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Voltaire Remarques sur l'histoire
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[134] Ne cessera-t-on jamais de nous tromper sur lavenir, le present et le passe? Il faut que lhomme soit bien ne pour lerreur, puisque dans ce siècle éclairé on prend tant de plaisir a nous débiter les fables Hérodote, et des fables encore Hérodote naurait jamais osé conter même a des Grecs. Que gagne-t-on à nous redire que Ménès était petit-fils de Noé ? Et par quel excès dinjustice peut-on se moquer des généalogies de Moréri, quand on en fabrique de pareilles ? Certes Noé envoya sa famille voyager loin: son petit-fils Ménès en Egypte, son autre petit-fils à la Chine, je ne sais quel autre petit-fils en Suède, et un cadet en Espagne. Les voyages alors formaient les jeunes gens bien mieux quaujourdhui: il a fallu chez nos nations modernes des dix ou douze siècles pour sinstruire un peu de la géométrie; mais ces voyageurs dont on parle étaient à peine arrivés dans des pays incultes, quon y prédisait les éclipses. On ne peut douter au moins que lhistoire authentique de la Chine ne rapporte des éclipses calculées il y a environ quatre mille ans. Confucius en cite trente-six, dont les missionnaires mathématiciens ont vérifié trente-deux. Mais ces faits nembarrassent point ceux qui ont fait Noé grand-père de Fo-hi; car rien ne les embarrasse. Dautres adorateurs de lantiquité nous font regarder les Égyptiens comme le peuple le plus sage de la terre; parce que, dit-on, les prêtres avaient chez eux beaucoup dautorité; et il se trouve que ces prêtres si sages, ces législateurs dun peuple sage, adoraient des singes, des chats, et des oignons. On a beau se récrier sur la beauté des anciens ouvrages égyptiens; ceux qui nous sont [135] restés sont des masses informes; la plus belle statue de lancienne Égypte napproche pas de celle du plus médiocre de nos ouvriers. Il a fallu que les Grecs enseignassent aux Égyptiens la sculpture; il ny a jamais eu en Égypte aucun bon ouvrage que de la main des Grecs. Quelle prodigieuse connaissance, nous dit-on, les Égyptiens avaient de lastronomie! Les quatre côtés dune grande pyramide sont exposés aux quatre regions du monde; ne voilà-t-il pas un grand effort dastronomie ? Ces Égyptiens étaient-ils autant de Cassini, de Halley, de Kepler, de Ticho-Brahe ? Ces bonnes gens racontaient froidement à Hérodote que le soleil en onze mille ans sétait couché deux fois où il se lève: cétait la leur astronomie. Il en coûtait, répète M. Rollin, cinquante mille écus pour ouvrir et fermer les écluses du lac Moeris. M. Rollin est cher en écluses, et se mécompte en arithmétique. Il ny a point décluse qui ne doive souvrir et se fermer pour un écu, a moins quelle ne soit très mal faite. Il en coûtait, dit-il, cinquante talents pour ouvrir et fermer ces écluses. Il faut savoir quon évalua le talent, du temps de Colbert, a trois mille livres de France. Rollin ne songe pas que depuis ce temps la valeur numéraire de nos espèces est augmentée presque du double, et quainsi la peine douvrir les éclusés du lac Moeris aurait dû coûter, selon lui, environ trois cent mille francs, ce qui est a peu près deux cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-sept livres plus quil ne faut. Tous les calculs de ses treize tomes se ressentent de cette inattention. Il répète encore après Hérodote quon entretenait dordinaire en Égypte, cest-à-dire dans un pays beaucoup moins grand que la France, quatre cent mille soldats: quon donnait a chacun cinq livres de pain par jour, et deux livres de viande. Cest donc huit cent mille livres de viande par jour pour les seuls soldats dans un pays ou lon nen mangeait presque point. Dailleurs à qui appartenaient ces quatre cent mille soldats, quand lÉgypte était divisée en plusieurs petites principautés ? On ajoute que chaque soldat avait six arpents francs de contributions; voile donc deux millions quatre cent mille arpents qui ne paient rien à lÉtat. Cest cependant ce petit État qui entretenait plus de soldats que nen a aujourdhui le Grand-Seigneur maître de lÉgypte et de dix fois plus de pays que lÉgypte nen contient. Louis XIV a eu quatre cent mille hommes sous les armes pendant quelques années; mais cétait un effort, et cet effort a ruiné la France. Si on voulait faire usage de sa raison au lieu de sa mémoire, [136] et examiner plus que transcrire, on ne multiplierait pas à linfini les livres et les erreurs; il faudrait nécrire que des choses neuves et vraies. Ce qui manque dordinaire a ceux qui compilent lhistoire, cest lesprit philosophique: la plupart, au lieu de discuter des faits avec des hommes, font des contes a des enfants. Faut-il quau siècle où nous vivons on imprime encore le conte des oreilles de Smerdis, et de Darius, qui fut déclaré roi par son cheval, lequel hennit le premier, et de Sanacharib, ou Sennakerib, ou Sennacabon, dont larmée fut détruite miraculeusement par des rats ! Quand on veut répéter ces contes, il faut du moins les donner pour ce quils sont. Est-il permis à un homme de bon sens, né dans le XVIIIe siècle, de nous parler sérieusement des oracles de Delphes ? tantôt de nous répéter que cet oracle devina que Crésus faisait cuire une tortue et du mouton dans une tourtière, tantôt de nous dire que des batailles furent gagnées suivant la prédiction dApollon, et den donner pour raison le pouvoir du diable ? M. Rollin, dans sa compilation de lhistoire ancienne, prend le parti des oracles contre MM. Van Dale, Fontenelle et Basnage. "Pour M. Fontenelle, dit-il, il ne faut regarder que comme un ouvrage de jeunesse son livre contre les oracles, tiré de Van Dale". Jai bien peur que cet arrêt de la vieillesse de Rollin contre la jeunesse de Fontenelle ne soit cassé au tribunal de la raison, les rhéteurs ny gagnent guère leurs causes contre les philosophes. Il ny a quà voir ce que dit Rollin dans son dixième tome, ou il veut parler de physique: il prétend quArchimède, voulant faire voir à son bon ami le roi de Syracuse la puissance des mécaniques, fit mettre à terre une galère, la fit charger doublement, et la remit doucement à flot en remuant un doigt, sans sortir de dessus sa chaise. On sent bien que cest là le rhéteur qui parle: sil avait été un peu philosophe, il aurait vu labsurdité de ce quil avance. Il me semble que si lon voulait mettre à profit le temps present, on ne passerait point sa vie à sinfatuer des fables anciennes. Je conseillerais à un jeune homme davoir une légère teinture de ces temps reculés; mais je voudrais quon commençât une étude sérieuse de lhistoire au temps où elle devient véritablement intéressante pour nous: il me semble que cest vers la fin du XVe siècle. Limprimerie, quon inventa en ce temps-là, commence à la rendre moins incertaine . LEurope change de face; les Turcs, qui sy répandent, chassent les belles lettres de Constantinople; elles fleurissent en Italie; elles sétablissent en France; [137] elles vont polir lAngleterre, lAllemagne, et le septentrion. Une nouvelle religion sépare la moitié de lEurope de lobédience du pape. Un nouveau système de politique sétablit. On fait, avec le secours de la boussole, le tour de lAfrique; et on commerce avec la Chine plus aisément que de Paris a Madrid. LAmérique est découverte; on subjugue un nouveau monde, et le notre est presque tout changé; lEurope chrétienne devient une espèce de république immense, où la balance du pouvoir est établie mieux quelle ne le fut en Grèce. Une correspondance perpétuelle en lie toutes les parties, malgré les guerres, que lambition des rois suscite, et même malgré les guerres de religion, encore plus destructives. Les arts, qui font la gloire des États, sont portés à un point que la Grèce et Rome ne connurent jamais. Voilà lhistoire quil faut que tout le monde sache. Cest là quon ne trouve ni prédictions chimériques, ni oracles menteurs, ni faux miracles, ni fables insensées: tout y est vrai, aux petite détails près, dont il ny a que les petite esprits qui se soucient beaucoup. Tout nous regarde, tout est fait pour nous. Largent sur lequel nous prenons nos repas, nos meubles, nos besoins, nos plaisirs nouveaux, tout nous fait souvenir chaque jour que lAmérique et les Grandes Indes, et par conséquent toutes les parties du monde entier, sont réunies depuis environ deux siècles et demi par lindustrie de nos pères. Nous ne pouvons faire un pas qui ne nous avertisse du changement qui sest opéré depuis dans le monde. Ici ce sont cent villes qui obéissaient au pape, et qui sont devenues libres. Là on a fixé pour un temps les privilèges de toute lAllemagne. Ici se forme la plus belle des républiques dans un terrain que la mer menace chaque jour dengloutir. LAngleterre a réuni la vraie liberté avec la royauté; la Suède limite, et le Danemark nimite point la Suède. Que je voyage en Allemagne, en France, en Espagne, partout je trouve les traces de cette longue querelle qui a subsisté entre les maisons dAutriche et de Bourbon, unies par tant de traités, qui ont tous produit des guerres funestes. Il ny a point de particulier en Europe sur la fortune duquel tous ces changements naient influé. Il sied bien, après cela, de soccuper de Salmanasar et de Mardokempad, et de chercher les anecdotes du Persan Cayamarrat et de Sabaco Métophis! Un homme mûr, qui a des affaires sérieuses, ne répète point les contes de sa nourrice. |
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(*) Les Remarques sur lhistoire parurent pour la première fois dans les Oeuvres mélées de M. de Voltaire, Genève, Bousquet, 1742, tome V. La présente édition a été exécutée sur le texte de l'édition Moland des Ouevres de Voltaire (vol. XVI, Paris, 1878, pp. 134-137), auquel se réfère la numérotation de page entre crochets.
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