[977] C’est particulierement par l’histoire que
les hommes peuvent etre instruits agreablement, il faut aux hommes du plaizir
present, et s’il est possible il faut leur assurer en mème tems des
plaizirs futurs, ainsi c’est particulierement en ecrivant l’histoire
qu’il faut joindre l’agreable a l’utile, c’est dans
l’histoire que l’on puroit trouver d’un coté le plaizir
prezent cauzé par des evenemens curieux et interessans et peints avec
naiveté et avec force et de l’autre des plaizirs futurs par des
reflexions sages qui augmentent la prudence du lecteur pour sa conduite future.
Il n’y a proprement que deux sortes d’histoires curieuzes et
interessantes, l’une est l’histoire des hommes illustres pour
enseigner aux lecteurs la voye que l’on doit tenir pour etre plus hureux
et plus estiméz que leurs pareils, telle est la prudence que
l’historien doit tacher d’augmenter dans ses lecteurs.
L’autre est l’histoire des afaires de la nation et surtout de
celles qui ont cauzé de grands changemens dans les etats soit en bien
soit en mal, le but d’un pareil historien est de montrer par des
reflexions justes a ceux qui doivent entrer dans les afaires publiques les
moyens d’eviter des maux et d’obtenir des biens semblables, telle
est la prudence politique, qu’il faut chercher dans la conoissance des
evenemens passéz. Ecrire exactement la vie d’un homme du commun,
qui n’a eté distingu entre ses pareils ni par ses grans
talens ni par ses grans emplois ni par sa grande fortune, c’est choizir un
sujet, qui n’est ni curieux ni interessant, ce n’est pas qu’il
ne put plaire par la maniere delicate et vive dont il pouroit etre ecrit, ce
n’est pas mème qu’un pareil ouvraje ne put etre utile par la
beauté des reflexions sur les fautes que cet homme du commun auroit
faites dans sa conduite, mais on dira toujours de l’auteur c’est
domaje qu’il ait si mal choisi son sujèt et cela fait tort au
discernement de l’ecrivain. Si un historien preferait de
mème d’ecrire les revolutions d’une petite Republique,
d’une petite Souveraineté a ecrire les revolutions d’un grand
Etat il pecheroit dans le choix de son sujèt si d’ailleurs il avoit
d’egale facilitez pour les deux entreprizes les lecteurs ont toujours une
beaucoup plus grande curiosité de conoitre les revolutions d’un
grand Empire que les revolu[978]tions | d’une petite Republique.
Il y a des ecrivains qui content si agreablement qu’ils feront
toujours lire avec avidité des evenemens peu interessans, mais il y a un
grand inconvenient dans l’histoire, c’est que ceux qui savent conter
si agreablement et si naivement sont des genies d’une imagination
vigoureuze et par consequent d’une très petite intelligence et
d’une raizon très faible ils ne sont ni bons filosofes moraux ni
bons filosofes politiques, leurs narrations sont charmantes leurs reflexions
fausses et pitoyables. La cronique est seche et peu interessante,
l’histoire est vive touchante et très amuzante. Cela me feroit
penser, qu’un historien dans l’histoire generale d’une nation
devroit etre historien pour bien peindre en entier et avec vivacité les
cauzes des grans evenemens et croniqueur pour ne rien omètre de curieux
arrivé dans chaque regne mais a la fin de chaque regne et en caractere
plus petit. Plut a Dieu que ceux, qui ont ecrit l’histoire de
F’rance eussent sonjé a separer ainsi l’histoire de la
Cronique, d’un coté ils auroint doné une etendue
convenable a leur histoire aux endrois les plus interessans qu’ils ont
pour ainsi dire etrangléz a fin d’avoir place pour parler de chozes
qui ne convenoient qu’a la cronique, ils n’auroient pas mis dans
l’histoire pluzieurs chozes, qui font languir le lecteur et de
l’autre ils n’auroient pas omis dans la cronique pluzieurs chozes
curieuzes qu’ils n’ont pu faire entrer dans leur histoire. Ils
ont ainsi gaté l’histoire et negligé la Cronique, ils
sont tonbéz dans ces inconveniens faute de faire atention qu’il y a
certains détails qui interessent à la verité le
Iurisconsulte, le Magistrat, l’homme de guerre, le Religieux, le
Téologien, le Negociateur, le Medecin, le Genealogiste,
l’astronome, le Geografe, en un mot, l’homme de métier, mais
détails qui sont enneyeux [979] pour le commun des | lecteurs qui
ne sont d’aucun metier et que tous ces mèmes faits qui par leur
longeur necessaire refroidissent l’histoire embelliroient la Cronique.
Il est vrai, que les meilleurs historiens grecs et latins eux-mèmes
ne nous ont pas doné cet exemple, ainsi il n’est pas etonant, que
nos historiens qui ne sont la plupart que médiocres copistes
n’ayent pas eu cette vue pour perfectioner le genre historique, mais nos
premiers historiens, que nous prenons pour modèles, feroient
eux-mèmes cette distinction entre Cronique et histoire s’ils
vivoient parmi nous. La Cronique est un recit seq a peu prèz comme
sont les recits de nos gazètes, dans lesquels le Gazetier raconte les
faits sans se méler de nous instruire des cauzes, qui les ont produits,
l’histoire au contraire choizit les faits les plus interessants et nous en
develope les veritables causes et porte son jugement sur les actions et sur les
entreprises de ceux q’ils mettent sur la scène et c’est pour
cela que je voudrois que la Cronique fut en petit caractere seulement pour les
curieux. Quoique la plupart de ceux qui lizent l’histoire, ne la lizent
que pour se divertir, ils ne laissent pas sans y penser d’orner leur
memoire, de former leur jugement et de prendre des sentimens justes et
raizonable si l’historien a bien choizi son sujet s’il ecrit
judicieuzement, s’il peint avec des traits et des couleurs convenables les
actions ou blamables ou vertueuzes et les entreprises hardies et
perilleuzes. Leur plaizir n’est pas tant de voir les grands evenemens
fidelement racontez que de voir les passions et les diverses situations
d’esprit de ceux qui y ont eu part exactement representées. Les
lecteurs veulent conoitre les afaires, mais ils ne se soucient gueres de les
conoitre qu’autant quelles peuvent contribuer a leur faire conoitre les
hommes qui s’en sont mèléz. Ils veulent du vrai dans les
evenemens c’est par la qu’il prèférent
l’histoire aux romans, mais ils cherchent encore plus l’agreable et
le plaisir de la representation naive qu’ils ne cherchent le vrai et
c’est par la qu’ils prèférent souvent et avec raizon
le Roman sensé, interessant, bien ecrit, propre a faire aimer la vertu a
la simple Cronique, ou a l’histoire mal ecrite et peu interessante. Les
curieux, qui ne sont pas savans, lizent a la verite avec [980] plaizir ce
| qui est agreablement ecrit, car ils sont hommes, mais comme curieux ils ne
sont pas contens du plaizir prezent qu’ils tirent de la lecture,
s’ils ne trouvent des faits de Cronologie, de Geografie, de
Genéalogie, de Literature, de Grammaire et d’autres choses qui
regardent la conoissance des arts, des sciences, des lois, des religions, des
habillemens et de tout ce qu’on apele antique, cette sorte de
curiosité a son plaizir propre pour eux. La plupart mème de ces
curieux se soutiennent dans cette recherche par vanité, ils veulent jouir
de la gloire de savoir une infinité de choses particulieres que les
autres ne savent point, il ne leur importe pas tant qu’elles soient fort
utiles et dignes d’etre conues, il leur sufit qu’elles soient rares
et que peu de persones en ayent conoissance, ce n’est pas la veritable
valeur des chozes qui en fait le prix dans leur esprit c’est la
rareté. C’est pour ces sortes de curieux qu’on doit
ecrire des Croniques et c’est ainsi que l’on peut contenter par
divers ouvrages ces sortes de lecteurs que l’on ne pouroit jamais
contenter par un seul, les uns par une histoire ou la reprezentation des
passions puisse interesser tout le monde, les autres par une Cronique ample et
bien circonstanciée ou la curiosité des autres puisse etre
satisfaite. La Cronique soufre et demande des notes sensées, curieuzes
et meme de courtes dissertations; or qui ne voit que notes et dissertations sont
insuportables dans l’histoire ou l’on veut voir les hommes
agitéz de dezirs et de craintes, je ne sai mème si pour bien
ecrire la Cronique il ne faut pas des talens fort diferens de ceux qui sont
necessaires pour bien ecrire l’histoire. Il faut au Croniqueur un
esprit de precizion, une crainte d’a[981]firmer malapropos, une
atention a ne pas | donner comme certain ce qui n’est que douteux une
exactitudes dans les citations, toutes qualitéz qui ne sont pas
nécèssaires au mème dégré a
l’historien. Mais il faut a l’historien une equité a jugez
sans partialité du prix des actions, une justesse de sentiment, une
delicatesse a démeler les diferences des caracteres semblables, une
atention a né rien outrer dans les peintures, une justesse de gout pour
sentir les dégréz de couleur convenable a chaque choze pour eviter
tantot les exagerations, tantot les pointes qu’afectent les jeunes
ecrivains, qui veulent montrer de l’esprit lors mème qu’il
n’est question que d’une narration simple et naive, il faut une
grande penetration pour démèler les veritables cauzes des
evenemens; or toutes ces qualitéz ne sont pas nécéssaires
au mème dégré au Croniquer. Ce n’est pas que le
mème auteur ne les puisse rassemblez mais je croi qu’a cauze de la
diférence de ces qualitéz il est dificile que le mème homme
excèle egalement dans ces deux especes de narrations, l’historien
vize bien a dire la verité, mais il vize encore plus a exciter dans les
lecteurs les passions convenables au sujet, il en veut au coeur il vize a faire
aimer et estimer les uns, a faire bair et mepriser les autres au point
qu’ils le meritent. Le Croniqueur se tient sechement aux veritéz
de simple curiosité et se, borne uniquement ou a orner la memoire ou a
eclairer l’esprit du lecteur, il se soucie de representer les chozes et se
soucie peu de representer les hommes. Le bon historien a ainsi sur le bon
Croniqueur le mème avantage que les plaizirs, que donent les passions,
ont sur les plaizirs, qui viennent de la conoissance de la verité, et
ceci fait voir, que mèler des faits de pure cronique ou de pure
curiozité dans une histoire vivement ecrite, c’est pretendre que
l’on quite dans un repas ce qu’il y a de plus delicat et de plus
sensible pour gouter le moins sensible, ce qui est, ce me semble, une veritable
faute de jugement. Mais ne peut on point (m’a t’on dit) dans
L’histoire generale d’une nation contenter par un mème
ouvrage les gens d’esprit, du monde et les curieux? ne peut on pas
s’assujetir a ne prendre [982] de faits de pure curiosité
que ce | qui peut plaire aux gens du monde? Je répond a cela. 1°
Que dèzque l’historien quite la peinture des passions des hommes
pour peindre des choses qui n’ont point de raport aux dezirs et aux
craintes mais seulement au gout qu’ils ont pour le rare, la plupart des
lecteurs languissent parceque la plupart ne sont pas asséz touchéz
de ces raretéz. 2° Non seulement vous ne reussirez point
auprèz du plus grand nombre par ces sortes de recits, mais vous ne
reussirez point mème auprèz des curieux c’est que pour ne
point deplaire aux uns vous serez obligé de retrencher un grand nombre de
details que le curieux regarde comme essentiels, vous ne sauriéz pour un
homme de guerre entrer dans un trop grand detail d’un siege, d’une
bataille, il faut des cartes, des plans, des denombremens exacts. Vous ne
sauriéz pour un négociateur entrer dans un trop grand detail
d’une negociation, traitèz, lètres, conferences, disputes,
memoires, de mème pour un Teologien, s’il s’agit de
controverse pour peu que vous en retrenchiéz vous courez risque de lui
oter ce dont il est le plus curieux, de sorte qu’il est réellement
impossible ou que vous n’en disiéz trop pour les uns qui sont en
plus grand nombre et les plus considerables ou que vous n’en disiéz
pas assèz pour les autres. Je croi que dans un Etat il devroit y
avoir de deux genres de Narrateurs, des historiens et des Croniqueurs et que
c’est un reste de barbarie parmi nous de n’avoir pas encore de
compagnies formées exprèz pour conserver a la posterité
avec une autorité sufizante d’un coté les actions,
les entreprizes et les qualitéz du prince et des grands homes qui
emploient de grans talens a son service et au service de la patrie et pour
raconter de l’autre les choses nouvelles ou extraordinaire, qui sont
arivées dans le mème tems. Il y a deux sortes
d’histoires, l’une est originale, c’est
cè[983]le | qui est ecrite par un contemporain qui a vu les
evenemens qu’il raconte, ou qui les sait par ceux mèmes qui ont
eté temoins, l’autre est l’histoire copiée et
compilée de divers historiens contemporains nous avons grand besoin de
compilateurs, mais il me semble que nous aurions encore plus bezoin
d’historiens originaux et contemporains et c’est pour cela que
j’ai fait les Reflexions suivantes. Nous tenons de l’auteur de la
nature, le dezir d’etre estiméz et honorez dans la posterité
pour des travaux utiles et agreables pour nos successeurs. C’est un
effet de la bienfaizance de l’etre souverainement bienfaizant qui a bien
voulu nous engager par un plaizir d’imagination a travailler pour
l’agrement et pour l’utilité de notre posteriorité
comme nos ancètres les plus reculèz solicitez par un semblable
plaizir ont travaillé pour nous dans les siecles passéz. Loin
que ce dezir nuize au bonheur de celui qui y est livré il l’ocupe
agreablement comme les autres esperances inocentes telles que sont
l’esperance et le dezir d’aquerir des richesses, des terres, des
maisons, de la reputations, d’obtenir des etablissemens pour les enfans,
pour les parens, pour les amis, le tout par des voyes permises et
inocentes. Loin que le dezir d’un nom celebre et immortel nuize au
bonheur des autres il porte au contraire celui qui en est possesse a lire des
chozes, dont ceux qui vivent et qui vivront puisse tirer quelque grande
utilité ou quelque grand agrèment car enfin qui est ce qu’on
loue plus volontiers que celui qui nous procure quelque avantage considerable?
Et aprèz tout il n’y gueres que ceux qui dezirent d’etre
louez comme dit Pline qui fassent des choses louables. Ainsi loin de trouver
que ce dezir soit blamable je croi au contraire que les plus sages legislateurs
ne sauroient faire trop de reglemens propres pour l’inspirer a plus de
persones pour l’entretenir et pour le fortifier de plus en plus comme un
des plus solides moyens de rendre de jour en jour la societé plus comode
et les citoyens futurs plus hureux. | [984] Pour revenir aux divers
moyens, dont un particulier peut se servir pour faire durer son nom il me parait
que le plus seur serait d’ecrire bien l’histoire de son tems, non
seulement le bon historien contemporain rend son nom immortel mais il a
l’avantage de pouvoir immortalizer le nom de ses parens, de ses amis et
sur tout des grans hommes de son tems. Le plus anciens monumens des hommes
sont dus a l’ecriture je sai bien que les piramides d’Egipte sont
plus anciens que les plus anciens livres, mais on jouhaiteroit que ces piramides
nous eussent conservé les noms, les actions et le tems, ou ont vecu ceux
qui les ont fait batir; or les auteurs des livres anciens quoique moins anciens
que ces piramides en recueillant les traditions ecrites et non ecrites de leur
tems nous ont conservé des noms et des faits beaucoup plus anciens
que ces piramides mèmes. A l’egard des autres sortes
d’ouvrages d’esprit ils ne sont pas a beaucoup prèz si
durables que sont les histoires contemporaines, le travail des compilateurs
d’histoires ancienes ne dure que jusqu’a ce qu’un nouveau
compilateur des mèmes histoires aidé par les fautes de ceux qui
l’ont précédé, reussise mieux par rapport au gout de
son siecle soit pour le stile, soit pour le langage, soit a cauze des nouvelles
aditions. Aussi voions nous que ces sortes de compilations se perfectionnent
si bien de siecle en siecle que les compilations modernes etoufent et
aneantissent les anciènes et c’est beancoup quand ces histoires
compilées durent un siecle a moins que les ouvrages des contemporains ne
vienent eux mèmes a se perdre et a s’aneantir. Il n’est
pas de mème des histoires contemporaines plus elles sont ancienes et en
petit nombre plus elles nous sont precieuzes elles sont beau etre mal ecrites,
comme ce sont des originaux et [985] les seuls temoins des faits
de leur | tems le bezoin que l’on aura d’eux dans tous les siecles
posterieurs les fera durer autant que les hommes sont curieux de savoir les
choses passees. Il y avoit des poètes, des orateurs, des predicateurs,
des fiziciens, des medecins, etc.. il y a trois cens ans, que nous reste
t’il de leurs ouvrages? c’est que de siede en siede il s’est
fait de meilleurs ouvrages sur les mèmes sujets et le meilleur a
insensiblement aneanti le moins bon. Or tant qu’il n’y aura dans
les etats bien policez ni guerres civiles ni invazions de barbares ni de trop
longues et de trop frequentes guerres etrangeres, les arts et les siences iront
certainement en se perfectionent, et un ouvrage nouveau, qui sera dans la
plupart de ses parties plus parfait que le plus ancien sera
préferé et aneantira l’ancien. Aussi voions nous dans
quel mepris sont tombéz les fiziciens grces et arabes depuis 50 ans, on
ne les lit plus que comme historiens des conoissances humaines pour savoir
l’etat de l’esprit humain sur telle matiere dans tel siede et dans
tel pays et si leurs ouvrages se conservent encore lontems ce ne sera que pour
savoir l’histoire et le progrèz de la sience dont ils ont
traitè; c’est bien peu de chose pour leur reputation puisqu’a
l’egard de la sience qu’ils traitent et qui etait le coté par
lequel ils esperaient le plus de reputation, ils seront for mepriséz dans
la posterité. La langage des historiens originaux peut cesser
d’etre entendii par le vulgaire, mais les traductions ou du moins les
citations perpetuelles des compilateurs les feront revivre et les feront
toujours durer. Il me parait donq evident que si tous les arts et toutes les
siences continuent a se perfectioner pendant trois cens ans seulement sur le
pied qu’ils se sont perfectionéz depuis trente ans, on ne lira
presque plus aucun de nos poètes, aucun de nos orateurs, aucun de nos
fiziciens, aucun de nos sermons, aucun de nos traitéz de medecine, de
chimie, d’anatomie, de geometrie, d’algebre, d’astronomie, de
morale, de politique, qui sont les plus estiméz aujourduis. Ainsi on
peut dire que nos bons auteurs excepte nos historiens contemporains ont beau
s’eforcer pour rendre leur nom immortel par leurs ouvrages et
pour immortalizer leurs amis, ils auront aussi peu de succez dans leurs
esperances que nos bons auteurs d’il y a hors cens ans, dont la plupart
des noms sont déjà [986] presque enseveli dans
l’oubli et ceux qui | restent, doivent moins cette durée a la
bonté de leurs ouvrages, qui ont pèri, qu’à
l’exactitude de quelque historien contemporain qui les aura citez par
hazard dans son ouvrage. Un historien contemporain peut se promètre
la durée de son ouvrage 1° S’il se trouve le meilleur de tous
ceux de son tems. 2° Si son histoire embrasse un plus grand nombre
d’anées, mais des anées ou il a vecu et parmi des persones
instruites. 3° Si chaque anée de ses anales comprend un plus
grand nombre de faits, curieux et interessans. 4° Si un plus grand
nombre de lecteurs de diverses professions y trouvent plus abondament de quoi
contenter leur curiosité. 5° Si les faits y sont plus
agreablement contèz qu’ailleurs c’est a dire d’une
maniere qui tiene le lecteur plus atentif et plus avide de voir la fin de chaque
histoire, de chaque entreprise, un des moyens c’est de le jèter des
tems en tems dans quelque surprize, dont on le tire par la discussion des
cauzes. 6° Si les diverses passions y sont peintes plus vivement, car
c’est proprement le coloris du tableau et si l’on y trouve plus de
portraits et mieux finis. 7° S’il y a plus de Reflexions
sensées et bien amenées sur les fautes des Generaux; des Ministres
et si l’on indique ce qui les y a fait tomber et les manieres de les
eviter. 8° Si les jugemens sur les actions, sur les entreprizes et sur
les caracteres des hommes sont les plus utiles, les plus senséz, les plus
equitables, c’est proprement les traits des Maitres, qui demandent un
filosofe moral et politique et qui font l’utilité de
l’ouvrage, il faut beaucoup méditer pour composer une bone
histoire. 9° Si les faits y sont marquéz avec plus
d’exactitude, | [987] avec moins d’aparence, de contradiction
et mieux datez qu’ailleurs. 10° Si les faits racontez y sont plus
circonstanciéz et marquez par plus de circonstances
importantes. 11° Si l’auteur sait mieux distinguer ce qui doit
etre dans l’histoire et dans la Cronique et s’il embrasse dans son
dessein l’histoire et la Cronique de son siecle. 12° Si dans la
Cronique il y a plus de pièces originales et mieux choizies comme
traitéz, edits, manifestes, memoires particuliers, projèts tels
que ceux qui rendent le Mercure fransois un livre si considérable
presentement. 13° S’il y a plus d’estampes de persones
illustres, plus de cartes et de plans de villes ou de batailles lorsque
l’on prend la peine de les d’ecrire en detail dans la
Cronique. 14° Si dans la Cronique on a quelque atention aux genealogies
et a demèler les noms de familles, des noms de terres, les armoiries,
etc... 15° Si l’historien prend plus de soin d’instruire le
lecteur des grands proçéz, des loix, de la forme de divers
tribunaux. 16° S’il prend plus de soin de l’instruire de
certaines opinions qui marquent les moeurs des diverses professions. 17°
S’il prend plus de soin de l’instruire de l’etat et du
progrèz des arts, discipline militaire denombrement de troupes, diference
de troupes, grades diferens, etc. 18° S’il prend plus de soin de
l’instruire dans sa Cronique, de l’etat et du progrèz de la
marine et de divers denombremens de diverses sortes de vaisseaux,
d’oficiers, galeres, etc. 19° S’il prend plus de soin de
l’instruire dans sa Cronique de la forme des diférens Conseils, du
credit des Ministres de la forme du travail, du souverain et des moyens
qu’il met en uzaje pour voir plus clair et pour conoitre plus souvent la
verité. 20° S’il prend plus de soin dans sa Cronique
d’instruire son lecteur de l’etat des finances et des monoyes et des
diférens dénombremens de finances comme il y en a dans les
mémoires de Sully. 21° S’il prend plus de soin de
l’instruire des diferens dènombremens de la noblesse, des
Religieux, des Religieuses, des prètres [988] et autres |
Eclesiastiques, des males, des femelles, des enfans, des divers ages, du nombre
des morts etc. 22° S’il prend plus de soin de l’instruire
du gouvernement des provinces par les intendans. 23° S’il prend
plus de soin de l’instruire du detail des provinces par des extraits, des
memoires, qu’auront fourni les intendans des provinces. 24°
S’il prend plus de soin de l’instruire de divers nouveaux
etablissemens et de leur utilité. 25° S’il prend plus de
soin de l’instruire des rangs, des ceremonies, des
dignitéz. 26° S’il prend plus de soin de l’instruire
de l’etat et du progrèz de la police des grandes et des petites
viles. 27° S’il prend plus de soin de l’instruire de
l’etat des biens des particuliers soit par la capitation soit par le
dixieme denier et des biens eclesiastiques, des denombremens
d’Evechéz, abayes, prieuréz. 28° S’il prend
plus de soin de l’instruire de l’etat et du progrèz de
diferens comerces de terre et de mer avec plus de denombremens
exacts. 29° S’il prend plus de soin de l’instruire de
l’Etat des Coleges et de l’Education de la jeunesse, garsons et
filles, des hopitaux, des seminaires. 30° Si dans le cours de son
histoire il inspire plus d’ardeur pour imiter les hommes celebres par
leurs talens et par leurs vertus et s’il done plus de moyens pour y
parvenir. 31° S’il nous conserve plus de dits notables et
agreables des persones celebres. 32° S’il prend plus de soin de
nous instruire sur l’etat de chaque art, peinture, gravure, poesies,
Comedie, Muzique, etc., les divers progrèz qu’on y a faits a
l’ocazion de la mort des plus habiles. | [989] 33°
S’il prend plus de soin d’instruire le lecteur de l’etat et du
progrèz de chaque sience, des divers ouvrages des academies. 34°
S’il evite avec plus de soin de blamer et s’il prend plus
qu’un autre des ocazions de louer apropos et si les louanges qu’il
done sont proportionées aux sujets louables. 35° S’il est
d’une plus grande naissance et plus a portée d’e-re mieux
instruit etc. 36° S’il remarque mieux que les autres tout ce que
nous de manderions de plus et de moins dans les excelens historiens
contemporains entre les Grecs et les Romains tels que sont Thucidide, Polibe,
Tacite. 37° S’il se fait aider par d’habiles gens, ainsi je
suis persuadé qu’un homme d’esprit riche et laborieux auroit
un grand avantage sur celui que ne se peut faire aider par d’habiles
secretaires, mais plus il est dificile de trouver un pareil historien, un pareil
annaliste, plus il est visible qu’il rendroit son ouvrage d’un prix
fort superieux aux autres, une pareille ocupation lui procureroit mème
beaucoup de consideration, car enfin y a t’il quelqu’un dans le
Royaume ou chèz les etrangers qui ne souhaitat d’avoir une piace
honorable dans un ouvrage qui durera seurement autant que la curiosité,
sera un des besoins de la nature humaine. 38° S’il marque mieux
qu’un autre la grande utilité de certains Reglemens et de certains
Etablissemens, les fautes de ceux qui ont gouverné et les defauts du
gouvernement afinque les princes et les Ministres futurs etant plus instruits
des fautes de leurs predecesseurs puissent plus facilement en eviter de
semblables et choizir les moyens les plus propres pour rendre les sugets plus
justes, phus bienfaizans, plus tranquilles, plus riches et plus
hureux. 39° S’il a mieux demontré en quoi consiste la
beauté des actions; or cette beauté consiste en trois poincts,
1° motif vertueux, le dezir d’etre utile aux autres, 2°
dificultez a surmonter pour celui qui entreprend, 3° grande utilité
du succéz de l’entreprise. 40° Si pour encourager a eviter
les vices il sait apuyer comme il faut sur les malheurs que cauzent
l’amour, le jeu, l’ivrogne[990]rie, | la colere, la
vengeance, la vanité, l’extreme avanrice, l’extreme
avidité, l’envie etc. L’experience ou plutot les exemples des
faits quand ils sont joints aux reflexions sensées devienent des
demonstrations convaincantes et le lecteur en fait aizement des maximes de
conduite trèz propres a faire gouter la sajesse des loix qui sont faites
et a faire dezirer des loix assez sages pour diriger nos moeurs et surtout pour
nous contenir a l’egard des plaizins des sens dans les bornes de la
temperance pour les plaizirs du corps et dans les bornes de la modération
a l’egard des plaizirs de l’esprit. 41° Si
l’historien est doux, patient, indulgent, s’il prend soin
d’excuzer les Rois, les Ministres autant qu’ils doivent l’etre
sur le defaut des leurs lumieres, peccans est ignorans,
pardonèz leur Seigneur ils ne savent ce qu’ils
font. 42° L’histoire done un corps aux Reflexions, elle joint la
preuve invincible de l’experience aux preuves toujours un peu douteuzes de
la speculation, c’est ce qui compose des demonstrations completes pour la
conduite, on peut donc dire que d’un coté sans le secours des faits
les Reflexions sont trop vagues, plaizent peu a peu a l’esprit et y font
peu d’impression et que de l’autre sans le secours des Reflexions le
recit des faits peut bien etre amuzant, mais il devient inutile pour la conduite
du lecteur et ne lui sert de rien pour perfectioner son jugement et augmenter
son propre bonheur et celui des autres. 43° Il faut, que
l’historien songe qu’il parle peut etre a un lecteur qui vivra dans
cinq cens ans, dans mille ans, cette consideration lui fera facilement discerner
ce que ce lecteur se souciera et de ce qu’il ne se souciera pas de savoir,
cela me fait penser, que l’historien feroit bien de remarquer dans
Plutarque, dans Titelive, dans Tacite, dans Polibe, dans Joinville, dans Comine
etc. les chozes qui interessoient peut etre beaucoup dans leur tems, [991]
mais qui interessent peu | prezentement et celles qui interessent encore
sufizament les lecteurs et quelle est la cauze de cet interet que nous y
prenons. 44° De la on peut conclure, que l’historien doit bien
choizir les faits qu’il veut raconter et qu’il ne mette que le moins
qu’il poura ces faits de mode passagere, qui seront pei interessans pour
les lecteurs qui vivront dans mille ans. Je sai bien qu’une peinture fine
d’un homme d’une fortune mediocre peut plaire dans mille ans, encore
faut il que le caractere soit singulier, que la peinture en soit vive et que le
lecteur y aprend quelque choze d’utile. 45° Un jeune homme qui se
destine a ecrire l’histoire de sont tems pouroit s’exercer a faire
les mèmes vies que Plutarque a faites en observant d’en
rètrencher ce qui n’interesse plus. 46° Quand je lis Tacite
il me semble, que je considere un excelent tableau d’un excelent peintre
mais d’un sujet trèz dezagreable, il ne peint gueres que les
malheurs de regnes odieux et n’en peint presque rien d’agreable, il
n’excite dans le lecteur que la pitié pour les malhureux et la
haine pour les auteurs de ces malheurs; or ce sont toutes passions dezagreables
pour le lecteur, il ne laisse mème aucune instruction ni pour empecher
les princes de se faire hain ni pour leur donen les moyens de voir au travers de
la flaterie ce que le publiq pense d’eux. Tout ce qu’il raconte ce
raporte a un Empereur ou meprisable ou odieux, cet Empereur paroit le centre de
tout et comme il nous le done toujours sous une peinture haissable, il nous done
quelque eloignement pour le peintre lui mème, comunement les hommes
aiment mieux une copie mediocre d’un albane agreable que
l’original beaucoup mieux peint de la triste extreme onction du
pussin ou l’on ne voit que des personages soufrans. 47° Il
n’y a proprement que le beau qui merite d’etre peint il n’est
pas cependant malapropos de le peindre auprèz du laid pour mieux
contraster, le beau en paroit plus beau et le laid en paroit plus laid, il
seroit a souhaiter de peindre les persones tellèment en beau que le
lecteur souhaitat d’avoir vecu avec eux, [992] mais la
verité ne permet que | rarement de pareils tableaux, ainsi il en faut
revenir a peindre exactement d’aprèz nature, le bien est comunement
doublé du mal, le mal doublé du bien, le fort compagnon du foible
et tout cela dans le mème homme, voila le vrai, voila la simple nature.
48° Ecrire brievement et mème avec un air de brieveté, il
faut, ce me semble, etre en garde contre les figures de Rhetorique, c’est
que les figures sont les expressions d’un homme passioné et jamais
l’historien ne doit paroitre passioné. 49° D’un
coté la bone peinture conserve les faits mediocrement importans et les
faits importans de leur dote conservent la peinture mediocre, mais il faut
tacher d’assembler les faits importans avec la peinture excelente et voila
ce qui prouve que la peinture ne sauroit etre trop retouchée.
50° Les parens d’un historien, qui peint d’aprèz
nature, doivent etre assèz prudens pour ne prèter aucune partie de
ses Manuscrits historiques que cent ans aprèz sa mort sa sincerité
pouroit leur faire des enemis si quelques uns d’eux se destinoient de
generation a continuer les anales de France, il leur seroit facile de faire
mieux que lui parcequ’ils pouroient imiter ce qu’ils verroient de
bon et se garder des fautes qu’ils trouveroient dans son ouvrage et comme
leurs ouvrajes doneroient du relief au sien par leur nouveauté, le sien
par son ancieneté doneroit du relief aux leurs et ces ouvrages
gerviroient a se rendre mutuellement plus recomandables et atireroient
d’autant plus de consideration a une famille par l’utilité
dont ils seroient au publiq et tandis que les uns tacheroient de faire des
actions qui meriteroiont d’etre ecrites les autres tacheroient
d’ecrire des choses qui meriteroient d’etre lus.
| [993] 51° On peut inserer quelques mémoires
oniginaux pourvu qu’ils soint courts, quelques relations originales,
courtes et bien choizies. 52° Remonter souvent aux causes du bonheur ou
du malheur, il faut, que cette histoire soit particulierement distinguée
par cet endroit, qu’elle sente par tout ou le filosofe moral ou le
filosofe politique, il vaut mieux ecrire moins de faits mais les bien choizir et
les bien écrire il vaut mieux n’ecrire que quatre ou cinq articles
pour un an et les ecrire en entier. 53° Les historiens ordinaires ne
font que pei de Reflexions et les font mal, ils plaizent davantage aux jeunes
gens par la multitude des faits, mais ils n’istruizent persone par leurs
Reflexions, ainsi les experiences des evenemens ne servent que trèz peu
au lecteur pour en devenir plus vertueux et plus prudens c’est a dire plus
sage, cependant ils ont le plus beau champ du monde pour instruire,
puisqu’ils ont devant leurs yeux beaucoup d’experiences, aussi arive
t’il que le lecteur court a perte d’haleine aprèz les faits
qu’il en charge sa memoire mais qu’il n’atrape presque aucun
dégré de sagesse et que pour voir beaucoup de fautes et beaucoup
de folies il n’en devient pas plus sage. 54° A l’ocazion de
la mort d’un homme illustre il faut dire le progrèz de sa fortune
et les moyens qu’il a employéz pour etre plus hureux et pour se
distingueur entre ses pareils c’est dans l’anée qu’il
finit sa cariere que l’historien peut raporter quelque chose du cours de
sa vie, il faut de mème atendre la fin d’une afaire, qui a
duré plusieurs anées pour la raporter tout d’un coup toute
entiere. 55° Par ces termes on dit, m’à
conté, j’ai oui dire, l’auteur ne garantit
rien et ne laisse pas d’instruire egalement. 56° Les observations
de medecine nous guident et nous aident en pareilles ocazions a
prèférer certains prezervatifs, a prèférer centains
remedes; si nous avions de mème dans la morale et dans la politique des
observations faites historiquement et exactement par des filosofes sur les biens
et sur les maux qui sont ari[994]véz de tels ou tels choix
qu’ont fait ou | les particuliers qui gouvernent les afaires de leuns
familles ou les Ministres qui gouvernent les afaires publiques de toutes les
familles d’un Etat, nous verrions croitre bien sensiblement en peu de tems
la raison humaine c’est a dire la prudence des particuliens pour augmenter
leurs plaizirs et ceux de leurs familles et pour diminuer leurs maux on verroit
en peu de tems croitre sensiblement la Raizon des particuliers et la prudence
des Conseils des Souvenains.
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