[240] CHAPITRE PREMIER.
Des causes générales qui entret ennent les gouvernemens dans leurs
vices, et sopposent a une réforme.
Dans lingénieuse satire que Xénophon a faite du gouvernement
de sa patrie, il avertit les frondeurs de son temps de ne pas blâmer
légèrement les Athéniens, sils aiment mieux donner leur confiance
à des hommes obscurs et décriés, quà des citoyens distingués par
leur mérite. Il fait voir que ce quon seroit dabord tenté
de prendre pour une sottise, est le fruit dune politique raffinée.
Il est vrai, dit-il, que la multitude, en liant les mains aux magistrats,
et se jouant de leurs sentences et de leurs décrets, rend leur ministère
et les lois inutiles; mais sans cet art, que deviendroit lempire
souverain quelle affecte dans la république ? que deviendroit
cette licence qui lui est plus chère que tout le reste ? Pour conserver
la démocratie dans toute sa perfection, il [241] est prudent
daimer le désordre, et de ne pas réprimer linsolence des
affranchis et de la canaille. Nest-ce pas, ajoute-t-il, une grande
et rare sagesse de la part de la multitude, de savoir samuser
des mauvaises déclamations de quelques criailleurs, pour empêcher les
honnêtes gens de semparer de la tribune aux harangues, et se mettre
à la tête du gouvernement ?
Il y a peu de peuples qui n ayent mérité les mêmes éloges quAthènes;
et en se servant aujourdhui de lironie de Xénophon, ne pourroiton
pas faire une apologie assez plaisante de la politique admirable de
plusieurs états de lEurope ? Gardez-vous, dirois-je, de désapprouver
tel établissement, telle coutume, telle loi; une profonde sagesse est
cachée sous je ne sais quelle apparence de folie qui révolte au premier
coup dil. Cette sottise, si vous y réfléchissez bien, nest
pas aussi sotte que vous le pensez dabord: une partie de létat
sen trouve, il est vrai, assez mal; mais voyez lavantage
que lautre en retire. Voyez ce prince, ce ministre, ce grand,
cet intrigant, nest-il pas heureux aux dépens du public? Et de
combien dadresse na-t-il pas besoin pour réussir ?
Je me rappelle à ce propos, Monseigneur, quun bon Espagnol, qui
ne connoissoit guère comment le monde est gouverné, fut fort scan [242]
dalisé, en apprenant quun de ses anciens amis, ministre de
votre aïeul, sacrifioit le royaume à ses fantaisies. Il crut devoir
des représentations à sa patrie et à son ami: il quitte sa retraite,
vient à la cour, et ne doute point que les affaires ne prennent une
face nouvelle, dès quil aura prouvé à son ami quil perdoit
lEspagne. On écoute lhomme de bien avec une bonté mêlée
de dédain, et Patigno, aussi .habile que la multitude dAthènes,
pria son ami en souriant de ne se point inquiéter, et lassura
que lEspagne dureroit plus long-temps que lui. Sa politique profonde
avoit tout calculé: en effet, IEspagne subsiste encore, et Patigno
est mort depuis long-temps. Grâces aux excellens arrangemens que les
hommes ont pris pour se rendre heureux, le monde ne doit être plein
que de Patigno; et quand chacun nobéit quà son intérêt particulier,
que peut-on espérer de ces lois sans nombre dont on accable les états
? En verra-ton résulter le bien public ?
Vous avez sans doute remarqué, monseigneur, dans le cours de vos études,
que tous les peuples ont été agités par de longues dissentions domestiques,
avant que de pouvoir fixer les principes de leur gouvernement. On sent
les inconvéniens dune mauvaise législation, personne ne veut être
opprimé, tout le monde veut être oppresseur; lautorité souve [243]
raine est comme suspendue entre le prince, les magistrats et les
différens ordres des citoyens, et chacun fait ses efforts pour sen
rendre le maître et en abuser. Tans que les états sont dans cette fermentation,
combien de causes à la fois ne sopposent-elles pas à une réforme
avantageuse ? Les passions dictent alors les lois qui devroient être
louvrage de la raison. Aussi le monde entier offre-t-il bien peu
de ces gouvernemens heureux où, par le partage et la distribution du
pouvoir en différentes branches, les intérêts des citoyens sont conciliés
et unis. Bien loin de se rapprocher de ces vérités fondamentales dont
jai eu lhonneur de vous entretenir dans la première partie
de cet ouvrage, on se précipite dans des excès; et, comme si la liberté
étoit ennemie de lordre, jamais le commandement nest trop
dur, ni lobéissance trop servile.
Les hommes, lassés de leurs dissentions, saccoutument-ils enfin
au gouvernement qui les a subjugués ? Vous les verrez moins disposés
que jamais à se corriger de leurs vices. Lhabitude du mal les
a, pour ainsi dire, engourdis. Dès quils cesseront de se plaindre,
ils cesseront de penser. Il va sétablir un préjugé national qui
passera bientôt pour une vérité constante. On publiera comme autant
de principes incontestables les absurdités les plus ridicules; les pères
en instruiront leurs enfans. Cest ainsi que [244] les nations
de lAsie, traitées à la fin comme de vils troupeaux, sont tombées
peu-à-peu dans des erreurs si grossières et dans un abrutissement si
profond, quelles aiment leurs vices et craindroient de le perdre.
Je nexagère rien, monseigneur; car vous vous rappellerez sans
doute ce roi des Indes qui prit les Hollandois pour des insensés, quand
ils lui dirent quils navoient point de roi, et quils
se gouvernoient par des lois quils faisoient euxmêmes dans des
assemblées qui représentoient la nation entière. I1 éclatoit de rire
au récit des états-généraux, des états-particuliers, des prérogatives
de la noblesse, des priviléges des villes, etc. Cétoit de la meilleure
foi du monde quil admiroit avec ses ministres et ses courtisans,
que des hommes attaqués dun vertige aussi terrible que celui que
les Hollandois appeloient liberté, pussent subsister pendant huit jours
sans bouleverser létat et le détruire. Pourquoi seriez-vous surpris
quun prince, gâté par les bassesses de sa cour, et enivré des
vapeurs du despotisme, crût sérieusement quil est un grand homme,
quil est digne de commander, et quil importe au bien de
ses états que ses fantaisies soient autant de lois sacrées, puisque
les sujets eux-mêmes sont des esclaves assez familiarisés avec la servitude
pour le penser ?
Sans aller jusquaux grandes Indes, deman [245] dez à ce
Turc quelle est la meilleure forme de gouvernement ? il vous répondra
sans hésiter, que cest la monarchie la plus absolue et la plus
arbitraire. Pourquoi ? Cest, vous dira-t-il, que les hommes sont
faits pour aimer la paix, quils ne se sont mis en société que
pour en jouir, et quils ne peuvent être parfaitement tranquilles
que sous ce gouvernement. Selon lui, ce quil a entendu appeler
la liberté par quelques commerçans chrétiens, rend les esprits trop
inquiets, trop intraitables et trop farouches. Comment ne la craindroit-il
pas ? Comment ne la confondroit-il pas avec la discorde et la guerre
civile, puisquil a été consterné au seul récit que quelques Anglois
lui ont fait des débats quelquefois un peu bruyans du parlement ?
Si ce Turc a quelque connoissance, car tous ne sont pas ignorans, pressez-le
par quelque raisonnement; montrez-lui par quelle cause le despotisme
produit beaucoup de mal, et il croira vous avoir répondu, en vous rapportant
dun air effrayé les désordres arrivés dans vingt mauvaises républiques
où la liberté étoit dégénérée en anarchie. Sous un gouvernement libre,
poursuivra-t-il, le bien ne peut se faire que par le concours de plusieurs
personnes qui, conduites par des intérêts différens, ne se proposeront
jamais le même objet. Ce Turc, qui ne sent en lui ni amour de la patrie,
ni amour de la justice, ni amour de la gloire, ne voit pas que [246]
ces trois sentimens serviront de lien entre les citoyens, si des
lois justes ont établi une liberté sur un fondement solide. Dans le
despotisme, tout, ajoutera-t-il, dépend dune seule volonté. Que
le prince ordonne, quil parle, quil fasse un signe, et le
bien est fait. Le pauvre Turc ne sapperçoit pas que son sultan
a quelquefois, dix, vingt, trente, cent volontés, et ne veut rien à
force de tout vouloir. I1 ne conçoit pas quil est infiniment plus
difficile de réunir en un seul homme les vertus et les talens nécessaires
pour bien gouverner un état, que dinspirer à une assemblée aussi
nombreuse que le parlement dAngleterre ou la diète de Suède lenvie
de faire le bien, et les moyens de lexécuter. Il ne comprendra
jamais que de cinquante princes qui naîtront dans le sérail, quarante-neuf
sont destinés à ne faire que des hommes ordinaires; que leur éducation
rabaissera leur esprit et leur cur, et quenfin lexercice
du souverain pouvoir corrompra encore le prince privilégié que la nature
avoit doué de quelques talens. Ce malheureux Turc ne devine point pourquoi
ce sultan, qui a une raison moins exercée par la contradiction, et cependant
des passions plus libres que les autres hommes, jugera du bonheur public
par son bonheur particulier, ou pourquoi il croiroit avoir quelque chose
à désirer comme prince, quand ses besoins comme homme sont satisfaits
ou plutôt [247] rassasiés. Cette manière de penser est si profondément
gravée dans lesprit des Turcs, que dans le moment même où, las
de souffrir, ils sont assez audacieux pour déposer le grand-seigneur
ou étrangler son visir, ils nimaginent point de profiter de leur
avantage, et darranger de telle sorte le gouvernement, que le
nouveau sultan et son ministre ne puissent plus comrnettre les mêmes
injustices et les mêmes violences. Par une espèce de prodige, ils associent
ainsi lamour de la tyrannie et la haine du tyran.
I1 ne faut pas penser que ce ne soit que dans le despotisme seul qui
énerve les ames lorsquil est porté à son dernier terme, quon
trouve des obstacles insurmontables à la réforme du gouvernement et
des lois. Lhistoire ancienne et moderne nest pleine, monseigneur,
que des tentatives inutiles que les peuples ont faites pour corriger
un gouvernement dont les abus étoient intolérables: ne soyez pas étonné
de les voir retomber dans labyme dont ils essayent de sortir.
Quand on murmure, quand on sirrite contre les injustices les plus
cruelles, on aime encore par habitude, et sans auon sen
aperçoive, le principe qui les produit. Examinez ces plébéiens de Rome
qui se retirent sur le Mont-Sacré. Quelles plaintes navoient-ils
pas à faire contre lavarice, lambition et la dureté des
patriciens ? Cependant ils respectent encore les [248] prérogatives
dune grande naissance: ils ne veulent point être les égaux de
ceux dont ils ont été les cliens, et ils ne demandent quà nêtre
pas opprimés. Ils laissent au sénat tout le pouvoir dune aristocratie;
et sils avoient pu prévoir que leurs magistrats leur feroient
enfin accorder cette autorité qui fit la grandeur de la république,
jamais ils nauroient osé aspirer à avoir des tribuns, ou ils auroient
cru détruire tous les fondemens de la sûreté publique.
Au milieu des plus grands emportemens et des agitations même de la
guerre civile, vous verrez toujours, si je puis parler ainsi, surnager
les préjugés nationaux. Vous trouverez dans un peuple qui se révolte,
et qui semble avoir pris de nouvelles murs, le caractère que lui
a donné son ancien gouvernement. Je pourrois vous citer cent exemples,
et je me borne à vous rappeler ce que vous avez vu dans les Provinces-Unies
quand elles secouèrent le joug de Philippe II. Elles nétablirent
une république que par désespoir, et parce que personne ne voulut être
leur maître. Qui ne croiroit pas que sous Charles I les Anglois aspirent
à un gouvernement populaire ? La royauté et les prérogatives des grands
paroissent leur être également odieuses. Ce ne sont point là leurs véritables
sentimens. Laissez à leur colère le temps de se calmer, et ils reprendront
leur gouvernement, leurs lois, leurs murs et leurs préjugés. Dans
[249] le moment que les Corses ne peuvent plus supporter la domination
des Génois, ils se soulèvent comme des hommes accoutumés à obéir, èt
sont long-temps à imaginer quils puissent être libres. Je me rappelle,
monseigneur, un fait bien propre à prouver ce que jai lhonneur
de vous dire. Les esclaves des Scythes, si je ne me trompe, se révoltent,
et leurs maîtres, en paroissant lépée à la main pour les combattre,
leur auroient donné assez de courage pour se défendre; mais ils ne viennent
quarmés du fouet avec lequel ils avoient coutume de les châtier,
et ces esclaves consternés fuient et se dissipent.
Pourquoi les hommes tiennent-ils si fortement à leurs premiers préjugés
et à leurs premières habitudes ? Cest que dans le point où lon
est quand on commence à sagiter, on est toujours mal placé pour
apercevoir le point où il faudroit arriver. Quelque vicieux que soit
un gouvernement, chacun de nous est accoutumé à le craindre et à feindre
de le respecter, et ce sentiment agit encore en nous malgré nous, quand
nous nous abandonnons à notre indignation. Le mépris, la colère et lemportement
sont des mouvemens toujours combattus par la crainte, la paresse et
lamour du repos, et par conséquent peu durables. I1 est vrai quil
ny a point de vice dans la constitution et les lois dun
état qui ne tienne un grand nombre de citoyens dans une situation pénible
et gênée. [250] Chacun de ces malheureux est intéressé à faire
une révolution: il le désire, mais le désir nest rien et séteint
promptement quand il nest pas soutenu par lespérance. Si
un vice de la constitution offensoit également tous les citoyens, il
seroit bientôt détruit. Mais remarquez, je vous prie, monseigneur, que
ce qui nuit aux uns est favorable aux autres. Ceux qui profitent des
abus les protègent et les défendent: ainsi nous sommes condamnés à ne
nous point corriger.
Il narrive jamais de révolution subite, parce que nous ne changeons
point en un iour notre manière de voir, de sentir et de penser; et je
vous prouverois cette vérité, si vous naviez pas été élevé par
un philosophe profond qui vous a fait connoître la nature de notre entendement.
Si un peuple parort changer brusquement de murs, de génie et de
lois, soyez sûr, monseigneur, que cette révolution a été préparée pendant
longtemps par une longue suite dévénemens, et par une longue fermentation
des passions. Ce nest point linjure faite à Lucrèce par
le jeune Tarquin qui donne aux Romains lamour de la liberté. Ils
étoient las depuis long-temps des tyrannies de son père; ils rougissoient
de leur honte, ils sindignoient dêtre assez patiens pour
la souffrir, la mesure étoit comblée. Sans Lucrèce et Tarquin la tyrannie
auroit été détruite, et un autre événement auroit amené la révolution.
[251] Ce nest point le génie de Gustave Vasa qui établit
un nouvel ordre de choses en Suède, et contraignit à changer de gouvernement
et de religion. I1 ne fit que profiter en grand homme des circonstances
quun autre nauroit peut-être pas vues, ou nauroit
pas saisies avec la même habileté. Quand ils se réfugia chez les Dalécarliens
pour chercher des vengeurs à sa patrie, les Suédois, également las dune
liberté dont ils avoient voulu inutilement jouir, et des violences atroces
quils avoient souffertes, sentirent enfin la nécessité de changer
leur administration; et depuis le massacre de Stockholm, où lon
avoit vu périr les chefs des principales maisons, il ny avoit
plus entre les grands cette haine et cette rivalité qui empêchoit daffermir
le trône, et ouvroient le pays aux Danois. Gustave parut dans ces circonstances
comme lange tutélaire de ses concitoyens. Partout ses armes sont
victorieuses, ses intérêts deviennent ceux de la nation entière; et
au lieu de rien exiger de sa reconnoissance, il semble se refuser à
son empressement. On ne craint point davoir pour roi un homme
qui navoit combattu que pour la liberté; et plus on affermit la
grandeur de sa maison, plus on croit assurer le bonheur public. Cependant
il nauroit pas détruit la tyrannie du clergé, et la Suède, toujours
déchiréc par lambition des évêques, auroit eu dans son sein des
amis, des partisans et des [252] alliés puissans des Danois,
si les nouvelles opinions de Luther ny avoient fait des progrès
considérables. Pour que Gustave pût faire cette révolution que nous
admirons, il falloit quun moine dAllemagne osât se soulever
contre une puissance qui faisoie trem.bler les rois, et en rendant le
clergé odieux et méprisable, lui fit perdre la confiance des peuples
qui faisoit toute sa force. Il falloit que la nouvelle doctrine fût
portée en Suède, et y eût les mêmes succès quen Allemagne pour
pouvoir forcer les ecclésiastiques à être des citoyens tranquilles et
soumis aux lois.
A tant de causes qui perpétuent les désordres des nations, se joint
une sorte de vanité, une sorte damour-propre bizarre qui fait
que les peuples sapplaudissent des vices même de leur constitution.
Ils veulent avoir des flatteurs, et je ne connois presque point détats
assez sages pour permettre de relever quelquune de leurs principales
erreurs? Nest-ce pas une preuve quils y sont attachés et
craignent de se corriger ? Jamais un Anglois ne conviendra que son gouvernement
ne soit pas le plus parfait que les hommes ayent imaginé. Plein de son
idée déquilibre entre le roi, la chambre haute et les communes,
cest en vain quil sent à tout moment que cet équilibre se
perd, et que la balance penche trop dun côté. Dans tous les écrits
publics on déclame contre le pouvoir des ministres, [253] contre
leurs brigues, contre la corruption quils établissent dans le
parlement, et qui de là se répand dans toutes les provinces; et cependant
au lieu de remonter à la cause de ce mal, on ne veut pas même convenir
quil y en ait une. On ne veut pas, par orgueil, avouer quil
manque quelque chose à la liberté; les Anglois aiment mieux sexposer
à la perdre, que de croire quelle est mal affermie.
On vient de voir un exemple singulier de cette bizarrerie. George II
avoit prodigué la pairie pendant son règne; et cet abus a paru si considérable,
quil a été question, il ny a que quelques mois, de supprimer
plusieurs titres accordés à des hommes qui avoient prostitué leurs ealens
à la faveur. On a consulté les jurisconsultes sur cette opération; et,
sil en faut croire les papiers publics, ils ont répondu quelle
ne pouvoit se faire sans porter atteinte à la prérogative royale, et
déranger la forme du gouvernement. Sur le champ les plaintes ont cessé,
et on a vu sans scandale les pairs de George II revêtus de leur dignité.
On a découvert un vice, et parce quil tient à la constitution
de létat, on la respecté.
Permettez-moi, monseigneur, de faire quelques réflexions sur cet événement.
Si les jurisconsultes dAngleterre navoiene pas été aussi
routiniers que ceux des autres pays, il me semble quils auroient
dû répondre, quil nest jamais [254] permis de détruire
ou de déclarer nul ce qui a été fait en vertu dun droie accordé
par les lois. Ils devoient ajouter que donner à une réforme un effet
rétroactif, cese ébranler la confiance que le citoyen doit avoir
au gouvernement; cese rendre sa foreune et son état douteux; cest
lui donner des alarmes inutiles ou des espérances erompeuses. Le pire
en effet de tous les abus dans la société, cest de les réformer
sans règle, et ces expériences ont démontré la vérité de cette maxime.
On verroit bientôt succéder un pouvoir arbitraire au pouvoir des lois
anéanties. Combien de fois déjà, et dans combien de nations, des intrigans
ambitieux nont-ils pas introduit de grands abus sous prétexte
den corriger de petits ? La nation, devoient dire les jurisconsultes
dAngleterre, ne peut, sans se faire tort à elle-même refuser de
reconnoître les pairs qui ont mérité là pairie par des moyens indignes,
mais à qui elle a été conférée par une autorité légitime. Le mal dont
nous nous plaignons est un châtiment que mérite notre imprudence à abandonner
au roi une autorité dont il est impossible quil nabuse pas.
Il falloit ajouter: le bien public exige quon ne touche point
à ce qui a été fait, et cependant quon empêche que ce qui a été
fait ne se fasse encore La prérogative royale doit être une source de
hien; si elle produit le mal, quelle soit soumise à de nouvelles
règles.
[255] CHAPITRE II.
Réflexions sur les causes particulières qui empêchent que les états
de lEurope nefassent une réforme avantageuse dans leur gouvernement
et leurs lois.
Je ne vous ai présenté jusquici, monseigneur, quunc partie
des obstacles qui sopposent à la reforme des nations: si vous
voulez les connoître tous, je vous prie dexaminer attentivement
les murs, les lois, les coutumes et les usages dc la plupart des
états de lEurope. Une des choses qui étonneroit davantage un ancien,
sil rcnaissoit parmi nous, ce seroit cette distribution dcs citoycns
cn différentes classes, qui nont rien dc commun entrelles,
et dont les murs, les principes et les préjugés sont opposés.
Par cette politique nous avons donné des hornes étroites au gcnie. Un
Grec ou un Romain étoit un grand homme détat, parcc quil
embrassoit toutes les connoissances utiles à la république, et que ces
connoissances sc prêtent un secours mutuel. Nous ne devons produire
que des hommes médiocres, parce que nous nous bornons à un seul objet.
Qui nétudie quune partie de létat ne la connoît quimparfaite
[256] ment, parce quil ignore ses relations, et ses rapports
avec les autres parties.
Quoiquil en soit de nos talens, il résulte cle notre arrangement,
que chaque citoyen, militaire, ecclésiastique, homme de loi, financier
ou commerçant, shabitue à ne considérer la société que par les
intérêts particuliers de son ordre. Au lieu de lois générales et impartiales,
chacun ne pc-nse donc quà des lois particulières partiales. Tant
quon nembrasse point le corps entier de la république, on
ne corrige un abus que pour en fairc- naître un autre. Après les plus
grands changemens, la réforme nest pas même commencée. Ieut-être
navons-nous plus les mêmes défauts; mais le nombre de nos vices
nest point diminué.
Je crains presque, monseigneur, que vous ne désespériez du salut de
lEurope, en connoissant ises mceurs. Des millions dartisans
sont occupes a irriter nos passions, et à nous rendre nécessaires des
choses que nous serions trop heureux de ne pas connoître. Nos provinces
sont inondées des superfluités du reste de lunivers. Loisiveté,
le goût des arts inutiles et le luxe, nous ont jetés dans un engourdissement
doù il ny a que lamour des richesses qui puisse nous
retirer. Si nous aglssons, cest pour être vils, bas, rampans et
mercenaires. Honneur, vice, vertu, courage, lâcheté tout se vend à prix
dargent. Cet esprit qui animé les parti [257] culiers conduit
les gouvernemens, qui regardent lor comme le nerf de la guerre
et de la paix: à quels législateurs sommes-nous donc livrés !
Dans quelque mépris cependant que soit tombée la vertu, jaime
à croire, pour lhonneur de lhumanité, que nous ne sommes
point encore parvenus à étouffer entièrement dans nos curs les
qualités sociales que la nature y a placées. Les hommes aiment le bien
par un instinct naturel, et ils le feroient, si les lois qui invitent
au mal ne les avoient jetés dans lignorance la plus profonde de
leurs devoirs. Il est encore des ames pures et généreuses, nen
doutez pas, monseigneur, elles feroient le hien, si elles le connoissoient.
Nous cherchons le honheur; mais nous le cherchons à tâtons. La doctrine
que jai soumise à vos yeux devroit être triviale; mais les méchans
ont condamné la vérité à se taire: il leur est commode de se servir
de notre ignorance pour nous tromper.
Que le droit naturel, sans lequel il ny a ni saine morale, ni
vraie politique, ne soit pas ignoré; que les sociétés connoissent le
bonheur auquel elles sont appelées par la nature; que les principes
fondamentaux sur ces matières soient communs, et vous verrez prendre
à lEurope une face nouvelle. Ny a-t-il pas quelque apparence
que des princes et des magistrats qui font le mal avec sécurité, en
croyant faire le bien, changeroient de conduite, si la vérité [258]
parvenoit à les éclairer ? Nest-il pas vraisemblable que ceux
qui ne travaillent quà satisfaire quelque passion déréglée, auroient
quelque pudeur, et en cherchant à déguiser leurs injustices, commenceroient
à être moins méchans ? Des citoyens instruits sont moins lâches que
des citoyens ignorans, et on les ménage, parce quil faut les respecter.
Dans les pays mêrne les plus despotiques, où les sujets sont accablés
par la crainte, lopinion publique ne laisse pas de donner un frein
aux passions. Il y a des caprices que le despote le plus absolu nose
se permettre; et le grand-seigneur, dans la crainte dexciter une
sédition à Constantinople, daigne encore consulter, et ne pas offenser
les préjugés de ses sujets.
Pourquoi naîtroit-il aujourdhui dans la pensée des grands et
des magistrats dune aristocratie, de diminuer leurs droits, et
de ne se regarder que comme les administrateurs de létat, tandis
quils seront persuadés de la meilleure foi du monde, que la société
est faite pour eux, et quils sont destinés à être heureux aux
dépens de leurs sujets ? Tant que le peuple confondra la liberté et
la licence, la subordination et la servitude; tant quil ignorera
sa dignité, pourquoi désireroit-il dobéir à des lois impartiales
? Vous le verriez toujours dans un excès, ou travailler lui-même à ruiner
les fondemens de sa liberté par laudace de ses entreprises et
de [259] ses emportemens, ou voler au-devant du joug, et croire
quil est dune autre espèce que les grands. Pourquoi un prince
qui ne connoît pas sa destination, au lieu de se soumettre aux règles
difficiles de la justice, ne tenteroit-il pas de tout soumettre à sa
volonté ? Pourquoi ses courtisans cesseroient-ils de le tromper et dabuser
cle ses passions pour régner à sa place, si ses sujets nont pas
lesprit de connoître et de désirer le bien, et quils pensent
au contraire quil leur importe quon les gouverne arbitrairement
?
Je le répète encore, monseigneur, que les clifférens ordres de la société
soient instruits de leurs clevoirs et de leurs droits, que les lumières
se multiplient, et la justice et la vérité sapprocheroît peu-à-peu
des assemblées du peuple, du sénat, cles grands et du palais des princes
Dans les anciennes républiques de la Grèce, combien de fois le peuple
ne parut-il pas aussi juste et aussi sage que lAréopage même ?
Parmi la noblesse, aujourdhui la plus jalouse de ses prérogatives
et cle ses distinctions, et la moins occupée à les mériter, il se formera
des Valerius Publicola, qui oseront avouer quils ne sont quune
partie de la société, à laquelle ils sont dautant plus redevables,
quelle les honore davantage. Cette noblesse, si prompte à mépriser
ses concitoyens, apprendra quelle sera plus grande et plus puissante,
à mesure que le peu [260] ple, qui lui est inférieur, sera plus
respecté. Il renaîtra des Théopompe. Ce roi de Sparte diminua lui-même
son autorité, en étendant celle des Ephores. Jaffermis ma fortune,
disoit-il à sa femme, qui lui reprochoit de se dégrader; tout pouvoir
trop grand sécroule sous son propre poids. Puisque je suis homme,
ne dois-je pas me précautionner contre les foiblesses de lhumanité
? Jennoblis ma dignité, en la soumettant aux règles de la justice.
Nest-il pas plus beau de commander des hommes libres, qui voleront
avec confiance au-devant de moi, que des esclaves qui mobéiront
en tremblant ? Cest par-là que je multiplierai les forces de Sparte,
et que je ferai respecter son nom et le mien dans toute la Grèce et
chez les Barbares.
Je vous prie de remarquer, monseigneur, que les mal-aises que nous
éprouvons dans la société sont autant davertissemens qui nous
instruisent de nos fautes et nous invitent à les réparer. Nous voudrions
nous corriger; mais notre ignorance perd tout, et nous navons
quune inquiétude qui nous rend plus sensibles à nos maux. Lhistoire
est pleine des efforts que les peuples ont faits pour changer leur malheureuse
situation; mais ne sachant quelle route les conduiroit à un bien dont
ils navoient que des idées vagues et confuses, ils nont
pu avoir ni fermeté, ni constance, ni patience dans leurs entreprises;
[261] leur sort reste le même, et on ne voit aucune révolution.
Combien de princes ont désiré sincèrement le bien de leurs sujets ?
Ils avoient les talens nécessaires pour faire de grandes choses. Pourquoi
leur règne a-t-il été perdu pour leurs états ? Cest quils
nétoient instruits ni de leurs devoirs, ni de la manière de les
remplir.
En finissant ce chapitre, je vous rapportc-rai, Monseigneur, ce qui
sest passé en Russie sur la fin du dernier siècle, et cet exemple
vous convaincra à la fois combien les lumières sont utiles, et lignorance
pernicieuse.
Il ny a que quatre-vingts ans que la Russie étoit encore plongée
dans la plus profonde barbarie. La plupart des provinces de ce vaste
empire ctoicnt clésertes ou nétoient habitées que par des hommes
qui en méritoient à peine le nom. A la tête de la nation étoient deux
hommes destinés à la rendre malheureuse. Un czar despote, que ses stupides
sujets regardoient comme une intelligence supérieure, et un patriarche
qui parloit toujours au nom de Dieu et de Saint Nicolas, dont il navoit
que des idées grossières et superstitieuses, se faisoient également
respecter. Courbés sous le joug de ces deux maîtres, le clergé et la
noblesse exerçoient sur les serfs de leurs domaines la tyrannie rigoureuse
dont sont capables des esclaves avares et insolens, qui [262] saperçoivent
quils peuvent être méchans avec impunité. Sans mceurs, sans lois,
sans industrie, sans désir même dun meilleur sort, la crainte
et lignorance engourdissoient tous les esprits. Les Russes auroient
à peine eu quelque sentiment de leur existence civile et politique,
si une milice indocile et mal disciplinée neût causé de fréquentes
révolutions et placé subiternent sur le trône des princes qui avoient
des caprices, des passions et des vices différens.
Cependant la fortune destinoit à régner sur ce peuple un prince dune
vaste conception, et dont la patience et la fermeté, encore supérieures,
devoient vaincre tous les obstacles. Ce génie pouvoit être étouffé,
et vraisemblablement il lauroit été par lignorance stupide
et les plaisirs grossiers qui lentouroient de toutes parts, sans
le secours dun Genevois qui alla chercher fortune à Moscow, et
que le hasard fit pénétrer auprès du jeune monarque.
Le Fort, cest le nom de ce Genevois, étoit homme desprit,
mais plein de préjugés, et accoutumé à voir avec une sorte dadmiration
superstitieuse la politique de lEurope et ses établissemens. Trouvant
dans Pierre I une curiosité qui déceloit ses talens il lentretint
des différens pays quil avoit parcourus. Il lui peignit des campagnes
cultivées où [263] lindustrie et le travail font régner
labondance; des villes embellies par les arts qui les illustrent
et les enrichissent; un luxe commode et élégant qui annonce le goût
recherché et délicat des sujets, la puissance du prince et les ressources
de létat. Il lui parle de la politique qui lie toutes les puissances
de lEurope par des négociations continuelles, qui remue toutes
leurs passions, qui développe leurs talens, et qui, réparant la foiblesse
des unes ou tempérant la force des autres, les tient toutes, malgré
leur ambition, dans un équilibre qui fait leur sûreté. Lame de
Pierre se montre toute entière. Frappé des récits quil entend,
et croyant connoître tout ce que la sagesse humaine peut produire de
plus sublime, il brûle dêtre compté au nombre des princes qui
intriguent dans lEurope; se flatte dêtre bientôt assez adroit
ou assez puissant pour les tromper ou les dominer, et senivre
de la gloire dont il va se couvrir en nous imitant.
Le Fort détaille les avantages du commerce qui apporte en Europe les
voluptés et les richesses des trois autres parties du monde, et qui
est dans chaque état la source de ces revenus publics, sans lesquels
la politique ne feroit que des efforts impuissans. Le Genevois triomphe
en rapportant tout ce que lAngleterre et la Hollande doivent de
gloire et de [264] réputation à lindustrie de leurs commerçans,
et se garde bien de prévoir quel sera le sort dune puissance établie
sur le fondement fragile des richesses. Il apprend à Pierre que les
mers qui séparent les différens pays, et que les Russes regardoient
comme les barrières de leur empire, ne servent quà rapprocher
les nations. Il lui dit quun peuple qui cultive la navigation
et qui couvre la mer de ses vaisseaux, nest plus renfermé dans
les bornes étroites de ses domaines, que sa gloire sétend dans
tout lunivers, et quil rend tous les autres peuples tributaires
de son industrie. Sil le veut, toutes les nations sont ses alliés;
il les châtie si elles osent être ses ennemies, et en les bloquant dans
leurs ports, les condamne à être prisonniers dans leurs terres. Le Fort
ne manque pas de chatouiller la cupidité du jeune czar, en lui apprenant
que les princes ne sont puissans quautant quils sont riches.
Il entre dans les détails des manuvres subtiles et compliquées
par lesquelles la plupart des états régissent leurs finances: il montre
les avantages des banques qui multiplient les richesses par la confiance
que donne le crédit; mais il ne remarque pas quon est déjà bien
loin de la fin quon se propose quand un prince ne gouverne pas
ses revenus par les moyens simples avec lesquels un père de famille
administre les siens. Il ne voit pas [265] que puisque les richesses
ne suffisent jamais, et quil faut y suppléer par des banques,
il seroit plus facile et plus sage à la politique dapprendre à
sen passer. Enfin le Fort parle de la discipline militaire qui,
en rendant ses soldats dociles et affectionnés au gouvernement, les
prépare à la victoire et sert lambition du prince.
Les discours du Genevois furent un trait de lumière pour Pierre: il
se sentit humilié de ne régner que sur un peuple abruti qui pouvoit
être puissant, et qui nétoit compté pour rien dans le monde. Sur
le champ il forma le projet de faire des Russes des hommes nouveaux,
et ne fut lui-même occupé quà sinstruire des moyens par
lesquels il pourroit produire ce grand changement.
On ne vous a pas laissé ignorer, monseigneur, Ihistoire dun
prince de nos jours qui a été le créateur de sa nation; qui a fait paroître
dans ses états étonnés les sciences et les arts; dont les vaisseaux
ont couvert la Baltique, la mer Noire et la mer Caspienne; qui sest
fait des plus lâches des hommes, des armées capables de triompher de
Charles XII; qui a formé des ministres et des négociateurs; et dont
la politique étoit également crainte et respectée dans lEurope
et dans lAsie. Rien ne pouvoit modérer la passion quil avoit
de sinstruire. Un trait seul peint [266] la grandeur et
la force de son caractère, et on ne sauroit le mettre trop souvent sous
les yeux des princes qui, naturellement portés à croupir dans le faste,
la mollesse et loisiveté des plaisirs et de lennui, croient
que la gloire sacquiert aussi aisément que le prétendent leurs
flatteurs. Pierre comprit que des relations ne lui suffisoient pas,
il voulut tout voir par lui-même; et pour se rendre digne du trône,
il abdiqua en quelque sorte la royauté. I1 va sinstruire dans
les chantiers de Hollande, il y veut être charpentier pour apprendre
la construction, comme il a voulu commencer par être matelot sur ses
vaisseaux, et tambour dans ses troupes de terre pour apprendre à devenir
général. Par-tout il amasse des connoissances: il voyage chez les nations
les plus célébres de lEurope, lAllemagne, lAngleterre
et la France. Par-tout il sinstruit des établissemens dont il
pourra enrichir son pays. En ne voulant quimiter les autres princes,
il corrige et perfectionne leurs institutions; il les surpasse tous,
et leur offre un modèle qui ne peut être imité que par ceux qui auront
lame aussi grande et aussi forte que lui.
On est justement étonné en voyant tout ce que le czar a fait. Que dobstacles
na-t-il pas fallu vaincre ? Quelles vues étendues na-t-il
pas fallu réunir ? Cependant, quand la Russie prenoit une forme nouvelle
sous ses mains créa [267] trices, un second le Fort nauroit-il
pas pu lui apprendre quil y a une politique supérieure à celle
qui enfantoit des prodiges à Pétersbourg, et quen faisant de grandes
choses, il navoit fait que des fautes ?
"Sire, auroit-il pu lui dire, vous avez acquis une gloire mortelle:
les hommes, témoins de vos entreprises, ont de la peine à croire ce
que vous avez exécuté. Vous égalez ces enfans des dieux qui ont autrefois
rassemblé les hommes errans dans les forêts, et bâti des cités. Vous
ressemblez à ce Prométhée qui déroba le feu du ciel pour animer une
argile grossière. Vous avez élevé un édifice immense; mais permettez-moi
de vous demander quels en sont les fondemens: peut-être les avez-vous
négligés pour ne vous occuper que de la décoration extérieure. Cette
grandeur magique, qui est votre ouvrage disparoîtra peutêtre avec vous.
Peut-être, sire, quen vous admirant, la postérité vous reprochera
de navoir pas affermi la fortune de votre empire; peut-être trouvera-t-elle
dans les principes même de votre administration les causes de sa décadence
et de sa ruine.
Peut-être avez-vous fait trop dhonneur à lEurope, en la
prenant pour votre modèle. Peutêtre que le Fort, dupe dune fausse
sagesse dont léclat la séduit, na parlé quà
vos passions. Il est doux de posséder de grandes richesses [268]
et de faire des conquêtes; mais par quels miracles lavarice
et lambition, qui ont perdu tant détats, seroientelles destinées
à faire la prospérité de la Russie ? Deux vices que vous lui avez donnés
contribueront-ils à vous faire la réputation dun grand législateur
? Ieut-être que cette politique que vous imitez nest quun
délire aux yeux de la raison. Est-il sûr que vous ayez commencé votre
réforme par les points les plus nécessaires à reformer ? Sii vous ne
lavez pas fait, les vices que vous laissez subsister ne détruiront-ils
pas vos ctablissemens ? Vous avez créé des matelots, des constructeurs,
des soldats, des commerçans, des artistes; mais si vous ne leur avez
pas dabord appris à étre citoyens, quel avantage durable la Russie
retirera-t-elle de vos travaux, de leurs connoissances et de vos talens
? Ce nest point par ses chantiers, ses canaux et ses digues que
la Hollande est admirable, cest par cet esprit qui la formée,
cest par les lois qui ont établi sa liberté. Ce nest plus
au monarque despotique que je parle, cest au grand homme qui aime
à connoître ses erreurs et la vérité.
En vous ensevelissant dans un chantier pour y étudier la construction,
vous avez offert à lEurope un spectacle prodigieux; mais on nattendoit
pas de vous les connoissances dun charpentier, on vouloit un législateur.
Ce nétoit pas la coupe dun vaisseau quil falloit con
[269] noître, mais les passions du cur humain, puisque
vous deviez conduire et gouverner un grand empire. Vous navez
rien appris de véritablement utile en Hollande, si vous ny avez
pas démêlé les causes par lesquelles les Provinces-Unies se sont affoiblies,
en faisant tous leurs efforts pour se rendre plus recommandables. LAngleterre
auroit pu vous instruire dobjets plus importans que les moyens
dont elle se sert pour étendre et faire fleurir son commerce. Peut-être
auriez-vous remarqué que les richesses qui en sont le fruit ébranlent
déjà sa constitution, et ruineront peut-être son commerce et sa liberté.
De quelle utilité cette étude nauroit-elle pas été pour un législateur
? Lélégance, le goût, la facilité des murs que vous avez
voulu rencontrer en France, et que vous auriez voulu pouvoir transporter
en Russie, ce ne sont peut-être que des vices agréables, et aussi opposés
à la vraie politique, que les vices grossiers et barbares que vous avez
voulu bannir de la Russie. Daignez y réfléchir: si le bonheur nest
pas une chose frivole, croyez-vous que les hommes soient destinés à
le trouver au milieu des frivolités ?
Vous avez eu lart de vous faire des soldats qui ont vaincu et
dissipé vos ennemis à Pultawa; jadmire les moyens par lesquels
vous avez préparé vos victoires, et sur-tout cette audace sublime qui,
au milieu des revers, vous a fait [270] espérer que vous pourriez
vaincre. Vous navez manqué à aucun des devoirs dun grand
capitaine; mais, comme législateur qui doit travailler pour lavenir,
quelles mesures avez-vous prises pour que cette milice conserve le génie
et la discipline que vous lui avez donnés ? Bientôt aussi indocile et
aussi insolente que ces Strelitz que vous avez eu lhabileté de
détruire, ne craignez-vous point quelle ne gouverne encore vos
successeurs en les intimidant, et ne se joue de leur trône ? Vos flottes
vous rendent le maître de la Baltique, et dans Constantinople le grand-seigneur
est inquiet des forces que vous avez sur la mer Noire: jouissez de votre
ouvrage, jouissez de votre gloire, je ne veux point, sire, troubler
votre satisfaction. Cependant permettez-moi de vous demander ce que
la Russie peut gagner par cette ambition qui effarouche vos voisins,
et qui vous rend déjà suspect à toute lEurope ? Que vous servira
davoir augmenté vos forces, si vous avez augmenté le nombre de
vos ennemis ? Pourquoi des conquêtes tandis que vous avez des provinces
désertes que vous pouvez peupler ? Que vous importe ce que font vos
voisins, tandis que vous avez tant de choses à faire chez vous ? Je
vois par-tout le capitaine et le conquérant qui veut inspirer de la
terreur; mais je voudrois voir le législateur profond qui jette les
fondemens dun bonheur éternel; qui recherche [271] des
alliés par sa modération et la justice de ses lois, et qui forme ses
citoyens aux exercices de la guerre, après leur avoir appris quils
ont une patrie quils doivent aimer et défendre au prix de tout
leur sang.
Ne voyez-vous point, sire, avec quelque inquiétude, que vous êtes trop
nécessaire à votre empire, que vous en êtes lame, et que la puissance
de la Russie disparoîtra avec vous ? Tout est perdu, si vos sujets ont
besoin davoir des czars qui vous ressemblent: le législateur doit
établir de telle sorte le gouvernement, que létat puisse se passer
dhommes extraordinaires pour le gouverner, et ne craigne, ni la
médiocrité, ni même les vices de ses conducteurs. Vos ports sont ouverts;
déjà vousavez établi quelques manufactures; le commerce commence à fleurir,
votre trésor est riche, vos revenus sont augmentés; mais sil est
vrai que le commerce ne donne quune prospérité fausse et passagère;
sil est vrai quil amène la pauvreté après les richesses,
et que la pauvreté qui paroît alors intolérable détruit nécessairement
un état; sil étoit vrai que vos nouvelles richesses ne fussent
propres quà faire germer de nouveaux vices dans la Russie; si
vos successeurs doivent abuser de votre industrie pour se livrer au
luxe et au faste; si vous devez craindre également et leur dissipation
et leur avarice, que de choses il resteroit à faire à votre politique
? Votre législation est à peine ébauchée.
[272] Pardonnez, sire, ma hardiesse; je vous propose librement
mes doutes, parce que vous êtes trop grand pour vous en offenser. Avant
que de rendre la Russie guerrière, il falloit la rendre heureuse. I1
falloit étudier et connoître le bonheur auquel la nature destine les
hommes. Il falloit commencer par inspirer à vos sujets lamour
des lois, de lordre et du bien public. Quavez-vous fait
pour diminuer cette terreur accablante qui accompagne votre pouvoir,
et qui ne peut faire que des mercenaires et des esclaves ? Vous avez
toujours ordonné impérieusement le bien et même des bagatelles; jamais
vous navez daigné y inviter avec adresse. Je vois par-tout la
vigilance, la fermeté, le courage, les talens de Pierre-le-Grand; mais
je ne vois point encore un bon gouvernement. Les lois sont-elles assez
sages pour que lémulation multiplie les talens et les vertus,
et que le mérite vienne naturellement occuper les places les plus importantes
?
Si lEurope na que de faux principes de politique, si elle
est trompée par son avarice et son ambition, je prévois que votre empire,
qui na pris que ces vices brillans, sera à peu près tel que les
autres états, dès que le mouvement que vous avez imprimé aux esprits
sera ralenti et suspendu. La plupart des nations de lEurope ont
besoin dune grande réforme, tout le monde en convient; et cependant
vous [273] les avez imitées. Les Russes croupissoient dans des
vices barbares, ils vont croupir dans des vices polis, et nen
seront pas plus heureux. Je crains que la Russie nait point encore
dautres lois que les caprices et les passions de vos successeurs.
Quels instrumens pour faire le bien, quun prince qui tremblera
peut-être devant sa garde, et des sujets qui noseront jamais être
citoyens ? Vous avez formé un sénat qui ne peut avoir aucune autorité,
et qui ne sera par conséquent daucun secours à vos successeurs.
Vous avez vu, en différens pays, des diètes ou des assemblées nationales:
au lieu den transporter lusage dans vos états pour y jeter
quelque semence de liberté, délévation, de grandeur, de bien public
et damour de la patrie, vous vous êtes contenté dappeler
des étrangers qui ont abandonné leur patrie pour sattacher à vous:
cest avec eux et non pas avec vos sujets que vous avez fait de
grandes choses. Espérez-vous quavec ces étrangers vous ferez fleurir
vos provinces ? Vaine espérance ! Ils ne donneront à vos sujets aucune
émulation, parce quils leur sont trop supérieurs: en méritant
des récompenses et des distinctions, ils se feront haïr, et rendront
le gouvernement odieux. Vous nêtes riche que des richesses étrangères,
et vous auriez dû vous en faire qui vous appartinssent. Quattendre
dailleurs de ces hommes qui sexilent de leur patrie pour
faire [274] fortune ? Vous les contenez par votre vigilance,
votre discipline et votre fermeté; ce ne sont aujourdhui que des
flatteurs et des mercenaires qui vous servent utilement; mais sous des
princes moins habiles et moins attentifs que vous, ce seront des traîtres.
Voulez-vous, sire, élever un monument éternel à votre nom ? Que le
bonheur et la gloire des générations à venir vous appartiennent. Donnez
à votre nation lempreinte de ce génie noble et élevé qui vous
dirige, et empêchez que vos successeurs ne lui donnent leur caractère.
Pour réformer utilement la Russie, rendre vos lois durables, et créer
en effet un peuple nouveau, commencez par réformer votre puissance.
Si vous ne savez pas borner vos droits, on vous soupçonnera davoir
eu la foiblesse de ne vous croire jamais assez puissant, et votre timidité
vous laissera confondu dans la foule des princes. Le citoyen doit obéir
au magistrat; mais le magistrat doit obéir aux lois. Voilà le principe
de tout gouvernement raisonnable: et cest suivant quon sen
rapproche ou quon sen éloigne, quon est plus ou moins
près de la perfection. Dès que cette règle fondamentale est violée,
il ne subsiste plus dordre dans la société. Dès quà la place
des lois les hommes commandent, il ny a plus dans une nation que
des oppresseurs et des opprimés. Que les empereurs de Russie laissent
aux lois lautorité [275] quils affectent; quils
se mettent dans lheureuse nécessité dy obéir; quils
respectent assez leur nation pour ne pas oser paroître vicieux, et sur
le champ vos esclaves, devenus citoyens, acquerront sans effort les
talens et les vertus propres à faire fleurir votre empire".
Les changemens prodigieux que Pierre I a faits dans son pays, les obstacles
quil a vaincus, tout permet de conjecturer ce quil auroit
pu faire, sil eût formé sa politique sur de meilleurs modèles
que ceux que lui présenta le Fort. Cest son ignorance des principes
sur lesquels la société doit établir son bonheur, qui a égaré son génie.
Quelle leçon pour vous, monseigneur, et quelle doit vous inviter
puissamment à vous instruire de vos devoirs, et de la manière dont vous
devez les remplir ! Pour fruit de tant de peines, de tant de travaux,
de tant de réformes, les Russes sont parvenus à prendre quelques-uns
de nos vices. Leur gouvernement, qui a conservé les siens, les fait
retomber dans leur ancienne barbarie; ils seront encore malheureux,
et ne peuvent espérer quelque prospérité passagère, quautant quun
heureux hasard placera quelques talens sur le trône.
[276] CHAPITRE III.
Que les sociétés sont plus ou moins capables dune réforme.
Par quels moyens on doit y arriver.
Lhistoire vous a fait connoître, monseigneur, par une longue
suite de faits ou dexpériences, en quoi consiste le bonheur des
états; mais ce nest point là le seul avantage que vous en retirerez.
Elle vous apprendra encore par quels moyens et avec quel art on peut
établir les bons principes chez un peuple qui les a toujours ignorés,
ou qui les a abandonnés. Vous verrez que tous les temps et toutes les
circonstances ne sont pas propres à une réforme. Il y a dans la politique
comme dans la médecine des remèdes préparatoires qui, par leur nature,
ne sont pas destinés à guérir, mais qui préparent seulement le bon effet
de ceux quon emploiera ensuite, et qui attaqueront le siége du
mal. Au lieu de contraindre, le législateur éclairé se contente quelquefois
dinviter et de solliciter. Dans la crainte de révolter imprudemment
les murs et les opinions publiques, souvent il ne prend point
le chemin le plus court pour arriver au bien quil se propose.
[277] Tantôt il donne de la confiance et de laudace, tantôt
il inspire de la crainte. I1 ne cherche quà faire aimer les lois
quil veut publier, et sait que si elles sont haïes, elles seront
bientôt méprisées.
Lhistoire vous offrira, monseigneur, Iexemple de plusieurs
grands hommes. Elle vous fera même connoître des coutumes et des usages
qui nont point été établis par des lois, et qui ne sont que louvrage
du hasard, des événemens et des circonstances. Ce que la fortune a fait,
pourquoi la politique ne pourroit-elle pas le faire ? En étudiant ces
révolutions, pourquoi les réformateurs dun état, en se ménageant
les mêmes événemens, ne pourroient-ils pas avoir le même succès ?
Tant quune nation conserve un gouvernement libre, cest-à-dire,
nobéit quaux lois quelle se fait elle-même, il est
très-aisé, sil lui reste des murs, de corriger une législation
qui naura pas été établie sur des principes assez sages, et de
lier toutes les parties de la république par une harmonie et des rapports
qui en rendront ladministration plus salutaire. Des citoyens qui
ne vendent pas leur suffrage, et qui regardent leur liberté comme leur
plus grand bien, ne demandent quà être éclairés: montrez-leur
le chemin de la vérité, ils y entreront sans répugnance. Cest
ainsi que dans les beaux temps de la Grèce, vous avez vu plusieurs [278]
républiques sabandonner avec joie aux conseils dun magistrat.
Les intérêts particuliers étoient sacrifiés aux intérêts publics, et
lavantage quune partie des citoyens retiroit de quelques
abus nétoit point une raison pour les conserver. Si les désordres
nont point dautre origine que cette espèce de lassitude
et de paresse, à laquelle les hommes ne sont que trop sujets, qui affoiblit
quelquefois les lois et relâche les ressorts du gouvernement, un rien
suffit souvent pour y remédier. Cherchez à faire naître de lémulation
entre les citoyens pour retirer leur ame de sa léthargie. Il nest
que trop ordinaire que tout le mal ne tienne quà la négligence
avec laquelle les magistrats se seroient acquittés de leurs fonctions;
rendez donc leurs devoirs plus faciles, afin quils nayent
aucune raison de les négliger. Les consuls Romains servirent plus utilement
la république, après que les censeurs et les prêteurs les eurent délivrés
dune partie du fardeau dont ils étoient chargés. Quelquefois il
sera utile de créer une magistrature nouvelle; quelquefois il suffira
davertir les anciennes que les lois languissent, et que létat
est menacé dun danger.
Mais quand le gouvernement tombera en décadence, parce que les murs
se seront corrompues; quand de nouvelles passions ne peuvent plus souffrir
les anciennes lois; quand la république est infectée par lavarice,
la pro [279] digalité et le luxe; quand les esprits sont occupés
à la recherche des voluptés; quand largent est plus précieux que
la vertu et la liberté, toute réforme, monseigneur, est alors impraticable.
Il faudroit commencer par réformer les murs; et il est impossible
que quelques honnêtes gens luttent avec succès contre les préjugés et
les passions agréables qui règnent impérieusement sur la multitude.
Ferez-vous des lois ? Les magistrats corrompus en éluderont eux-mêmes
la force. Caton aura beau crier: ô temps ! ô murs ! Il
fatiguera par ses conseils quon ne veut pas écouter. Peutêtre
se moquera-t-on de la bonne foi avec laquelle il espérera le bien. Il
est sûr du moins quil naura jamais assez de crédit pour
persuader à ses concitoyens de faire un effort sur eux-mêmes, et de
remonter au point dont ils sont déchus.
Cette république énervée, qui na plus la force de résister à
ses vices et de se rapprocher des lois de la nature, deviendra la proie
dun ennemi étranger, ou verra naître un tyran dans son sein. Je
ne sais si, dans de pareilles circonstances, un Lycurgue même pourroit
conjurer contre les vices de ses concitoyens, leur faire une sainte
violence, et les rendre justes et heureux malgré eux: je craindrois
quil néprouvât le sort dAgis. Les désordres dun
peuple excitent ordinairement lambition de ses voisins; on le
méprise, on lui fait des insultes, [280] on lui déclare enfin
la guerre, parce quon espère de le vaincre ou de lasservir.
Si par hasard les étrangers lépargnent, il succombera sous un
ennemi domestique. Les succès des intrigans, pour obtenir des magistratures
dont ils ne veulent pas remplir les fonctions, formeront bientôt des
ambitieux qui aspireront ouvertement à la puissance souveraine. On na
pas encore un tyran, et cependant la tyrannie est déjà établie. Fatigué
du mouvement, de lagitation, des peines et de linquiétude
qui accompagnent une liberté expirante, on désire le repos; et, pour
se délivrer des caprices et des violences dune oligarchie agitée
et tumultueuse, on se donnera un maître.
Quand le gouvernement nest dérangé que par des cabales, des factions
et des partis jaloux de dominer, et qui ne peuvent convenir entre eux
du partage de lautorité, la république est en danger; mais elle
ne court cependant pas à une perte inévitable. Remarquez, monseigneur,
que lambition est une passion moins dangereuse que lavarice.
Celle-ci est toujours basse, elle avilit lame, elle nest
susceptible daucun conseil généreux; lautre peut sassocier
avec quelques vertus, telles que lamour de la gloire, le désintéressement
et lamour de la patrie, aussi les querelles excitées par lavarice
ont-elles toujours perdu les états, et les ambitieux au contraire se
sont quelquefois réconciliés. On a vu même [281] quelquefois
que quand ces deux passions unies ont excité des troubles, lune
est venue au secours de lautre. Les Athéniens vous en offrent
un exemple mémorable. Si on navoit demandé quun nouveau
partage des terres et labolition des dettes, la république auroit
été perdue. Heureusement les citoyens de la côte, de la plaine et de
la montagne furent divisés sur lautorité. Lavarice auroit
porté aux dernières violences les riches, les pauvres, les créanciers
et les débiteurs; lambition plus conciliante offrit de prendre
Solon pour arbitre.
Pour une réforme utile dans un pareil état, gardez-vous demployer
la ruse et ladresse: vous ne calmeriez les esprits que pour un
instant: après avoir été la dupe dun mensonge, on refuseroit de
se fier à la vérité, et le mal deviendroit incurable. Gardez-vous de
vouloir amener les citoyens au but que vous vous proposez, en flattant,
comme Solon, leur avarice et leur ambition; vous seriez obligé de leur
donner des espérances: si ces espérances ne sont pas vaines, vous ne
faites que donner plus dénergie à deux passions qui ont fait tout
le mal, et que vous voulez réprimer. Si ces espérances sont fausses,
le calme sera court: les passions sont impatientes et clairvoyantes;
elles se vengeront en causant de plus grands désordres.
Cest moins le sentiment de la liberté que [282] lamour
des lois quil faut rendre vif. Dans un état divisé par des partis,
et où lon cherche à séloigner des règles de légalité,
les ames ne manquent pas de force, ce sont les esprits qui manquent
de lumière; éclairez-les donc, et que par toutes vos lois le citoyen
soit porté à préférer le bien public à ses avantages particuliers. Si
vous favorisez les hommes déjà les plus puissans et les plus riches,
ils en abuseront pour être plus audacieux et plus entreprenans. Rendez
le corps de la république plus puissant, afin que les particuliers soient
plus foibles. Multipliez les magistrats, partagez leurs fonctions, afin
que, dépendant les uns des autres, ils simposent et se contiennent
mutuellement. Confier dans ces circonstances une autorité plus considérable
à un magistrat unique pour le mettre en état de rétablir lordre,
cest lexposer à une tentation dangereuse. Il profiteroit
peut-être des divisions pour asservir la république, peut-être se persuaderoit-il
quil importe à ses concitoyens quil se rende leur maître.
Je dois encore vous faire observer, monseigneur, que les états libres
sont plus ou moins capables de prévenir leur décadence ou de se réformer
après être déchus, suivant quils occupent un territoire plus ou
moins étendu, et que leurs affaires sont dans une situation plus ou
moins florissante. Quand tous les citoyens sont renfermés dans les murs
dune même ville, et [283] ne composent pour ainsi dire
quune même famille qui ne voit pas que les lois, les murs
et les coutumes doivent se conserver plus religieusement que dans une
grande province qui ne formeroit quune république ? Ici la vigilance
des magistrats est souvent trompée; là des citoyens qui se connoissent
tous sont les uns pour les autres des magistrats infatigables. Par la
même raison que lordre se conserve aisément dans une petite république,
il est facile de ly rétablir quand la corruption sy est
introduite. Il suffit à Lycurgue de trouver trente bons citoyens pour
faire une révolution. Si Sparte eût régné sur tout le Péloponèse, quaurait-il
pu entreprendre en faveur de sa patrie ? Quand elle se seroit soumise
à ses lois, les autres villes auroient-elles eu la même complaisance
? Il auroit donc fallu former des conjurations dans chaque ville, les
faire toutes éclater dans le même instant: entreprise difficile, et
que mille accidens imprévus pouvoient déranger.
Je le dirai en passant, monseigneur, cest un grand mal pour les
hommes que de grands états. Quoi quen pensent les ambitieux, les
sociétés ne peuvent sétendre au-delà de certaines bornes sans
saffoiblir. Je ne vous dirai point que la nature a placé des rivières
et des montagnes pour servir de barrières entre les états: elle nous
a avertis bien plus clairement de ses [284] intentions, en nous
créant avec tant de foiblesse. Faits pour ne voir que ce qui se passe
autour de nous, nest-il pas ridicule que nous voulions gouverner
de grandes provinces ?
Mais je rentre dans mon sujet, monseigneur, et je vous prie de remarquer
que lhistoire ne vous a peut-être pas offert lexemple dun
peuple qui ait songé, dans la prospérité, à se corriger de ses vices.
Vous verrez au contraire partout que cette prospérité affoiblit, altère
et corrompt les principes du gouvernement. Le bonheur nous inspire de
la confiance; et cest dans le bonheur cependant que nous devrions
nous défier davantage de nous. Le moment où lon est le plus heureux
nest pas un moment favorable au législateur, à moins quil
ne porte quelque loi qui favorise les opinions du public. Ceût
été un prodige, si les efforts que fit Caton pour défendre la loi Oppia
avoient réussi, pendant que les Romains, vainqueurs de tous leurs ennemis,
et chargés de leurs dépouilles, recueilloient le prix de leurs victoires.
Pouvoient-ils prévoir les inconvéniens du luxe dont ils ne sentoient
encore que les douceurs ? Pouvoient-ils soupçonner que leur prospérité
alloit les perdre ? Cet effort de raison est audessus de nos forces;
que le législateur ne lexige donc pas. Cest quand on éprouve
ou quon craint quelque malheur que les esprits seront plus dociles
à sa voix: voilà le moment favorable pour faire une réforme [285]
avantageuse; si vous le laissez échapper, les citoyens se familiariseront
peut-être avec leurs vices, peut-être parviendront-ils à les aimer.
Si les peuples libres se corrigent si difficilement, sil est
si rare quils perfectionnent leurs lois, et semblent prendre un
nouveau caractère, Ihistoire des monarchies, monseigneur, quand
elles ne sont pas encore dégénérées en ce despotisme extrême qui étouffe
tout sentiment de vertu, de patrie et de bien public, fournit au contraire
plusieurs exemples de ces heureuses révolutions. Les sujets ayant encore
quelque chaleur dans lame, sont cependant accoutumés à recevoir
les impressions que leur donne leur maître. Un prince qui sait profiter
de ces avantages se crée quand il veut une nation nouvelle. Le peuple
sort de son assoupissement, il quitte ses vices, et, sans quil
sen aperçoive, prend de nouvelles murs et la vertu quon
veut lui donner. Vous êtes trop instruit pour douter de cette vérité,
et vous avez vu cent fois dans le cours de vos études, que des nations
peu considérées ont fait encore de grandes choses sous la conduite dun
prince qui avoit eu lart de ranimer le germe des vertus et des
talens que ses prédécesseurs avoient étouffé. Vous citerai-je les Perses
conduits par Cyrus, et les Macédoniens sous les règnes de Philippe et
dAlexandre ? Sans remonter si haut, sans sortir de lhistoire
moderne de lEurope, je pourrois vous [286] parler de quelques
princes qui ont été en effet les bienfaiteurs de leur nation, si vous
ne les connoissiez pas tous.
Mais, monseigneur, permettez-moi de vous demander, si après le despotisme
le plus long et le plus accablant, il ne seroit pas encore possible
de faire des hommes de ces esclaves qui paroissent abrutis. On me dira
que Marc-Aurèle, le plus sage et le plus juste des princes, ne put rendre
aucune élévation aux Romains. Il ne se regarda pas comme le maître,
mais comme ladmi nistrateur de lempire; il dit que tout
et lui-même appartenoient à létat. En remettant lépée au
préfet du prétoire, il lui ordonna de sen servir pour le punir
sil étoit injuste; il étoit lami et le frère de tous les
hommes. Tant de vertus cependant nexcitèrent quune admiration
froide et stérile à des sénateurs accoutumés à ne sassembler dans
le sénat quen tremblant. Aucun sentiment dhonneur ni de
liberté ne se réveilla dans lame des Romains. Jen conviens,
et toutefois je serois porté à croire que Marc-Aurèle auroit pu faire
ce quil na pas fait.
Ce prince, qui pensoit que la vertu est la récompense de la vertu,
et laimoit pour ellemême, crut que des ames avilies étoient capables
du même sentiment, et il se trompa. Pour rendre les Romains dignes daimer
de bonnes lois, et de recevoir un sage gouvernement, [287] il
auroit fallu les secouer avec force, et frapper leur imagination; à
des passions lâches et timides qui dégradent, il auroit fallu substituer
des passions fortes et vigoureuses; pour arriver au but, il auroit falllu
en effet se proposer daller au-delà. Les Romains nétoient
pas capables dadmirer Marc-Aurèle; ils jouirent de sa sagesse
avec inquiétude et une sorte de terreur. Je crois voir des matelots,
à peine échappés au naufrage, qui goûtent un moment de repos en voyant
se former une nouvelle tempête.
En effet, pourquoi les Romains auroientils repris quelques sentimens
de liberté et délévation, tandis quaucun nouvel établissement,
aucun nouvel ordre dans ladministration de la chose publique ne
pouvoient leur donner de la confiance ? Que leur auroit servi de se
réveiller au spectacle des vertus du prince, puisquils continuoient
à ne voir aucune sûreté dans le gouvernement, et que le successeur de
Marc-Aurèle pouvoit être encore un monstre et un tyran ? Il ne sagissoit
pas de vouloir rendre au sénat, aux grands èt au peuple quelque dignité:
par un trop long usage des injures et des violences, ils étoient trop
accoutumés à leur anéantissement pour penser quils en pussent
sortir. Si on vouloit donner un nouvel esprit national aux Romains,
il ne falloit laisser subsister aucun des anciens établissemens. Iourquoi
auriez-vous de la peine à croire, [288] monseigneur, que Marc-Aurèle
eût réussi à faire revivre quelques sentimens de liberté et délévation,
sil eût eu recours à ces lois, à ces assemhlées nationales et
à ces coutumes par lesquelles quelques modernes ont élevé des barrières
contre le despotisme, et dont jai eu lhonneur de vous parler
dans la seconde partie de cet ouvrage ? Cest en semparant
de toute lautorité, que ses prédécesseurs avoient anéanti les
Romains; et cest en la recouvrant que la nation auroit repris
une nouvelle vie.
Il le faut avouer à notre honte: il est des qualités plus propres que
la vertu même de Marc-Aurèle à remuer, échauffer et subjuguer nos esprits;
et ce sont ces qualités brillantes des héros qui, jointes à des talens
éminens pour la guerre, portent jusques dans les ames les plus languissantes
une sorte dorgueil, de confiance et dactivité, qui les prépare
à faire de grandes choses. Trajan, qui avoit rétabli la gloire du nom
romain chez les étrangers, et reculé les frontières de lempire
par des victoires signalées, auroit, selon les apparences, exécuté plus
facilement que Marc-Aurèle le projet de rendre à Rome ses anciennes
vertus. Rien nétoit impossible à Alexandre, et il auroit pu donner
aux Perses même le goût de la liberté, sil eût été capable den
concevoir le dessein. On peut reprocher au czar Pierre premier de navoir
pas profité de ses succès et de [289] ses victoires pour établir
un nouveau gouvernement dans son pays. Cest pour ne lavoir
pas du moins tenté, quil sera confondu avec les princes qui ont
un règne glorieux; mais il ne sera jamais placé au rang des législateurs
et des bienfaiteùrs de leur nation.
LEurope voit aujourdhui un prince qui possède assez de
ces qualités brillantes pour faire deux ou trois hommes illustres. Supérieur
dans toutes les parties de ladministration politique, plus habile
à manier ses intérêts dans ses négociations, plus grand encore à la
tête de ses armées, ses disgraces même nont servi quà faire
connoître les ressources de son génie. Sa gloire et sa réputation lui
ont acquis un tel empire sur ses sujets, quil peut les faire penser
comme il voudra, et la paix lui laisse le loisir daffermir sur
une base solide la grandeur de sa couronne et de sa nation. Mais cette
grandeur ne disparoîtra-t-elle pas avec lui, sil veut quelle
nait dautre appui que les talens de ses successeurs ? Après
avoir étonné son siècle, que tarde-t-il à préparer le bonheur de la
postérité ?
Par quelle fatalité faut-il, monseigneur, que ces qualités héroïques
quon trouve dans tant de princes nayent presque jamais été
utiles aux états quelles ont illustrés ? Ces hommes, quon
appelle des héros, ne paroissent occupés que deux-mêmes; puisquils
ont oublié nos [290] intérêts, nous devrions au moins nous en
venger en ne les louant pas. On diroit, quinspirés par cette politique
odieuse que Tacite reproche à Auguste, ils prévoient avec plaisir la
décadence de leur état après leur mort, et croient que leur gloire sera
plus grande, si leur successeur est incapable de soutenir leur ouvrage.
Ils aspirent à se faire un grand nom. Les aveugles ! Que ne songent-ils
donc à se faire aimer de la postérité ? Que ne travaillent-ils pour
elle ? Elle sera reconnoissante, si les bienfaits sétendent jusquà
elle. Pendant six cents ans il ny eut point de Spartiate qui ne
crût devoir son bonheur à Lycurgue, et qui ne le regardât comme le plus
grand et le plus sage des hommes. Quà lexemple de ce législateur,
un prince capable de guider et dentraîner ses sujets après lui,
forme le projet den faire des citoyens; quil fasse des lois
sages; quil en affermisse lempire, en établissant un gouvernement
conforme aux règles et aux principes de la nation, et je vous réponds
que toute la gloire que ses successeurs et ses sujets acquerront lui
appartiendra.
[291] CHAPITRE IV.
De la méthode avec laquelle un prince doit procéder dans la réforme
du gouvernement et des lois.
Certainement je veux rendre justice à un prince qui, après avoir étudié
avec soin les pays soumis à sa domination, forme le projet den
réformer les abus: cependant sil se borne à établir un nouvel
ordre dans les différentes parties de ladministration, sans rien
changer à la forme même du gouvernement, je louerai ses bonnes intentions;
mais il faudra avouer quil ne remplit que les devoirs les moins
importans quon attend dun législateur. En effet, monseigneur,
navez-vous pas remarqué dans toutes vos lectures, que les princes
qui se sont bornés à se faire des lois sur ces objets particuliers nont
produit quun bien passager et très-court ? Vous avez pu observer
que sils ont vieilli sur le trône, ils ont vu quelquefois eux
mêmes leurs établissemens tomber en décadence. La sagesse dun
règne ne sert jamais de leçon au règne qui lui succède. Soit quun
prince, en montant sur le trône, se croie plus sage que son prédécesseur,
[292] soit quil ait un caractère différent, il est rare
quil ne se conduise pas par des vues et des principes opposés.
Suivez lhistoire dune monarchie, et vous verrez que la plupart
des souverains ne portent une attention particulière sur rien, tandis
que quelques autres ne songent quà la partie pour laquelle ils
ont quelque goût. Lun corrigera les milices, et lautre les
tribunaux de justice; celui-ci soccupe de la marine ou de ses
finances, et celui-là des arts, du commerce ou de lagriculture.
On croiroit quaprès un certain temps, toutes les parties de létat
doivent être enfin corrigées et bien administrées par cette conduite
différente des souverains: cependant louvr.lge de la réforme nest
jamais québauché, parce quon na aucune confiance aux
lois; on est accoutumé à les voir tour-à-tour négligées sous un gouvernement
qui na aucune suite ni aucune tenue. A force de se multiplier
et de se contredire, les lois forment enfin un cahos où les citoyens
ne comprennent rien: et les jurisconsultes eux mêmes se forment une
routine qui leur tient lieu de jurisprudence.
Charlemagne, dont on vous a fait connoître et admirer le vaste et le
puissant génie, avoit compris que tant que la puissance législative
sera déposée dans les mains dun seul homme, la législation doit
être vicieuse. Plus il étoit grand, plus il connoissoit létendue
des devoirs [293] dun législateur; et plus il les connoissoit,
plus il étoit persuadé quil lui étoit impossible de les remplir.
Comment, se disoit-il sans doute, pourrois-je entrer par moi-même dans
tous les détails qui me seroient nécessaires pour faire de bonnes lois
? Si je néglige quelque partie, nest-ce point par-là que la corruption
se glissera dans létat ? Si je veux juger sur les rapports des
personnes à qui je donnerai ma confiance, qui me répondra, quayant
un si grand intérêt à me flatter et à me tromper, ils me rendront un
compte fidelle ? Qui me répondra quils nauront pas vu la
situation du peuple au travers de leurs préjugés et de leurs passions
? Je me charge donc dun fardeau que je ne puis porter, et jencours
nécessairement la haine dune partie de mes sujets, si je veux,
avec mon conseil, faire le honheur public. Tous les ordres des citoyens
ont des passions, des besoins, des préjugés et des intérêts différens;
ce nest donc que dans une assemblée générale de la nation, quils
pourront, comme dans un grand congrès, discuter leurs droits, leurs
prérogatives, leurs prétentions réciproques, se rapprocher et se concilier
pour être tous heureux. Mais, devoit-il ajouter, quand je pourrois acquérir
toutes les connoissances dont un législateur ne peut se passer, quelle
seroit ma présomption, si josois me flatter que je serois [294]
assez supérieur aux foiblesses de lhumanité, pour que mes
goûts, mes préventions et mes intérêts particuliers ne me fassent jamais
illusion ? Ne présumerai-je pas trop de moi si je crois que je tiendrai
la balance égale entre tous les ordres des citoyens ? Suis-je bien sûr
que les intérêts des hommes qui mapprochent ne me seront pas plus
chers que ceux de cette multitude que je ne connois pas ? Il ny
a que la nation elle-même qui puisse connoître ce qui lui convient.
Si elle fait elle-même ses lois, elle en supportera plus patiemment
le joug; elle aimera ses lois comme son ouvrage. Si je veux gouverner
à ma volonté, mon pouvoir deviendra suspect. Si je fais les lois, on
les regardera comme une contrainte quon voudra secouer. Avec une
autorité despotique je serai en effet peu puissant. Que mimporte
davoir des esclaves ? Des hommes libres ne me serviront-ils pas
plus utilement ? Voilà sans doute, monseigneur, les réflexions qui portèrent
Charlemagne à rétablir le gouvernement sur les anciens principes des
lois Saliques, tandis quil lui étoit si aisé de semparer
dun pouvoir absolu. Cette conduite étonne: mais ce qui doit véritablement
étonner, cest que parmi tant de princes si jaloux dexercer
une puissance sans bornes, aucun nait eu assez de lumières pour
juger quen imitant Charlemagne il se rendroit plus puissant que
le des [295] pote le plus arbitraire. Je ne prouve point cette
vérité, elle est évidente; et je ne doute point quelle neût
produit plusieurs révolutions heureuses dans les gouvernemens, si les
princes navoient été trompés par les personnes qui manient leur
pouvoir et qui en abusent.
Je vous prie, monseigneur, de vous rappeler que la puissance législative
nest autre chose que le droit de faire de nouvelles lois, de changer,
modifier, abroger et annuller les anciennes. Si ce droit appartient
purement et simplement à un prince, tremblez; vous avez fait un despote
qui vous perdra. Si vous avez accordé ce droit à de certaines conditions
sans avoir un garant que ces conditions seront observées, vous obéissez
encore à un despote. Si en effet vous avez établi un garant qui vous
réponde de la fidélité du législateur à remplir les conditions qui lui
sont imposées, je dis que vous avez formé dans létat une puissance
supérieure à la puissance législative, ce qui est contraire aux notions
les plus simples de la société. Je dis que vous avez mis des entraves
à la puissance législative qui par sa nature doit être maîtresse de
tout. Je dis encore que vos lois seront mauvaises, que vous naurez
aucun droit public, et que vous éprouverez par conséquent tous les malheurs
qui en doivent résulter.
Quand la nation na pas elle-même le pouvoir de faire ses lois,
on est obligé, pour ne [296] pas tomber dans le despotisme, détablir
comme autant de maximes, que le prince est obligé de gouverner conformément
aux lois, quil y a des lois fondamentales quil ne peut abroger,
et que les nouvelles lois doivent être dictées par lesprit des
anciennes. Voilà de beaux mots qui sont dans la bouche de tout le monde,
et que personne ne comprend. Si on entend que le législateur doit se
conformer aux lois tant quil les laisse subsister, rien nest
plus vrai; mais si on prétend quil nest pas le maître de
les abroger pour en substituer dautres, cest avancer une
absurdité; et je vous prie de me dire de quel nom vous appellerez la
puissance qui sy opposera. Je voudrois quon me dît pourquoi
ces lois, quon appelle fondamentales, auroient le privilège de
ne pouvoir être annullées. Elles sont louvrage du législateur;
pourquoi donc ne lui seroient-elles pas toujours soumises ? Nest-il
pas de la nature de la puissance législative de ne pouvoir se proscrire
des bornes à ellemême ? I1 seroit ridicule de penser que les lois nouvelles
ne doivent jamais être contraires aux anciennes; car des circonstances
toutes différentes exigeront des lois dont lesprit sera entièrement
différent. Dailleurs les anciennes lois peuvent être vicieuses;
elles peuvent avoir été portées par un législateur ignorant et injuste;
pourquoi donc ne seroit-il pas permis à un législateur éclairé et juste
de les corriger ?
[297] Je pourrois ajouter ici, monseigneur, mille autres raisonnemens
pour vous prouver quon ne peut faire une réforme véritablement
avantageuse, quautant quon donne à la nation la faculté
de faire elle-même ses lois; mais pourquoi marrêterois-je plus
long-temps sur une vérité dont je vous crois convaincu ? Jajouterai
que pour faire une réforme durable, la puissance législative doit prendre
les mesures les plus propres à lui conserver son indépendance. Quelle
se défie continuellement de lambition des magistrats quelle
charge du soin de faire exécuter ses ordres. On voit dans tous les états
libres une rivalité éternelle entre la nation et les magistrats. La
puissance législative, toujours attaquée, succombera donc enfin si elle
ne se conserve pas des forces supérieures à celles quelle est
obligée dabandonner à la puissance exécutrice pour la mettre en
état de veiller utilement à lobservation des lois.
Avant que de vous dire, monseigneur, en quoi consiste cette politique
qui tiendra toujours les magistrats soumis à la nation, permettez-moi
de faire quelques remarques sur ce qui se passe dans plusieurs états
de lEurope; elles répandront un grand iour sur cette matière.
Si la Suisse, en secouant le joug de ses seigneurs, navoit pas
continué à former une nation militaire, si chacun de ses habitans nétoit
pas destiné à défendre la patrie comme soldat, [298] jose
vous assurer quelle nauroit pas conservé sa liberté. Si
par hasard elle venoit à ne plus compter sur la bravoure de ses citoyens,
ou que les magistrats, sous prétexte de favoriser leur paresse, prissent
le parti davoir des milices soudoyées et toujours subsistantes,
vous comprenez facilement que cet heureux pays verroit bientôt disparoître
limpartialité des lois et la douceur du gouvernement qui font
sa prospérité. Dans les cantons démocratiques, les magistrats acquerroient
un pouvoir dangereux, et dans les autres laristocratie deviendroit
de jour en jour plus rigoureuse. Il seroit impossible quen se
sentant plus puissans, les magistrats neussent pas plus de confiance
en leurs propres forces, et dès-lors ils seroient plus entreprenans
et moins attentifs à leurs devoirs. De là, au violement des lois et
à lusurpation de la souveraineté, le chemin est court. Après avoir
tâté la patience du peuple, après sêtre essayé peu-à-peu à commettre
de légères injustices, il faudroit tout oser et se rendre le maître
pour sassurer limpunité.
Telle est la marche des passions humaines, et vous nen douterez
pas, si vous vous rappelez la révolution qui suivit létablissement
de ces milices toujours subsistantes qui sont aujourdhui connues
de toute lEurope. A peine les suzerains eurent-ils permis à leurs
vassaux et à leurs sujets de se racheter du service militaire, en payant
[299] un subside ou une contribution, quils ne sentirent
plus comme auparavant la nécessité de ménager des hommes armés qui pouvoient
se défendre. Des citoyens qui nétoient plus soldats, et livrés
aux soins de leurs affaires domestiques, ne tardèrent pas à sapercevoir
de leur faute. Ils sentirent quon est soumis quand on cesse de
se faire craindre, et quon a perdu les moyens de repousser une
injustice. Las de se plaindre inutilement des rapines et des violences
des soldats, ils consentirent enfin à se taire; les esprits perdirent
leur énergie, et une carrière plus libre fut ouverte à la licence.
Si les princes de lempire nont pas succombé sous la puissance
de la maison dAutriche, si Charles-Quint et ses successeurs, dont
les armées étoient si considérables, nont pu ruiner le gouvernement
féodal et faire oublier les anciennes lois et les anciennes coutumes,
cest quon a opposé la force à la force, des soldats à des
soldats. Sans cette ressource, tous les établissemens qui ont dailleurs
contribué à conserver la liberté germanique, auroient été perdus pour
lempire. Si les princes eussent été désarmés, ils nauroient
trouvé ni alliés ni protecteurs assez courageux pour les défendre. En
vain auroit-on fait des remontrances; en vain auroit-on imploré le secours
des tribunaux; les lois se taisent devant la force; lesprit national
auroit appris à céder à la nécessité. Aujourdhui on auroit renoncé
à une prérogative, et demain à [300] une autre. A force de traités
et de négociations, aucun droit nauroit enfin subsisté. On se
seroit fait de nouveaux principes à Munich, à Berlin, à Brunswich, etc.
et les princes qui y règnent aujourdhui, réduits à la condition
de simples gentilshommes, nauroient que la frivole consolation
de penser quils ont une origine aussi illustre que leur maître.
Après les règnes de Henri VIII et de ses enfans, jamais lAngleterre
nauroit pu en revenir aux principes établis par la grande chartre,
si les Stuarts, en montant sur le trône, avoient trouvé les milices
sur le même pied où elles sont aujourdhui. Mais, dit M. Hume,
Charles I qui se glorifioit dêtre absolu, et de ne tenir son pouvoir
que de Dieu, navoit pas une garde de six cents hommes pour faire
valoir ses hautes prétentions. Quand les esprits saigrirent à
la cour et à Londres, et que la nation saperçut que le prince
vouloit défendre ses prérogatives par la force, elle ne fut point prise
au dépourvu; elle pouvoit, sans imprudence, ne pas recourir à de vaines
négociations, parce quil lui étoit aisé de lever une armée contre
un prince qui ne lui opposoit que six cents hommes. Tant que les Anglois
continueront à avoir sur pied dix-huit ou vingt-mille hommes de troupes
réglées en temps de paix, il leur sera impossible de corriger les vices
que jai reprochés à leur gouvernement. Le roi, qui na déjà
que trop de flatteurs de sa trop grande fortune, aura [301] malgré
lui une trop haute idée de sa puissance. Sans quon sen aperçoive,
il a intimidé les esprits. En voyant de si grandes forces entre les
mains du prince, les Partisans de la liberté sont naturellement moins
fiers; ils ne sen rendent pas raison, mais ils sentent quil
faut avoir des complaisances. Ils saccoutument ainsi à une certaine
mollesse, tandis quil nest que trop naturel quun nouveau
Charles premier prenne le parti de se porter aux dernières extrémités,
et de tout hasarder pour augmenter son pouvoir.
Que lAngleterre se rappelle quel auroit été son sort sous le
règne de Jacques II, si le prince dOrange ny eût fait une
descente avec une armée étrangère, qui servit de point de ralliement
et de retraite aux mécontens. Sans cette protection, leur courage nauroit
osé se montrer devant larmée du roi qui campoit aux environs de
Londres; ou bien après un vain éclat, il auroit bientôt fait place à
la crainte et aux négociations. Si la nouvelle milice que les Anglois
ont imaginée dans la guerre qui vient de finir est aux ordres de la
cour, leur liberté nest-elle pas exposée au plus grand danger
? Si cette milice au contraire obéit au parlement; si elle lui doit
sa paye, ses honneurs et ses distinctions, la nation sera libre, parce
quayant toujours sous la main des forces égales à celles du roi,
elle se trouvera dans la même situation où elle étoit à lavènement
des Stuarts au trône. Le [302] prince nusera
de ses forces quavec prudence. Léquilibre, qui penche aujourdhui
du côté de la cour, sera mieux établi entre le prince et la nation;
peut-être viendra-t-il à pencher du côté de la liberté.
La Suède a le gouvernement dune république et la milice dune
monarchie. Pourquoi les citoyens ne sont-ils pas soldats chez une nation
jalouse de ses droits, et qui nabandonne au roi et au sénat que
la puissance exécutrice ? Si le prince et les sénateurs ont lart
de se faire aimer et respecter des soldats, jai peur quils
ne se fassent bientôt craindre des citoyens. Lhistoire, monseigneur,
a dû vous faire connoître le caractère de ces mercenaires qui font la
guerre comme un métier. Ils portent dans la vie civile cette obéissance
aveugle que la discipline rend nécessaire dans une armée. Accoutumés
aux voies de fait, et jugeant du droit par la force, ils oppriment leurs
maîtres sils le peuvent; ou sils ne sont ni des soldats
prétoriens, ni des Janissaires, ni des Strélitz, ils servent sans remords
dinstrumens à la violence.
Si je ne me trompe, monseigneur, les réflexions que je viens de faire
suffisent pour vous convaincre quun peuple à qui lon rend
le droit de faire ses lois ne le conservera pas longtemps, si les citoyens
achètent des soldats pour se défendre, et ne se croient pas destinés
à repousser lennemi de la patrie les armes à la main. La république
Romaine fut invincible, [303] parce que ses citoyens étoient
soldats, et quil falloit avoir fait la guerre pour parvenir aux
magistratures. Cest parce quelle nadmettoit dans ses
Régions que des hommes intéressés à la gloire et au salut de la patrie,
quelle put établir cette discipline rigide et savante qui fut
lame de ses succès et de ses triomphes. Cest parce que les
plébéïens défendoient leur patrie quils surent défendre, affermir
et conserver leur liberté. Lhistoire ne nous apprend-elle pas
que la Grèce ne commença à déchoir et éprouver les désordres de lanarchie
ou de la tyrannie que quand les citoyens riches, amollis par les richesses,
le luxe et loisiveté, distinguèrent les fonctions civiles des
fonctions militaires, ne portèrent plus les armes et ne contribuèrent
quaux frais de la guerre. Enfin, monseigneur, ne pourrois-je pas
vous dire que la république de Pologne ne subsiste que par le génie
militaire de sa noblesse ? I1 y a long-temps que les vices de son gouvernement
lauroient perdue, si ses braves citoyens navoient tous été
soldats pour défendre leur liberté.
Si les murs actuelles de lEurope ne permettent pas de former
des nations militaires, peut-être ne faut-il lattribuer quau
médiocre intérêt quont la plupart des peuples à défendre une patrie
qui ne les rend pas heureux. Mais dans une révolution, dont la liberté
seroit lobjet, et qui donneroit aux esprits un nouveau mouvement
et de nouvelles idées, il est vrai [303] semblable quon
pourroit obliger les citoyens à ne point regarder la guerre comme une
corvée, pourvu cependant quils ne fussent pas corrompus par le
luxe et cet esprit de commerce et dagiotage qui nestime
que les richesses, ou que le législateur ne fût pas assez déraisonnable
pour exiger des efforts de courage et de générosité, en regardant largent
comme le nerf de la guerre et de la paix. Dans le moment où les Suédois
réformèrent leur gouvernement, après la mort de Charles XII, je suis
persuadé quil auroit été possible de réduire les troupes réglées
au nombre suffisant pour servir de garnison à quelques forteresses nécessaires
sur les frontières, et de former dans les provinces une milice nationale
toujours prête à sassembler, et qui auroit été brave et même bien
disciplinée. Les personnes qui doutent de cette vérité ne connoissent
pas toutes les ressources de la liberté; elles ignorent ce quont
fait autrefois des républiques militaires, et quavec des récompenses
ou des distinctions sagement établies, rien nest impossible à
des hommes qui aiment leur patrie.
Quoi quil en soit, si les citoyens ne sont pas destinés à être
soldats, gardez-vous davilir les troupes mercenaires que vous
achetez; il vous en coûteroit beaucoup dargent pour navoir
que de misérables défenseurs. Moins vos soldats auroient dhonneur,
plus il seroit aisé de les employer contre les citoyens; et [305]
sûrement ils intimideront des bourgeois assez lâches eux-mêmes pour
avoir craint de défendre leur patrie. Accoutumez vos milices mercenaires
à la discipline la plus sévère et la plus exacte. Ne craignez jamais
de leur inspirer trop de courage et dintrépidité, mais soumettez
leur conduite à un conseil dont les membres nauront quune
autorité courte et passagère. Tous les ans nommez les généraux qui doivent
les commander, afin quils nayent jamais le temps dacquérir
un crédit dangereux.
En prenant les mesures les plus sages contre lambition des milices
mercenaires, en faisant tous ses efforts pour empêcher que les magistrats
nabusent de la force qui leur est confiée, le législateur na
rien fait pour la sûreté publique, sil néglige de leur ôter ladministration
des finances. Des hommes qui disposeroient du trésor public, acquerroient
une autorité dautant plus funeste, quils corromproient les
citoyens par des grâces, des dons et des largesses. Nespérez point
de prévenir leurs fraudes, et de les obliger à vous rendre un compte
fidelle de leur administration. Ces magistrats trouveront le secret
déluder la force de vos lois; leurs complices les rendront redoutables;
et après avoir balancé pendant quelque temps le crédit de la nation
entière, ils finiront par lasservir. Que tout ce qui se lève de
subside et tout ce qui se paye pour le service- du public soit levé
et [306] payé par la nation même. Elle sera plus économe, ses
bienfaits ne corrompront jamais; et si ses trésoriers la trompent, leurs
fraudes nauront jamais des suites aussi dangereuses que celles
des magistrats.
Avec quelque soin que le réformateur dune nation tourne ses vues
vers la sorte de bonheur que la nature destine aux hommes, quelque peine
quil ait prise pour affermir son nouveau gouvernement, ses méditations,
ses soins, ses travaux, tout sera perdu, sil ne sapplique
dune manière particulière à donner des murs à ses citoyens:
cest sur ce fondement que lédifice politique doit sélever.
Je ne vous répéterai point ici, monseigneur, ce que jai dit avec
assez détendue dans un autre ouvrage, où jai eu la hardiesse
de faire parler un des plus grands hommes de lantiquité sur le
rapport de la morale avec la politique. Je ne vous répéterai pas quil
ny a point de vertu, quelque obscure quelle soit, qui ne
soit utile et nécessaire au bonheur de la société; que les vertus domestiques
décident des murs publiques; quil est insensé despérer
de bons magistrats, quand on na pas commencé par rendre les citoyens
honnêtes gens dans le sein de leur famille; que les bonnes murs
ont souvent tenu lieu de lois, parce quelles portent naturellement
à lamour de lordre et de la justice; mais que les lois ne
suppléent jamais [307] aux murs, parce que, sans cet appui,
elles sont continuellement attaquées, et finissent par être méprisées
et violées impunément. Vous savez, Monseigneur, quil y a quatre
vertus principales, la tempérance, lamour du travail, lamour
de la gloire et le respect pour la religion. Sans le secours de ces
quatre vertus, un peuple ne fera jamais que de vains efforts pour être
juste, prudent et courageux, cest-à-dire, pour être heureux et
affermir son bonheur.
Que de réflexions ne pourrois-je pas ajouter ici sur la nature et le
caractère des lois que doit porter un prince qui veut faire une réforme
véritablement utile dans ses états ? Mais cette matière est trop vaste
et trop importante pour ne pas mériter un ouvrage à part. Si mes forces
me le permettent, joserai peut-être un jour entreprendre cet essai
pour vous occuper dans vos méditations. Quil me suffise aujourdhui
davoir lhonneur de vous dire que toute loi est plus ou moins
sage, à mesure quelle est plus ou moins propre à réprimer lavarice
et lambition des citoyens, des magistrats et du gouvernement.
Tout établissement qui favorise lune de ces deux passions est
pernicieux. Cette règle est générale: dans aucun lieu, dans aucun temps,
dans aucune circonstance, elle nest sujette à aucune exception,
et il me seroit aisé de le prouver par lhistoire de la prospérité
et de la décadence de tous les états anciens et modernes.
[308] CHAPITRE V.
Conclusion de cet ouvrage.
Les vérités que vous venez de lire, monseigneur, vous deviendront inutiles,
si vous ne vous les rendez pas propres par vos méditations. En lisant
les historiens, mais sur-tout les anciens, cherchez vous-même de nouvelles
preuves des vérités politiques, vous en trouverez mille; il sen
faut bien que jaye tout dit. Heureusement le ciel vous a donné
un cur droit et sensible, un esprit avide de connoissances et
une conception prompte: que ces dons rares et précieux de la nature
ne soient perdus ni pour vous, ni pour les hommes. Songez, monseigneur,
quune grande gloire, si vous le voulez, vous attend dans un petit
état. Ce ne sont point de grandes provinces qui font un grand prince.
Eh ! quel homme ne paroîtra pas petit quand on le voit à la tête dun
grand empire ? Ce ne sont ni de grandes richesses, ni de nombreuses
armées qui rendent un prince puissant: avec ces prétendus avantages
combien de rois ont perdu leurs états ! Cest par la sagesse de
ses lois quun prince peut et doit acquérir le titre de grand,
et ce nest que par cette sagesse quil affermit sa fortune.
Des lois sages sont en effet le présent le plus précieux quon
puisse faire à lhumanité, et Lycur [309] gue, qui na
été législateur que dune petite ville, est encore regardé comme
le plus grand des hommes. Comparez Cyrus à ce sage; que lun vous
paroîtra inférieur à lautre, lorsque vous verrez les successeurs
du premier venir se briser avec toutes les forces de lAsie contre
la vertu, le courage et la discipline que Lycurgue avoit donnés aux
Lacédémoniens!
Pensez-vous, sans une sorte de frémissement intérieur, que vous êtes
appelé par votre naissance à être un jour le législateur des Parmesans
et des Plaisantins; que leur bonheur ou leur malheur dépendra de votre
volonté, et que peutêtre il y a parmi eux cent hommes plus en état que
vous de commander ? Il est temps dès aujourdhui de vous préparer
à lauguste fonction à laquelle vous êtes destiné. Vous essayez-vous
à vous imposer des lois à vous-même ? Vous devez avoir plusieurs défauts
attachés à lhumanité. Si vous les traitez avec indulgence, si
vous ne travaillez pas aujourdhui à les vaincre, ils acquerront
de jour en jour une nouvelle force; ils se multiplieront, ils ouvriront
enfin votre ame à tous les vices que les flatteurs ont intérêt de donner
aux personnes de votre rang pour les dominer. Le dégoût pour le travail
est lécueil le plus terrible pour un prince: il est toujours suivi
de lignorance, et cependant vous aurez besoin des plus grandes
lumières pour connoître vos devoirs et nêtre pas injuste. Aimez
le travail [310] pour ne vous être pas à charge à vous-même.
Sachez vous occuper, quand ce ne seroit que pour éviter lennui
qui vous feroit courir inutilement après tous les plaisirs qui se présenteront
en foule au-devant de vous. Si vous napprenez pas à vous en séparer
pour vous livrer à une étude utile, leur jouissance vous paroîtra bientôt
insipide, votre ame rassasiée, vide, flétrie et rétrécie, deviendroit
incapable de tout.
Vous venez de voir, monseigneur, comment un prince doit faire une réforme
heureuse dans ses états; mais pour la préparer, pour se rendre digne
dexécuter un si grand projet, il a besoin de la confiance de ses
sujets. Soyez sûr que les vôtres, malgré le respect machinal et détiquette
quils vous marqueront, vous feront laffront de ne compter
ni sur vos ordonnances, ni sur votre parole, ni sur vos promesses; sils
nestiment pas vos qualités personnelles, ou sils soupçonnent
que vous ne pensez pas par vous-même, et que, vous conduisant par caprice,
par boutade ou par des inspirations étrangères, vous êtes incapable
de rien vouloir avec constance. On excuse les défauts dun prince
quand il a fait des efforts pour se corriger; mais peut-on lui pardonner
de prendre ceux de toutes les personnes qui lentourent ? Peut-on,
sans rougir, commander à ses sujets ce quon ne veut pas exécuter
soimême ? De quel front puniriez-vous un citoyen qui vous imite, et
que votre exemple a corrompu ? Met [311] tez-vous bien, monseigneur,
à la place du Parmesan qui vous obéira. Ne croiriez-vous pas que le
prince se joue de vous, sil vous ordonnoit davoir des murs,
tandis que sa cour seroit une école de luxe, de faste, de mollesse et
doisiveté ?
Les lois que vous ferez un jour, pour être bonnes, doivent être impartiales.
Accoutumez-vous donc dès à présent à ne pas croire que tout vous appartient
et que tout est fait pour vous. Ne pensez pas quon soit trop heureux
de se sacrifier à vos fantaisies. Dans le sujet qui vous respecte, voyez
votre frère, voyez un homme que vous devez aimer. I1 ne doit vous obéir
que parce que vous devez le protéger. Puissent ces maximes être gravées
si profondément dans votre cur et dans votre esprit, quelles
ne soient jamais effacées par les flatteurs !
Jai dit que vos lois doivent être impartiales, cest-à-dire,
que dans toutes vos institutions vous devez tendre à vous rapprocher,
autant quil est possible, de cette égalité pour laquelle la nature
a fait les hommes. Cependant ne croyez pas, monseigneur, que dans la
situation présente des choses, je vous invite à confondre tous les rangs
ni à faire un nouveau partage des terres pour donner à vos sujets urse
fortune égale. Ce que les législateurs auroient pu faire dans des temps
plus heureux, nos vices et nos préjugés accumulés lont rendu aujourdhui
impraticable. Je sais ce que peut lamour des richesses sur les
[312] hommes, je sais ce que peut leur vanité: il faut ménager
ces passions, il faut, pour ainsi dire, négocier avec elles; et jamais
la politique, si elle nest insensée, ne les révoltera pour les
corriger. Je crois même que lhabitude de la bassesse et de lhumiliation
est telle dans la plupart des hommes qui végètent dans les derniers
ordres de la société, que sil étoit possible de contraindre aujourdhui
les grands et les riches à renoncer aux folles prétentions de leur vanité
et de leur avarice, il ne le seroit peutêtre pas de rendre quelque dignité
à la multitude.
Légalité à laquelle il est encore permis daspirer, et quil
faut nécessairement établir, cest que dans la société il ny
ait point de naissance, de titre, de privilége qui affranchisse des
devoirs de citoyen, et que la qualité de citoyen soit inviolablement
respectée dans le dernier homme de létat. Puisque nous ne savons
pas être frères et nous conformer aux intentions de la nature, il doit
y avoir des classes de citoyens plus honorées que dautres; mais
quaucun homme ne soit flétri et humilié dans sa condition à moins
quil ne soit un malfaiteur condamné par les lois à vivre dans
le mépris. Malgré les distinctions attachées aux différens ordres de
létat, ils seront égaux entreux au,tant quils peuvent
lêtre aujourdhui; ils ne se mépriseront point, ils ne sopprimeront
point mutuel [313] lement, si la loi a pris de sages précautions
pour balancer leur pouvoir et rendre sacrés et inviolables les droits
particuliers de chacun deux.
Le tiers-état respectera les grands sans être avili par leurs distinctions,
si les grands sont obligés à leur tour de respecter dans la personne
des bourgeois et des paysans les droits de lhumanité, et la qualité
de citoyens libres qui concourent à faire la loi à laquelle ils doivent
obéir.
A Dieu ne plaise, monseigneur, que sous prétexte de produire le plus
grand bien, cest-àdire, de rendre les fortunes égales, je vous
invite à porter une main sacrilége sur les biens de vos sujets. Mais
si on ne peut pas aspirer aujourdhui à légalité de Sparte,
si on ne peut pas assigner un patrimoine égal à chaque citoyen, il est
du moins facile de bannir dun état la mendicité et lexcessive
opulence. Il est aisé détablir un tel ordre de choses que le travail
fournisse à chaque homme une subsistance honnête, et quil ny
ait aucune circonstance où un père laborieux soit condamné à mourir
de faim avec sa famille. Quand le prince voudra donner des bornes à
ses désirs et lexemple de la modération, il sera aisé que la nourriture
du peuple ne soit pas dévorée par des favoris, des flatteurs et des
traitans. I1 est aisé de faire des lois somptuaires qui diminueront
notre cupidité en rendant les richesses moins nécessaires. I1 est aisé
de faire [314] même des lois agraires qui empêchent que lavarice
nengloutisse toutes les possessions, et qui fassent disparoître
peu-àpeu ces fortunes scandaleuses qui sont un foyer éternel dinjustices,
de vexations, de tyrannie et de servitude, et qui corrompent ceux mêmes
qui nen jouissent pas. En un mot, pour me servir dune expression
de Cicéron, quoique nous soyons dans la lie de Romulus, la politique
a encore des moyens efficaces pour apprendre aux hommes quil y
a quelque chose de plus précieux que lor et largent.
Si vous vous rappelez les principes que jai établis dans tout
le cours de cet ouvrage et que jai puisés dans lhistoire
ancienne et moderne, vous jugerez sans peine, monseigneur, que ce bonheur
auquel les peuples de lEurope doivent encore aspirer ne peut se
trouver que dans les états où les lois sont véritablement souveraines,
et les magistrats réduits à lheureuse nécessité de nen être
que les organes et les ministres. Quelque zèle que je vous suppose pour
le bien public, quelque déterminé que vous soyez à y sacrifier les intérêts
de vos passions, quelque peu étendus que soient vos états, si vous voulez
être unique et suprême législateur, soyez sûr que vous vous ferez illusion
à vous-même; soyez sûr que vous succomberez sous le fardeau dont vous
vous serez chargé. Sans que vous vous en doutiez, la flatterie vous
déguisera [315] tous les objets, vos passions vous tromperont
sur vos vrais intérêts, vous verrez votre peuple de trop loin, et vos
courtisans de trop près.
Mais je veux que par le plus grand des miracles vous soyez affranchi
de toutes les foiblesses et de toutes les erreurs de lhumanité.
Tandis que vous aurez la petitesse extrême de vouloir être tout-puissant,
et linjustice de soumettre à vos volontés des hommes que la nature
a faits pour être libres comme vous; je veux que par une contradiction
singulière vous soyez en effet le modèle des princes, et que vous rendiez
vos sujets constamment heureux. Que dira-t-on de votre administration
? Le prince de Parme a fait pendant un instant le bonheur des Parmesans;
il a été juste, il a été humain; mais par malheur ses lumières nétant
pas égales à ses vertus, il na point su fixer la félicité dans
sa patrie; il na point su donner aux lois cette forme admirable
qui les conserve en les faisant aimer et respecter. En effet, monseigneur,
sil est sage de vous défier de vos vertus et de vos talens, il
est nécessaire que vous vous attendiez à avoir des successeurs indignes
de vous; car le mérite nest point héréditaire comme les titres
et les principautés. Quel est donc votre devoir? De vous mettre vous
et vos successeurs dans la douce nécessité dobéir aux lois, de
les préserver des vices qui accompagnent une autorité arbitraire, afin
que vos sujets nayent [316] point ceux que donne une obéissance
servile. La vérité na quun conseil à vous faire entendre:
assemblez, monseigneur, les états de votre pays; mais faites pour les
rendre utiles tous les efforts que dautres princes ont faits pour
avilir, dégrader et ruiner ces augustes assemblées, connues sous les
noms de diètes ou détats-généraux.
Je ne métendrai point en réflexions sur la partie de lautorité
que vous devez vous réserver, ni sur celle que vous devez abandonner
à la nation. La seconde partie de cet ouvrage, où jai fait connoître
les vices et les inconvéniens de plusieurs gouvernemens, suffit pour
vous instruire de votre devoir. Quelle doit être la police des diètes
? Quelles règles doivent-elles suivre en délibérant sur les affaires
? Avec quelle lenteur, avec quelle précaution les lois doivent-elles
être proposées, méditées et publiées ? Voilà, monseigneur, des questions
très-importantes, et je vous prie de travailler vous-même à les résoudre.
Faites seulement attention que les hommes, naturellement portés à trop
de sévérité ou à trop dindulgence, ne savent presque jamais saisir
ce juste milieu où se trouve la vérité. Pour éviter lanarchie,
gardez-vous de gêner la liberté. Soumettez les affaires à plusieurs
examens différens, afin quon soit forcé de les étudier avant que
de les décider. Enfin, précautionnez-vous contre cet engouement subit
auquel les grandes assem [317] blées sont sujettes, et qui nest
que trop propre à faire porter des lois injustes.
Si la nation nest pas libre dans le choix de ses députés, elle
ne leur donnera pas sa confiance, et ils ne feront quun bien médiocre.
Empêchez quune corruption sourde ne vienne saper les fondemens
de lédifice que vous aurez élevé. Il ne sagit pas de faire
des lois sévères, mais de disposer les choses de telle manière que personne
ne trouve son avantage à vendre sa voix et sa liberté. Séparez avec
soin la puissance législative et la puissance exécutrice, pour quau
lieu de se nuire et de se mettre lune à lautre des entraves,
elles se prêtent un secours mutuel. Si vous voulez être un grand homme,
oubliez que vous êtes prince. Aux maximes erronées que la flatterie
publie dans les cours, substituez les principes que vous dictera votre
raison. Les princes sont les administrateurs et non pas les maîtres
des nations. Voilà ce que dit la philosophie; et cette vérité a même
échappé à des empereurs despotiques.
Vous ne perdrez rien, monseigneur, en vous tenant dans les bornes dun
pouvoir limité. Ces princes qui veulent être tout dans leurs états ne
deviennent, quoiquils puissent faire, que les instrumens du pouvoir
de leurs favoris: qui veut tout faire, nécessairement ne fait rien.
Les hommages et les respects voleront au-devant de vous. Lamour
de vos sujets vous donnera plus dautorité que vous [318] nen
aurez voulu perdre. Vous affermirez la fortune de vos successeurs. Tacite
la dit: un pouvoir trop étendu est toujours chancelant. Une grande
réputation sera votre récompense. Tous les peuples voisins envieront
le bonheur de vossujets. Si Ferdinand de Parme, diront-ils, si Ferdinand
le Grand, si ce nouveau Théopompe, si ce nouveau Charlemagne avoit été
notre roi; si le ciel favorable nous eût accordé ce bienfait, nous serions
heureux, et nous regarderions notre bonheur comme un héritage qui doit
passer à nos enfans. Vous aurez la consolation de regarder davance
la prospérité des générations suivantes comme votre ouvrage.
Ayez, monseigneur, le courage, la fermeté et la patience du czar Pierre
I; concevez comme lui le projet de faire une nation nouvelle; mais plus
instruit de vos devoirs, des droits de lhumanité et de la politique
qui fait le bonheur des citoyens, la prospérité des princes et la gloire
réelle des états, ne vous contentez point dôter à vos sujets les
vices quils ont, pour leur en donner dautres également dangereux.
Faites ce que na pas fait Pierre: par létendue de vos vues
et la grandeur de votre ame, embrassez lavenir, et régnez pendant
plusieurs siècles sur les Parmesans. Je serai trop heureux si on dit
un jour que jai été votre le Fort.
Fin de lEtude de lHistoire