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Voltaire Nouvelles considérations
sur l'histoire (*)
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[138] Peut-être arrivera-t-il bientôt dans la manière décrire lhistoire ce qui est arrivé dans la physique. Les nouvelles découvertes ont fait proscrire les anciens systèmes. On voudra connaître le genre humain dans ce détail intéressant qui fait aujourdhui la base de la philosophie naturelle. On commence a respecter très peu laventure de Curtius, qui referma un gouffre en se précipitant au fond lui et son cheval. On se moque des boucliers descendus du ciel, et de tous les beaux talismans dont les dieux faisaient présent si libéralement aux hommes, et des vestales qui mettaient un vaisseau à flot avec leur ceinture, et de toute cette foule de sottises célèbres dont les anciens historiens regorgent. On nest guère plus content que, dans son histoire ancienne, M. Rollin nous parle sérieusement du roi Nabis, qui faisait embrasser sa femme par ceux qui lui apportaient de largent, et qui mettait ceux qui lui en refusaient dans les bras dune belle poupée toute semblable à la reine, et armée de pointes de fer sous son corps de jupe. On rit quand on voit tant dauteurs répéter, les uns après les autres que le fameux Othon, archevêque de Mayence, fut assiégé et mangé par une armée de rats, en 698; que les pluies de sang inondèrent la Gascogne en 1017; que deux armées de serpents se battirent près de Tournai en 1059. Les prodiges, les prédictions, les épreuves par le feu, etc., sont à present dans le même rang que les contes Hérodote. Je veux parler ici de lhistoire moderne, dans laquelle on ne trouve ni poupées qui embrassent les courtisans, ni évêques mangés par les rats. On a grand soin de dire quel jour sest donnée une bataille, [139] et on a raison. On imprime les traités, on décrit la pompe dun couronnement, la cérémonie de la réception dune barrette, et même lentrée dun ambassadeur dans laquelle on noublie ni son suisse ni ses laquais. Il est bon quil y ait des archives de tout, afin quon puisse les consulter dans le besoin, et je regarde à present tous les gros livres comme des dictionnaires. Mais, après avoir lu trois ou quatre mille descriptions de batailles, et la teneur de quelques centaines de traités, jai trouve que je nétais guère plus instruit au fond. Je napprenais là que des événements. Je ne connais pas plus les Français et les Sarrasins par la bataille de Charles Martel, que je ne connais les Tartares et les Turcs par la victoire que Tamerlan remporta sur Bajazet. Javoue que quand jai lu les mémoires du cardinal de Retz et de M.me de Motteville, je sais ce que la reine-mère a dit mot pour mot à M. de Jersai; japprends comment le coadjuteur a contribué aux barricades; je peux me faire un précis des longs discours quil tenait a Mme de Bouillon: cest beaucoup pour ma curiosité; cest pour mon instruction très peu de chose. Il y a des livres qui mapprennent les anecdotes vraies ou fausses dune cour. Quiconque a vu les cours, ou a eu envie de les voir, est aussi avide de ces illustres bagatelles quune femme de province aime à savoir les nouvelles de sa petite ville: cest au fond la même chose et le même mérite. On sentretenait sous Henri IV des anecdotes de Charles IX. On parlait encore de M. le duc de Bellegarde dans les premières années de Louis XIV. Toutes ces petites miniatures se conservent une génération ou deux, et périssent ensuite pour jamais. On néglige cependant pour elles des connaissances dune utilité plus sensible et plus durable. Je voudrais apprendre quelles étaient les forces dun pays avant une guerre, et si cette guerre les a augmentées ou diminuées. LEspagne a-t-elle été plus riche avant la conquête du nouveau monde quaujourdhui ? De combien était-elle plus peuplée du temps de Charles-Quint que sous Philippe IV? Pourquoi Amsterdam contenait-elle à peine vingt mille âmes il y a deux cents ans ? Pourquoi a-t-elle aujourdhui deux cent quarante mille habitants? Et, comment le sait-on positivement? De combien lAngleterre est-elle plus peuplée quelle ne létait sous Henri VIlI? Serait-il vrai, ce quon dit dans les Lettres persanes, que les hommes manquent à la terre, et quelle est dépeuplée en comparaison de ce quelle était il y a deux mille ans ? Rome, il est vrai, avait alors plus de citoyens quaujourdhui. Javoue quAlexandrie et Carthage étaient de grandes villes; mais [140] Paris, Londres, Constantinople, le grand Caire, Amsterdam, Hambourg, nexistaient pas. Il y avait trois cents nations dans les Gaules, mais ces trois cents nations ne valaient pas la notre ni en nombre dhommes ni en industrie. LAllemagne était une forêt: elle est couverte de cent villes opulentes. Il semble que lesprit de critique lasse de ne persécuter que des particuliers, ait pris pour objet lunivers. On crie toujours que ce monde dégénère; et on veut encore quil se dépeuple. Quoi donc ! nous faudra-t-il regretter les temps où il ny avait pas de grand chemin de Bordeaux à Orléans, et où Paris était une petite ville dans laquelle on sengorgeait? On a beau dire, lEurope a plus dhommes qualors et les hommes valent mieux. On pourra savoir dans quelques années combien lEurope est en effet peuplée; car dans presque toutes les grandes villes, on rend public le nombre des naissances au bout de lannée, et sur la règle exacte et sûre que vient de donner un Hollandais aussi habile quinfatigable, on sait le nombre des habitants par celui des naissances. Voila déjà un des objets de la curiosité de quiconque veut faire lhistoire en citoyen et en philosophe. Il sera bien loin de sen tenir à cette connaissance; il recherchera quel a été le vice radical et la vertu dominante dune nation; pourquoi elle a été puissante ou faible sur la mer; comment et jusquà quel point elle sest enrichie depuis un siècle; les registres des exportations peuvent lapprendre. Il voudra savoir comment les arts, les manufactures se sont établis; il suivra leur passage; et leur retour dun pays dans un autre. Les changements dans les moeurs et dans les lois seront enfin son grand objet. On saurait ainsi lhistoire des hommes, au lieu de savoir une faible partie de lhistoire des rois et des cours. En vain je lis les annales de France: nos historiens se taisent tous sur ces détails. Aucun na eu pour devise: Homo sum, humani nil a me alienum puto. Il faudrait donc, me semble, incorporer avec art ces connaissances utiles dans le tissu des événements. Je crois que cest la seule manière décrire lhistoire moderne en vrai politique et en vrai philosophe. Traiter lhistoire ancienne, cest compiler, me semble, quelques vérités avec mille mensonges. Cette histoire nest peut-être utile que de la même manière dont lest la fable: par de grands événements qui font le sujet perpétuelle de nos tableaux, de nos poèmes, de nos conversations, et dont on tire des traits de morale. Il faut savoir les exploits dAlexandre, comme on sait les travaux dHercule. [141] Enfin cette histoire ancienne me paraît, à légard de la moderne, ce que sont les vieilles médailles en comparaison des monnaies courantes; les premières restent dans les cabinets; les secondes circulent dans lunivers pour le commerce des hommes. Mais, pour entreprendre un tel ouvrage, il faut des hommes qui connaissent autre chose que les livres. Il faut quils soient encouragés par le gouvernement autant au moins pour ce quils feront, que le furent les Boileau, les Racine, les Valincour, pour ce quils ne firent point; et quon ne dise pas deux ce que disait de ces messieurs un commis du trésor royal, homme desprit: "Nous navons vu encore deux que leurs signatures". |
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(*) Ce texte parut pour la première fois dans La Mérope française avec quelques petites pièces de littérature, Paris, Prault fils, 1744. La présente édition a été exécutée sur le texte de l'édition Moland des Ouevres de Voltaire (vol. XVI, Paris, 1878, pp. 138-141), auquel se réfère la numérotation de page entre crochets. |