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Jacob Daniel Weguelin (**) Sur la probabilité historique
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[376] Ce que nous entendons communément par le terme de logique, comprend lart de raisonner, ou la théorie du syllogisme. La marche ordinaire de lesprit humain est daller de ce qui nous est bien connu aux objets que nous connoissons moins, ou que dans cet instant on ne se représente pas avec assez de clarté. Pour peu que lhomme se mette à exercer sa faculté de penser, lobservation, lexpérience & la réflexion lui font connoître les notions communes ou les vérités identiques. Nous ne pouvons former aucun jugement pour lusage de la vie sans avoir recours aux genres & aux especes. La logique artificielle ne fait que nous en donner des énoncés exacts & universels. En suivant la route qui nous est tracée par les préceptes du raisonnement, nous ne faisons pas de nouvelles découvertes, mais nous expliquons & développons seulement le rapport qui se trouve entre telles ou telles especes subordonnées aux genres, tels ou tels individus relatifs à leurs especes. Ces sortes dopérations ressemblent à celles de larithmétique dont les principales regles concernent les résultats qui peuvent être dérivés de la jonction ou de la séparation de tels nombres. Ces résultats étant fondés sur les rapports les plus universels des nombres simples & composés, en calculant nous trouvons lénoncé distinct dun certain rapport numérique, par lapplication que nous en faisons à un cas donné. Le calcul ne differe donc du raisonnement que par la diversité du sujet. Les nombres nétant que les signes de lagrégation des unités, les notions universelles ne contiennent pas moins un très grand nombre de cas individuels. Le cours dun raisonnement exact nous doit conduire aux idées les plus simples ou qui ont des rapports identiques. Les exposés clairs & méthodiques des combinaisons intellectuelles ne servent donc quà nous préserver de lerreur, tout comme les calculs les mieux faits nous prouvent quon ne sy est pas trompé. [377] Ainsi les préceptes de la logique ne tendent pas à faire naître de nouvelles inventions, mais seulement à bien constater tel ou tel usage quon a fait des notions communes. Il en est dun cours de logique comme dun cours de morale, qui ne nous donne pas les forces & les ressorts qui sont nécessaires pour lexercice de nouvelles vertus. On est dans le cas dun habile calculateur, qui, pour ne pas faire des calculs chimériques, est obligé de les rapporter à des objets existans. La théorie de linvention ou celle du génie présuppose des secours que la logique ne peut pas fournir, & qui cependant devroient faire partie de lorganon universel. La perspective intellectuelle nest pas à beaucoup près aussi avancée que la doctrine qui se rapporte à la distance symétrique des corps. Un peintre paysagiste qui a déjà observé un grand nombre de vues pittoresques, en peut créer dautres, & composeer des coups dil ravissans. Mais il nen est pas de même du théoricien, qui, pour enfanter de nouvelles idées, ne doit pas sen tenir à faire des ouvrages de pièces rapportées. Pour dire quelque chose de neuf, il faut quil leve le voile à travers lequel on ne peut pas découvrir la possibilité de tel ou tel avancement de nos connoissances. Les découvertes les plus lumineuses nont dabord paru que comme de simples lueurs & sous la forme détoiles nébuleuses. Ce nest pas seulement un heureux hasard, mais la multiplicité, la clarté & la vivacité des connoissances dun inventeur, qui lui font entrevoir lapperçu dun rapport presque imperceptible. A mesure que son esprit est mieux exercé, il fait deviner plus juste, & suppléer par des idées intermédiaires à ce qui manque à la nouvelle analogie, dont les parties intégrantes ne sont dabord que conditionnelles & très hypothétiques. Ces opérations se passent dans lintérieur de lame & sont trop fines, trop rapides & trop variées pour quon les pût soumettre à lexactitude des regles. Qui pourra déterminer laquelle de toutes les amalgations différentes de nos perceptions sera justement la plus propre à faire naître de nouvelles vues? Lactivité nécessaire à la suggestion des notions auxiliaires & complétrices est incommensurable. Ce que nous savons de bien certain est, que la finesse & la subtilité de lesprit qui ne soccupe quà subdiviser, ne suffit pas pour la production dune idée lumineuse & féconde. Sil sagit de notions déterminées & relatives à une infinité de divers cas, lanalyse géométrique sert à résoudre les problemes les plus compliqués. On peut compléter une théorie en donnant une résolution de chaque difficulté particuliere: en faisant évanouir successivement & peu à peu ces difficultés, on assimile les énoncés, & lon parvient à un principe universel. Cet esprit danalyse est excellent pour fixer les idées exactes & leur donner la plus grande étendue, sans quaucune perde rien de sa clarté spécifique. [378] Si le physicien jette une vue générale sur le systeme des corps, les notions abstraites quil tire de lassemblage des êtres physiques, ne sont pas à beaucoup près aussi completes ni aussi exactement déterminables que les diverses modifications des lois motrices de lunivers. Comme dune part aussi bien que de lautre lesprit peut obtenir la plus grande extension en fait didées simples & complexes, ces deux sortes de latitude données à lusage de nos facultés intellectuelles, si elles étoient unies dans le même sujet, ouvriroient le plus vaste champ à lesprit dinvention & de découverte. Les talens du géometre & du contemplateur de lunivers ne laissent pas dêtre utiles à ceux qui soccupent dhistopire, de politique & de morale, où lon est obligé de jeter ses regards sur une infinité dobjets à la fois. Comme le nombre des donnèes y est indéfini, & tel, quavec les plus grands efforts on ne peut faire que des approximations, cest sur cette longue échelle, graduée selon les divers degrés de lévidence, quon apperçoit toutes les tendances au but désiré. Les preuves histori ques & morales sont de nature à ne pas admettre lénumération complete. Pour avoir toutes les notions subsidiaires de lhistoire, il faudroit posséder les connoissances des grammairiens, des critiques, dea antiquaires, des politiques, des chronologues & des géographes les plus célebres, & concentrer en soi le mérite des Scaliger & Saumaise, des Strabon & dAnville, des Ducange & Muratoir, des Ussérius & Pétavius, des Montesquieu & Gravina, des Étienne & Faber, des Lipsius & Méursius, des Selden & Bochart, des Gronovius & Grævius, des Leibnitz & Mabillon, des Fabricius & Magliabechi, des Maffei & du Bos, des Palladio & Perrault, des Winckelmann & Bayle, des Caylus & des Lessing. Personne ne peut prétendre à des connoiussances aussi étendues que variées. Ainsi il y a toujours du plus ou du moins, & la somme des notions historiques nest jamais telle, quon ne puisse laugmenter. La littérature & le génie vont rarement à pas égaux, & tantôt cest la nature qui prédomine sur lart, ou lacquis empiete sur le talent. Entre ces deux termes se trouvent toutes les gradations & les nuances du mérite historique & moral. Comme la compétance de chacun, ou le degré de justesse & de force quil sait donner à ses preuves, varie indéfiniment, on en voit naître autant de diverses approximations, qui sont au vrai considéré dans ses rapports les plus uniformes ce que les théories & les explications des principaux phénomenes du monde matériel font à sa vraie forme. Chacune de ces diverses combinaisons a un rapport déterminé à la notion complete, ou à celle qui ne laisse plus rien à désirer. De quelle utilité ne seroit-il pas que lon pût classer tous les travaux de lesprit & apprécier des notions qui de leur nature paroissent être indéterminables? Pour ne pas donner dans les conjectures hasardées, les explications forcées, les paradoxes & les chimeres [379] de toute espece, il faudroit être imbu de c ertains préceptes, qui, sans mettre limagination trop à la gêne, pourroient servir à diriger le v ol de notre esprit. Un recueil de ces regles seroit le vrai supplément de la logique. Car il nous manque encore une doctrine des probabilités, qui nous doit apprendre à déterminer, dans tous les cas donnés, les divers degrés de la vraisemblance historique & morale, fondée sur lassemblage des raisons plus ou moins convainquantes. Par rapport à ces objets il y a une probabilité subjective & objective, dont la premiere est relative aux divers degrés de la compétance des forces, & la seconde concerne la matiere éclaircie, ou ce quon y a observé de trop ou de trop peu. Le plus haut degré de la probabilité se réduit à la parfaite analogie qui doit se trouver entre létendue du talent & celle de lobjet. Il ne suffit pas, par exemple, quon ait saisi lidéal de la perfection dun certain genre; mais il faut encore que ce beau idéal soit personnifié & quil retrace lattitude & les grâces reconnues en effet pour telles. Quand on parle de caracteres publics & particuliers, il faut que lon puisse ramener ceux-ci à leurs principes nationaux & quils soient à considérer comme les divers dialectes de lidiome national. En expliquant les idées & les actions des autres, nest-ce pas souvent comme si lon avoit à commenter un texte qui manque daccens, de points & de voyelles? Faute de connoissances habituelles & locales, on ne peut pas bien sorienter & grouper tant de divers objets. Souvent lhistoriographe voit les choses de trop loin, & la confusion mise parmi les objets intermédiaires lui offusque la vue. Sil les rend trop rapprochés, il leur fait perdre limpression qui doit venir du vrai emplacement. Ces sortes de difficultés, à mesure quon parvient à les vaincre, rendent les exposés plus véridiques & relevent leur probabilité. La certitude morale est très inférieure à celle qui résulte des démonstrations géométriques. La derniere se rapporte à des objets simples & dont la signification est fixe & invariable. Lidée de la quantité est en général beaucoup plus déterminée que la notion attachée aux qualités. Les nombres, les points & les lignes noffrent pas à lesprit des idées completes comme sont celles des qualités intellectuelles & morales de lhomme, dont chacun a une représentation différente. Tous les auteurs du droit de la nature se sont représenté lhomme différemment, en mettant au centre de nos dispositions naturelles telles ou telles qualité prédominante. Les uns ont donné du relief à létat libre ou de nature, tandis que les autres lont dégradé. Si ces théories excluoient larbitraire & le vacillant, on ne différeroit pas si fort. Il y a encore plus de parties variables dans les considérations que lon doit faire sur les divers emplois de nos dispositions, qui nont pas ni la même intensité dans chacun & dont les effets varient à chaque instant. Si lon a eu raison de dire que notre esprit est le miroir du monde visible, [380] il faut ajouter encore que les rayons de lumiere qui tombent sur la surface de notre ame sont réfléchis dans une infinité de divers sens. Tantôt trop actif & plusieurs fois entierement passif, lhomme prévient ou natteint pas le but quil est proposé. Il seroit plus facile de faire le dénombrement de tous les corpuscules qui nagent dans lair, que dénoncer tant didées à peine ébauchées qui paroissent & seffacent presque en même temps. La plupart de ces embryons du monde intellectuel vont avorter. De mille représentations quon ne peut pas fixer à cause de leur volatilité, le plus petit nombre seulement, à laide de quelques secours instantanés & accidentels, devient le germe de la réflexion. Ce qui rend la connoissance de lhomme encore plus épineuse est que ses dispositions naturelles & les intérêts socials lui font prendre deux diverses faces. Continuellement occupé à faire accorder ces deux aspects très discordans par eux-mêmes, il se transforme toutes les fois quil est forcé dêtre dissimulé. Lhabitude de changer de sentimens & de faire prendre le change aux autres devient à la fin telle, quon seroit dabord désorienté si linexpérience nous mettoit hors détat de distinguer lapparent du vrai. A force de se composer & dêtre trop fardé, il ne reste à lhomme faux que le malheureux art de choisir entre mille impostures qui lui est la moins nuisible. Le costume y joint de nouvelles difficultés. Chacun retrace dans sa façon de penser & dagir les murs & les usages de sa nation. Lhomme social subit toutes les modifications que comporte le caractere national. Ce ne sont que les membres les plus nobles ou les plus vils du corps social qui sortent de la sphere des dispositions & des habitudes publiques. Tandis que ceux-là sélevent au dessus des princioes nationaux à laide de leurs qualités transcendantes, ceux-ci déshonorent la nature humaine, & se mettent au niveau des brutes. Entre ces deux extrêmes il y a des classes moyennes composées de personnes qui se sont plus ou moins approprié le costume national. Les sentimens publics sont-uils élevés & fermes comme furent ceux des Romains & des Grecs, on y voit régner une plus grande uniformité que parmi les nations où lamour propre nest jamais plus flatté que lorsquil incite chacun à ne pas se conformer à lexemple public. Quelles difficultés ne doit-on pas trouver à tracer les caracteres daprès les impressions des faits & à ne leur attribuer ni trop ni trop peu? Un peintre ne doit saisir que les parties extérieures du costume national, au lieu que lhistorien moralite est obligé de saisir, de retracer leffet produit par le coutumier des anciens siecles. Cest lame dun Grec, dun Romain & dun Perse, quil lui faut étudier. Les mêmes dispositions nationales varient dans les diverses époques de lexistence politique dun peuple. Elles vont dabord en augmentant & ensuite en diminuant. Le fil des événemens publics de chaque nation [381] décrit des lignes qui se courbent en se concentrant, ou qui vont se perdre dans les espaces imaginaires. En traitant ces sortes de matieres on ne peut faire que des essais & lon natteint que lévidence morale. On na pas encore rassemblé tout ce qui est nécessaire pour constater quune personne est vraie et digne de foi. Comme les erreurs habituelles de lesprit & les affections tumultueuses de lame nous font dévier en mille occasions, on exige dun homme véridique quil soit exempt de vices, & on est allé jusquà supposer un être parfait. Chacun tire ses notions morales du fond de la nature humaine, de lexpérience, & de lusage de la vie. Ces sources de la moralité de nos actions ne sont rien moins que pures & contiennent mille divers mélanges. Un homme qui aime le vrai se prête plus dune fois à ce qui est faux. Ceux qui conçoivent la véracité comme le sceau de la perfection, ne prennent pas garde aux enchantemens de limagination & à la variabilité de nos penchans. Un homme qui dans un enchaînement de circonstances a fait une bonne action, ne la feroit pas dans une autre combinaison dévénemens. Cet acte ne laisse pas dêtre honnête, quand même ce qui la précédé & ce qui la suivi ny auroit aucun rapport. Lassiette de notre ame ou la somme de nos penchans actuels passe par mille gradations, & il ny a pas deux instans où nous soyons exactement les mêmes. Il y a seulement cette différence entre les hommes sensés & les gens frivoles, que la sphere de lactivité morale des premiers est beaucoup plus restrainte que celle des seconds. Tandis que le sage a un goût, un tact ou un sens moral qui lui sert de mesure & de regle, le fou nen a point. Cest à la faveur de ce bon esprit, connu sous le nom de Démon de Socrate, que nous sommes integres dans toutes les positions où les motifs extérieurs saccordent avec nos représentations. Ce sentiment intérieur, qui nest que leffet de la raison morale, & des réflexions que nous avons faites sur nous-mêmes, na pas cependant la même efficacité en tout temps. Comme il y a des instans lucides où lesprit peut sélever au dessus de ses conceptions ordinaires, il y a des époques où lame, dégagée de tout désir inquiétant, jouit de la sérénité & du calme. Cest alors que lhomme peut faire valoir ses propres forces & agir avec une entiere liberté. Ce que nous appelons générosité & grandeur dame & qui nous met en état de nous sacrifier pour les autres, ne nous ravit tant que parce que lhomme se trouve rarement dans le cas de jouir de soi-même. Les grands hommes de tous les siecles ont eu quelquefois de ces sortes de jouissances intérieures; & ayant eu lieu dêtre contens deux-mêmes, rien ne les a empêcgés de faire les plus grands efforts pour avancer le bien dautrui. Tous les philosophes de lantiquité se sont efforcés de rendre permanent cet état de vraie félicité. Ils employoient pour cet effet la réflexion & le doute, la fermeté, labstinence, la modération, & le goût du vrai plaisir. [382] Mais on ne peut pas rendre stable & habituel ce qui de sa nature est sujet à mille vicissitudes. Ce nest que dans les fictions où lon respire un air embaumé par le souffle odorisérant des Zéphirs, & où sous un ciel sans nuage on sent les douces influences de la nature vivifiée. Si lhomme accoutumé à un air imprégné de mille particules étrangeres ne peut pas respirer dans les régions de léther, il nen est pas autrtement des facultés les plus exaltèes de lame, qui, soumises aux destinées des foibles mortels, doivent se relâcher; & lesprit le plus fortement tendu est obligé de plieer sous le fardeau des embarras, des peines & des anxiétés de la vie. Lhomme nest ni parfaitement bon ni tout-à-fait méchant. Entre ces deux extrêmes le medium dans lequel il se meut, nest pas plus discernable que la matiere subtile de Descartes. Ne tenant aucune route bien réglée, il avance & recule, approche & séloigne, accélere e retarde sa marche. On a beau réduire le ressorts du monde moral aux principes les plus simples, qui sont ceux de lintérêt particulier & de lamour propre, on nen est pas plus avancé, puisquun homme qui ne se paye pas de vains sons, ne peut nullement employer ces termes pour se rendre raison de la variété indéfinie qui se trouve dans la vie extrêmement agitée de tant dindividus, dont chacun a un caractere différemment nuancé & une modification de désirs qui lui est spécifiquement propre. Léducation & le talent, lhumeur & loffice, lhabitude & le caprice y mettent une diversité indéchiffrable. Si la connoissance de soi-même est louvrage le plus difficile que lon puisse entreprendre; à quel point doit donc être pénible la tâche de ceux qui sont appelés à sonder le cur dautrui? Pour constater la foi historique, il faut avoir des données sur le caractere moral dun historiographe. On nexige pas de lui quil ait une vertu accomplie. Il suffit que son honnêteté soit à lépreuve du mensonge, de la corruption & de lesprit de parti. Quand toute la vie dun historien sest passèe à faire des actes dintégrité publique & particuliere, on présume quil naura pas entrepris décrire de certains faits dans le dessein de trahir ses sentimens habituels. Dans le cours dun long ouvrage il est impossible de faire en sorte que le lecteur ne sapperçoive du ton que suit uniformément une ame honnête. Si le patriotisme & la vertu avoient tenu la plume, ils se seroient énoncés comme le Président de Thou. Quant au talent, la vraie probité, ou celle qui est dérivée de bons principes, présuppose lesprit de réflexion. Mais lesprit éclairé du plus honnête homme ne le met pas à labri de la prévention. Plus le parti qui soutient une personne bien intentionnée est bon, & plus elle est portée à justifier toutes les mesures & toutes les démarches quon a suivies. Dans le plaidoyer historique dun cause nationale il y a toujours des incidens dont il faut pallier le côté foible, quand ce ne seroit que pour ne pas donner prise [383] au parti opposé. Car la chaleur des fermentations publiques se communique naturellement à celui qui dans ces temps orageux se met à les décrire. La guerre du Péloponnese, celle de la Ligue & du long Parlement sous le regne de Charles I, pouvoient être considérées sous des faces très différentes. Il ne suffit pas davoir lu Thucydide, de Thou & Rapin Thoiras; mais il faudroit confronter ces histoires avec celles dun Spartiate, dun honnête ligueur, & dun zélé républicain; car il en est des troubles civils comme des divisions ecclésiastique, où il faut écouter les deux partis. Le plus grand mal est lorsque lhistorien livré à la partialité, adhere à certaines opinions. Si les historiens de léglise sont quelquefois trop partiaux en faveur de la doctrine chrétienne, les auteurs qui combattent le christianisme ne sont pas moins blâmables. Hume, Voltaire & Gibbon nont pas tenu le milieu entre le scepticisme & la foi, la dévotion & lincrédulité, lÉvangile & la Philosophie. Lesprit hypothétique, en tant quil se rapporte à lhistoire, donne aux faits une déclinaison semblable à celle quÉpicure attribue aux atomes. Larbitraire introduit dans les théories philosophiques nest pas plusd nuisible au progrès des connoissances que lesprit de parti soutenu & adopté par lhistoire. Car il en est de la maniere dun historien comme de celle dun peintre, qui sidentifie avec ses tableaux. Lhonnêteté, à moins dêtre guidée par le talent, ségare plus dune fois. De toutes les especes de qualités intellectuelles létendue de lesprit semble être la plus propre à embrasser le vaste champ de lhistoire. Xénophon, qui étoit léleve de la vérité enseignée par Socrate, retraça son image dans la noble simplicité & le tour élegant de ses exposés historiques. Un sectateur du Portique ny auroit pas aussi bien réussi, puisquau lieu de consulter la nature il se seroit le plus attaché à mouler ses héros sur le modele de lécole de Zénon. La causticité dun esprit fin & satirique le rend sujet à plusieurs inconvéniens historiques. Voulant faire prévaloir ses propres idées, il les revêt des ornemens les plus spécieux, & nayant dautre but que dégayer le lecteur aux dépens de sa matiere, il dégrade ses héros pour les rendre dautant plus plaisans. Tel fut lEmpereur Julien, qui, dans ses Césars, turlupina leurs ombres, & fit loffice de Momus. Si Tacite, au lieu davoir été un des citoyens les plus integres & les plus éclairés, se fût proposé demployer la profondeur de son esprit à justifier le gouvernement impérial, il seroit devenu le précepteur de Machiavel, & nous auroit donné un code du despotisme qui eût effacé le Léviathan de Hobbès. Mais la partie louche de ce dessein auroit défiguré la vérité historique, & la probabilité de ses récits eût été en raison inverse de ses sentimens. Les réflexions exactes de cet excellent historiographe tendent encore plus à nous faire connoître les contradictions & les replis du cur humain, quà décrire ce qui sest passé dans [384] lame de Tibere & de Séjan. Car Tacite a surement plus réfléchi que les scélérats quil fait monter sur la scene; & son aptitude à dénouer les intrigues & à exciter la terreur auroit égalé les talens des Euripide & des Sophocles. Le goût pour lharmonie & la beauté du style a rendu Hérodote les délices de lancienne Grece.. Mais ces agrémens ne sympathisent pas avec la sévérité des regles historiques, qui dédaignent les ajustemens trop recherchés, & ne veulent pas que la vérité soit trop parée. Les talens & les vertus semblent être parfaitement daccord dans les écrits de Polybe & de Tite-Live. Ces deux historiographes ont eu justement les dispositions quexige létude & la composition des faits publics. Doués dun zèle patriotique qui alloit jusquau sublime, ils mirent le sceau du génie à leurs ouvrages immortels. Les Décades de lhistorien latin forment le panégyrique le plus soutenu des lumieres & des vertus qui ont régné dans les divers âges de lancienne Rome. Un auteur qui trempe son pinceau dans la quintessence du caractère national, intéresse tous ceux qui aiment à voir laccroissement & le déclin des plus beaux sentimens publics. Léquité voudroit cependant quavec cet étalage pompeux des vertus romaines on pût confronter les écrivains Carthaginois. Le caractère dépravé de Salluste le mettoit seulement en état dexposer le récit du siecle corrompu dont il étoit le contemporain. Son exemple fait voir quil y a des occasions où le talent supplée au sentiment & où lart devenu une fois habituel remplace les qualités du cur. Lhistoire a ceci de commun avec tous les autres textes, quon en peut faire diverses déductions, & lexposé de certains faits est à ces faits mêmes, comme la traduction est au texte, le commentaire à ce quon a voulu écclaircir, & la copie à loriginal. La plus grande simplicité doit régner dans lexposé des faits religieux. Sagissant de notions adaptées à la portée du vulgaire, il faut les rendre bien frappantes. Dans les objets de la foi on nexige que le témoignage des sens. Pour attester la vérité de lExode & de lhistoire évangélique, il nous doit suffire que Moyse & les Apôtres furent oculaires des principaux événemens décrits dans ces livres sacrés. Les fautes de Moyse racontées par lui-même & les traits dincredulité, de prévention & dorgueil des principaux disciples du Messie que lon trouve dans les évangiles, retracent la simplicité franche & honnête de ces ames pures & incapables de supercherie. Les vues désintéressées dun auteur religieux, qui en soutenant la vérité dun fait remarquable sexpose à mille outrages, appuient sa véridicité. A juger des hommes par leurs procédés uniformes, il nest gueres probable que de gaieté de cur on allât sattirer un démenti sur des faits dont lassertion peut coûter lhonneur, la liberté & la vie. A moins davoir entierement perdu le sens, il est mal-aisé de supposer quau péril de tout ce quon a de plus cher [385] on voulût appuyer les fourberies dun imposteur reconnu intérieurement pour tel. Un faussaire ira-t-il choquer le monde par une doctrine qui lui peut causer les plus grands maux? Les scélérats sintéressent-ils pour la pureté & linnocence des murs? Des gens factieux, intrigans & passionnés, au lieu de déclarer la guerre aux passions, cherchent à les exciter, pour en tirer les plus grands avantages. Le courtisan ne trouve rien de plus fade que le principe de charité & de bonté universelle, parce que ce sentiment, sil étoit généralement répandu, donneroit6 lexclusion à tout esprit de manége qui flatte tant lamour propre. Il faut dire cependant que ces sortes de preuves ne sont pas valables devant les tribunaux civils. Dans les affaires de justice il ne suffit pas que le plus honnête homme proteste de son innocence, & quil en appelle à ses sentimens & à sa conduite irréprochable. Il faut de plus quil sangage par la foi du serment, & quil se dévoue aux punitions du très haut, au cas où il auroit eu le front de dire faux. La justice, obligée de ne pas laisser pencher la balance, doit mettre dans la même catégorie laccusateur & laccusé, parce quil ne sagit pas tant du caractere moral des parties que des circonstances capables davérer un fait. Le tribunal de la vérité nétant pas extérieur & visible, on ny peut pas faire usage de toutes les formalités du barreau. La véridicité dun fait consiste dans le résumé de tout ce qui sert à le mettre hors de doute. Cette conclusion intérieure se rapporte à lesprit plus ou moins logique, & comme chacun ne raisonne pas également juste, la persuasion na point de regles proprement dites. Pour produire laquiescement, il suffit dêtre prévenu en faveur dun objet quon a su rendre recommandable. On nignore pas les effets étonnas que produisit léloquence politique & civile de lancien temps. La prévention religieuse est telle, quun mot, une phrase, une image, un rit sacré attendrit lame du dévot & lui cause la plus vive émotion. Lenthousiaste y joint lidée la plus exaltée du mérite quil attache à sa créance & à son culte. Enchanté de son état de félicité, les couleurs les plus variées & les plus riches de limagination nexpriment pas tout ce quil espere & ce quil craint. Le fanatique va beaucoup plus loin; lénergie de son ame arme la force de ses passions pour la défense dune doctrine dont il est infiniment jaloux. Quels maux le triomphe de la persuasion na-t-il pas fait au genre humain! Lorsquune certaine créance a subjugué lame & sen est emparée, on a lesprit aussi troublé que si lon avoit avalé une potion enivrante. Lhomme le plus passionné est en même temps le plus crédule, & ne differe pas moins du vrai sage quil y a de diversité entre la raison & la foi implicite. Pour éviter labus quon fait de la persuasion, il faut établir quelques regles également simples & praticables. [386] Quand les lumieres & les sentimens sont proportionnés à la nature du sujet & au plus grand effet quil doit produire, il en faut conclure que le dessein dun auteur a été parfaitement bien rempli, & que louvrage nest pas supposé. LÉnéide & les harangues de Démosthene portent tellement lempreinte du plus grand Orateur & Poëte, que tout autre qui neût pas été dans les mêmes circonstances locales ny auroit jamais pu mettre le même intérêt & la même chaleur. Lorsquun morceau dhistoire sert à combiner les faits publics & à les lier intimement avec ce qui les précede & qui en a été la suite, il ny a rien de plus analogue au cours & à la disposition des événemns publics que dy supposer une suite de cause & deffets. Plutôt donc que lenvisager une histoire nationale sous la forme de fragmens & de morceaux détachés, il faut accepter les récits historiques qui remplissent exactement le vuide qui auroit été laissé entre les faits antérieurs & les faits postérieurs. La premiere & la troisieme guerre punique doivent nous persuader de la vérité de tout ce que lhistoire romaine nous raconte de la seconde guerre de ce nom. La domination des Grecs établie en Asie atteste de la même maniere les conquêtes dAlexandre le Grand. Toutes les fois que les événemens correspondent avec le caractere national, on agiroit contre lévidence, lorsquon voudroit nier un fait en alléguant & faisant valoir les contradictions de lesprit humain. Car il est beaucoup plus probable quun peuple ait suivi ses ancienns maximes que des sentimens opposés. Ainsi lhistoire de la derniere guerre des Juifs avec les Romains décrite par Josephe est très digne de foi. Pour nier les croisades il faudroit supposer les chrétiens occidentaux beaucoup plus éclairés & plus modérés quils nétoient alors. Dans le cas où un tissu dévénemns sert à faire disparoître tout ce qui tient du prodige, on doit plutôt agréer ce récit que de sengager dans des difficultés que lon ne sauroit vaincre quen recourant au hasard. Le Prorectorat de Cromwel & la révolution de Portugal en 1641, dépourvus de lumieres historiques, ne seroient que des logogryphes. Le caractere dun homme étant supposé, on ne peut pas lui attribuer des actions qui ne lui conviennent en aucune maniere. Il est impossible de confondre Louis XI avec Henri IV, César & Tibere, vu que lhomme ne déroge jamais à ses qualités habituelles. Les exposés historiques enfin, qui regardent le métier de lhistorien, sont dautant plus dignes de foi quon y possede des connoissances plus étendues. Les commentaires de César & lhistoire des beaux arts par Rubens & Raphaël Mengs ont la plus garnde véridicité relative en fait de Tactique & de Peinture. [387] De ces regles générales on peuty faire mille applications modifièes différemment, dans le détail desquelles nous ne pouvons pas entrer. Les témoignage porté sur la foi dautrui a la moindre probabikité lorsque le témoin sest trouvé dans laccès de la passion. Ce nest pas alors le vrai ou le faux considéré en lui-même, mais la prévention & lapparence qui nous affecte le plus. Lesprit fasciné par des images trompeuses grossit le mérite & le démérite. Provoquez lamour propre & vous verrez quil a une sorte de nimbus, quon ne dèrange pas impunément. Le présomptueux forme des prétentions indéfinies. Comme les réclasmations de la vanité trouvent mille obstacles & sont croisées par les interprétations sinistres, ces collisions produisent des tracasseries & des disputes. Chacun prend parti, & défend le parti quil a une fois embrassé. Rien négale le ressentiment dune ame ulcérée. Cest pourquoi les tribunaux doivent être extrêmement en garde contre lexposé des faits allégués par des parties qui sont entrées en contestation. Lerreur est encore plus inévitable, lorsque toutes une nation se divise & va sintenter un procès qui doit être décidé dans le champ de Mars. Cest alors que deux opinions, soutenues violemment, vont se heurter comme des nuages imprégnés de matieres inflammables. Les passions, après être devenues publiques & nationales, ont la force de ces larges courans de mer qui vont dune plage à lautre, & à la direction desquels rien ne peut résister. Semblables aux ouragans, qui bouleversent & emportent latmosphere, les troubles excités au milieu dune nation acharnée contre elle-même ne laissent à aucun citoyen la liberté de garder la neutralité. Comme tous les sentimens sont mêlés & confondus ensemble, le cri de la passion renforcé de tout ce que la haine a de plus outré, nadmet aucun tempérament. Les erreurs, lorsquelles sont universelles, offusquent lhorizon intellectuel. On tronque les faits racontés de part & dautre, en rejetant les justifications & les preuves alléguées par la partie adverse. Ainsi la persuasion est alors très peu fondée, & la probabilité va devenir zéro. Ce nest quaprès qua cessé le bruit confus de lanimosité & des armesd qui étourdissoit la nation, quon est en état de se recueillir & de réfléchir sur le passé. La chaleur de lesprit de prévention qui mettoit tout en effervescence sétant refroidie, les vices méconnus par le prestige de lerreur se précipitent dans loubli: au lieu que les vertus qui ont été préservées de la contagion du mauvais exemple obtiennent un nouveau lustre. La solidité des bons principes nest pas moins reconnue que celle des édifices qui ont résisté à plusieurs secousses. Lhistoire a conservé dans ses archives les beaux actes de Sully, de Duplessis Mornay, daubigny & de Harlay, qui ont soutenu les plus fortes épreuves, & ne se sont pas laissé entraîner par la foule. Elle noublie pas Biron le pere, Monmorency, Matignon, Aumont & tous ces généreux [388] défenseurs de la cause royale, qui étoit en même temps celle de la nation. On se souvient avec attendrissement de ce grand Archevêque de Bourges qui, en dépit des foudres du Vatican, fut le pacificateur de la France. Les embarras & les difficultés sans nombre dont étoient environnés ces hommes magnanimes, servoient à rehausser le prix de leurs vertus, qui mises dans le creuset des afflictions & des traverses, en sortoient dautant plus resplendissantes. Car la certitude & lévidence morale croît avec lintensité des efforts quil faut faire pour produire le plus grand bien. Le caractere national des Anglois ne sillustre que dans les époques les plus fâcheuses. Aucun Ministre na mieux signalé sa fidelité & son dévouement pour les intérêts dun maître trahi & exposé aux plus grands malheurs que le Comte de Strafford, qui, pou sauver son Souverain de la fureur des parlementaires, conseilla à Charles I de signer la sentence de mort que linimitié, linjustice & la passion avoient dictée contre ce grand homme. Les Chevaliers Hotham pere & fils, Sir Charles Lucas, Hamilton & Montrose souffrirent le martyre dÉtat, pour sceller la pureté de leurs sentimens publics. Lorsquon entend le malheureux Archevêque Lawd adresser une exhortation pathétique au peuple innombrable qui environnoit léchaffaud, on ne peut sempêcher de maudire légarement de la haine, & dadmirer la force de la persuasion, qui triomphe de toutes les souffrances sibies innocemment On ne peut expliquer les divers ressorts de ces grands révolutions que par la considération attentive du caractere des démagogues & principaux chefs. Mais à mesure quun homme se trouve engagé dans des relations difficiles à déchiffrer, son caractere devient plus indéchiffrable. La multitude des mouvemens, soit volontaires soit involontaires, qui sélevent dans son ame, & qui se contrarient sans cesse, le rend indécis. Du grand nombre des passions qui se succedent avec la rapidité des flots de la mer, il naît une mobilité dans ses idées quil sefforce de pallier par lesprit de prétention. Dans le sein de lhomme passionné ses désirs vont se livrer mille combats, aussi difficiles à énoncer que tout ce qui sest passé dans le sort de la mêlée. On auroit souvent honte de détailler loccasionnement des mesures qui ont fait le plus de bruit. Ce ne seroit pas même aux initiés quon voudroit avouer toutes les alternetives de courage & deffroi, de hauteur & dabattement, dassurance & de crainte, par lesquelles doit passer un ambitieux du premier ordre. Il faut de toute nécessité que celui qui aspire à la qualité dhomme puissant, garde un secret inviolable. On est obligé dêtre moins communicatif selon lintérêt quon a de ne pas se laisser pénétrer. Or rien ne dérangeroit davantage le plan dun homme qui en veut imposer aux autres que si lon parvenoit à connoître le fond de ses dispositions & de ses ressources. Il faut donc quil soit isolé, & tellement concentré en lui-même, [389] que son ame soit comme un fort inaccessible. Aucun confident de César & dAlexandre ne sut parfaitement le systeme de ces hommes entreprenans. Peut-être ne le surent-ils pas eux-mêmes. On rougit de la violence quon nose pas avouer. Quelle honte eût-ce été pour lesprit refrogné de Tibere & de Louis XI, ces Machiavels du premier & du quinzieme siecle de lEre chrétienne, si à travers quelques foibles sentimens de nature, détériorés par le souffle empoisonné de lastuce, on eût démélé lhumanité agonisante,les désirs haletans & jamais assouvis, le frémissement de la rage, le délire de lamour propre, les reproches insultans du remords, & les noirceurs de toute espece! Un homme corrompu ne seroit-il pas au désespoir, sil pouvoit pressentir quon eût jeté un regard furtif dans lintétrieur de son ame? Dès que son secret lui seroit échappé, il cesseroit dêtre dangereux, & se verroit exposé à de vains regrets. Lorsque lambitieux est le plus actif & comme absorbé dans le chaos de ses idées illusoiress, il ne sait plus sapprécier. On ne connoît donc que les traits les plus marqués des caracteres fastueux & trop imposans. A laide du pouvoir magique qui tient à limagination elle sait créer des êtres foncierement méchans. Lesprit trempe son pinceau dans des couleurs moins tranchantes. Mais dans lun & dans lautre cas ce nest quun idéal, & la connoissance absolue dun mauvais caractere ne retrace pas tel ou tel. Ainsi il faut se contenter dune idée simplement probable, & qui nest que le résultat de quelques remarques & observations détachées. Dans les commentaires mêmes dun grand homme, écrits sur sa propre vie, on ne trouve que le sommaire & lextrait de ses penchans rédigé dans lordre qui convient au jour favorable dans lequel il la voulu mettre. Quand on compose les Mémoires de sa propre vie, on le fait autant pour soi que pour les autres; & personne ne se pique de se représenter tel quil a été. On passe sous silence les irrésolutions, les foibles & les travers comme autant de parties scabreuses, & qui nintéresseroient pas plus le lecteur que les récits des aberrations, des chagrins & des dégoûts dun voyageur. Ces plaisirs ineffables de lame où elle est comme inondée de mille sensations délicieuses qui loccupent à la fois, ne sont pas moins au dessus de la description que leffroi & le trouble dune ame extrêmement agitée. On nest pas alors assez de sang froid pour discerner & maîtriser tant de divers mouvemens qui sélancent à lenvi. Comme ils sont entremêlés despoir & de crainte, on nen apperçoit que leffet qui leur est commun. La joie & la sérénité intérieure se manifeste par lépanchement de la bienvieillance. Tel fut le cas de Henri IV à son entrée dans Paris. Voyant couler les larmes ameres du regret, & lépanouissement de la joie sur les joues sillonnées des bons François, il eut pitié des uns & ouvrit son cur aux autres. La vue dun grand peuple abattu à ses pieds dut le faire souvenir de ses exploits, exciter la fierté [390] du Monarque & la magnanimité du conquérant. Mais au milieu de ces ravissemens, Henri nauroit pas pu entrer dans lanalyse de tout ce qui se présentoit à son ame ébranlée par tant de divers ressorts. Dans linstant terrible & décisif où Charles I mit le pied sur léchafaud & vit le peuple sur lequel il avoit regné frappé & consterné de la catastrophe de son Roi, lorsquil le vit garder ce silence morne qui vient de la suspension de toutes les facultés actives de lame, & frémir dans lattente du dénouement dune tragédie qui na jamais été présentée, lame de ce Prince en dut être comme bouleversée. Sera-t-il possible de décrire les diverses révolutions qui devoient assaillir lesprit réfléchi dun Monarque tel que fut Charles I? Lindignation & la pitié, la résignation & le regret, le ciel & la terre, le trône & le tombeau, le glaive & le sceptre, sa famille & son peuple, la monarchie renversée & le pouvoir usurpé devoient soffrir aux regards dun Roi détrôné, dun malheureux pere qui laissoit une famille désolée, du défenseur impuissant dune cause pour laquelle le sang le plus pur & le plus noble avoit été versé à grands flots, dun chrétien conscientieux enfin qui alloit subir le jugement du Très haut. Est-ce que la simple fidélité historique suffit pour la description de tels sentimens? On nen a surement quune connoissance vraisemblable, & lon ne peut jamais épuiser ces sortes de sujets. Sil ny avoit que des hommes dont lame fût dune trempe extrêmement forte tant pour le bien que le mal, il eut été impossible de les faire plier. Les corps socials doivent donc être composés non-seulement de partiess tenaces & semblables par leur élasticité aux muscles & aux nerfs, mais de particules molles, fluides & susceptibles de tous les mouvemens qui leur sont prescrits. Comme léconomie animale doit être entretenue & dirigée par luniformité des lois physiques, qui nadmettent aucune stagnation, il en est de même des grands corps de société, où les obstacles mis à la liberté, à la circulation du produit de lindustrie, & à la réciprocité des secours, vont introduire des maux sans nombre. Malgré toutes les tendances à lintérêt particulier, légalité du climat, des besoins, du genre de vie, du bien public & de lordre du gouvernement fait naître une sorte de ressemblance qui se manifeste par le ton des représentationns & la qualité spécifique des affections. Parlant le même langage & se servant pour sénoncer de signes & de sons semblables, lidiome national est un lien universel. Chaque langue ayant son propre génie, le peuple qui la parle se regle sur son modele & a un tour desprit qui lui est analogue. Le génie national ne se forme pas en vertu dun dessein prémédité, mais par la communication mutuelle & ladhésion des idées. Nous nen connoissons que les marques purement extérieures. Les connoissances extrêmement bornées du bas peuple le préservent de tout alliage. Son caractere ne consiste que dans une certaine modification des [391] sentimens de nature. A commencer par la derniere classe de citoyens qui est dépositaire de ce que la nation a duniforme, la ressemblance devient toujours moins exacte, à mesure quon passe à la considération des rangs supérieurs, où la culture de lesprit, lextension des besoins, & le raffinement du goût produisent mille altérations. Quand on se pique délégance, on la recherche partout, & on se rapproche des nations qui figurent par la somptuosité. En fait de caracteres publics & dhabitudes nationales, on nentre jamais dans ces sortes de discussions. On nen a donc quune idée superficielle & problématique. En discourant & en agissant on nest pas déterminé par des motifs universels, mais par des considérations spécifiquement propres à chacun. On se sert machinalement de ce qui tient à léducation, en se réservant la liberté de consulter ses goûts particuliers. Ainsi toutes les impressions nationales ne sont pas mises en ligne de compte, & servent tout au plus à modifier tel ou tel penchant. Les ressemblances & les dissemblances des peuples paroissent cependant par de certains dehors, & se présentent comme ces couleurs variées & plus ou moins foncées de la peau. Depuis la blancheur éblouissante des Circassiens jusquau noir débene des Négres, il y a mille diverses nuances dans les teints nationaux. Les différentes qualités de ces peuples ne sont pas moins frappantes. Les mélange du national & du personnel, du public & du particulier est tel, quon ne les combine pas moins arbitrairement que la nature & lart. Pour être sûr que tel ou tel sentiment fût national, il faudroit être en état de faire abstraction de nos penchans & de nos goûts personnels dont nous ne pouvons jamais nous dépouiller. Tout ce que lon prétend donc avoir fait uniquement en vertu de ses dispositions publiques, est incertain & seulement probable. Tous les peuples se ressemblent par le germe des sentimens de nature. Le soin de la conservation & lamour propre, la tendance au plaisir & au bien-être composent les élémens de la vie sociale. Ces sentimens varient par leurs modifications, & le divers emploi quon en fait. Lamour de soi est tantôt borné aux vrais besoins, tantôt il va se perdre dans le pays des opinions & des chimeres, dont chacun se forge des images plus ou moins illusoires. Qui pourroit compter les gradations par lesquelles lamour de soi se nuance avec lamour propre? Il ny a pas deux hommes qui apprécient de la même maniere telle ou telle partie spécifique deux-mêmes. Ce nest pas seulement lintuition de la beauté de son esprit qui excite lestime de soi-même, mais lenvie, lambition & la vanité concourant au même dessein; lhomme se livre au prestige de toutes las passions, & nentre jamais dans lexamen de ce qui constitue la base de ses prétentions. Comme on aime à séblouir, on veut éblouir chacun. La comédie de Narcisse a été jouée [392] sur la scene du monde par les glorieux & les fats de tous les siecles: ces dénouemens, quelque fâcheux quils soient, ne détourneront jamais le monde du désir de réitérer ces sortes de représentations. A force de sabandonner aux impressions de ces modeles séduisans, lamour propre séleve & sétend de plus en plus. Appelant à son secours tout ce que lopiniona dimposant, lorgueil va prendre un front dairain. Lhomme arrogant, fastueux & qui présume trop de lui-même, forme des plans quil ne peut exécuter quà laide de violences & de ruses. Après que la fierté a une fois levé sa tête altiere, elle ne peut plus sabaisser, ni perdre sa roideur. Ces procédés de loamour propre ont une probabilité fondée sur lexemple, & le cours des affaires. Il nen est pas de même de las rectitude morale. Les raisons tirées des principes trascendans de la vertu, intriguent & embarassent trop lhomme du monde pour le disposer à en reconnoître la réalité & le vrai prix. La vente des meubles somptueux du palais des Césars ordonnée par Marc-Aurele, pour un achat de grains dans un temps de disette, est un phénomene si extraordinaire, quil fait naître mille doutes dans lesprit de tous ceux qui sont préoccupés des idées délévation & de grandeur. Comme cet acte ne quadre pas avec lamour propre, on biaise sur le compte dun fait quon est hors détat de classer. On ne comprend pas mieux le désintéressement des premiers chrétiens, parmi lesquels ceux qui avoient de largent, le mettoient aux pieds des Apôtres. Se dessaisir volontairement de son bien, & renoncer aux prétentions que les richesses nous autorisent à former, semble être un sacrifice trop coûteux. Le désir de la conservation porte chacun à se prémunir contre les revers de la fortune & le coups désastreux du sort. La multiplicité des cas hasardeux & limpossibilité de les prévoir renforcent la cupidité, & lon ne met point de bornes à lindustrie. Il suffit de considérer les collisions sociales qui naissent de linégalité des conditions & de légalité du concours, pour ne pas être surpris de la variété & la force des motifs qui déterminet chacun à ne pas sépargner. A quel point linertie des esprits contemplatifs doit-elle donc paroître insoutenable à ces hommes inquiets & rongés de mille soucis qui appréhe4ndent moins lanéantissement que létat dun repos absolu? Malgré ce penchant décidé pour la vie active, on se plaint des tracasseries, des embarras & des conflits de la vie publique, où la passion armée de dissimulation & de hardiesse est en guerre soit ouverte soit cachée avec le mérite & le démérite. Comme les hommes jugent toujours des vues dautrui par celles quils ont eux-mêmes, on ira supposer dans les actes de bienfaisance & de générosité toutes les raisons persuasives quon nauroit pas manqué dadopter si lon se fût trouvé dans la même position. On ne combat pas proprement les notions abstraites & éloignées de la sphere du vulgaire, mais la [393] force den faire usage. Comme lon ne veut pas être rendu confus & humilié par des procédés qui sont si peu communs, on met son esprit à la gêne pour former les conjectures les plus vraisemblables, & lon se met dans le cas dun homme qui pour nier la suspension des lois de la nature, donne à la combinaison des circonstances de tel ou tel miraculeux une tournure conforme à son hypothese. Lhomme se permet encore plus & agit avec moins de réserve, lorsque obsédé par des gens avides & intrigans il sefforce de fendre la presse, & de se faire jour à travers le nombre, lartifice & le crédit. Lespoir de réussir & la crainte déchouer donnent du courage à chaque compétiteur des prix distribués par la fortune & la faveur; on ne défend pas seulement son poste jusquà la derniere extrémité, mais pour mettre à profit ses moindres avantages on porte ses vues plus haut. Il suffit à lambitieux davoir observé que le succès des desseins oppressifs vient du pouvoir & de lautorité, pour vouloir être tyran à son tour. Ainsi Lycurgue & Solon, qui sont sortis de leur patrie pour ne pas avoir part à ladministration, & Timoléon, qui ne se stipula de tous les travaux entrepris en faveur des Syracusains que le ravissant spectacle de la liberté publique, nont pas la moindre vraisemblance, le plus mince rapport avec le cours des affaires & la politique du siecle. Le pyrrhonisme moral conduit au scepticisme religieux. Parce quon ne peut pas sexpliquer les démarches des chrétiens, qui au risque de perdre la vie persistoient dans leur créance, & sans faire la moindre résistance se livroient à la rage persécutrice, au lieu den convenir, on est plutôt porté à les traiter dimbécilles & de sots. Un homme qui ne sest jamais soucié des biens & des promesses de lautre vie, ne sauroit jamais concevoir que la perspective des avantages invisibles dût prévaloir sur la possession des seuls biens existans quil reconnoît effectivement pour tels. La pente au plaisir tient indissolublement à lhomme. Lirritabilité des nerfs constitue la vie physique & entretient lactivité des organes de la sensation. Comme leur ébranlement plus ou moins harmonique avec les représentations est le principe du plaisir & de la douleur, la nature modifiée par lassemblage de mille objets extérieurs a mis une variété indéfinie dans la maniere de percevoir & de sentir. Les apperceptions soit agréables soit désagréables affectent & agitent tant les fibres du cerveau, quil en reste des traces profondes. Limagination, qui est le foyer de tous les désirs, & lattelier où se fabriquent les dards & les flèches de lamour, échauffe lame, & la rend passionnée. Nos plaisirs seroient aussi bruts que ceux des animaux, si lesprit pittoresque de nos facultés fictives ne servoit à les rendre plus piquans pour mettre en action la nature humaine. On na pas besoin de recourir aux idées innées & de faire venir de nouveau Prométhée, puisque chacun est susceptible du pouvoir dimaginer, qui a plus de rapidité que [394] la foudre, & le feu électrique. Il forme les poëtes & leur donne la faculté de créer. Ses images, quoiquelles ne soient pas plus consistantes que les couleurs de liris, ne laissent pas doccuper toutes les puissances de lame. Ce sont les grands ressorts de lamour & de la haine, de lamitié & de laversion, des plaisirs & des douleurs. Lesprit de lhomme, lorsquil se passionne pour un objet, en est obsédé sans cesse. A force de contempler ce qui nous ravit, lame sépanouit & aiguillonne le désir. Lìhomme nest plus à lui-même, il est tou entier à ce qui la enchanté. Le soupçon & la défiance, lespoir & la crainte, la volupté & le mal-être contribuent à livresse dune ame qui veut jouir de ce dont elle est préoccupée. Cet état, qui tour à tour est impétueux & languissant, épuise enfin toutes les ressources intellectuelles & morales. Lesprit nayant plus la force de se décider, on devient mou & on se laisse subjuguer. Après que le triomphe de la luxure a été rendu complet, & que son esclave est enchaîné, il ne conçoit plus la possibilité de briser ces fers. Labbé de Rancé, qui sorti du tourbillon des plaisirs, se livre aux privations les plus douloureuses, ne paroît au mondain quune sorte de visionnaire. A son entrée dans labbaye de la Trappe, il ny voit que des tombeuax & des spectres. Il lui est impossible de comprendre quon pût verser de larmes, & faire une pénitence si rude pour expier des pechés, sans la commission desquels il ne feroit aucun cas de la vie. Sil veur expliquer ces actes de contrition, il tente de les éclaircir par le dépit & les dégoûts. La passion nous fait aller dune extrémité à lautre & lon est enthousiasmé pour le faux & le vrai. Prêtant ses propres idèes au solitaire de la Trappe, on nen conçoit pas mieux le principe qui dirigeoit les actions du pieux Rancé & son vrai caractere est indéchiffrable pour tous ceux qui ne respirent que la joie. Ils doivent nécessairement traiter sur le pied desprits foibles les Fackirs des Indes, qui sexposent à mille souffrances pour sacquitter des devoirs que leur imposent la force de la persuasion & les précepters dune conscience, à la vérité erronée, mais droite & integre. En conséquence de ces sentimens & de leurs diverses modifications, conformément au ton spécifique de lesprit & du cur de chacun, tout homme passionné prend à tâche délever lédifice de sa propre félicité. A un homme accoutumé aux idées vagues & superficielles du siecle, la recherche de la vérité paroît être un des plus grands travers. Comme son ame nest pas moins remplie de troubles que la face du monde, le recueillement, ou le soin de préserver sa tranquillité intérieure excite ce sourire moqueur qui naît de la fatuité. Comme lhomme enfoncé dans la matiere na proprement point6 dame ou de susceptibilité pour le vrai & le bon, il ne peut sintéresser en aucune maniere pour lordre physique & moral. Les beautés ravissantes de la nature sont perdues pour lui, & il les méconnoît entierement. [395] Lame du sage est au contraire un miroir sur lequel se réfléchit la belle ordonnance du monde intellectuel & moral. La méditation tire son plus puissant attrait de lharmonie quelle produit entre les divers ordres didées qui subordonnées les unes aux autres font naître le plaisir intuitif du beau, & la satisfaction ineffable qui est attachée à la connoissance exacte du vrai. Après avoir trouvé un principe très fécond, on se félicite den pouvoir faire une heureuse application. Lesprit contemplatif sétant fixé à la spéculation, il ne peut plus len détacher. Archimede étoit tellement absorbé dans ses idées, quil ne sapperçut pas de la prise de Syracuse, & nentendit point le cri de la désolation. Lascendant que gagna sur lesprit de Diogene la force impérieuse des vérités les plus austeres, fit de son tonneau un séjour qui ne lui déplut point. Lorsque Dé^mosthene senferma dans une caverne pour ne pas être distrait & détourné des études quil faisoit dans le dessein de pénétrer son ame des traits du patriotisme le plus sublime & le plus propre à enflammer le cur des Athéniens, il ne subit ces rudes épreuves que parce quil avoit lavant-goût des triomphes déloquence quil remporteroit un jour. Les observations que faisoit Marc-Aurele au milieu des jeux & des spectacles déceloient une ame occupée du soin de séclairer & de saméliorer de plus en plus. Les éleves de Pythagore nauroient pu garder un si long silence & se seroient dégoûtés dun noviciat qui en eût aliéné mille autres, si prévenus en faveur du prix inestimable de la doctrine de leur maître, ils neussent été dans lattente dêtre initiés dans les mysteres de la sagesse. Si lhomme concentre toutes ses forces dans un seul point, il en doit résulter le plus grand effet. Cette activité constante & uniforme des facultés de lesprit & des puissances de lame paroît incompréhensible à ces hommes légers qui ne font queffleurer les idées, ne sarrêtent à aucune & nont que des lueurs. La description poëtique des douze travaux dHercule, qui devoient aboutir à purger la terre de scélerats & de monstres, est une image de ce que peut effectuer lactivité & la vigueur dun homme qui poursuit un seul but. Le paresseux ne rend pas justice à la continuité des efforts; & pour ne pas être troublé par des paralleles & des contrastes on aime mieux défigurer & révoquer en doute les acytes les plus soutenus. Les hommes nont pas seuelement une façon de penser générale qui est la mesure du probable, mais chaque siecle ou chaque assemblage de causes occasionnelles qui a produit des changemens remarquables dans les façons de penser & dagir, fait naître un certain ton desprit qui à laide du local vient à prédominer. Cest à lhistoire à marquer les points dinflexion & de déviation du cours des idées publiques, & à suivre leur succession, pour déterminer la jonction & pour ainsi dire lanastomose des canaux par lesquels on a fait passer les opinions publiques. Les Grecs avoient été trop éclairés [396] dans leur bel âge, pour ne pas transmettre à leurs descendans quelques traces de leurs dispositions intellectuelles. Du temps des Empereurs chrétiens, ce peuple qui ne pouvoit plus soccuper de liberté, de gloire, & de patriotisme, eut encore la finesse de lesprit dexamen, linquiétude de la curiosité, & un désir ardent de sinstruire. Ces dispositions, focondèes par le plus violent amour propre, rendirent les Grecs fort enclins à forger des hypotheses & à fabriquer des systemes. Léglise grecque étoit remplie de sectes, dont chacune adhéroit à ses opinions particulieres, sans se mettre en peine des breches quon faisoit à la paix de léglise & à lunitè de la foi. Les Ariens & les Semi-ariens, les Nestoriens & les Eutychiens, les Monothélites & les Manichéens soutinrent leurs opinions, ou celles de leurs chefs, avec cette opiniâtreté qui vient de la présomption & du zele inconsidéré. Les fureurs de lesprit sectaire occasionnerent lintolérance des orthodoxes, & les Empereurs, qui étoient les chefs absolus de léglise & de létat, dominés par lesprit de parti & retenus par la crainte des maux introduits par le désir dinnover, employerent tantôt le glaive & tantôt le feu du zele persécuteur. Tout ce que lhistoire nous dit de limportance mise à ces controverses suscitées sur les diverses explications de quelques articles mystérieux de la foi chrétienne, est donc très probable. Il faut observer que de toutes les persécutions celles qui séleverent entre les Iconolâtres & les Iconolastes furent les plus cruelles. On ne disconvenoit daucun point de doctrine, & il nétoit question que du culte des Saints, pour lequel limagination vive & exaltée des Grecs sintéressa & senflamma si fort, quon les auroit crus en danger de perdre la gloire davoir produit les Phidias & les Polyclete. Tant une idèe ou teinte de lesprit national sait tirer de sorces du concours des circonstances. Les occidentaux, qui sortoient à peine de la barbarie, navoient pas lesprit pointilleux & sophistique des Grecs. Les Évêques de Rome jouirent dune autorité qui ne fut accordée aux Patriarches de Constantinople que par lémulation excitée contre les Latins. Tout concouroit à rendre respectable la chaire de St Pierre, révérée du temps des persécutions à cause de la majesté du siége de lempire. On se souvenoit de la sainteté de ses premiers Évêques. Les conversions des Francs, des Anglosaxons, des Carentains, des Slaves, des Hongrois & dautres nations idolâtres, des Visigoths & de quelques Rois Lombards auparavant Ariens, servirent beaucoup à rehausser léclat de lancienne église de Rome. Comme tous ces peuples étoient trop féroces & trop dénués de lumieres pour se policer eux-mêmes, la discipline ecclésiastique leur dut tenir lieu de police, dans ces siecles de rudesse où lanarchie féodale sintroduisit à la faveur de labrutissement qui ne respectoit que le droit du plus fort. La fierté indomptable des grands & [397] des petits vassaux allumant la discrde au foyer du trouble civil, il falloit en imposer à lindocilité de ces esprits altiers & farouches. Faute de subordination civile on renforça la soumission religieuse, en établissant les trêves de Dieu, en prescrivant des pratiques dévotes à ceux qui sengageoient dans les combats judiciaires, & en accompagnant les excommunications & les anathèmes damendes, & de peines afflictives. Le tribunal redoutable de la hiérarchie établit sa domination rigoureuse sur les consciences timorées de tous les occidentaux, qui adopterent la foi romaine & se soumirent aux canons & aux décrets des Pontifes. Cette uniformité de la créance cimenta si fort le pouvoir pontifical, quil put sexercer impunément. Sans appeler à son secours la considération des forces de la hiérarchie romaine, tout ce que lhistoire nous raconte des humiliations de lEmpereur Henri IV & des mauvais traitemens essuyés par ses successeurs dans lempire germanique, les Empereurs Fréderic I & Fréderic II, nous paroîtroit destitué de vraisemblance. On ne pouvoit souffrir Henri, parce quil exerçoit le droit dinvestiture dune maniere trop arbitraire; & les Pontifes voulurent empêcher le premier des deux Empereurs de la maison de Souabe de se rendre trop puissant dans la partie supérieure dItalie, & le second denclaver létat de léglise entre la Toscane, la Marche dAncone & le royaume de Sicile. On nauroit pas osé former de tels attentats, si les esprits neussent été disposés en faveur de la foi implicite. Ce fut ce penchant à la crédulité la plus aveugle qui enhardit les Pontifes à pousser à toute outrance le Roi dAngleterre Henri II & le Roi de France Philippe IV, dont le premier fut obligé de plier, & le second ne put se défendre que par la plus grande audace. Tous ces faits nobtiennent le degré de probabilité qui leur est nécessaire que par la connoissance de la face des affaires, par le ton & la disposition des esprits. Cest par les effets quon peut juger de la force des notions & des habitudes nationales. Elles sont à lépreuve de tous les changemens forcés quon voudroit introduire. Un tribunal dinquisition en matiere de foi & de doctrine auroit soulevé tous les esprits dans le temps où Constantinople étoit le siége des Empereurs grecs, tout comme le dessein de publier un Édit de tolérance universelle eût été incompatible avec le plan hiérarchique des Pontifes. Du temps où le systeme féodal étoit dans toute sa vigueur, la sévérité du code criminel de Charles V neût pas été moins déplacée quun reglement de police parmi les anciennes peuplades germaniques, qui nadmettoient que des amendes pécuniaires, & accordoient à chacun la liberté de venger ses propres injures. Dans les Républiques grecques les systemes de finances qui se rapportent à lextension du crédit public & aux emprunts, nauroient pas été praticables, tout comme les constitutions relatives à la liberté de se confédérer & de faire des insurrections ne sont pas compatibles [398] avec la rigueur du despotisme. Un Éphore navoit rien de commun avec les Satrapes, & loffice du Tribunat nauroit jamais pu sintroduire à Carthage. Aucun accord ne pouvoit avoir lieu entre la mythologie grecque & celle des Bramins. Un Mage devoit être scandalisé des superstitions égyptiennes; & latrocité du culte dOdin auroit révolté le Chinois, tout comme lon eût proscrit à Rome le culte sanguinaire de Baal. On adopte une certaine façon de penser & dagir, tout comme lon use dune nourriture assortie au climat. Les notions publiques se reglent sur lassemblage des traditions & des dispositions nationales: lusage est le souverain arbitre du coutumier des peuples. Lautorité de la raison est en défaut & la force des argumens ne peut rien effectuer contre les notions habituelles. Le succès de tout ce que lon voudroit introduire dopposé à ces notions, nest donc gueres probable. Malgré lunion forcée de plusieurs peuplades fondues ensemble par la supériorité des armes, chacun de ces peuples conserve ses impressions & ses usages. Tous les grands empires des temps anciens & modernes ne sont que des assemblages composés de parties dont chacune sest réservé ses instituts publics. Les Gaulois, les Espagnols, les Bretons, les Bataves, les Grecs, les Illyriens, les Thraces, les Syriens, les phéniciens, les Juifs, les Égyptiens, les Mauritaniens & les Numides, lorsquils se trouvoient sous la dominations romaine, ne furent pas moins jaloux de leurs anciens usages quils ne lavoient été du temps de leur indépendance. Encore aujourdhui les Albaniens, les Bosniens, les Grecs, les Walaques, les Curdes, les Caramaniens, les Turcomans, les Juifs, les Drudes, les Coptes & les Arabes forment dans lempire turc, tel quil est de nos jours, autant de peuplades distinctes & séparées, qui ne sont contenues que par lascendant des forces militaires. La nature ders lois de la contrainte est telle, quil les faut renforcer continuellement. Ce qui sest fait au commencement pour asservir tant de divers peuples, doit être réitéré sans cesse. La trasnquillité générale nest donc jamais bien assurée & les maximes violentes nont quune certitude probable. Le ton spécifique du caractere national se manifeste particulierement lorsquune nation se trouve dans un état de crise. Il en est des catastrophes & des révolutions nationales comme des maladies aiguës, où lon doit le plus compter sur la vigueur du tempérament. Lesprit factieux ne produisit pas en France les mêmes effets quil cause en Angleterre. Les puissans partis formés par le Comte dArtois, la maison de Bourgogne, le Duc dOrléans sous le regne de Charles VIII, les Bourbon, les Monmorency, les Chatillon & les Guise, ne purent pas ébranler la base de la monarchie. Comme les plans de ces confédérations étoient tracés par les grands, la nation ny fut entraînée quaprès avoir été abusée. Vive, légere, inquiete & [399] foncierement attachée à ses Rois, elle revint à ses premiers sentimens, & se dégoûta dun état forcé & illégal. LAnglois au contraire fier, jaloux & roide c omme il est, fut le moteur de tous les troubles arrivés sous les Plantageners. Les Tudors & les Stuarts, les Comtes de Leicester & de Warwirck, le Duc de Lancaster élevé sur le trône sous le nom de Henri IV, les Ducs de Sommerset & de Northumberland, Hambden & Cromwel furent de puissans Démagogues, qui appuyés par le peuple nétendirent leur domination quà la faveur des idées de justice & de droit public quils firent prévaloir. Aucune révolution en France nintercepta lordre de la succession & ne donna atteinte au gouvernement, au lieu que les Anglois en vinrent jusquà emprisonner leurs Rois, à les déposséder & à les mettre à mort. La constitution monarchique y fut restrainte, traversée, abolie. Les causes de ces différens phénomenes nationaux doivent être tirées de ce qui a formé les deux caracteres nationaux. Mais pour chaque cas particulier le nombre des raisons incidentelles & locales est indéfini, & on nen peut avoir quune notice probable. Lesprit des controverses religieuses, lorsquelles dégénerent en disputes politiques, tient à ces considérations, Ce fut le peuple dAngleterre qui fit que le régent du royaume & oncle du jeune Roi Édouard VI put consommer louvrage de la réforme; au lieu que le parti des réformés en France, commandé par le Bourbon & le Chatillon, ne servit quà contrebalancer le pouvoir des Guise, & à déprimer celui de la Ligue. En Angleterre le Protestantisme se maintint sous la Reine Marie, qui étoit zélée catholique, au lieu que sous un Monarque françois qui avoit été réformé, le culte dont il avoit fait profession ne subsista quà titre de grâce & avec beaucoup de peine. Tant la diverse influence des opinions met de différence dans le cours des affaires publiques. Parmi les Bataves qui étoient républicains, la liberté de conscience alla jusquà causer des divisions au sujet de quelques points de théologie. Les Arminiens, soutenus par la faction de Louwestein, & les Gomaristes ou orthodoxes, appuyés par le Stathouder Maurice, furent tellement animés les uns contre les autres, que la paix publique ne put être rétablie que par loppression des premiers. Un zélote qui se sent soutenu par la liberté personnelle & publique, porte ses prétentions extrêmement loin. Le liberum veto dont se sert le Gentilhomme polonois pour la défense de ses droits individuels, sétend sur les matieres religieuses dans tous les états où le citoyen a part au gouvernement. Comme les reglemens de la discipline de léglise ont été prescrits par les Princes, dans les divers états dAllemagne, le désir dinnover y a été moins commun que dans tout autre pays. Ainsi lordre des événemens ecclésistiques varie dans les divers états, selon les dispositions publiques qui dépendent de la [400] combinaison des causes occasionnelles dont lénoncé est incomplet & seulement probable. La teinte du caractere national est si marquée & si invariable, quelle est à considérer comme le principe de lintérêt national & la regle de luniformité des mesures. La liberté ayant établi son trône dans le cur de chaque Anglois, on la répandue partout. Malgré lantipathie qui régnoit entre les Anglois & les Gallois, qui descendent des anciens Bretons, on accorda à ceux-ci le droit de se faire représenter dans la chambre des Communes. LÉcosse fut jointe à lAngleterre sous le nom de Grande Bretagne. On étendit les priviléges du Parlement dIrlande, & lon établit dans les colonies angloises un gouvernement analogue à celui de la mere patrie. Les disputes occasionnées par quelques priviléges contestés aux Américains auroient pu être assoupies de part & dautre, si lon ne se fût précipité. On na publié dans aucun pays tant damnisties, & chaque révolution y aboutit comme à son dernier terme. Car à moins de vouloir accorder à la puissance exécutrice le droit de sévir indifféremment, & détendre son pouvoir à force de multiplier les actes de la loi martiale, on ne put sempêcher dimposer le silence. Les pauses, les instans de repos furent les seuls moyens par lesquels on put mettre fin aux effets destructeurs de la passion. Dans un pays où la condition dhomme libre, daffranchi & de sers étoit originairement distincte, comme dans lempire germanique, ces distances mises entre les divers ordres des habitans devinrent insensiblement plus grandes, & formerent enfin la classe des Princes & des Dynastes, celle des citoyens ou membres des divers états libres, & lordre des paysans. Cest au maintien de cette inégalité des conditions que lon doit la diminution progressive du pouvoir impériasl, le droit de se confédérer & le privilége de veiller à la législation, à la justice & à sa défense. Les prérogatives de la noblesse immédiate de lEmpire germanique y étant beaucoup plus distinguées que dans tout autre pays, on en doit dériver le désir ardent davoir part à ces distinctions. On peut ramener à un principe primitif toute la suite des événemens dune certaine espece. Mais comme ce principe ne sappuie que sur des instituts nationaux, dont lextention est devenue immense par la jonction de mille causes accessoires, on nen a aucune notice exacte, & elle est simplement probable. Il en est de lancien état comparé avec le moderne comme de la raison brute & de celle qui a été cultivée. Il y a des phénomenes extraordinaires du monde politique & moral qui paroissent tels, parce quils semblent partir de principes divers & opposés. Lame ne se détermine cependant que daprès una raison persuasive, ou qui sest présentée avec le plus de clarté & de force. Ce nest donc jamais par les relations extérieures & qui agissent souvent en sens opposé que [401] lon doit juger des dispositions intérieures. Les fils de lancien Brutus, en formant une intelligence criminelle avec les Tarquins qui étoient les ennemis de leur pere, avoient violé tous les devoirs de soumission & dobéissance. Lautorité paternelle alloit alors jusquà pouvoir user du droit de vie & de mort. A cette qualité se joignit celle de Consul, & de fondateur dun état libre. Une de ces qualifications fut donc renforcée par lautre, & la sévérité paternelle obtint un puissant renfort par la rigueur inflexible que devoit avoir le chef de létat. Cest en levant ces sortes de conflits intérieurs quon parvient à une connoissance beaucoup plus probable des divers ressorts de lame, que si on les met en opposition. La grande ame de César nauroit pas été capable de suivre les plans datrocité & de vengeance adoptés par Marius & Sylla. Combattant pour la gloire, il put écouter la pitié & pardonner à ses ennemis lorsquils recouroient à sa clémence. Un cur magnanime se plaît à faire du bien, & il ne le fait jamais à demi ou avec des restrictions mises à la générosité. Lorsquon est porté à faire de belles actions, on se croiroit déshonoré, si lon négligeoit de saisir les occasions les plus propres à faire paroître lélévation de son esprit. Le plaisir barbare de voir sa capitale réduite en cendre étoit trop peu dans la nature pour quil pût entrer dans lesprit même de Néron; mais cet Empereur fastueux, choqué de lirrégularité des quartiers & des rues de lancienne Rome, aspira à la gloire de passer pour un autre Romulus & pour le second fondateur de sa patrie. Marc Antoine avoit donné de trop grandes preuves de sa valeuràPhilippe & en dautres occasions pour être supposé capable de faire un acte de lâcheté. Si dans la bataille dActium il suivit Cléopatre & la flotte Égyptienne, ce fut surement pour prévenir les mauvais effets de lhumeur capricieuse & changeante de la Reine, & pour sassurer dune province dont la conservation lui importoit infiniment. Lorsquil sagit de nous faire obtenir une persuasion intérieure, il faut quelle soit analogue à la nature des choses. Létendue de lesprit jointe à sa profondeur produit une intensité dattention qui na lieu que jusquà un certain point. Dans des travaux qui ne demendent pas beaucoup de réflexion, on peut se porter sur plusieurs objets à la fois; mais il est impossible de partager son attention dans des matieres qui demandent la plus forte application. Il y a donc de lhyperb ole dans les récits quon a faits sur le compte de César, lorsquon a avancé quil dictoit à la fois sept dépêches diffétentes, pyisquà moins que ces dictées neussent roulé que sur des trivialités, aucune de ces lettres nauroit pu être bien exacte & faire honneuer au discernement de ce grand Capitaine. Si lon regardoit Archimede comme le Commandant & le Grand-Maître de lartillerie des Syracusains, la prise de cette place importante & sa profonde ignorance de lirruption des Romais lauroient couvert dopprobre. Il faut [401] plutôt le considérer comme un Géometre qui, pour se délasser de ses hautes spéculations, essaya de construire des machines de nouvelles inventions, & qui enchanté de leurs grands effets, les fit imiter par les ingénieurs de la ville. La multiplicité & la diversité des rapports publics des grands personnages rendent leurs mesures & leurs procédés problématiques. Il est difficile de réunir dans un seul point les diverses relations du Cardinal Martinuzzy, premier ministre de Jean de Zapolia, Roi de la basse Hongrie, & tuteur du Prince Jean Sigismond. Contrarié par la Reine mere, & les Grands, il avoit également à craindre le Sultan Soliman II & la maison dAutriche, les Hongrois & les Transylvains. Il fut donc obligé de ménager tout le monde & de chercher à gagner du temps. Cette conduite lui donna un air de duplicité qui le rendit suspect aux uns & aux autres. Après avoir fait obtenir à son pupille la principauté de Transylvanie, ce grand Ministre devint la victime de lavidité & des ombrages des Impériaux qui vouloient faire valoir leur zele par le meurtre du Cardinal, dont la pleine justification ou lentiere condamnation ne fut jamais suffisamment éclaircie. Combien de ténebres couvrent encore la conjuration dAmboise? La Renaudie & ses complices ayant été massacrés sans aucune forme de procés, on na jamais su jusquoù devoit sétendre ce grand complot, & si les conjurés sen étoient tenus au dessein de se défaire du Cardinal de Lorraine, ou si lon vouloit semparer de la personne du Roi François II. On a toujours ignoré à quel point les chefs des Réformés y étoient impliqués. Dans la minute du plan de la St Barthélemi il y a la même obscurité & contradiction que lon trouve dans tous les desseins dictés par un esprit fougueux. Le Roi Henri III névalua pas lui-même les avantages & les désavantages qui devoient résulter du meurtre des Guises. Ainsi lhistoire ne peut pas répandre des lumieres sur des faits dont les circonstances & les divers ressorts ne nous sont pas connus. Quelles lacunes ne trouve-t-on pas dans ladministration du Comte de Strafford, premier ministre de Charles I, qui malgré sa prudence, son intégrité, & son zele pour les intérêts de son maître, ne put pas prévenir les mauvais effets qui devoient résulter de la convocation du long Parlement. Tout ce que lon raconte de la conjuration de Venise tramée par le Duc dOssuna, Vice-Roi de Naples, Tolede, Gouverneur de Milan, & Bedmar, Ambassadeur de lEspagne auprès de la République, ne prouve pas sa conformité avec le complot de Catilina & les Vêpres Siciliennes. Il ny a pas moins dincertitude sur le premier germe & lorigine de la Ligue, les dépositions de Salsede & le procédé quon tinty avec le dénonciateur dune faction très dangereuse. Ce quil y a déquivoque dans lemprisonnement du Roi Chrétien II & le genre de mort dÉric XIV, Roi de Suede, demande des éclaircissemens quon na pas lieu dattendre. Le Ministere espagnol na [403] jamais fourni les pieces du procès criminal que le Roi Philippe II intenta au malheureux D.Carlos son fils. On méconnoît la vraie raison de la séparation de la flotte Espagnole, Vénitienne & Pontificale après la célebre victoire de Lépante, qui rendoit les chrétiens maîtres des deux mers, tout comme il faudroit avoir bien des supplémens pour la parfaite intelligence de lentreprise sur Amsterdam formée par le Stathouder Guillaume II; & ce qui a produit labolition du Stathouderat, ou lÉdit perpétuel, na jamais été entierement mis au clair. Souvent nous manquons de la connoissance de tous les préparatifs que présupposent limportance & létendue dun événement public. Mithridate, Roi du Pont, nauroit pu exécuter le massacre de tous les Romains établis dans la province dAsie, sil neût su mettre les habitans dans ses intérêts par des franchises de commerce, lentrée libre dans les villes maritimes de ses propres états, la diminution des impôts, laugmentation de lindustrie, la discipline des troupes, & ladministration de la justice. Aucun Historiographe du royaume de Pont ne nous est resté, & ne nous a expliqué de quelles voies sétoit servi ce grand ennemi des Romains pour gagner un si fort ascendant sur lesprit des peuples dAsie. Nous navons pas une description détaillée de tous les ressorts que Marc Antoine fit jouer dans les Gaules, pour abuser Lépidus & Plancus, chefs de cinq & de deux légions avec lesquelles il reparut en Italie, après avoir été défait près de Mutina peu de temps auparavant. Au sort des guerres civiles il arrive mille catastrophes inattendues; mais malgré la supposition du concours des causes imprévues, le cas fortuit ne produit jamais les effets qui sont dus à lesprit de combinaison & de systeme. Ces négociations ténébreuses qui ne tendent quau détriment dautrui, ne sont jamais munies de pieces justificatives, quon laisse dans la poussiere des archives. Le Traité de Charles VIII, Roi de France, avec Louis le More, Duc de Milan, qui sengagea à lui ouvrir les portes dItalie, & qui fit fondre sur sa patrie cette longue suite de malheurs dont ce beau pays est affligé encore; ce Traité fatal, dis-je, ne nous est connu que par rapport à son issue. Nous ignorons de même le manége dont dut se servir le Pape Jules II pour exciter les principales puissances européennes à faire la Ligue de Cambray contre une République restée neutre dans tous les différens qui avoient divisé lEurope. Nous ne connoissons pas plus le tissu des artifices employés par le Pontife Clément VII pour traîner en longueur le procès de divorde sollicité par Henri VIII, Roi dAngleterre, & dont la longueur, après avoir impatienté ce Prince tyrannique, le fit rompre avec le Pape. Cest quelquefois une circonstance surabondante ou omise qui dénature un fait & le rend moins probable. La médisance & la calomnie [404] possedent lart de défigurer les narrations en transposant quelques circonstances qui rendent un récit plus ou moins chargé. Toutes les passions concourent à introduire des altérations dans le texte de lhistoire. Le vif intérêt que les Grecs prenoient à ceux qui excelloient dans lart oratoire, leur fit représenter Périclès comme un Jupiter tonnant sur la tribune aux harangues. Ce Démagogue ne fut pas cependant dans le cas de Démosthene, qui nambitionnant que la célébrité dun Orateur citoyen, neut pas à ménager le peuple comme le premiere Magistrat dAthenes, dont le pouvoir dépendoit de la prévention publique, & qui auroit eu trop à perdre sil eût choqué le multitude. Leffroi des Grecs & leur amour insatiable de la gloire rendoient apparemment leurs récits exagèrés sur le cmpte des armées prodigieuses du grand Roi. Car aujourdhui, où il y a tant de peuples étrangers établis depuis le détroit de Constantinople jusquaux Indes, les Turcs & les Perses ne seroient pas en état de mettre sur pied des armées semblables à celles de Xerxès. Tout ce que lon dit des trésors immenses trouvés à Babylone, Suse, Ecbatane & Persépolis, paroît ampoulé. Car les anciens Perses, tout comme les Guebres aujourdhui, étoient agriculteurs & laissoient le commerce entre les mains des Phéniciens & des Égyptiens. Il ny eut point de mines dor & dargent exploitées depuis lHellespont jusquà lIndus. La Bactriane, quon prétend avoir contenu jusquà mille villes, comprend les provinces de Chorafan, de Sablestan & de Candahar, où il y a de vastes déserts, qui faute de riviere ne peuvent pas être cultivés. Ce que lon dit de la grandeur énorme des anciennes villes de Thebes, capitale de la haute Égypte, de Ninive, de Babylone, dEcbatane & de Tigranocerta paroit hyperbolique & ne sauroit être expliqué que par laffluence prodigieuse des habitans du pays, qui pour éviter la tyrannie des Satrapes, se sauvoient dans la capitale, où ils se mettoient à labri de toutes les avanies. Ce motif servit dans la suite à lagrandissement de Moscow, de Constantinople, dIspahan, de Delhy & de Pecking. Si Alexandre le grand eût obtenu en Asie les trésors mentionnés par quelques Historiens, que seroit devenu cet argent monnoyé & en barres? Car la Grece nen devint pas plus riche; quelques-uns des successeurs dAlexandre & Souverains des ses états, comme Perdiccas, Polysperchon, Lysimaque, Antigone & Démétrius, furent renversés en peu de temps; ce qui nauroit jamais pu arriver, sils eussent possédé de grands trésors. Les ressources des Séleucides furent bientôt épuisées & les Ptolomées mêmes tomberent dans la disette. Trajan & Sévere, qui pénétrerent dans lintérieur du royaume des Parthes ou de lancienne Perse, nen retirerent pas un butin quon dit avoir été fait par Alexandre le grand. Il semble que lobstentation tienne au génie oriental, puisque les traditionnaires Hébreux parlent en termes si pompeux des richesses & des armées juives [405] sous les Rois de Jérusalem. Vu létendue du pays de Canaan, le peu dindustrie des habitans, le défaut de débouchés & la pauvreté des pays voisins, qui étoient lArabie déserte & pétrée, lopulence de ces Rois paroît inconcevable. Salomon & Josaphat voulurent senrichir par létablissement du commerce sur la mer rouge. Ces tentatives, qui navoient quun succès momentané, firent voir que lindustrie phénicienne donnoit lexclusion à tout projet commerçant sur la Méditerranée & la mer dArabie, où les principaux ports étoient entre les mains des Philistins, des Tyriens & des Égyptiens. Il est encore à observer que les opinion les plus singulieres des peuples éloignes, comme celles de limmortalité du Grand Lama ou Pontife des Tartares & de la vache sacrée parmi les Indiens, ne sont des articles de créance que pour le bas peuple & nont été introduits quà la faveur dune combinaison de circonstances & dune suite dévénemens dont le vrai fil nest pas venu jusquà nous. Les voyageurs ne cherchent pas à simplifier les faits, pour les réduire à leur vraie valeur, mais ils sattachent plutôt à frapper limagination par le tour singulier quils prêtent au rituel & à létiquette des nations inconnues. Il y a enfin de certains événemens où la concomitance des faits particuliers, & nécessaires pour léclaircissement principal, est si variée & comprend un si grand nombre de cas individuels, quil est fort difficile den faire lénoncé. La suppression de grandes confrairies, comme furent celles des Templiers & des Jésuites, est un événement de cet ordre, où il faudroit connoître tout ce qui dans les divers pays européens a contribué à labolition de ces ordres autrefois si révérés. Tout ce qui se fait en commun & par des compagnies nombreuses, qui sont liées par de certains vux ou des regles uniformes, & qui devroient être invariables, est sujet à de grandes vicissitudes, & il ne suffit pas pour cet effet de considérer leurs premiers instituts & lesprit de corps qui en a résulté. Les Chevaliers Teutoniques, qui allerent conquérir la Prusse pour y exercer un despotisme militaire sur les natifs, ne ressembloient plus à ces généreux Chevaliers qui se dévouerent au service des officiers, malades & blessés au siége dAcre; tout comme les Jésuites du Paraguay & ceux qui vouloient sapproprier le commerce des deux Indes, avoient contracté des sentimens très différens de ceux des premiers disciples dIgnace de Loyola. |
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Notes(*) Questa edizione riproduce senza alcuna variazione di ortografia e di accentazione il testo contenuto in Nouveaux Mémoires de lAcadémie Royale des Sciences et Belles-Lettres. Année MDCCLXXXVI. Avec lHistoire pour la même année, à Berlin, Imprimé chez George Jacques Decker, Imprimeur du Roi, MDCCLXXXVIII, pp. 377-406; esemplare utilizzato: Biblioteca dellAccademia delle Scienze di Torino. [B] (**) Jacob Daniel Weguelin (1721-1791), nativo di San Gallo, fu chiamato nel 1765 ad insegnare alla Rittersakademie di Berlino dove divenne nel 1766 membro e archivista dellAccademia delle Scienze di Berlino. Fu autore di numerosi e importanti dissertazioni di agomento filosofico-storico, tra cui la serie dei cinque mémoires Sur la philosophie de lhistoire, scritti tra il 1770 e il 1776 e pubblicati nei Nouveaux Mémoires de lAcadémie Royale des Sciences et Belles-Lettres tra il 1774 e il 1778. Sulla filosofia della storia di Weguelin cfr. G. Gusdorf, Lavènement des sciences humaines au siècle des Lumières (Les sciences humaines et la pensée pccidentale, vol. VI), Paris, 1973, pp. 395-98; E. Tortarolo, La ragione sulla Sprea. Coscienza storica e cultura politica nellIlluminismo berlinese, Bologna, 1990, pp. 59-84. [B] |