d’aller de ce qui nous est bien connu aux objets que nous connoissons moins, ou que dans cet instant on ne se représente pas avec assez de clarté. Pour peu que l’homme se mette à exercer sa faculté de penser, l’observation, l’expérience & la réflexion lui font connoître les notions communes ou les vérités identiques. Nous ne pouvons former aucun jugement pour l’usage de la vie sans avoir recours aux genres & aux especes. La logique artificielle ne fait que nous en donner des énoncés exacts & universels. En suivant la route qui nous est tracée par les préceptes du raisonnement, nous ne faisons pas de nouvelles découvertes, mais nous expliquons & développons seulement le rapport qui se trouve entre telles ou telles especes subordonnées aux genres, tels ou tels individus relatifs à leurs especes. Ces sortes d’opérations ressemblent à celles de l’arithmétique dont les principales regles concernent les résultats qui peuvent être dérivés de la jonction ou de la séparation de tels nombres. Ces résultats étant fondés sur les rapports les plus universels des nombres simples & composés, en calculant nous trouvons l’énoncé distinct d’un certain rapport numérique, par l’application que nous en faisons à un cas donné. Le calcul ne differe donc du raisonnement que par la diversité du sujet. Les nombres n’étant que les signes de l’agrégation des unités, les notions universelles ne contiennent pas moins un très grand nombre de cas individuels. Le cours d’un raisonnement exact nous doit conduire aux idées les plus simples ou qui ont des rapports identiques. Les exposés clairs & méthodiques des combinaisons intellectuelles ne servent donc qu’à nous préserver de l’erreur, tout comme les calculs les mieux faits nous prouvent qu’on ne s’y est pas trompé. [377] Ainsi les préceptes de la logique ne tendent pas à faire naître de nouvelles inventions, mais seulement à bien constater tel ou tel usage qu’on a fait des notions communes. Il en est d’un cours de logique comme d’un cours de morale, qui ne nous donne pas les forces & les ressorts qui sont nécessaires pour l’exercice de nouvelles vertus. On est dans le cas d’un habile calculateur, qui, pour ne pas faire des calculs chimériques, est obligé de les rapporter à des objets existans.

La théorie de l’invention ou celle du génie présuppose des secours que la logique ne peut pas fournir, & qui cependant devroient faire partie de l’organon universel. La perspective intellectuelle n’est pas à beaucoup près aussi avancée que la doctrine qui se rapporte à la distance symétrique des corps. Un peintre paysagiste qui a déjà observé un grand nombre de vues pittoresques, en peut créer d’autres, & composeer des coups d’œil ravissans. Mais il n’en est pas de même du théoricien, qui, pour enfanter de nouvelles idées, ne doit pas s’en tenir à faire des ouvrages de pièces rapportées. Pour dire quelque chose de neuf, il faut qu’il leve le voile à travers lequel on ne peut pas découvrir la possibilité de tel ou tel avancement de nos connoissances. Les découvertes les plus lumineuses n’ont dabord paru que comme de simples lueurs & sous la forme d’étoiles nébuleuses. Ce n’est pas seulement un heureux hasard, mais la multiplicité, la clarté & la vivacité des connoissances d’un inventeur, qui lui font entrevoir l’apperçu d’un rapport presque imperceptible. A mesure que son esprit est mieux exercé, il fait deviner plus juste, & suppléer par des idées intermédiaires à ce qui manque à la nouvelle analogie, dont les parties intégrantes ne sont d’abord que conditionnelles & très hypothétiques. Ces opérations se passent dans l’intérieur de l’ame & sont trop fines, trop rapides & trop variées pour qu’on les pût soumettre à l’exactitude des regles. Qui pourra déterminer laquelle de toutes les amalgations différentes de nos perceptions sera justement la plus propre à faire naître de nouvelles vues? L’activité nécessaire à la suggestion des notions auxiliaires & complétrices est incommensurable. Ce que nous savons de bien certain est, que la finesse & la subtilité de l’esprit qui ne s’occupe qu’à subdiviser, ne suffit pas pour la production d’une idée lumineuse & féconde.

S’il s’agit de notions déterminées & relatives à une infinité de divers cas, l’analyse géométrique sert à résoudre les problemes les plus compliqués. On peut compléter une théorie en donnant une résolution de chaque difficulté particuliere: en faisant évanouir successivement & peu à peu ces difficultés, on assimile les énoncés, & l’on parvient à un principe universel. Cet esprit d’analyse est excellent pour fixer les idées exactes & leur donner la plus grande étendue, sans qu’aucune perde rien de sa clarté spécifique. [378] Si le physicien jette une vue générale sur le systeme des corps, les notions abstraites qu’il tire de l’assemblage des êtres physiques, ne sont pas à beaucoup près aussi completes ni aussi exactement déterminables que les diverses modifications des lois motrices de l’univers. Comme d’une part aussi bien que de l’autre l’esprit peut obtenir la plus grande extension en fait d’idées simples & complexes, ces deux sortes de latitude données à l’usage de nos facultés intellectuelles, si elles étoient unies dans le même sujet, ouvriroient le plus vaste champ à l’esprit d’invention & de découverte.

Les talens du géometre & du contemplateur de l’univers ne laissent pas d’être utiles à ceux qui s’occupent d’histopire, de politique & de morale, où l’on est obligé de jeter ses regards sur une infinité d’objets à la fois. Comme le nombre des donnèes y est indéfini, & tel, qu’avec les plus grands efforts on ne peut faire que des approximations, c’est sur cette longue échelle, graduée selon les divers degrés de l’évidence, qu’on apperçoit toutes les tendances au but désiré. Les preuves histori ques & morales sont de nature à ne pas admettre l’énumération complete. Pour avoir toutes les notions subsidiaires de l’histoire, il faudroit posséder les connoissances des grammairiens, des critiques, dea antiquaires, des politiques, des chronologues & des géographes les plus célebres, & concentrer en soi le mérite des Scaliger & Saumaise, des Strabon & d’Anville, des Ducange & Muratoir, des Ussérius & Pétavius, des Montesquieu & Gravina, des Étienne & Faber, des Lipsius & Méursius, des Selden & Bochart, des Gronovius & Grævius, des Leibnitz & Mabillon, des Fabricius & Magliabechi, des Maffei & du Bos, des Palladio & Perrault, des Winckelmann & Bayle, des Caylus & des Lessing. Personne ne peut prétendre à des connoiussances aussi étendues que variées. Ainsi il y a toujours du plus ou du moins, & la somme des notions historiques n’est jamais telle, qu’on ne puisse l’augmenter. La littérature & le génie vont rarement à pas égaux, & tantôt c’est la nature qui prédomine sur l’art, ou l’acquis empiete sur le talent. Entre ces deux termes se trouvent toutes les gradations & les nuances du mérite historique & moral. Comme la compétance de chacun, ou le degré de justesse & de force qu’il sait donner à ses preuves, varie indéfiniment, on en voit naître autant de diverses approximations, qui sont au vrai considéré dans ses rapports les plus uniformes ce que les théories & les explications des principaux phénomenes du monde matériel font à sa vraie forme. Chacune de ces diverses combinaisons a un rapport déterminé à la notion complete, ou à celle qui ne laisse plus rien à désirer. De quelle utilité ne seroit-il pas que l’on pût classer tous les travaux de l’esprit & apprécier des notions qui de leur nature paroissent être indéterminables? Pour ne pas donner dans les conjectures hasardées, les explications forcées, les paradoxes & les chimeres [379] de toute espece, il faudroit être imbu de c ertains préceptes, qui, sans mettre l’imagination trop à la gêne, pourroient servir à diriger le v ol de notre esprit. Un recueil de ces regles seroit le vrai supplément de la logique. Car il nous manque encore une doctrine des probabilités, qui nous doit apprendre à déterminer, dans tous les cas donnés, les divers degrés de la vraisemblance historique & morale, fondée sur l’assemblage des raisons plus ou moins convainquantes. Par rapport à ces objets il y a une probabilité subjective & objective, dont la premiere est relative aux divers degrés de la compétance des forces, & la seconde concerne la matiere éclaircie, ou ce qu’on y a observé de trop ou de trop peu. Le plus haut degré de la probabilité se réduit à la parfaite analogie qui doit se trouver entre l’étendue du talent & celle de l’objet. Il ne suffit pas, par exemple, qu’on ait saisi l’idéal de la perfection d’un certain genre; mais il faut encore que ce beau idéal soit personnifié & qu’il retrace l’attitude & les grâces reconnues en effet pour telles. Quand on parle de caracteres publics & particuliers, il faut que l’on puisse ramener ceux-ci à leurs principes nationaux & qu’ils soient à considérer comme les divers dialectes de l’idiome national. En expliquant les idées & les actions des autres, n’est-ce pas souvent comme si l’on avoit à commenter un texte qui manque d’accens, de points & de voyelles? Faute de connoissances habituelles & locales, on ne peut pas bien s’orienter & grouper tant de divers objets. Souvent l’historiographe voit les choses de trop loin, & la confusion mise parmi les objets intermédiaires lui offusque la vue. S’il les rend trop rapprochés, il leur fait perdre l’impression qui doit venir du vrai emplacement. Ces sortes de difficultés, à mesure qu’on parvient à les vaincre, rendent les exposés plus véridiques & relevent leur probabilité.

La certitude morale est très inférieure à celle qui résulte des démonstrations géométriques. La derniere se rapporte à des objets simples & dont la signification est fixe & invariable. L’idée de la quantité est en général beaucoup plus déterminée que la notion attachée aux qualités. Les nombres, les points & les lignes n’offrent pas à l’esprit des idées completes comme sont celles des qualités intellectuelles & morales de l’homme, dont chacun a une représentation différente. Tous les auteurs du droit de la nature se sont représenté l’homme différemment, en mettant au centre de nos dispositions naturelles telles ou telles qualité prédominante. Les uns ont donné du relief à l’état libre ou de nature, tandis que les autres l’ont dégradé. Si ces théories excluoient l’arbitraire & le vacillant, on ne différeroit pas si fort. Il y a encore plus de parties variables dans les considérations que l’on doit faire sur les divers emplois de nos dispositions, qui n’ont pas ni la même intensité dans chacun & dont les effets varient à chaque instant. Si l’on a eu raison de dire que notre esprit est le miroir du monde visible, [380] il faut ajouter encore que les rayons de lumiere qui tombent sur la surface de notre ame sont réfléchis dans une infinité de divers sens. Tantôt trop actif & plusieurs fois entierement passif, l’homme prévient ou n’atteint pas le but qu’il est proposé. Il seroit plus facile de faire le dénombrement de tous les corpuscules qui nagent dans l’air, que d’énoncer tant d’idées à peine ébauchées qui paroissent & s’effacent presque en même temps. La plupart de ces embryons du monde intellectuel vont avorter. De mille représentations qu’on ne peut pas fixer à cause de leur volatilité, le plus petit nombre seulement, à l’aide de quelques secours instantanés & accidentels, devient le germe de la réflexion. Ce qui rend la connoissance de l’homme encore plus épineuse est que ses dispositions naturelles & les intérêts socials lui font prendre deux diverses faces. Continuellement occupé à faire accorder ces deux aspects très discordans par eux-mêmes, il se transforme toutes les fois qu’il est forcé d’être dissimulé. L’habitude de changer de sentimens & de faire prendre le change aux autres devient à la fin telle, qu’on seroit dabord désorienté si l’inexpérience nous mettoit hors d’état de distinguer l’apparent du vrai. A force de se composer & d’être trop fardé, il ne reste à l’homme faux que le malheureux art de choisir entre mille impostures qui lui est la moins nuisible.

Le costume y joint de nouvelles difficultés. Chacun retrace dans sa façon de penser & d’agir les mœurs & les usages de sa nation. L’homme social subit toutes les modifications que comporte le caractere national. Ce ne sont que les membres les plus nobles ou les plus vils du corps social qui sortent de la sphere des dispositions & des habitudes publiques. Tandis que ceux-là s’élevent au dessus des princioes nationaux à l’aide de leurs qualités transcendantes, ceux-ci déshonorent la nature humaine, & se mettent au niveau des brutes. Entre ces deux extrêmes il y a des classes moyennes composées de personnes qui se sont plus ou moins approprié le costume national. Les sentimens publics sont-uils élevés & fermes comme furent ceux des Romains & des Grecs, on y voit régner une plus grande uniformité que parmi les nations où l’amour propre n’est jamais plus flatté que lorsqu’il incite chacun à ne pas se conformer à l’exemple public. Quelles difficultés ne doit-on pas trouver à tracer les caracteres d’après les impressions des faits & à ne leur attribuer ni trop ni trop peu? Un peintre ne doit saisir que les parties extérieures du costume national, au lieu que l’historien moralite est obligé de saisir, de retracer l’effet produit par le coutumier des anciens siecles. C’est l’ame d’un Grec, d’un Romain & d’un Perse, qu’il lui faut étudier. Les mêmes dispositions nationales varient dans les diverses époques de l’existence politique d’un peuple. Elles vont dabord en augmentant & ensuite en diminuant. Le fil des événemens publics de chaque nation [381] décrit des lignes qui se courbent en se concentrant, ou qui vont se perdre dans les espaces imaginaires. En traitant ces sortes de matieres on ne peut faire que des essais & l’on n’atteint que l’évidence morale.

On n’a pas encore rassemblé tout ce qui est nécessaire pour constater qu’une personne est vraie et digne de foi. Comme les erreurs habituelles de l’esprit & les affections tumultueuses de l’ame nous font dévier en mille occasions, on exige d’un homme véridique qu’il soit exempt de vices, & on est allé jusqu’à supposer un être parfait. Chacun tire ses notions morales du fond de la nature humaine, de l’expérience, & de l’usage de la vie. Ces sources de la moralité de nos actions ne sont rien moins que pures & contiennent mille divers mélanges. Un homme qui aime le vrai se prête plus d’une fois à ce qui est faux. Ceux qui conçoivent la véracité comme le sceau de la perfection, ne prennent pas garde aux enchantemens de l’imagination & à la variabilité de nos penchans. Un homme qui dans un enchaînement de circonstances a fait une bonne action, ne la feroit pas dans une autre combinaison d’événemens. Cet acte ne laisse pas d’être honnête, quand même ce qui l’a précédé & ce qui l’a suivi n’y auroit aucun rapport. L’assiette de notre ame ou la somme de nos penchans actuels passe par mille gradations, & il n’y a pas deux instans où nous soyons exactement les mêmes. Il y a seulement cette différence entre les hommes sensés & les gens frivoles, que la sphere de l’activité morale des premiers est beaucoup plus restrainte que celle des seconds. Tandis que le sage a un goût, un tact ou un sens moral qui lui sert de mesure & de regle, le fou n’en a point. C’est à la faveur de ce bon esprit, connu sous le nom de Démon de Socrate, que nous sommes integres dans toutes les positions où les motifs extérieurs s’accordent avec nos représentations. Ce sentiment intérieur, qui n’est que l’effet de la raison morale, & des réflexions que nous avons faites sur nous-mêmes, n’a pas cependant la même efficacité en tout temps. Comme il y a des instans lucides où l’esprit peut s’élever au dessus de ses conceptions ordinaires, il y a des époques où l’ame, dégagée de tout désir inquiétant, jouit de la sérénité & du calme. C’est alors que l’homme peut faire valoir ses propres forces & agir avec une entiere liberté. Ce que nous appelons générosité & grandeur d’ame & qui nous met en état de nous sacrifier pour les autres, ne nous ravit tant que parce que l’homme se trouve rarement dans le cas de jouir de soi-même. Les grands hommes de tous les siecles ont eu quelquefois de ces sortes de jouissances intérieures; & ayant eu lieu d’être contens d’eux-mêmes, rien ne les a empêcgés de faire les plus grands efforts pour avancer le bien d’autrui. Tous les philosophes de l’antiquité se sont efforcés de rendre permanent cet état de vraie félicité. Ils employoient pour cet effet la réflexion & le doute, la fermeté, l’abstinence, la modération, & le goût du vrai plaisir. [382] Mais on ne peut pas rendre stable & habituel ce qui de sa nature est sujet à mille vicissitudes. Ce n’est que dans les fictions où l’on respire un air embaumé par le souffle odorisérant des Zéphirs, & où sous un ciel sans nuage on sent les douces influences de la nature vivifiée. Si l’homme accoutumé à un air imprégné de mille particules étrangeres ne peut pas respirer dans les régions de l’éther, il n’en est pas autrtement des facultés les plus exaltèes de l’ame, qui, soumises aux destinées des foibles mortels, doivent se relâcher; & l’esprit le plus fortement tendu est obligé de plieer sous le fardeau des embarras, des peines & des anxiétés de la vie.

L’homme n’est ni parfaitement bon ni tout-à-fait méchant. Entre ces deux extrêmes le medium dans lequel il se meut, n’est pas plus discernable que la matiere subtile de Descartes. Ne tenant aucune route bien réglée, il avance & recule, approche & s’éloigne, accélere e retarde sa marche. On a beau réduire le ressorts du monde moral aux principes les plus simples, qui sont ceux de l’intérêt particulier & de l’amour propre, on n’en est pas plus avancé, puisqu’un homme qui ne se paye pas de vains sons, ne peut nullement employer ces termes pour se rendre raison de la variété indéfinie qui se trouve dans la vie extrêmement agitée de tant d’individus, dont chacun a un caractere différemment nuancé & une modification de désirs qui lui est spécifiquement propre. L’éducation & le talent, l’humeur & l’office, l’habitude & le caprice y mettent une diversité indéchiffrable. Si la connoissance de soi-même est l’ouvrage le plus difficile que l’on puisse entreprendre; à quel point doit donc être pénible la tâche de ceux qui sont appelés à sonder le cœur d’autrui? Pour constater la foi historique, il faut avoir des données sur le caractere moral d’un historiographe. On n’exige pas de lui qu’il ait une vertu accomplie. Il suffit que son honnêteté soit à l’épreuve du mensonge, de la corruption & de l’esprit de parti. Quand toute la vie d’un historien s’est passèe à faire des actes d’intégrité publique & particuliere, on présume qu’il n’aura pas entrepris d’écrire de certains faits dans le dessein de trahir ses sentimens habituels. Dans le cours d’un long ouvrage il est impossible de faire en sorte que le lecteur ne s’apperçoive du ton que suit uniformément une ame honnête. Si le patriotisme & la vertu avoient tenu la plume, ils se seroient énoncés comme le Président de Thou. Quant au talent, la vraie probité, ou celle qui est dérivée de bons principes, présuppose l’esprit de réflexion. Mais l’esprit éclairé du plus honnête homme ne le met pas à l’abri de la prévention. Plus le parti qui soutient une personne bien intentionnée est bon, & plus elle est portée à justifier toutes les mesures & toutes les démarches qu’on a suivies. Dans le plaidoyer historique d’un cause nationale il y a toujours des incidens dont il faut pallier le côté foible, quand ce ne seroit que pour ne pas donner prise [383] au parti opposé. Car la chaleur des fermentations publiques se communique naturellement à celui qui dans ces temps orageux se met à les décrire. La guerre du Péloponnese, celle de la Ligue & du long Parlement sous le regne de Charles I, pouvoient être considérées sous des faces très différentes. Il ne suffit pas d’avoir lu Thucydide, de Thou & Rapin Thoiras; mais il faudroit confronter ces histoires avec celles d’un Spartiate, d’un honnête ligueur, & d’un zélé républicain; car il en est des troubles civils comme des divisions ecclésiastique, où il faut écouter les deux partis. Le plus grand mal est lorsque l’historien livré à la partialité, adhere à certaines opinions. Si les historiens de l’église sont quelquefois trop partiaux en faveur de la doctrine chrétienne, les auteurs qui combattent le christianisme ne sont pas moins blâmables. Hume, Voltaire & Gibbon n’ont pas tenu le milieu entre le scepticisme & la foi, la dévotion & l’incrédulité, l’Évangile & la Philosophie. L’esprit hypothétique, en tant qu’il se rapporte à l’histoire, donne aux faits une déclinaison semblable à celle qu’Épicure attribue aux atomes. L’arbitraire introduit dans les théories philosophiques n’est pas plusd nuisible au progrès des connoissances que l’esprit de parti soutenu & adopté par l’histoire. Car il en est de la maniere d’un historien comme de celle d’un peintre, qui s’identifie avec ses tableaux.

L’honnêteté, à moins d’être guidée par le talent, s’égare plus d’une fois. De toutes les especes de qualités intellectuelles l’étendue de l’esprit semble être la plus propre à embrasser le vaste champ de l’histoire. Xénophon, qui étoit l’éleve de la vérité enseignée par Socrate, retraça son image dans la noble simplicité & le tour élegant de ses exposés historiques. Un sectateur du Portique n’y auroit pas aussi bien réussi, puisqu’au lieu de consulter la nature il se seroit le plus attaché à mouler ses héros sur le modele de l’école de Zénon. La causticité d’un esprit fin & satirique le rend sujet à plusieurs inconvéniens historiques. Voulant faire prévaloir ses propres idées, il les revêt des ornemens les plus spécieux, & n’ayant d’autre but que d’égayer le lecteur aux dépens de sa matiere, il dégrade ses héros pour les rendre d’autant plus plaisans. Tel fut l’Empereur Julien, qui, dans ses Césars, turlupina leurs ombres, & fit l’office de Momus. Si Tacite, au lieu d’avoir été un des citoyens les plus integres & les plus éclairés, se fût proposé d’employer la profondeur de son esprit à justifier le gouvernement impérial, il seroit devenu le précepteur de Machiavel, & nous auroit donné un code du despotisme qui eût effacé le Léviathan de Hobbès. Mais la partie louche de ce dessein auroit défiguré la vérité historique, & la probabilité de ses récits eût été en raison inverse de ses sentimens. Les réflexions exactes de cet excellent historiographe tendent encore plus à nous faire connoître les contradictions & les replis du cœur humain, qu’à décrire ce qui s’est passé dans [384] l’ame de Tibere & de Séjan. Car Tacite a surement plus réfléchi que les scélérats qu’il fait monter sur la scene; & son aptitude à dénouer les intrigues & à exciter la terreur auroit égalé les talens des Euripide & des Sophocles. Le goût pour l’harmonie & la beauté du style a rendu Hérodote les délices de l’ancienne Grece.. Mais ces agrémens ne sympathisent pas avec la sévérité des regles historiques, qui dédaignent les ajustemens trop recherchés, & ne veulent pas que la vérité soit trop parée.

Les talens & les vertus semblent être parfaitement d’accord dans les écrits de Polybe & de Tite-Live. Ces deux historiographes ont eu justement les dispositions qu’exige l’étude & la composition des faits publics. Doués d’un zèle patriotique qui alloit jusqu’au sublime, ils mirent le sceau du génie à leurs ouvrages immortels. Les Décades de l’historien latin forment le panégyrique le plus soutenu des lumieres & des vertus qui ont régné dans les divers âges de l’ancienne Rome. Un auteur qui trempe son pinceau dans la quintessence du caractère national, intéresse tous ceux qui aiment à voir l’accroissement & le déclin des plus beaux sentimens publics. L’équité voudroit cependant qu’avec cet étalage pompeux des vertus romaines on pût confronter les écrivains Carthaginois. Le caractère dépravé de Salluste le mettoit seulement en état d’exposer le récit du siecle corrompu dont il étoit le contemporain. Son exemple fait voir qu’il y a des occasions où le talent supplée au sentiment & où l’art devenu une fois habituel remplace les qualités du cœur. L’histoire a ceci de commun avec tous les autres textes, qu’on en peut faire diverses déductions, & l’exposé de certains faits est à ces faits mêmes, comme la traduction est au texte, le commentaire à ce qu’on a voulu écclaircir, & la copie à l’original.

La plus grande simplicité doit régner dans l’exposé des faits religieux. S’agissant de notions adaptées à la portée du vulgaire, il faut les rendre bien frappantes. Dans les objets de la foi on n’exige que le témoignage des sens. Pour attester la vérité de l’Exode & de l’histoire évangélique, il nous doit suffire que Moyse & les Apôtres furent oculaires des principaux événemens décrits dans ces livres sacrés. Les fautes de Moyse racontées par lui-même & les traits d’incredulité, de prévention & d’orgueil des principaux disciples du Messie que l’on trouve dans les évangiles, retracent la simplicité franche & honnête de ces ames pures & incapables de supercherie. Les vues désintéressées d’un auteur religieux, qui en soutenant la vérité d’un fait remarquable s’expose à mille outrages, appuient sa véridicité. A juger des hommes par leurs procédés uniformes, il n’est gueres probable que de gaieté de cœur on allât s’attirer un démenti sur des faits dont l’assertion peut coûter l’honneur, la liberté & la vie. A moins d’avoir entierement perdu le sens, il est mal-aisé de supposer qu’au péril de tout ce qu’on a de plus cher [385] on voulût appuyer les fourberies d’un imposteur reconnu intérieurement pour tel. Un faussaire ira-t-il choquer le monde par une doctrine qui lui peut causer les plus grands maux? Les scélérats s’intéressent-ils pour la pureté & l’innocence des mœurs? Des gens factieux, intrigans & passionnés, au lieu de déclarer la guerre aux passions, cherchent à les exciter, pour en tirer les plus grands avantages. Le courtisan ne trouve rien de plus fade que le principe de charité & de bonté universelle, parce que ce sentiment, s’il étoit généralement répandu, donneroit6 l’exclusion à tout esprit de manége qui flatte tant l’amour propre.

Il faut dire cependant que ces sortes de preuves ne sont pas valables devant les tribunaux civils. Dans les affaires de justice il ne suffit pas que le plus honnête homme proteste de son innocence, & qu’il en appelle à ses sentimens & à sa conduite irréprochable. Il faut de plus qu’il s’angage par la foi du serment, & qu’il se dévoue aux punitions du très haut, au cas où il auroit eu le front de dire faux. La justice, obligée de ne pas laisser pencher la balance, doit mettre dans la même catégorie l’accusateur & l’accusé, parce qu’il ne s’agit pas tant du caractere moral des parties que des circonstances capables d’avérer un fait. Le tribunal de la vérité n’étant pas extérieur & visible, on n’y peut pas faire usage de toutes les formalités du barreau. La véridicité d’un fait consiste dans le résumé de tout ce qui sert à le mettre hors de doute. Cette conclusion intérieure se rapporte à l’esprit plus ou moins logique, & comme chacun ne raisonne pas également juste, la persuasion n’a point de regles proprement dites. Pour produire l’aquiescement, il suffit d’être prévenu en faveur d’un objet qu’on a su rendre recommandable. On n’ignore pas les effets étonnas que produisit l’éloquence politique & civile de l’ancien temps. La prévention religieuse est telle, qu’un mot, une phrase, une image, un rit sacré attendrit l’ame du dévot & lui cause la plus vive émotion. L’enthousiaste y joint l’idée la plus exaltée du mérite qu’il attache à sa créance & à son culte. Enchanté de son état de félicité, les couleurs les plus variées & les plus riches de l’imagination n’expriment pas tout ce qu’il espere & ce qu’il craint. Le fanatique va beaucoup plus loin; l’énergie de son ame arme la force de ses passions pour la défense d’une doctrine dont il est infiniment jaloux. Quels maux le triomphe de la persuasion n’a-t-il pas fait au genre humain! Lorsqu’une certaine créance a subjugué l’ame & s’en est emparée, on a l’esprit aussi troublé que si l’on avoit avalé une potion enivrante. L’homme le plus passionné est en même temps le plus crédule, & ne differe pas moins du vrai sage qu’il y a de diversité entre la raison & la foi implicite.

Pour éviter l’abus qu’on fait de la persuasion, il faut établir quelques regles également simples & praticables. [386]

Quand les lumieres & les sentimens sont proportionnés à la nature du sujet & au plus grand effet qu’il doit produire, il en faut conclure que le dessein d’un auteur a été parfaitement bien rempli, & que l’ouvrage n’est pas supposé. L’Énéide & les harangues de Démosthene portent tellement l’empreinte du plus grand Orateur & Poëte, que tout autre qui n’eût pas été dans les mêmes circonstances locales n’y auroit jamais pu mettre le même intérêt & la même chaleur.

Lorsqu’un morceau d’histoire sert à combiner les faits publics & à les lier intimement avec ce qui les précede & qui en a été la suite, il n’y a rien de plus analogue au cours & à la disposition des événemns publics que d’y supposer une suite de cause & d’effets. Plutôt donc que l’envisager une histoire nationale sous la forme de fragmens & de morceaux détachés, il faut accepter les récits historiques qui remplissent exactement le vuide qui auroit été laissé entre les faits antérieurs & les faits postérieurs. La premiere & la troisieme guerre punique doivent nous persuader de la vérité de tout ce que l’histoire romaine nous raconte de la seconde guerre de ce nom. La domination des Grecs établie en Asie atteste de la même maniere les conquêtes d’Alexandre le Grand.

Toutes les fois que les événemens correspondent avec le caractere national, on agiroit contre l’évidence, lorsqu’on voudroit nier un fait en alléguant & faisant valoir les contradictions de l’esprit humain. Car il est beaucoup plus probable qu’un peuple ait suivi ses ancienns maximes que des sentimens opposés. Ainsi l’histoire de la derniere guerre des Juifs avec les Romains décrite par Josephe est très digne de foi. Pour nier les croisades il faudroit supposer les chrétiens occidentaux beaucoup plus éclairés & plus modérés qu’ils n’étoient alors.

Dans le cas où un tissu d’événemns sert à faire disparoître tout ce qui tient du prodige, on doit plutôt agréer ce récit que de s’engager dans des difficultés que l’on ne sauroit vaincre qu’en recourant au hasard. Le Prorectorat de Cromwel & la révolution de Portugal en 1641, dépourvus de lumieres historiques, ne seroient que des logogryphes.

Le caractere d’un homme étant supposé, on ne peut pas lui attribuer des actions qui ne lui conviennent en aucune maniere. Il est impossible de confondre Louis XI avec Henri IV, César & Tibere, vu que l’homme ne déroge jamais à ses qualités habituelles.

Les exposés historiques enfin, qui regardent le métier de l’historien, sont d’autant plus dignes de foi qu’on y possede des connoissances plus étendues. Les commentaires de César & l’histoire des beaux arts par Rubens & Raphaël Mengs ont la plus garnde véridicité relative en fait de Tactique & de Peinture. [387]

De ces regles générales on peuty faire mille applications modifièes différemment, dans le détail desquelles nous ne pouvons pas entrer.

Les témoignage porté sur la foi d’autrui a la moindre probabikité lorsque le témoin s’est trouvé dans l’accès de la passion. Ce n’est pas alors le vrai ou le faux considéré en lui-même, mais la prévention & l’apparence qui nous affecte le plus. L’esprit fasciné par des images trompeuses grossit le mérite & le démérite. Provoquez l’amour propre & vous verrez qu’il a une sorte de nimbus, qu’on ne dèrange pas impunément. Le présomptueux forme des prétentions indéfinies. Comme les réclasmations de la vanité trouvent mille obstacles & sont croisées par les interprétations sinistres, ces collisions produisent des tracasseries & des disputes. Chacun prend parti, & défend le parti qu’il a une fois embrassé. Rien n’égale le ressentiment d’une ame ulcérée. C’est pourquoi les tribunaux doivent être extrêmement en garde contre l’exposé des faits allégués par des parties qui sont entrées en contestation. L’erreur est encore plus inévitable, lorsque toutes une nation se divise & va s’intenter un procès qui doit être décidé dans le champ de Mars. C’est alors que deux opinions, soutenues violemment, vont se heurter comme des nuages imprégnés de matieres inflammables. Les passions, après être devenues publiques & nationales, ont la force de ces larges courans de mer qui vont d’une plage à l’autre, & à la direction desquels rien ne peut résister. Semblables aux ouragans, qui bouleversent & emportent l’atmosphere, les troubles excités au milieu d’une nation acharnée contre elle-même ne laissent à aucun citoyen la liberté de garder la neutralité. Comme tous les sentimens sont mêlés & confondus ensemble, le cri de la passion renforcé de tout ce que la haine a de plus outré, n’admet aucun tempérament. Les erreurs, lorsqu’elles sont universelles, offusquent l’horizon intellectuel. On tronque les faits racontés de part & d’autre, en rejetant les justifications & les preuves alléguées par la partie adverse. Ainsi la persuasion est alors très peu fondée, & la probabilité va devenir zéro. Ce n’est qu’après qu’a cessé le bruit confus de l’animosité & des armesd qui étourdissoit la nation, qu’on est en état de se recueillir & de réfléchir sur le passé. La chaleur de l’esprit de prévention qui mettoit tout en effervescence s’étant refroidie, les vices méconnus par le prestige de l’erreur se précipitent dans l’oubli: au lieu que les vertus qui ont été préservées de la contagion du mauvais exemple obtiennent un nouveau lustre. La solidité des bons principes n’est pas moins reconnue que celle des édifices qui ont résisté à plusieurs secousses. L’histoire a conservé dans ses archives les beaux actes de Sully, de Duplessis Mornay, d’aubigny & de Harlay, qui ont soutenu les plus fortes épreuves, & ne se sont pas laissé entraîner par la foule. Elle n’oublie pas Biron le pere, Monmorency, Matignon, Aumont & tous ces généreux [388] défenseurs de la cause royale, qui étoit en même temps celle de la nation. On se souvient avec attendrissement de ce grand Archevêque de Bourges qui, en dépit des foudres du Vatican, fut le pacificateur de la France. Les embarras & les difficultés sans nombre dont étoient environnés ces hommes magnanimes, servoient à rehausser le prix de leurs vertus, qui mises dans le creuset des afflictions & des traverses, en sortoient d’autant plus resplendissantes. Car la certitude & l’évidence morale croît avec l’intensité des efforts qu’il faut faire pour produire le plus grand bien. Le caractere national des Anglois ne s’illustre que dans les époques les plus fâcheuses. Aucun Ministre n’a mieux signalé sa fidelité & son dévouement pour les intérêts d’un maître trahi & exposé aux plus grands malheurs que le Comte de Strafford, qui, pou sauver son Souverain de la fureur des parlementaires, conseilla à Charles I de signer la sentence de mort que l’inimitié, l’injustice & la passion avoient dictée contre ce grand homme. Les Chevaliers Hotham pere & fils, Sir Charles Lucas, Hamilton & Montrose souffrirent le martyre d’État, pour sceller la pureté de leurs sentimens publics. Lorsqu’on entend le malheureux Archevêque Lawd adresser une exhortation pathétique au peuple innombrable qui environnoit l’échaffaud, on ne peut s’empêcher de maudire l’égarement de la haine, & d’admirer la force de la persuasion, qui triomphe de toutes les souffrances sibies innocemment On ne peut expliquer les divers ressorts de ces grands révolutions que par la considération attentive du caractere des démagogues & principaux chefs. Mais à mesure qu’un homme se trouve engagé dans des relations difficiles à déchiffrer, son caractere devient plus indéchiffrable. La multitude des mouvemens, soit volontaires soit involontaires, qui s’élevent dans son ame, & qui se contrarient sans cesse, le rend indécis. Du grand nombre des passions qui se succedent avec la rapidité des flots de la mer, il naît une mobilité dans ses idées qu’il s’efforce de pallier par l’esprit de prétention. Dans le sein de l’homme passionné ses désirs vont se livrer mille combats, aussi difficiles à énoncer que tout ce qui s’est passé dans le sort de la mêlée. On auroit souvent honte de détailler l’occasionnement des mesures qui ont fait le plus de bruit. Ce ne seroit pas même aux initiés qu’on voudroit avouer toutes les alternetives de courage & d’effroi, de hauteur & d’abattement, d’assurance & de crainte, par lesquelles doit passer un ambitieux du premier ordre. Il faut de toute nécessité que celui qui aspire à la qualité d’homme puissant, garde un secret inviolable. On est obligé d’être moins communicatif selon l’intérêt qu’on a de ne pas se laisser pénétrer. Or rien ne dérangeroit davantage le plan d’un homme qui en veut imposer aux autres que si l’on parvenoit à connoître le fond de ses dispositions & de ses ressources. Il faut donc qu’il soit isolé, & tellement concentré en lui-même, [389] que son ame soit comme un fort inaccessible. Aucun confident de César & d’Alexandre ne sut parfaitement le systeme de ces hommes entreprenans. Peut-être ne le surent-ils pas eux-mêmes. On rougit de la violence qu’on n’ose pas avouer. Quelle honte eût-ce été pour l’esprit refrogné de Tibere & de Louis XI, ces Machiavels du premier & du quinzieme siecle de l’Ere chrétienne, si à travers quelques foibles sentimens de nature, détériorés par le souffle empoisonné de l’astuce, on eût démélé l’humanité agonisante,les désirs haletans & jamais assouvis, le frémissement de la rage, le délire de l’amour propre, les reproches insultans du remords, & les noirceurs de toute espece! Un homme corrompu ne seroit-il pas au désespoir, s’il pouvoit pressentir qu’on eût jeté un regard furtif dans l’intétrieur de son ame? Dès que son secret lui seroit échappé, il cesseroit d’être dangereux, & se verroit exposé à de vains regrets. Lorsque l’ambitieux est le plus actif & comme absorbé dans le chaos de ses idées illusoiress, il ne sait plus s’apprécier. On ne connoît donc que les traits les plus marqués des caracteres fastueux & trop imposans. A l’aide du pouvoir magique qui tient à l’imagination elle sait créer des êtres foncierement méchans. L’esprit trempe son pinceau dans des couleurs moins tranchantes. Mais dans l’un & dans l’autre cas ce n’est qu’un idéal, & la connoissance absolue d’un mauvais caractere ne retrace pas tel ou tel. Ainsi il faut se contenter d’une idée simplement probable, & qui n’est que le résultat de quelques remarques & observations détachées. Dans les commentaires mêmes d’un grand homme, écrits sur sa propre vie, on ne trouve que le sommaire & l’extrait de ses penchans rédigé dans l’ordre qui convient au jour favorable dans lequel il l’a voulu mettre. Quand on compose les Mémoires de sa propre vie, on le fait autant pour soi que pour les autres; & personne ne se pique de se représenter tel qu’il a été. On passe sous silence les irrésolutions, les foibles & les travers comme autant de parties scabreuses, & qui n’intéresseroient pas plus le lecteur que les récits des aberrations, des chagrins & des dégoûts d’un voyageur. Ces plaisirs ineffables de l’ame où elle est comme inondée de mille sensations délicieuses qui l’occupent à la fois, ne sont pas moins au dessus de la description que l’effroi & le trouble d’une ame extrêmement agitée. On n’est pas alors assez de sang froid pour discerner & maîtriser tant de divers mouvemens qui s’élancent à l’envi. Comme ils sont entremêlés d’espoir & de crainte, on n’en apperçoit que l’effet qui leur est commun. La joie & la sérénité intérieure se manifeste par l’épanchement de la bienvieillance. Tel fut le cas de Henri IV à son entrée dans Paris. Voyant couler les larmes ameres du regret, & l’épanouissement de la joie sur les joues sillonnées des bons François, il eut pitié des uns & ouvrit son cœur aux autres. La vue d’un grand peuple abattu à ses pieds dut le faire souvenir de ses exploits, exciter la fierté [390] du Monarque & la magnanimité du conquérant. Mais au milieu de ces ravissemens, Henri n’auroit pas pu entrer dans l’analyse de tout ce qui se présentoit à son ame ébranlée par tant de divers ressorts. Dans l’instant terrible & décisif où Charles I mit le pied sur l’échafaud & vit le peuple sur lequel il avoit regné frappé & consterné de la catastrophe de son Roi, lorsqu’il le vit garder ce silence morne qui vient de la suspension de toutes les facultés actives de l’ame, & frémir dans l’attente du dénouement d’une tragédie qui n’a jamais été présentée, l’ame de ce Prince en dut être comme bouleversée. Sera-t-il possible de décrire les diverses révolutions qui devoient assaillir l’esprit réfléchi d’un Monarque tel que fut Charles I? L’indignation & la pitié, la résignation & le regret, le ciel & la terre, le trône & le tombeau, le glaive & le sceptre, sa famille & son peuple, la monarchie renversée & le pouvoir usurpé devoient s’offrir aux regards d’un Roi détrôné, d’un malheureux pere qui laissoit une famille désolée, du défenseur impuissant d’une cause pour laquelle le sang le plus pur & le plus noble avoit été versé à grands flots, d’un chrétien conscientieux enfin qui alloit subir le jugement du Très haut. Est-ce que la simple fidélité historique suffit pour la description de tels sentimens? On n’en a surement qu’une connoissance vraisemblable, & l’on ne peut jamais épuiser ces sortes de sujets.

S’il n’y avoit que des hommes dont l’ame fût d’une trempe extrêmement forte tant pour le bien que le mal, il eut été impossible de les faire plier. Les corps socials doivent donc être composés non-seulement de partiess tenaces & semblables par leur élasticité aux muscles & aux nerfs, mais de particules molles, fluides & susceptibles de tous les mouvemens qui leur sont prescrits. Comme l’économie animale doit être entretenue & dirigée par l’uniformité des lois physiques, qui n’admettent aucune stagnation, il en est de même des grands corps de société, où les obstacles mis à la liberté, à la circulation du produit de l’industrie, & à la réciprocité des secours, vont introduire des maux sans nombre. Malgré toutes les tendances à l’intérêt particulier, l’égalité du climat, des besoins, du genre de vie, du bien public & de l’ordre du gouvernement fait naître une sorte de ressemblance qui se manifeste par le ton des représentationns & la qualité spécifique des affections. Parlant le même langage & se servant pour s’énoncer de signes & de sons semblables, l’idiome national est un lien universel. Chaque langue ayant son propre génie, le peuple qui la parle se regle sur son modele & a un tour d’esprit qui lui est analogue. Le génie national ne se forme pas en vertu d’un dessein prémédité, mais par la communication mutuelle & l’adhésion des idées. Nous n’en connoissons que les marques purement extérieures. Les connoissances extrêmement bornées du bas peuple le préservent de tout alliage. Son caractere ne consiste que dans une certaine modification des [391] sentimens de nature. A commencer par la derniere classe de citoyens qui est dépositaire de ce que la nation a d’uniforme, la ressemblance devient toujours moins exacte, à mesure qu’on passe à la considération des rangs supérieurs, où la culture de l’esprit, l’extension des besoins, & le raffinement du goût produisent mille altérations. Quand on se pique d’élégance, on la recherche partout, & on se rapproche des nations qui figurent par la somptuosité. En fait de caracteres publics & d’habitudes nationales, on n’entre jamais dans ces sortes de discussions. On n’en a donc qu’une idée superficielle & problématique. En discourant & en agissant on n’est pas déterminé par des motifs universels, mais par des considérations spécifiquement propres à chacun. On se sert machinalement de ce qui tient à l’éducation, en se réservant la liberté de consulter ses goûts particuliers. Ainsi toutes les impressions nationales ne sont pas mises en ligne de compte, & servent tout au plus à modifier tel ou tel penchant. Les ressemblances & les dissemblances des peuples paroissent cependant par de certains dehors, & se présentent comme ces couleurs variées & plus ou moins foncées de la peau. Depuis la blancheur éblouissante des Circassiens jusqu’au noir d’ébene des Négres, il y a mille diverses nuances dans les teints nationaux. Les différentes qualités de ces peuples ne sont pas moins frappantes. Les mélange du national & du personnel, du public & du particulier est tel, qu’on ne les combine pas moins arbitrairement que la nature & l’art. Pour être sûr que tel ou tel sentiment fût national, il faudroit être en état de faire abstraction de nos penchans & de nos goûts personnels dont nous ne pouvons jamais nous dépouiller. Tout ce que l’on prétend donc avoir fait uniquement en vertu de ses dispositions publiques, est incertain & seulement probable.

Tous les peuples se ressemblent par le germe des sentimens de nature. Le soin de la conservation & l’amour propre, la tendance au plaisir & au bien-être composent les élémens de la vie sociale. Ces sentimens varient par leurs modifications, & le divers emploi qu’on en fait. L’amour de soi est tantôt borné aux vrais besoins, tantôt il va se perdre dans le pays des opinions & des chimeres, dont chacun se forge des images plus ou moins illusoires. Qui pourroit compter les gradations par lesquelles l’amour de soi se nuance avec l’amour propre? Il n’y a pas deux hommes qui apprécient de la même maniere telle ou telle partie spécifique d’eux-mêmes. Ce n’est pas seulement l’intuition de la beauté de son esprit qui excite l’estime de soi-même, mais l’envie, l’ambition & la vanité concourant au même dessein; l’homme se livre au prestige de toutes las passions, & n’entre jamais dans l’examen de ce qui constitue la base de ses prétentions. Comme on aime à s’éblouir, on veut éblouir chacun. La comédie de Narcisse a été jouée [392] sur la scene du monde par les glorieux & les fats de tous les siecles: ces dénouemens, quelque fâcheux qu’ils soient, ne détourneront jamais le monde du désir de réitérer ces sortes de représentations. A force de s’abandonner aux impressions de ces modeles séduisans, l’amour propre s’éleve & s’étend de plus en plus. Appelant à son secours tout ce que l’opiniona d’imposant, l’orgueil va prendre un front d’airain. L’homme arrogant, fastueux & qui présume trop de lui-même, forme des plans qu’il ne peut exécuter qu’à l’aide de violences & de ruses. Après que la fierté a une fois levé sa tête altiere, elle ne peut plus s’abaisser, ni perdre sa roideur. Ces procédés de lo’amour propre ont une probabilité fondée sur l’exemple, & le cours des affaires.

Il n’en est pas de même de las rectitude morale. Les raisons tirées des principes trascendans de la vertu, intriguent & embarassent trop l’homme du monde pour le disposer à en reconnoître la réalité & le vrai prix. La vente des meubles somptueux du palais des Césars ordonnée par Marc-Aurele, pour un achat de grains dans un temps de disette, est un phénomene si extraordinaire, qu’il fait naître mille doutes dans l’esprit de tous ceux qui sont préoccupés des idées d’élévation & de grandeur. Comme cet acte ne quadre pas avec l’amour propre, on biaise sur le compte d’un fait qu’on est hors d’état de classer. On ne comprend pas mieux le désintéressement des premiers chrétiens, parmi lesquels ceux qui avoient de l’argent, le mettoient aux pieds des Apôtres. Se dessaisir volontairement de son bien, & renoncer aux prétentions que les richesses nous autorisent à former, semble être un sacrifice trop coûteux.

Le désir de la conservation porte chacun à se prémunir contre les revers de la fortune & le coups désastreux du sort. La multiplicité des cas hasardeux & l’impossibilité de les prévoir renforcent la cupidité, & l’on ne met point de bornes à l’industrie. Il suffit de considérer les collisions sociales qui naissent de l’inégalité des conditions & de l’égalité du concours, pour ne pas être surpris de la variété & la force des motifs qui déterminet chacun à ne pas s’épargner. A quel point l’inertie des esprits contemplatifs doit-elle donc paroître insoutenable à ces hommes inquiets & rongés de mille soucis qui appréhe4ndent moins l’anéantissement que l’état d’un repos absolu? Malgré ce penchant décidé pour la vie active, on se plaint des tracasseries, des embarras & des conflits de la vie publique, où la passion armée de dissimulation & de hardiesse est en guerre soit ouverte soit cachée avec le mérite & le démérite. Comme les hommes jugent toujours des vues d’autrui par celles qu’ils ont eux-mêmes, on ira supposer dans les actes de bienfaisance & de générosité toutes les raisons persuasives qu’on n’auroit pas manqué d’adopter si l’on se fût trouvé dans la même position. On ne combat pas proprement les notions abstraites & éloignées de la sphere du vulgaire, mais la [393] force d’en faire usage. Comme l’on ne veut pas être rendu confus & humilié par des procédés qui sont si peu communs, on met son esprit à la gêne pour former les conjectures les plus vraisemblables, & l’on se met dans le cas d’un homme qui pour nier la suspension des lois de la nature, donne à la combinaison des circonstances de tel ou tel miraculeux une tournure conforme à son hypothese. L’homme se permet encore plus & agit avec moins de réserve, lorsque obsédé par des gens avides & intrigans il s’efforce de fendre la presse, & de se faire jour à travers le nombre, l’artifice & le crédit. L’espoir de réussir & la crainte d’échouer donnent du courage à chaque compétiteur des prix distribués par la fortune & la faveur; on ne défend pas seulement son poste jusqu’à la derniere extrémité, mais pour mettre à profit ses moindres avantages on porte ses vues plus haut. Il suffit à l’ambitieux d’avoir observé que le succès des desseins oppressifs vient du pouvoir & de l’autorité, pour vouloir être tyran à son tour. Ainsi Lycurgue & Solon, qui sont sortis de leur patrie pour ne pas avoir part à l’administration, & Timoléon, qui ne se stipula de tous les travaux entrepris en faveur des Syracusains que le ravissant spectacle de la liberté publique, n’ont pas la moindre vraisemblance, le plus mince rapport avec le cours des affaires & la politique du siecle. Le pyrrhonisme moral conduit au scepticisme religieux. Parce qu’on ne peut pas s’expliquer les démarches des chrétiens, qui au risque de perdre la vie persistoient dans leur créance, & sans faire la moindre résistance se livroient à la rage persécutrice, au lieu d’en convenir, on est plutôt porté à les traiter d’imbécilles & de sots. Un homme qui ne s’est jamais soucié des biens & des promesses de l’autre vie, ne sauroit jamais concevoir que la perspective des avantages invisibles dût prévaloir sur la possession des seuls biens existans qu’il reconnoît effectivement pour tels.

La pente au plaisir tient indissolublement à l’homme. L’irritabilité des nerfs constitue la vie physique & entretient l’activité des organes de la sensation. Comme leur ébranlement plus ou moins harmonique avec les représentations est le principe du plaisir & de la douleur, la nature modifiée par l’assemblage de mille objets extérieurs a mis une variété indéfinie dans la maniere de percevoir & de sentir. Les apperceptions soit agréables soit désagréables affectent & agitent tant les fibres du cerveau, qu’il en reste des traces profondes. L’imagination, qui est le foyer de tous les désirs, & l’attelier où se fabriquent les dards & les flèches de l’amour, échauffe l’ame, & la rend passionnée. Nos plaisirs seroient aussi bruts que ceux des animaux, si l’esprit pittoresque de nos facultés fictives ne servoit à les rendre plus piquans pour mettre en action la nature humaine. On n’a pas besoin de recourir aux idées innées & de faire venir de nouveau Prométhée, puisque chacun est susceptible du pouvoir d’imaginer, qui a plus de rapidité que [394] la foudre, & le feu électrique. Il forme les poëtes & leur donne la faculté de créer. Ses images, quoiqu’elles ne soient pas plus consistantes que les couleurs de l’iris, ne laissent pas d’occuper toutes les puissances de l’ame. Ce sont les grands ressorts de l’amour & de la haine, de l’amitié & de l’aversion, des plaisirs & des douleurs. L’esprit de l’homme, lorsqu’il se passionne pour un objet, en est obsédé sans cesse. A force de contempler ce qui nous ravit, l’ame s’épanouit & aiguillonne le désir. Lìhomme n’est plus à lui-même, il est tou entier à ce qui l’a enchanté. Le soupçon & la défiance, l’espoir & la crainte, la volupté & le mal-être contribuent à l’ivresse d’une ame qui veut jouir de ce dont elle est préoccupée. Cet état, qui tour à tour est impétueux & languissant, épuise enfin toutes les ressources intellectuelles & morales. L’esprit n’ayant plus la force de se décider, on devient mou & on se laisse subjuguer. Après que le triomphe de la luxure a été rendu complet, & que son esclave est enchaîné, il ne conçoit plus la possibilité de briser ces fers. L’abbé de Rancé, qui sorti du tourbillon des plaisirs, se livre aux privations les plus douloureuses, ne paroît au mondain qu’une sorte de visionnaire. A son entrée dans l’abbaye de la Trappe, il n’y voit que des tombeuax & des spectres. Il lui est impossible de comprendre qu’on pût verser de larmes, & faire une pénitence si rude pour expier des pechés, sans la commission desquels il ne feroit aucun cas de la vie. S’il veur expliquer ces actes de contrition, il tente de les éclaircir par le dépit & les dégoûts. La passion nous fait aller d’une extrémité à l’autre & l’on est enthousiasmé pour le faux & le vrai. Prêtant ses propres idèes au solitaire de la Trappe, on n’en conçoit pas mieux le principe qui dirigeoit les actions du pieux Rancé & son vrai caractere est indéchiffrable pour tous ceux qui ne respirent que la joie. Ils doivent nécessairement traiter sur le pied d’esprits foibles les Fackirs des Indes, qui s’exposent à mille souffrances pour s’acquitter des devoirs que leur imposent la force de la persuasion & les précepters d’une conscience, à la vérité erronée, mais droite & integre.

En conséquence de ces sentimens & de leurs diverses modifications, conformément au ton spécifique de l’esprit & du cœur de chacun, tout homme passionné prend à tâche d’élever l’édifice de sa propre félicité. A un homme accoutumé aux idées vagues & superficielles du siecle, la recherche de la vérité paroît être un des plus grands travers. Comme son ame n’est pas moins remplie de troubles que la face du monde, le recueillement, ou le soin de préserver sa tranquillité intérieure excite ce sourire moqueur qui naît de la fatuité. Comme l’homme enfoncé dans la matiere n’a proprement point6 d’ame ou de susceptibilité pour le vrai & le bon, il ne peut s’intéresser en aucune maniere pour l’ordre physique & moral. Les beautés ravissantes de la nature sont perdues pour lui, & il les méconnoît entierement. [395]

L’ame du sage est au contraire un miroir sur lequel se réfléchit la belle ordonnance du monde intellectuel & moral. La méditation tire son plus puissant attrait de l’harmonie qu’elle produit entre les divers ordres d’idées qui subordonnées les unes aux autres font naître le plaisir intuitif du beau, & la satisfaction ineffable qui est attachée à la connoissance exacte du vrai. Après avoir trouvé un principe très fécond, on se félicite d’en pouvoir faire une heureuse application. L’esprit contemplatif s’étant fixé à la spéculation, il ne peut plus l’en détacher. Archimede étoit tellement absorbé dans ses idées, qu’il ne s’apperçut pas de la prise de Syracuse, & n’entendit point le cri de la désolation. L’ascendant que gagna sur l’esprit de Diogene la force impérieuse des vérités les plus austeres, fit de son tonneau un séjour qui ne lui déplut point. Lorsque Dé^mosthene s’enferma dans une caverne pour ne pas être distrait & détourné des études qu’il faisoit dans le dessein de pénétrer son ame des traits du patriotisme le plus sublime & le plus propre à enflammer le cœur des Athéniens, il ne subit ces rudes épreuves que parce qu’il avoit l’avant-goût des triomphes d’éloquence qu’il remporteroit un jour. Les observations que faisoit Marc-Aurele au milieu des jeux & des spectacles déceloient une ame occupée du soin de s’éclairer & de s’améliorer de plus en plus. Les éleves de Pythagore n’auroient pu garder un si long silence & se seroient dégoûtés d’un noviciat qui en eût aliéné mille autres, si prévenus en faveur du prix inestimable de la doctrine de leur maître, ils n’eussent été dans l’attente dêtre initiés dans les mysteres de la sagesse. Si l’homme concentre toutes ses forces dans un seul point, il en doit résulter le plus grand effet. Cette activité constante & uniforme des facultés de l’esprit & des puissances de l’ame paroît incompréhensible à ces hommes légers qui ne font qu’effleurer les idées, ne s’arrêtent à aucune & n’ont que des lueurs. La description poëtique des douze travaux d’Hercule, qui devoient aboutir à purger la terre de scélerats & de monstres, est une image de ce que peut effectuer l’activité & la vigueur d’un homme qui poursuit un seul but. Le paresseux ne rend pas justice à la continuité des efforts; & pour ne pas être troublé par des paralleles & des contrastes on aime mieux défigurer & révoquer en doute les acytes les plus soutenus.

Les hommes n’ont pas seuelement une façon de penser générale qui est la mesure du probable, mais chaque siecle ou chaque assemblage de causes occasionnelles qui a produit des changemens remarquables dans les façons de penser & d’agir, fait naître un certain ton d’esprit qui à l’aide du local vient à prédominer. C’est à l’histoire à marquer les points d’inflexion & de déviation du cours des idées publiques, & à suivre leur succession, pour déterminer la jonction & pour ainsi dire l’anastomose des canaux par lesquels on a fait passer les opinions publiques. Les Grecs avoient été trop éclairés [396] dans leur bel âge, pour ne pas transmettre à leurs descendans quelques traces de leurs dispositions intellectuelles. Du temps des Empereurs chrétiens, ce peuple qui ne pouvoit plus s’occuper de liberté, de gloire, & de patriotisme, eut encore la finesse de l’esprit d’examen, l’inquiétude de la curiosité, & un désir ardent de s’instruire. Ces dispositions, focondèes par le plus violent amour propre, rendirent les Grecs fort enclins à forger des hypotheses & à fabriquer des systemes. L’église grecque étoit remplie de sectes, dont chacune adhéroit à ses opinions particulieres, sans se mettre en peine des breches qu’on faisoit à la paix de l’église & à l’unitè de la foi. Les Ariens & les Semi-ariens, les Nestoriens & les Eutychiens, les Monothélites & les Manichéens soutinrent leurs opinions, ou celles de leurs chefs, avec cette opiniâtreté qui vient de la présomption & du zele inconsidéré. Les fureurs de l’esprit sectaire occasionnerent l’intolérance des orthodoxes, & les Empereurs, qui étoient les chefs absolus de l’église & de l’état, dominés par l’esprit de parti & retenus par la crainte des maux introduits par le désir d’innover, employerent tantôt le glaive & tantôt le feu du zele persécuteur. Tout ce que l’histoire nous dit de l’importance mise à ces controverses suscitées sur les diverses explications de quelques articles mystérieux de la foi chrétienne, est donc très probable. Il faut observer que de toutes les persécutions celles qui s’éleverent entre les Iconolâtres & les Iconolastes furent les plus cruelles. On ne disconvenoit d’aucun point de doctrine, & il n’étoit question que du culte des Saints, pour lequel l’imagination vive & exaltée des Grecs s’intéressa & s’enflamma si fort, qu’on les auroit crus en danger de perdre la gloire d’avoir produit les Phidias & les Polyclete. Tant une idèe ou teinte de l’esprit national sait tirer de sorces du concours des circonstances.

Les occidentaux, qui sortoient à peine de la barbarie, n’avoient pas l’esprit pointilleux & sophistique des Grecs. Les Évêques de Rome jouirent d’une autorité qui ne fut accordée aux Patriarches de Constantinople que par l’émulation excitée contre les Latins. Tout concouroit à rendre respectable la chaire de St Pierre, révérée du temps des persécutions à cause de la majesté du siége de l’empire. On se souvenoit de la sainteté de ses premiers Évêques. Les conversions des Francs, des Anglosaxons, des Carentains, des Slaves, des Hongrois & d’autres nations idolâtres, des Visigoths & de quelques Rois Lombards auparavant Ariens, servirent beaucoup à rehausser l’éclat de l’ancienne église de Rome. Comme tous ces peuples étoient trop féroces & trop dénués de lumieres pour se policer eux-mêmes, la discipline ecclésiastique leur dut tenir lieu de police, dans ces siecles de rudesse où l’anarchie féodale s’introduisit à la faveur de l’abrutissement qui ne respectoit que le droit du plus fort. La fierté indomptable des grands & [397] des petits vassaux allumant la discrde au foyer du trouble civil, il falloit en imposer à l’indocilité de ces esprits altiers & farouches. Faute de subordination civile on renforça la soumission religieuse, en établissant les trêves de Dieu, en prescrivant des pratiques dévotes à ceux qui s’engageoient dans les combats judiciaires, & en accompagnant les excommunications & les anathèmes d’amendes, & de peines afflictives. Le tribunal redoutable de la hiérarchie établit sa domination rigoureuse sur les consciences timorées de tous les occidentaux, qui adopterent la foi romaine & se soumirent aux canons & aux décrets des Pontifes. Cette uniformité de la créance cimenta si fort le pouvoir pontifical, qu’il put s’exercer impunément. Sans appeler à son secours la considération des forces de la hiérarchie romaine, tout ce que l’histoire nous raconte des humiliations de l’Empereur Henri IV & des mauvais traitemens essuyés par ses successeurs dans l’empire germanique, les Empereurs Fréderic I & Fréderic II, nous paroîtroit destitué de vraisemblance. On ne pouvoit souffrir Henri, parce qu’il exerçoit le droit d’investiture d’une maniere trop arbitraire; & les Pontifes voulurent empêcher le premier des deux Empereurs de la maison de Souabe de se rendre trop puissant dans la partie supérieure d’Italie, & le second d’enclaver l’état de l’église entre la Toscane, la Marche d’Ancone & le royaume de Sicile. On n’auroit pas osé former de tels attentats, si les esprits n’eussent été disposés en faveur de la foi implicite. Ce fut ce penchant à la crédulité la plus aveugle qui enhardit les Pontifes à pousser à toute outrance le Roi d’Angleterre Henri II & le Roi de France Philippe IV, dont le premier fut obligé de plier, & le second ne put se défendre que par la plus grande audace. Tous ces faits n’obtiennent le degré de probabilité qui leur est nécessaire que par la connoissance de la face des affaires, par le ton & la disposition des esprits.

C’est par les effets qu’on peut juger de la force des notions & des habitudes nationales. Elles sont à l’épreuve de tous les changemens forcés qu’on voudroit introduire. Un tribunal d’inquisition en matiere de foi & de doctrine auroit soulevé tous les esprits dans le temps où Constantinople étoit le siége des Empereurs grecs, tout comme le dessein de publier un Édit de tolérance universelle eût été incompatible avec le plan hiérarchique des Pontifes. Du temps où le systeme féodal étoit dans toute sa vigueur, la sévérité du code criminel de Charles V n’eût pas été moins déplacée qu’un reglement de police parmi les anciennes peuplades germaniques, qui n’admettoient que des amendes pécuniaires, & accordoient à chacun la liberté de venger ses propres injures. Dans les Républiques grecques les systemes de finances qui se rapportent à l’extension du crédit public & aux emprunts, n’auroient pas été praticables, tout comme les constitutions relatives à la liberté de se confédérer & de faire des insurrections ne sont pas compatibles [398] avec la rigueur du despotisme. Un Éphore n’avoit rien de commun avec les Satrapes, & l’office du Tribunat n’auroit jamais pu s’introduire à Carthage. Aucun accord ne pouvoit avoir lieu entre la mythologie grecque & celle des Bramins. Un Mage devoit être scandalisé des superstitions égyptiennes; & l’atrocité du culte d’Odin auroit révolté le Chinois, tout comme l’on eût proscrit à Rome le culte sanguinaire de Baal. On adopte une certaine façon de penser & d’agir, tout comme l’on use d’une nourriture assortie au climat. Les notions publiques se reglent sur l’assemblage des traditions & des dispositions nationales: l’usage est le souverain arbitre du coutumier des peuples. L’autorité de la raison est en défaut & la force des argumens ne peut rien effectuer contre les notions habituelles. Le succès de tout ce que l’on voudroit introduire d’opposé à ces notions, n’est donc gueres probable.

Malgré l’union forcée de plusieurs peuplades fondues ensemble par la supériorité des armes, chacun de ces peuples conserve ses impressions & ses usages. Tous les grands empires des temps anciens & modernes ne sont que des assemblages composés de parties dont chacune s’est réservé ses instituts publics. Les Gaulois, les Espagnols, les Bretons, les Bataves, les Grecs, les Illyriens, les Thraces, les Syriens, les phéniciens, les Juifs, les Égyptiens, les Mauritaniens & les Numides, lorsqu’ils se trouvoient sous la dominations romaine, ne furent pas moins jaloux de leurs anciens usages qu’ils ne l’avoient été du temps de leur indépendance. Encore aujourd’hui les Albaniens, les Bosniens, les Grecs, les Walaques, les Curdes, les Caramaniens, les Turcomans, les Juifs, les Drudes, les Coptes & les Arabes forment dans l’empire turc, tel qu’il est de nos jours, autant de peuplades distinctes & séparées, qui ne sont contenues que par l’ascendant des forces militaires. La nature ders lois de la contrainte est telle, qu’il les faut renforcer continuellement. Ce qui s’est fait au commencement pour asservir tant de divers peuples, doit être réitéré sans cesse. La trasnquillité générale n’est donc jamais bien assurée & les maximes violentes n’ont qu’une certitude probable.

Le ton spécifique du caractere national se manifeste particulierement lorsqu’une nation se trouve dans un état de crise. Il en est des catastrophes & des révolutions nationales comme des maladies aiguës, où l’on doit le plus compter sur la vigueur du tempérament. L’esprit factieux ne produisit pas en France les mêmes effets qu’il cause en Angleterre. Les puissans partis formés par le Comte d’Artois, la maison de Bourgogne, le Duc d’Orléans sous le regne de Charles VIII, les Bourbon, les Monmorency, les Chatillon & les Guise, ne purent pas ébranler la base de la monarchie. Comme les plans de ces confédérations étoient tracés par les grands, la nation n’y fut entraînée qu’après avoir été abusée. Vive, légere, inquiete & [399] foncierement attachée à ses Rois, elle revint à ses premiers sentimens, & se dégoûta d’un état forcé & illégal. L’Anglois au contraire fier, jaloux & roide c omme il est, fut le moteur de tous les troubles arrivés sous les Plantageners. Les Tudors & les Stuarts, les Comtes de Leicester & de Warwirck, le Duc de Lancaster élevé sur le trône sous le nom de Henri IV, les Ducs de Sommerset & de Northumberland, Hambden & Cromwel furent de puissans Démagogues, qui appuyés par le peuple n’étendirent leur domination qu’à la faveur des idées de justice & de droit public qu’ils firent prévaloir. Aucune révolution en France n’intercepta l’ordre de la succession & ne donna atteinte au gouvernement, au lieu que les Anglois en vinrent jusqu’à emprisonner leurs Rois, à les déposséder & à les mettre à mort. La constitution monarchique y fut restrainte, traversée, abolie. Les causes de ces différens phénomenes nationaux doivent être tirées de ce qui a formé les deux caracteres nationaux. Mais pour chaque cas particulier le nombre des raisons incidentelles & locales est indéfini, & on n’en peut avoir qu’une notice probable.

L’esprit des controverses religieuses, lorsqu’elles dégénerent en disputes politiques, tient à ces considérations, Ce fut le peuple d’Angleterre qui fit que le régent du royaume & oncle du jeune Roi Édouard VI put consommer l’ouvrage de la réforme; au lieu que le parti des réformés en France, commandé par le Bourbon & le Chatillon, ne servit qu’à contrebalancer le pouvoir des Guise, & à déprimer celui de la Ligue. En Angleterre le Protestantisme se maintint sous la Reine Marie, qui étoit zélée catholique, au lieu que sous un Monarque françois qui avoit été réformé, le culte dont il avoit fait profession ne subsista qu’à titre de grâce & avec beaucoup de peine. Tant la diverse influence des opinions met de différence dans le cours des affaires publiques. Parmi les Bataves qui étoient républicains, la liberté de conscience alla jusqu’à causer des divisions au sujet de quelques points de théologie. Les Arminiens, soutenus par la faction de Louwestein, & les Gomaristes ou orthodoxes, appuyés par le Stathouder Maurice, furent tellement animés les uns contre les autres, que la paix publique ne put être rétablie que par l’oppression des premiers. Un zélote qui se sent soutenu par la liberté personnelle & publique, porte ses prétentions extrêmement loin. Le liberum veto dont se sert le Gentilhomme polonois pour la défense de ses droits individuels, s’étend sur les matieres religieuses dans tous les états où le citoyen a part au gouvernement. Comme les reglemens de la discipline de l’église ont été prescrits par les Princes, dans les divers états d’Allemagne, le désir d’innover y a été moins commun que dans tout autre pays. Ainsi l’ordre des événemens ecclésistiques varie dans les divers états, selon les dispositions publiques qui dépendent de la [400] combinaison des causes occasionnelles dont l’énoncé est incomplet & seulement probable.

La teinte du caractere national est si marquée & si invariable, qu’elle est à considérer comme le principe de l’intérêt national & la regle de l’uniformité des mesures. La liberté ayant établi son trône dans le cœur de chaque Anglois, on l’a répandue partout. Malgré l’antipathie qui régnoit entre les Anglois & les Gallois, qui descendent des anciens Bretons, on accorda à ceux-ci le droit de se faire représenter dans la chambre des Communes. L’Écosse fut jointe à l’Angleterre sous le nom de Grande Bretagne. On étendit les priviléges du Parlement d’Irlande, & l’on établit dans les colonies angloises un gouvernement analogue à celui de la mere patrie. Les disputes occasionnées par quelques priviléges contestés aux Américains auroient pu être assoupies de part & d’autre, si l’on ne se fût précipité. On n’a publié dans aucun pays tant d’amnisties, & chaque révolution y aboutit comme à son dernier terme. Car à moins de vouloir accorder à la puissance exécutrice le droit de sévir indifféremment, & d’étendre son pouvoir à force de multiplier les actes de la loi martiale, on ne put s’empêcher d’imposer le silence. Les pauses, les instans de repos furent les seuls moyens par lesquels on put mettre fin aux effets destructeurs de la passion. Dans un pays où la condition d’homme libre, d’affranchi & de sers étoit originairement distincte, comme dans l’empire germanique, ces distances mises entre les divers ordres des habitans devinrent insensiblement plus grandes, & formerent enfin la classe des Princes & des Dynastes, celle des citoyens ou membres des divers états libres, & l’ordre des paysans. C’est au maintien de cette inégalité des conditions que l’on doit la diminution progressive du pouvoir impériasl, le droit de se confédérer & le privilége de veiller à la législation, à la justice & à sa défense. Les prérogatives de la noblesse immédiate de l’Empire germanique y étant beaucoup plus distinguées que dans tout autre pays, on en doit dériver le désir ardent d’avoir part à ces distinctions. On peut ramener à un principe primitif toute la suite des événemens d’une certaine espece. Mais comme ce principe ne s’appuie que sur des instituts nationaux, dont l’extention est devenue immense par la jonction de mille causes accessoires, on n’en a aucune notice exacte, & elle est simplement probable. Il en est de l’ancien état comparé avec le moderne comme de la raison brute & de celle qui a été cultivée.

Il y a des phénomenes extraordinaires du monde politique & moral qui paroissent tels, parce qu’ils semblent partir de principes divers & opposés. L’ame ne se détermine cependant que d’après una raison persuasive, ou qui s’est présentée avec le plus de clarté & de force. Ce n’est donc jamais par les relations extérieures & qui agissent souvent en sens opposé que [401] l’on doit juger des dispositions intérieures. Les fils de l’ancien Brutus, en formant une intelligence criminelle avec les Tarquins qui étoient les ennemis de leur pere, avoient violé tous les devoirs de soumission & d’obéissance. L’autorité paternelle alloit alors jusqu’à pouvoir user du droit de vie & de mort. A cette qualité se joignit celle de Consul, & de fondateur d’un état libre. Une de ces qualifications fut donc renforcée par l’autre, & la sévérité paternelle obtint un puissant renfort par la rigueur inflexible que devoit avoir le chef de l’état. C’est en levant ces sortes de conflits intérieurs qu’on parvient à une connoissance beaucoup plus probable des divers ressorts de l’ame, que si on les met en opposition. La grande ame de César n’auroit pas été capable de suivre les plans d’atrocité & de vengeance adoptés par Marius & Sylla. Combattant pour la gloire, il put écouter la pitié & pardonner à ses ennemis lorsqu’ils recouroient à sa clémence. Un cœur magnanime se plaît à faire du bien, & il ne le fait jamais à demi ou avec des restrictions mises à la générosité. Lorsqu’on est porté à faire de belles actions, on se croiroit déshonoré, si l’on négligeoit de saisir les occasions les plus propres à faire paroître l’élévation de son esprit. Le plaisir barbare de voir sa capitale réduite en cendre étoit trop peu dans la nature pour qu’il pût entrer dans l’esprit même de Néron; mais cet Empereur fastueux, choqué de l’irrégularité des quartiers & des rues de l’ancienne Rome, aspira à la gloire de passer pour un autre Romulus & pour le second fondateur de sa patrie. Marc Antoine avoit donné de trop grandes preuves de sa valeuràPhilippe & en d’autres occasions pour être supposé capable de faire un acte de lâcheté. Si dans la bataille d’Actium il suivit Cléopatre & la flotte Égyptienne, ce fut surement pour prévenir les mauvais effets de l’humeur capricieuse & changeante de la Reine, & pour s’assurer d’une province dont la conservation lui importoit infiniment. Lorsqu’il s’agit de nous faire obtenir une persuasion intérieure, il faut qu’elle soit analogue à la nature des choses. L’étendue de l’esprit jointe à sa profondeur produit une intensité d’attention qui n’a lieu que jusqu’à un certain point. Dans des travaux qui ne demendent pas beaucoup de réflexion, on peut se porter sur plusieurs objets à la fois; mais il est impossible de partager son attention dans des matieres qui demandent la plus forte application. Il y a donc de l’hyperb ole dans les récits qu’on a faits sur le compte de César, lorsqu’on a avancé qu’il dictoit à la fois sept dépêches diffétentes, pyisqu’à moins que ces dictées n’eussent roulé que sur des trivialités, aucune de ces lettres n’auroit pu être bien exacte & faire honneuer au discernement de ce grand Capitaine. Si l’on regardoit Archimede comme le Commandant & le Grand-Maître de l’artillerie des Syracusains, la prise de cette place importante & sa profonde ignorance de l’irruption des Romais l’auroient couvert d’opprobre. Il faut [401] plutôt le considérer comme un Géometre qui, pour se délasser de ses hautes spéculations, essaya de construire des machines de nouvelles inventions, & qui enchanté de leurs grands effets, les fit imiter par les ingénieurs de la ville.

La multiplicité & la diversité des rapports publics des grands personnages rendent leurs mesures & leurs procédés problématiques. Il est difficile de réunir dans un seul point les diverses relations du Cardinal Martinuzzy, premier ministre de Jean de Zapolia, Roi de la basse Hongrie, & tuteur du Prince Jean Sigismond. Contrarié par la Reine mere, & les Grands, il avoit également à craindre le Sultan Soliman II & la maison d’Autriche, les Hongrois & les Transylvains. Il fut donc obligé de ménager tout le monde & de chercher à gagner du temps. Cette conduite lui donna un air de duplicité qui le rendit suspect aux uns & aux autres. Après avoir fait obtenir à son pupille la principauté de Transylvanie, ce grand Ministre devint la victime de l’avidité & des ombrages des Impériaux qui vouloient faire valoir leur zele par le meurtre du Cardinal, dont la pleine justification ou l’entiere condamnation ne fut jamais suffisamment éclaircie. Combien de ténebres couvrent encore la conjuration d’Amboise? La Renaudie & ses complices ayant été massacrés sans aucune forme de procés, on n’a jamais su jusqu’où devoit s’étendre ce grand complot, & si les conjurés s’en étoient tenus au dessein de se défaire du Cardinal de Lorraine, ou si l’on vouloit s’emparer de la personne du Roi François II. On a toujours ignoré à quel point les chefs des Réformés y étoient impliqués. Dans la minute du plan de la St Barthélemi il y a la même obscurité & contradiction que l’on trouve dans tous les desseins dictés par un esprit fougueux. Le Roi Henri III n’évalua pas lui-même les avantages & les désavantages qui devoient résulter du meurtre des Guises. Ainsi l’histoire ne peut pas répandre des lumieres sur des faits dont les circonstances & les divers ressorts ne nous sont pas connus. Quelles lacunes ne trouve-t-on pas dans l’administration du Comte de Strafford, premier ministre de Charles I, qui malgré sa prudence, son intégrité, & son zele pour les intérêts de son maître, ne put pas prévenir les mauvais effets qui devoient résulter de la convocation du long Parlement. Tout ce que l’on raconte de la conjuration de Venise tramée par le Duc d’Ossuna, Vice-Roi de Naples, Tolede, Gouverneur de Milan, & Bedmar, Ambassadeur de l’Espagne auprès de la République, ne prouve pas sa conformité avec le complot de Catilina & les Vêpres Siciliennes. Il n’y a pas moins d’incertitude sur le premier germe & l’origine de la Ligue, les dépositions de Salsede & le procédé qu’on tinty avec le dénonciateur d’une faction très dangereuse. Ce qu’il y a d’équivoque dans l’emprisonnement du Roi Chrétien II & le genre de mort d’Éric XIV, Roi de Suede, demande des éclaircissemens qu’on n’a pas lieu d’attendre. Le Ministere espagnol n’a [403] jamais fourni les pieces du procès criminal que le Roi Philippe II intenta au malheureux D.Carlos son fils. On méconnoît la vraie raison de la séparation de la flotte Espagnole, Vénitienne & Pontificale après la célebre victoire de Lépante, qui rendoit les chrétiens maîtres des deux mers, tout comme il faudroit avoir bien des supplémens pour la parfaite intelligence de l’entreprise sur Amsterdam formée par le Stathouder Guillaume II; & ce qui a produit l’abolition du Stathouderat, ou l’Édit perpétuel, n’a jamais été entierement mis au clair.

Souvent nous manquons de la connoissance de tous les préparatifs que présupposent l’importance & l’étendue d’un événement public. Mithridate, Roi du Pont, n’auroit pu exécuter le massacre de tous les Romains établis dans la province d’Asie, s’il n’eût su mettre les habitans dans ses intérêts par des franchises de commerce, l’entrée libre dans les villes maritimes de ses propres états, la diminution des impôts, l’augmentation de l’industrie, la discipline des troupes, & l’administration de la justice. Aucun Historiographe du royaume de Pont ne nous est resté, & ne nous a expliqué de quelles voies s’étoit servi ce grand ennemi des Romains pour gagner un si fort ascendant sur l’esprit des peuples d’Asie. Nous n’avons pas une description détaillée de tous les ressorts que Marc Antoine fit jouer dans les Gaules, pour abuser Lépidus & Plancus, chefs de cinq & de deux légions avec lesquelles il reparut en Italie, après avoir été défait près de Mutina peu de temps auparavant. Au sort des guerres civiles il arrive mille catastrophes inattendues; mais malgré la supposition du concours des causes imprévues, le cas fortuit ne produit jamais les effets qui sont dus à l’esprit de combinaison & de systeme. Ces négociations ténébreuses qui ne tendent qu’au détriment d’autrui, ne sont jamais munies de pieces justificatives, qu’on laisse dans la poussiere des archives. Le Traité de Charles VIII, Roi de France, avec Louis le More, Duc de Milan, qui s’engagea à lui ouvrir les portes d’Italie, & qui fit fondre sur sa patrie cette longue suite de malheurs dont ce beau pays est affligé encore; ce Traité fatal, dis-je, ne nous est connu que par rapport à son issue. Nous ignorons de même le manége dont dut se servir le Pape Jules II pour exciter les principales puissances européennes à faire la Ligue de Cambray contre une République restée neutre dans tous les différens qui avoient divisé l’Europe. Nous ne connoissons pas plus le tissu des artifices employés par le Pontife Clément VII pour traîner en longueur le procès de divorde sollicité par Henri VIII, Roi d’Angleterre, & dont la longueur, après avoir impatienté ce Prince tyrannique, le fit rompre avec le Pape.

C’est quelquefois une circonstance surabondante ou omise qui dénature un fait & le rend moins probable. La médisance & la calomnie [404] possedent l’art de défigurer les narrations en transposant quelques circonstances qui rendent un récit plus ou moins chargé. Toutes les passions concourent à introduire des altérations dans le texte de l’histoire. Le vif intérêt que les Grecs prenoient à ceux qui excelloient dans l’art oratoire, leur fit représenter Périclès comme un Jupiter tonnant sur la tribune aux harangues. Ce Démagogue ne fut pas cependant dans le cas de Démosthene, qui n’ambitionnant que la célébrité d’un Orateur citoyen, n’eut pas à ménager le peuple comme le premiere Magistrat d’Athenes, dont le pouvoir dépendoit de la prévention publique, & qui auroit eu trop à perdre s’il eût choqué le multitude. L’effroi des Grecs & leur amour insatiable de la gloire rendoient apparemment leurs récits exagèrés sur le cmpte des armées prodigieuses du grand Roi. Car aujourd’hui, où il y a tant de peuples étrangers établis depuis le détroit de Constantinople jusqu’aux Indes, les Turcs & les Perses ne seroient pas en état de mettre sur pied des armées semblables à celles de Xerxès. Tout ce que l’on dit des trésors immenses trouvés à Babylone, Suse, Ecbatane & Persépolis, paroît ampoulé. Car les anciens Perses, tout comme les Guebres aujourd’hui, étoient agriculteurs & laissoient le commerce entre les mains des Phéniciens & des Égyptiens. Il n’y eut point de mines d’or & d’argent exploitées depuis l’Hellespont jusqu’à l’Indus. La Bactriane, qu’on prétend avoir contenu jusqu’à mille villes, comprend les provinces de Chorafan, de Sablestan & de Candahar, où il y a de vastes déserts, qui faute de riviere ne peuvent pas être cultivés. Ce que l’on dit de la grandeur énorme des anciennes villes de Thebes, capitale de la haute Égypte, de Ninive, de Babylone, d’Ecbatane & de Tigranocerta paroit hyperbolique & ne sauroit être expliqué que par l’affluence prodigieuse des habitans du pays, qui pour éviter la tyrannie des Satrapes, se sauvoient dans la capitale, où ils se mettoient à l’abri de toutes les avanies. Ce motif servit dans la suite à l’agrandissement de Moscow, de Constantinople, d’Ispahan, de Delhy & de Pecking. Si Alexandre le grand eût obtenu en Asie les trésors mentionnés par quelques Historiens, que seroit devenu cet argent monnoyé & en barres? Car la Grece n’en devint pas plus riche; quelques-uns des successeurs d’Alexandre & Souverains des ses états, comme Perdiccas, Polysperchon, Lysimaque, Antigone & Démétrius, furent renversés en peu de temps; ce qui n’auroit jamais pu arriver, s’ils eussent possédé de grands trésors. Les ressources des Séleucides furent bientôt épuisées & les Ptolomées mêmes tomberent dans la disette. Trajan & Sévere, qui pénétrerent dans l’intérieur du royaume des Parthes ou de l’ancienne Perse, n’en retirerent pas un butin qu’on dit avoir été fait par Alexandre le grand. Il semble que l’obstentation tienne au génie oriental, puisque les traditionnaires Hébreux parlent en termes si pompeux des richesses & des armées juives [405] sous les Rois de Jérusalem. Vu l’étendue du pays de Canaan, le peu d’industrie des habitans, le défaut de débouchés & la pauvreté des pays voisins, qui étoient l’Arabie déserte & pétrée, l’opulence de ces Rois paroît inconcevable. Salomon & Josaphat voulurent s’enrichir par l’établissement du commerce sur la mer rouge. Ces tentatives, qui n’avoient qu’un succès momentané, firent voir que l’industrie phénicienne donnoit l’exclusion à tout projet commerçant sur la Méditerranée & la mer d’Arabie, où les principaux ports étoient entre les mains des Philistins, des Tyriens & des Égyptiens.

Il est encore à observer que les opinion les plus singulieres des peuples éloignes, comme celles de l’immortalité du Grand Lama ou Pontife des Tartares & de la vache sacrée parmi les Indiens, ne sont des articles de créance que pour le bas peuple & n’ont été introduits qu’à la faveur d’une combinaison de circonstances & d’une suite d’événemens dont le vrai fil n’est pas venu jusqu’à nous. Les voyageurs ne cherchent pas à simplifier les faits, pour les réduire à leur vraie valeur, mais ils s’attachent plutôt à frapper l’imagination par le tour singulier qu’ils prêtent au rituel & à l’étiquette des nations inconnues.

Il y a enfin de certains événemens où la concomitance des faits particuliers, & nécessaires pour l’éclaircissement principal, est si variée & comprend un si grand nombre de cas individuels, qu’il est fort difficile d’en faire l’énoncé. La suppression de grandes confrairies, comme furent celles des Templiers & des Jésuites, est un événement de cet ordre, où il faudroit connoître tout ce qui dans les divers pays européens a contribué à l’abolition de ces ordres autrefois si révérés. Tout ce qui se fait en commun & par des compagnies nombreuses, qui sont liées par de certains vœux ou des regles uniformes, & qui devroient être invariables, est sujet à de grandes vicissitudes, & il ne suffit pas pour cet effet de considérer leurs premiers instituts & l’esprit de corps qui en a résulté. Les Chevaliers Teutoniques, qui allerent conquérir la Prusse pour y exercer un despotisme militaire sur les natifs, ne ressembloient plus à ces généreux Chevaliers qui se dévouerent au service des officiers, malades & blessés au siége d’Acre; tout comme les Jésuites du Paraguay & ceux qui vouloient s’approprier le commerce des deux Indes, avoient contracté des sentimens très différens de ceux des premiers disciples d’Ignace de Loyola.

Notes

(*) Questa edizione riproduce senza alcuna variazione di ortografia e di accentazione il testo contenuto in Nouveaux Mémoires de l’Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres. Année MDCCLXXXVI. Avec l’Histoire pour la même année, à Berlin, Imprimé chez George Jacques Decker, Imprimeur du Roi, MDCCLXXXVIII, pp. 377-406; esemplare utilizzato: Biblioteca dell’Accademia delle Scienze di Torino. [B]

(**) Jacob Daniel Weguelin (1721-1791), nativo di San Gallo, fu chiamato nel 1765 ad insegnare alla Rittersakademie di Berlino dove divenne nel 1766 membro e archivista dell’Accademia delle Scienze di Berlino. Fu autore di numerosi e importanti dissertazioni di agomento filosofico-storico, tra cui la serie dei cinque mémoires Sur la philosophie de l’histoire, scritti tra il 1770 e il 1776 e pubblicati nei Nouveaux Mémoires de l’Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres tra il 1774 e il 1778. Sulla filosofia della storia di Weguelin cfr. G. Gusdorf, L’avènement des sciences humaines au siècle des Lumières (Les sciences humaines et la pensée pccidentale, vol. VI), Paris, 1973, pp. 395-98; E. Tortarolo, La ragione sulla Sprea. Coscienza storica e cultura politica nell’Illuminismo berlinese, Bologna, 1990, pp. 59-84. [B]