Eliohs: Electronic Library of Historiography
01
 
Collane Catalogo Generale Altre Risorse Home

Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre

Dizcours sur la manière d'écrire l'histoire

Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Dizcours sur la manière d'écrire l'histoire, in appendice a M.G. Bottaro Palumbo, Storia e politica in un manoscritto inedito di Saint-Pierre, Genova, ECIG, 1978, pp. 15-31.
URL: http://www.eliohs.unifi.it/testi/700/saint-pierre
© Cromohs - HTML edition by Davide Arecco (d.arecco@inwind.it): january 2005.

[977] C’est particulierement par l’histoire que les hommes peuvent etre instruits agreablement, il faut aux hommes du plaizir present, et s’il est possible il faut leur assurer en mème tems des plaizirs futurs, ainsi c’est particulierement en ecrivant l’histoire qu’il faut joindre l’agreable a l’utile, c’est dans l’histoire que l’on puroit trouver d’un coté le plaizir prezent cauzé par des evenemens curieux et interessans et peints avec naiveté et avec force et de l’autre des plaizirs futurs par des reflexions sages qui augmentent la prudence du lecteur pour sa conduite future.
Il n’y a proprement que deux sortes d’histoires curieuzes et interessantes, l’une est l’histoire des hommes illustres pour enseigner aux lecteurs la voye que l’on doit tenir pour etre plus hureux et plus estiméz que leurs pareils, telle est la prudence que l’historien doit tacher d’augmenter dans ses lecteurs.
L’autre est l’histoire des afaires de la nation et surtout de celles qui ont cauzé de grands changemens dans les etats soit en bien soit en mal, le but d’un pareil historien est de montrer par des reflexions justes a ceux qui doivent entrer dans les afaires publiques les moyens d’eviter des maux et d’obtenir des biens semblables, telle est la prudence politique, qu’il faut chercher dans la conoissance des evenemens passéz.
Ecrire exactement la vie d’un homme du commun, qui n’a eté distingu entre ses pareils ni par ses grans talens ni par ses grans emplois ni par sa grande fortune, c’est choizir un sujet, qui n’est ni curieux ni interessant, ce n’est pas qu’il ne put plaire par la maniere delicate et vive dont il pouroit etre ecrit, ce n’est pas mème qu’un pareil ouvraje ne put etre utile par la beauté des reflexions sur les fautes que cet homme du commun auroit faites dans sa conduite, mais on dira toujours de l’auteur c’est domaje qu’il ait si mal choisi son sujèt et cela fait tort au discernement de l’ecrivain.
Si un historien preferait de mème d’ecrire les revolutions d’une petite Republique, d’une petite Souveraineté a ecrire les revolutions d’un grand Etat il pecheroit dans le choix de son sujèt si d’ailleurs il avoit d’egale facilitez pour les deux entreprizes les lecteurs ont toujours une beaucoup plus grande curiosité de conoitre les revolutions d’un grand Empire que les revolu[978]tions | d’une petite Republique.
Il y a des ecrivains qui content si agreablement qu’ils feront toujours lire avec avidité des evenemens peu interessans, mais il y a un grand inconvenient dans l’histoire, c’est que ceux qui savent conter si agreablement et si naivement sont des genies d’une imagination vigoureuze et par consequent d’une très petite intelligence et d’une raizon très faible ils ne sont ni bons filosofes moraux ni bons filosofes politiques, leurs narrations sont charmantes leurs reflexions fausses et pitoyables.
La cronique est seche et peu interessante, l’histoire est vive touchante et très amuzante.
Cela me feroit penser, qu’un historien dans l’histoire generale d’une nation devroit etre historien pour bien peindre en entier et avec vivacité les cauzes des grans evenemens et croniqueur pour ne rien omètre de curieux arrivé dans chaque regne mais a la fin de chaque regne et en caractere plus petit.
Plut a Dieu que ceux, qui ont ecrit l’histoire de F’rance eussent sonjé a separer ainsi l’histoire de la Cronique, d’un coté ils auroint doné une etendue convenable a leur histoire aux endrois les plus interessans qu’ils ont pour ainsi dire etrangléz a fin d’avoir place pour parler de chozes qui ne convenoient qu’a la cronique, ils n’auroient pas mis dans l’histoire pluzieurs chozes, qui font languir le lecteur et de l’autre ils n’auroient pas omis dans la cronique pluzieurs chozes curieuzes qu’ils n’ont pu faire entrer dans leur histoire.
Ils ont ainsi gaté l’histoire et negligé la Cronique, ils sont tonbéz dans ces inconveniens faute de faire atention qu’il y a certains détails qui interessent à la verité le Iurisconsulte, le Magistrat, l’homme de guerre, le Religieux, le Téologien, le Negociateur, le Medecin, le Genealogiste, l’astronome, le Geografe, en un mot, l’homme de métier, mais détails qui sont enneyeux [979] pour le commun des | lecteurs qui ne sont d’aucun metier et que tous ces mèmes faits qui par leur longeur necessaire refroidissent l’histoire embelliroient la Cronique.
Il est vrai, que les meilleurs historiens grecs et latins eux-mèmes ne nous ont pas doné cet exemple, ainsi il n’est pas etonant, que nos historiens qui ne sont la plupart que médiocres copistes n’ayent pas eu cette vue pour perfectioner le genre historique, mais nos premiers historiens, que nous prenons pour modèles, feroient eux-mèmes cette distinction entre Cronique et histoire s’ils vivoient parmi nous.
La Cronique est un recit seq a peu prèz comme sont les recits de nos gazètes, dans lesquels le Gazetier raconte les faits sans se méler de nous instruire des cauzes, qui les ont produits, l’histoire au contraire choizit les faits les plus interessants et nous en develope les veritables causes et porte son jugement sur les actions et sur les entreprises de ceux q’ils mettent sur la scène et c’est pour cela que je voudrois que la Cronique fut en petit caractere seulement pour les curieux.
Quoique la plupart de ceux qui lizent l’histoire, ne la lizent que pour se divertir, ils ne laissent pas sans y penser d’orner leur memoire, de former leur jugement et de prendre des sentimens justes et raizonable si l’historien a bien choizi son sujet s’il ecrit judicieuzement, s’il peint avec des traits et des couleurs convenables les actions ou blamables ou vertueuzes et les entreprises hardies et perilleuzes.
Leur plaizir n’est pas tant de voir les grands evenemens fidelement racontez que de voir les passions et les diverses situations d’esprit de ceux qui y ont eu part exactement representées.
Les lecteurs veulent conoitre les afaires, mais ils ne se soucient gueres de les conoitre qu’autant quelles peuvent contribuer a leur faire conoitre les hommes qui s’en sont mèléz.
Ils veulent du vrai dans les evenemens c’est par la qu’il prèférent l’histoire aux romans, mais ils cherchent encore plus l’agreable et le plaisir de la representation naive qu’ils ne cherchent le vrai et c’est par la qu’ils prèférent souvent et avec raizon le Roman sensé, interessant, bien ecrit, propre a faire aimer la vertu a la simple Cronique, ou a l’histoire mal ecrite et peu interessante.
Les curieux, qui ne sont pas savans, lizent a la verite avec [980] plaizir ce | qui est agreablement ecrit, car ils sont hommes, mais comme curieux ils ne sont pas contens du plaizir prezent qu’ils tirent de la lecture, s’ils ne trouvent des faits de Cronologie, de Geografie, de Genéalogie, de Literature, de Grammaire et d’autres choses qui regardent la conoissance des arts, des sciences, des lois, des religions, des habillemens et de tout ce qu’on apele antique, cette sorte de curiosité a son plaizir propre pour eux.
La plupart mème de ces curieux se soutiennent dans cette recherche par vanité, ils veulent jouir de la gloire de savoir une infinité de choses particulieres que les autres ne savent point, il ne leur importe pas tant qu’elles soient fort utiles et dignes d’etre conues, il leur sufit qu’elles soient rares et que peu de persones en ayent conoissance, ce n’est pas la veritable valeur des chozes qui en fait le prix dans leur esprit c’est la rareté.
C’est pour ces sortes de curieux qu’on doit ecrire des Croniques et c’est ainsi que l’on peut contenter par divers ouvrages ces sortes de lecteurs que l’on ne pouroit jamais contenter par un seul, les uns par une histoire ou la reprezentation des passions puisse interesser tout le monde, les autres par une Cronique ample et bien circonstanciée ou la curiosité des autres puisse etre satisfaite.
La Cronique soufre et demande des notes sensées, curieuzes et meme de courtes dissertations; or qui ne voit que notes et dissertations sont insuportables dans l’histoire ou l’on veut voir les hommes agitéz de dezirs et de craintes, je ne sai mème si pour bien ecrire la Cronique il ne faut pas des talens fort diferens de ceux qui sont necessaires pour bien ecrire l’histoire.
Il faut au Croniqueur un esprit de precizion, une crainte d’a[981]firmer malapropos, une atention a ne pas | donner comme certain ce qui n’est que douteux une exactitudes dans les citations, toutes qualitéz qui ne sont pas nécèssaires au mème dégré a l’historien.
Mais il faut a l’historien une equité a jugez sans partialité du prix des actions, une justesse de sentiment, une delicatesse a démeler les diferences des caracteres semblables, une atention a né rien outrer dans les peintures, une justesse de gout pour sentir les dégréz de couleur convenable a chaque choze pour eviter tantot les exagerations, tantot les pointes qu’afectent les jeunes ecrivains, qui veulent montrer de l’esprit lors mème qu’il n’est question que d’une narration simple et naive, il faut une grande penetration pour démèler les veritables cauzes des evenemens; or toutes ces qualitéz ne sont pas nécéssaires au mème dégré au Croniquer.
Ce n’est pas que le mème auteur ne les puisse rassemblez mais je croi qu’a cauze de la diférence de ces qualitéz il est dificile que le mème homme excèle egalement dans ces deux especes de narrations, l’historien vize bien a dire la verité, mais il vize encore plus a exciter dans les lecteurs les passions convenables au sujet, il en veut au coeur il vize a faire aimer et estimer les uns, a faire bair et mepriser les autres au point qu’ils le meritent.
Le Croniqueur se tient sechement aux veritéz de simple curiosité et se, borne uniquement ou a orner la memoire ou a eclairer l’esprit du lecteur, il se soucie de representer les chozes et se soucie peu de representer les hommes.
Le bon historien a ainsi sur le bon Croniqueur le mème avantage que les plaizirs, que donent les passions, ont sur les plaizirs, qui viennent de la conoissance de la verité, et ceci fait voir, que mèler des faits de pure cronique ou de pure curiozité dans une histoire vivement ecrite, c’est pretendre que l’on quite dans un repas ce qu’il y a de plus delicat et de plus sensible pour gouter le moins sensible, ce qui est, ce me semble, une veritable faute de jugement.
Mais ne peut on point (m’a t’on dit) dans L’histoire generale d’une nation contenter par un mème ouvrage les gens d’esprit, du monde et les curieux? ne peut on pas s’assujetir a ne prendre [982] de faits de pure curiosité que ce | qui peut plaire aux gens du monde? Je répond a cela.
1° Que dèzque l’historien quite la peinture des passions des hommes pour peindre des choses qui n’ont point de raport aux dezirs et aux craintes mais seulement au gout qu’ils ont pour le rare, la plupart des lecteurs languissent parceque la plupart ne sont pas asséz touchéz de ces raretéz.
2° Non seulement vous ne reussirez point auprèz du plus grand nombre par ces sortes de recits, mais vous ne reussirez point mème auprèz des curieux c’est que pour ne point deplaire aux uns vous serez obligé de retrencher un grand nombre de details que le curieux regarde comme essentiels, vous ne sauriéz pour un homme de guerre entrer dans un trop grand detail d’un siege, d’une bataille, il faut des cartes, des plans, des denombremens exacts.
Vous ne sauriéz pour un négociateur entrer dans un trop grand detail d’une negociation, traitèz, lètres, conferences, disputes, memoires, de mème pour un Teologien, s’il s’agit de controverse pour peu que vous en retrenchiéz vous courez risque de lui oter ce dont il est le plus curieux, de sorte qu’il est réellement impossible ou que vous n’en disiéz trop pour les uns qui sont en plus grand nombre et les plus considerables ou que vous n’en disiéz pas assèz pour les autres.
Je croi que dans un Etat il devroit y avoir de deux genres de Narrateurs, des historiens et des Croniqueurs et que c’est un reste de barbarie parmi nous de n’avoir pas encore de compagnies formées exprèz pour conserver a la posterité avec une autorité sufizante d’un coté les actions, les entreprizes et les qualitéz du prince et des grands homes qui emploient de grans talens a son service et au service de la patrie et pour raconter de l’autre les choses nouvelles ou extraordinaire, qui sont arivées dans le mème tems.
Il y a deux sortes d’histoires, l’une est originale, c’est cè[983]le | qui est ecrite par un contemporain qui a vu les evenemens qu’il raconte, ou qui les sait par ceux mèmes qui ont eté temoins, l’autre est l’histoire copiée et compilée de divers historiens contemporains nous avons grand besoin de compilateurs, mais il me semble que nous aurions encore plus bezoin d’historiens originaux et contemporains et c’est pour cela que j’ai fait les Reflexions suivantes.
Nous tenons de l’auteur de la nature, le dezir d’etre estiméz et honorez dans la posterité pour des travaux utiles et agreables pour nos successeurs.
C’est un effet de la bienfaizance de l’etre souverainement bienfaizant qui a bien voulu nous engager par un plaizir d’imagination a travailler pour l’agrement et pour l’utilité de notre posteriorité comme nos ancètres les plus reculèz solicitez par un semblable plaizir ont travaillé pour nous dans les siecles passéz.
Loin que ce dezir nuize au bonheur de celui qui y est livré il l’ocupe agreablement comme les autres esperances inocentes telles que sont l’esperance et le dezir d’aquerir des richesses, des terres, des maisons, de la reputations, d’obtenir des etablissemens pour les enfans, pour les parens, pour les amis, le tout par des voyes permises et inocentes.
Loin que le dezir d’un nom celebre et immortel nuize au bonheur des autres il porte au contraire celui qui en est possesse a lire des chozes, dont ceux qui vivent et qui vivront puisse tirer quelque grande utilité ou quelque grand agrèment car enfin qui est ce qu’on loue plus volontiers que celui qui nous procure quelque avantage considerable? Et aprèz tout il n’y gueres que ceux qui dezirent d’etre louez comme dit Pline qui fassent des choses louables.
Ainsi loin de trouver que ce dezir soit blamable je croi au contraire que les plus sages legislateurs ne sauroient faire trop de reglemens propres pour l’inspirer a plus de persones pour l’entretenir et pour le fortifier de plus en plus comme un des plus solides moyens de rendre de jour en jour la societé plus comode et les citoyens futurs plus hureux. |
[984] Pour revenir aux divers moyens, dont un particulier peut se servir pour faire durer son nom il me parait que le plus seur serait d’ecrire bien l’histoire de son tems, non seulement le bon historien contemporain rend son nom immortel mais il a l’avantage de pouvoir immortalizer le nom de ses parens, de ses amis et sur tout des grans hommes de son tems.
Le plus anciens monumens des hommes sont dus a l’ecriture je sai bien que les piramides d’Egipte sont plus anciens que les plus anciens livres, mais on jouhaiteroit que ces piramides nous eussent conservé les noms, les actions et le tems, ou ont vecu ceux qui les ont fait batir; or les auteurs des livres anciens quoique moins anciens que ces piramides en recueillant les traditions ecrites et non ecrites de leur tems nous ont conservé des noms et des faits beaucoup plus anciens que ces piramides mèmes.
A l’egard des autres sortes d’ouvrages d’esprit ils ne sont pas a beaucoup prèz si durables que sont les histoires contemporaines, le travail des compilateurs d’histoires ancienes ne dure que jusqu’a ce qu’un nouveau compilateur des mèmes histoires aidé par les fautes de ceux qui l’ont précédé, reussise mieux par rapport au gout de son siecle soit pour le stile, soit pour le langage, soit a cauze des nouvelles aditions.
Aussi voions nous que ces sortes de compilations se perfectionnent si bien de siecle en siecle que les compilations modernes etoufent et aneantissent les anciènes et c’est beancoup quand ces histoires compilées durent un siecle a moins que les ouvrages des contemporains ne vienent eux mèmes a se perdre et a s’aneantir.
Il n’est pas de mème des histoires contemporaines plus elles sont ancienes et en petit nombre plus elles nous sont precieuzes elles sont beau etre mal ecrites, comme ce sont des originaux et [985] les seuls temoins des faits de leur | tems le bezoin que l’on aura d’eux dans tous les siecles posterieurs les fera durer autant que les hommes sont curieux de savoir les choses passees.
Il y avoit des poètes, des orateurs, des predicateurs, des fiziciens, des medecins, etc.. il y a trois cens ans, que nous reste t’il de leurs ouvrages? c’est que de siede en siede il s’est fait de meilleurs ouvrages sur les mèmes sujets et le meilleur a insensiblement aneanti le moins bon.
Or tant qu’il n’y aura dans les etats bien policez ni guerres civiles ni invazions de barbares ni de trop longues et de trop frequentes guerres etrangeres, les arts et les siences iront certainement en se perfectionent, et un ouvrage nouveau, qui sera dans la plupart de ses parties plus parfait que le plus ancien sera préferé et aneantira l’ancien.
Aussi voions nous dans quel mepris sont tombéz les fiziciens grces et arabes depuis 50 ans, on ne les lit plus que comme historiens des conoissances humaines pour savoir l’etat de l’esprit humain sur telle matiere dans tel siede et dans tel pays et si leurs ouvrages se conservent encore lontems ce ne sera que pour savoir l’histoire et le progrèz de la sience dont ils ont traitè; c’est bien peu de chose pour leur reputation puisqu’a l’egard de la sience qu’ils traitent et qui etait le coté par lequel ils esperaient le plus de reputation, ils seront for mepriséz dans la posterité.
La langage des historiens originaux peut cesser d’etre entendii par le vulgaire, mais les traductions ou du moins les citations perpetuelles des compilateurs les feront revivre et les feront toujours durer.
Il me parait donq evident que si tous les arts et toutes les siences continuent a se perfectioner pendant trois cens ans seulement sur le pied qu’ils se sont perfectionéz depuis trente ans, on ne lira presque plus aucun de nos poètes, aucun de nos orateurs, aucun de nos fiziciens, aucun de nos sermons, aucun de nos traitéz de medecine, de chimie, d’anatomie, de geometrie, d’algebre, d’astronomie, de morale, de politique, qui sont les plus estiméz aujourduis.
Ainsi on peut dire que nos bons auteurs excepte nos historiens contemporains ont beau s’eforcer pour rendre leur nom immortel par leurs ouvrages et pour immortalizer leurs amis, ils auront aussi peu de succez dans leurs esperances que nos bons auteurs d’il y a hors cens ans, dont la plupart des noms sont déjà [986] presque enseveli dans l’oubli et ceux qui | restent, doivent moins cette durée a la bonté de leurs ouvrages, qui ont pèri, qu’à l’exactitude de quelque historien contemporain qui les aura citez par hazard dans son ouvrage.
Un historien contemporain peut se promètre la durée de son ouvrage 1° S’il se trouve le meilleur de tous ceux de son tems.
2° Si son histoire embrasse un plus grand nombre d’anées, mais des anées ou il a vecu et parmi des persones instruites.
3° Si chaque anée de ses anales comprend un plus grand nombre de faits, curieux et interessans.
4° Si un plus grand nombre de lecteurs de diverses professions y trouvent plus abondament de quoi contenter leur curiosité.
5° Si les faits y sont plus agreablement contèz qu’ailleurs c’est a dire d’une maniere qui tiene le lecteur plus atentif et plus avide de voir la fin de chaque histoire, de chaque entreprise, un des moyens c’est de le jèter des tems en tems dans quelque surprize, dont on le tire par la discussion des cauzes.
6° Si les diverses passions y sont peintes plus vivement, car c’est proprement le coloris du tableau et si l’on y trouve plus de portraits et mieux finis.
7° S’il y a plus de Reflexions sensées et bien amenées sur les fautes des Generaux; des Ministres et si l’on indique ce qui les y a fait tomber et les manieres de les eviter.
8° Si les jugemens sur les actions, sur les entreprizes et sur les caracteres des hommes sont les plus utiles, les plus senséz, les plus equitables, c’est proprement les traits des Maitres, qui demandent un filosofe moral et politique et qui font l’utilité de l’ouvrage, il faut beaucoup méditer pour composer une bone histoire.
9° Si les faits y sont marquéz avec plus d’exactitude, | [987] avec moins d’aparence, de contradiction et mieux datez qu’ailleurs.
10° Si les faits racontez y sont plus circonstanciéz et marquez par plus de circonstances importantes.
11° Si l’auteur sait mieux distinguer ce qui doit etre dans l’histoire et dans la Cronique et s’il embrasse dans son dessein l’histoire et la Cronique de son siecle.
12° Si dans la Cronique il y a plus de pièces originales et mieux choizies comme traitéz, edits, manifestes, memoires particuliers, projèts tels que ceux qui rendent le Mercure fransois un livre si considérable presentement.
13° S’il y a plus d’estampes de persones illustres, plus de cartes et de plans de villes ou de batailles lorsque l’on prend la peine de les d’ecrire en detail dans la Cronique.
14° Si dans la Cronique on a quelque atention aux genealogies et a demèler les noms de familles, des noms de terres, les armoiries, etc...
15° Si l’historien prend plus de soin d’instruire le lecteur des grands proçéz, des loix, de la forme de divers tribunaux.
16° S’il prend plus de soin de l’instruire de certaines opinions qui marquent les moeurs des diverses professions.
17° S’il prend plus de soin de l’instruire de l’etat et du progrèz des arts, discipline militaire denombrement de troupes, diference de troupes, grades diferens, etc.
18° S’il prend plus de soin de l’instruire dans sa Cronique, de l’etat et du progrèz de la marine et de divers denombremens de diverses sortes de vaisseaux, d’oficiers, galeres, etc.
19° S’il prend plus de soin de l’instruire dans sa Cronique de la forme des diférens Conseils, du credit des Ministres de la forme du travail, du souverain et des moyens qu’il met en uzaje pour voir plus clair et pour conoitre plus souvent la verité.
20° S’il prend plus de soin dans sa Cronique d’instruire son lecteur de l’etat des finances et des monoyes et des diférens dénombremens de finances comme il y en a dans les mémoires de Sully.
21° S’il prend plus de soin de l’instruire des diferens dènombremens de la noblesse, des Religieux, des Religieuses, des prètres [988] et autres | Eclesiastiques, des males, des femelles, des enfans, des divers ages, du nombre des morts etc.
22° S’il prend plus de soin de l’instruire du gouvernement des provinces par les intendans.
23° S’il prend plus de soin de l’instruire du detail des provinces par des extraits, des memoires, qu’auront fourni les intendans des provinces.
24° S’il prend plus de soin de l’instruire de divers nouveaux etablissemens et de leur utilité.
25° S’il prend plus de soin de l’instruire des rangs, des ceremonies, des dignitéz.
26° S’il prend plus de soin de l’instruire de l’etat et du progrèz de la police des grandes et des petites viles.
27° S’il prend plus de soin de l’instruire de l’etat des biens des particuliers soit par la capitation soit par le dixieme denier et des biens eclesiastiques, des denombremens d’Evechéz, abayes, prieuréz.
28° S’il prend plus de soin de l’instruire de l’etat et du progrèz de diferens comerces de terre et de mer avec plus de denombremens exacts.
29° S’il prend plus de soin de l’instruire de l’Etat des Coleges et de l’Education de la jeunesse, garsons et filles, des hopitaux, des seminaires.
30° Si dans le cours de son histoire il inspire plus d’ardeur pour imiter les hommes celebres par leurs talens et par leurs vertus et s’il done plus de moyens pour y parvenir.
31° S’il nous conserve plus de dits notables et agreables des persones celebres.
32° S’il prend plus de soin de nous instruire sur l’etat de chaque art, peinture, gravure, poesies, Comedie, Muzique, etc., les divers progrèz qu’on y a faits a l’ocazion de la mort des plus habiles. |
[989] 33° S’il prend plus de soin d’instruire le lecteur de l’etat et du progrèz de chaque sience, des divers ouvrages des academies.
34° S’il evite avec plus de soin de blamer et s’il prend plus qu’un autre des ocazions de louer apropos et si les louanges qu’il done sont proportionées aux sujets louables.
35° S’il est d’une plus grande naissance et plus a portée d’e-re mieux instruit etc.
36° S’il remarque mieux que les autres tout ce que nous de manderions de plus et de moins dans les excelens historiens contemporains entre les Grecs et les Romains tels que sont Thucidide, Polibe, Tacite.
37° S’il se fait aider par d’habiles gens, ainsi je suis persuadé qu’un homme d’esprit riche et laborieux auroit un grand avantage sur celui que ne se peut faire aider par d’habiles secretaires, mais plus il est dificile de trouver un pareil historien, un pareil annaliste, plus il est visible qu’il rendroit son ouvrage d’un prix fort superieux aux autres, une pareille ocupation lui procureroit mème beaucoup de consideration, car enfin y a t’il quelqu’un dans le Royaume ou chèz les etrangers qui ne souhaitat d’avoir une piace honorable dans un ouvrage qui durera seurement autant que la curiosité, sera un des besoins de la nature humaine.
38° S’il marque mieux qu’un autre la grande utilité de certains Reglemens et de certains Etablissemens, les fautes de ceux qui ont gouverné et les defauts du gouvernement afinque les princes et les Ministres futurs etant plus instruits des fautes de leurs predecesseurs puissent plus facilement en eviter de semblables et choizir les moyens les plus propres pour rendre les sugets plus justes, phus bienfaizans, plus tranquilles, plus riches et plus hureux.
39° S’il a mieux demontré en quoi consiste la beauté des actions; or cette beauté consiste en trois poincts, 1° motif vertueux, le dezir d’etre utile aux autres, 2° dificultez a surmonter pour celui qui entreprend, 3° grande utilité du succéz de l’entreprise.
40° Si pour encourager a eviter les vices il sait apuyer comme il faut sur les malheurs que cauzent l’amour, le jeu, l’ivrogne[990]rie, | la colere, la vengeance, la vanité, l’extreme avanrice, l’extreme avidité, l’envie etc. L’experience ou plutot les exemples des faits quand ils sont joints aux reflexions sensées devienent des demonstrations convaincantes et le lecteur en fait aizement des maximes de conduite trèz propres a faire gouter la sajesse des loix qui sont faites et a faire dezirer des loix assez sages pour diriger nos moeurs et surtout pour nous contenir a l’egard des plaizins des sens dans les bornes de la temperance pour les plaizirs du corps et dans les bornes de la modération a l’egard des plaizirs de l’esprit.
41° Si l’historien est doux, patient, indulgent, s’il prend soin d’excuzer les Rois, les Ministres autant qu’ils doivent l’etre sur le defaut des leurs lumieres, peccans est ignorans, pardonèz leur Seigneur ils ne savent ce qu’ils font.
42° L’histoire done un corps aux Reflexions, elle joint la preuve invincible de l’experience aux preuves toujours un peu douteuzes de la speculation, c’est ce qui compose des demonstrations completes pour la conduite, on peut donc dire que d’un coté sans le secours des faits les Reflexions sont trop vagues, plaizent peu a peu a l’esprit et y font peu d’impression et que de l’autre sans le secours des Reflexions le recit des faits peut bien etre amuzant, mais il devient inutile pour la conduite du lecteur et ne lui sert de rien pour perfectioner son jugement et augmenter son propre bonheur et celui des autres.
43° Il faut, que l’historien songe qu’il parle peut etre a un lecteur qui vivra dans cinq cens ans, dans mille ans, cette consideration lui fera facilement discerner ce que ce lecteur se souciera et de ce qu’il ne se souciera pas de savoir, cela me fait penser, que l’historien feroit bien de remarquer dans Plutarque, dans Titelive, dans Tacite, dans Polibe, dans Joinville, dans Comine etc. les chozes qui interessoient peut etre beaucoup dans leur tems, [991] mais qui interessent peu | prezentement et celles qui interessent encore sufizament les lecteurs et quelle est la cauze de cet interet que nous y prenons.
44° De la on peut conclure, que l’historien doit bien choizir les faits qu’il veut raconter et qu’il ne mette que le moins qu’il poura ces faits de mode passagere, qui seront pei interessans pour les lecteurs qui vivront dans mille ans. Je sai bien qu’une peinture fine d’un homme d’une fortune mediocre peut plaire dans mille ans, encore faut il que le caractere soit singulier, que la peinture en soit vive et que le lecteur y aprend quelque choze d’utile.
45° Un jeune homme qui se destine a ecrire l’histoire de sont tems pouroit s’exercer a faire les mèmes vies que Plutarque a faites en observant d’en rètrencher ce qui n’interesse plus.
46° Quand je lis Tacite il me semble, que je considere un excelent tableau d’un excelent peintre mais d’un sujet trèz dezagreable, il ne peint gueres que les malheurs de regnes odieux et n’en peint presque rien d’agreable, il n’excite dans le lecteur que la pitié pour les malhureux et la haine pour les auteurs de ces malheurs; or ce sont toutes passions dezagreables pour le lecteur, il ne laisse mème aucune instruction ni pour empecher les princes de se faire hain ni pour leur donen les moyens de voir au travers de la flaterie ce que le publiq pense d’eux. Tout ce qu’il raconte ce raporte a un Empereur ou meprisable ou odieux, cet Empereur paroit le centre de tout et comme il nous le done toujours sous une peinture haissable, il nous done quelque eloignement pour le peintre lui mème, comunement les hommes aiment mieux une copie mediocre d’un albane agreable que l’original beaucoup mieux peint de la triste extreme onction du pussin ou l’on ne voit que des personages soufrans.
47° Il n’y a proprement que le beau qui merite d’etre peint il n’est pas cependant malapropos de le peindre auprèz du laid pour mieux contraster, le beau en paroit plus beau et le laid en paroit plus laid, il seroit a souhaiter de peindre les persones tellèment en beau que le lecteur souhaitat d’avoir vecu avec eux, [992] mais la verité ne permet que | rarement de pareils tableaux, ainsi il en faut revenir a peindre exactement d’aprèz nature, le bien est comunement doublé du mal, le mal doublé du bien, le fort compagnon du foible et tout cela dans le mème homme, voila le vrai, voila la simple nature.
48° Ecrire brievement et mème avec un air de brieveté, il faut, ce me semble, etre en garde contre les figures de Rhetorique, c’est que les figures sont les expressions d’un homme passioné et jamais l’historien ne doit paroitre passioné.
49° D’un coté la bone peinture conserve les faits mediocrement importans et les faits importans de leur dote conservent la peinture mediocre, mais il faut tacher d’assembler les faits importans avec la peinture excelente et voila ce qui prouve que la peinture ne sauroit etre trop retouchée.
50° Les parens d’un historien, qui peint d’aprèz nature, doivent etre assèz prudens pour ne prèter aucune partie de ses Manuscrits historiques que cent ans aprèz sa mort sa sincerité pouroit leur faire des enemis si quelques uns d’eux se destinoient de generation a continuer les anales de France, il leur seroit facile de faire mieux que lui parcequ’ils pouroient imiter ce qu’ils verroient de bon et se garder des fautes qu’ils trouveroient dans son ouvrage et comme leurs ouvrajes doneroient du relief au sien par leur nouveauté, le sien par son ancieneté doneroit du relief aux leurs et ces ouvrages gerviroient a se rendre mutuellement plus recomandables et atireroient d’autant plus de consideration a une famille par l’utilité dont ils seroient au publiq et tandis que les uns tacheroient de faire des actions qui meriteroiont d’etre ecrites les autres tacheroient d’ecrire des choses qui meriteroient d’etre lus. |
[993] 51° On peut inserer quelques mémoires oniginaux pourvu qu’ils soint courts, quelques relations originales, courtes et bien choizies.
52° Remonter souvent aux causes du bonheur ou du malheur, il faut, que cette histoire soit particulierement distinguée par cet endroit, qu’elle sente par tout ou le filosofe moral ou le filosofe politique, il vaut mieux ecrire moins de faits mais les bien choizir et les bien écrire il vaut mieux n’ecrire que quatre ou cinq articles pour un an et les ecrire en entier.
53° Les historiens ordinaires ne font que pei de Reflexions et les font mal, ils plaizent davantage aux jeunes gens par la multitude des faits, mais ils n’istruizent persone par leurs Reflexions, ainsi les experiences des evenemens ne servent que trèz peu au lecteur pour en devenir plus vertueux et plus prudens c’est a dire plus sage, cependant ils ont le plus beau champ du monde pour instruire, puisqu’ils ont devant leurs yeux beaucoup d’experiences, aussi arive t’il que le lecteur court a perte d’haleine aprèz les faits qu’il en charge sa memoire mais qu’il n’atrape presque aucun dégré de sagesse et que pour voir beaucoup de fautes et beaucoup de folies il n’en devient pas plus sage.
54° A l’ocazion de la mort d’un homme illustre il faut dire le progrèz de sa fortune et les moyens qu’il a employéz pour etre plus hureux et pour se distingueur entre ses pareils c’est dans l’anée qu’il finit sa cariere que l’historien peut raporter quelque chose du cours de sa vie, il faut de mème atendre la fin d’une afaire, qui a duré plusieurs anées pour la raporter tout d’un coup toute entiere.
55° Par ces termes on dit, m’à conté, j’ai oui dire, l’auteur ne garantit rien et ne laisse pas d’instruire egalement.
56° Les observations de medecine nous guident et nous aident en pareilles ocazions a prèférer certains prezervatifs, a prèférer centains remedes; si nous avions de mème dans la morale et dans la politique des observations faites historiquement et exactement par des filosofes sur les biens et sur les maux qui sont ari[994]véz de tels ou tels choix qu’ont fait ou | les particuliers qui gouvernent les afaires de leuns familles ou les Ministres qui gouvernent les afaires publiques de toutes les familles d’un Etat, nous verrions croitre bien sensiblement en peu de tems la raison humaine c’est a dire la prudence des particuliens pour augmenter leurs plaizirs et ceux de leurs familles et pour diminuer leurs maux on verroit en peu de tems croitre sensiblement la Raizon des particuliers et la prudence des Conseils des Souvenains.

Nota editoriale

Si ringrazia per la gentile concessione di riprodurre il testo trascritto la professoressa Palumbo, la quale sta curando altresì una nuova edizione cartacea, in corso di stampa. Il documento originale è custodito presso la Biblioteca Municipale di Rouen (Ms. 949, segnato I, 12, t. II, cc. 977-994). La prima idea dello scritto venne all’abate francese tra il 1705 e il 1707, mentre la stesura può venire fatta risalire, con tutta probabilità, a non dopo il 1712. Questo, almeno, è quanto si ricava da un confronto incrociato tra le lettere di Saint-Pierre, conservate nei fondi di Neuchâtel e di Parigi (M.G. Bottaro Palumbo cit). La numerazione delle pagine del testo utilizzato è segnalata tra parentesi quadre e in grassetto.