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Gabriel Bonnot, abbé de Mably

Seconde partie

De l'étude de l'histoire, a Monseigneur le Prince de Parme

[114] CHAPITRE PREMIER.
OBJET DE CETTE SECONDE PARTIE.
Réflexions générales sur quelques états de l’Europe où le prince possède toute la puissance publique.

Les cinq vérités, monseigneur, que je viens d’avoir l’honneur de vous exposer dans la première partie de cet ouvrage, sont les résultats généraux de l’étude de l’histoire. Voilà, quoi qu’on en puisse dire, à quoi se réduit toute la science de rendre les sociétés heureuses et florissantes, le reste n’est qu’une pure charlatanerie, dont les intrigans et les ambitieux couvrent leur ignorance ou leurs mauvaises intentions. Cette charlatanerie qu’on ose appeler politique, n’est propre qu’à tromper les peuples et à pallier leurs maux. Marchant à tâtons, toujours subordonnée aux circonstances, aux passions et aux événemens, elle est tout-à-tour heureuse ou mal [115] heureuse, comme il plaît à la fortune. Elle échoue aujourd’hui par les mêmes moyens qui la firent réussir hier; et on ne peut extraire de ses disgrâces ou de ses succès aucun principe fixe ni aucune règle certaine .

Je suis persuadé qu’en vous rappelant la suite et l’enchaînement des faits historiques que je vous ai indiqués, vous vous convaincrez chaque jour davantage que le bonheur est le fruit de la sagesse. Mais vous ne devez pas, monseigneur, vous en tenir là. La théorie n’est rien, si elle n’est suivie de la pratique; et la vérité ne doit pas être stérile entre les mains d’un prince. Puisque vous connoissez les sources où la politique va puiser le bonheur, commencez par vous servir de cette connoissance pour votre propre avantage. Dites-vous tous les jours que vous rendrez vos sujets heureux; dites-vous tous les jours que c’est votre devoir, et qu’en le remplissant, vous goûterez la satisfaction la plus pure. Avant que de faire l’examen du gouvernement des duchés de Parme et Plaisance, avant que d’en méditer la réforme, commencez par étudier les gouvernemens actuels de l’Europe, et juger lesquels d’entr’eux s’approchent ou s’éloignent davantage des règles prescrites par la nature. En voyant les différentes formes que la société a prises en Europe, vous sentirez en quelque sorte les ressources de votre esprit s’étendre et se multiplier. Ce [116] tableau, peut-être plus intéressant pour vous que l’histoire des siècles passés, vous rendra plus sensibles les vérités que vous aimez. D’ailleurs, cette étude est absolument nécessaire à un prince; sa sûreté en dépend . Comment se comporteroit-il avec prudence à l’égard des étrangers, s’il ignoroit ce que le gouvernement de chaque peuple lui ordonne d’en espérer ou d’en craindre ?

Je ne m’étendrai pas sur les différens pays où le gouvernement est purement monarchique, c’est-à-dire, où le prince possède toute l’autorité publique. Quoiqu’il y ait de grands rois qui méritent l’amour, I’estime et la confiance de leurs sujets, il est à craindre que les réflexions que j’ai faites sur le despotisme en général ne puissent toujours s’appliquer à chaque état où la volonté seule du prince fait la loi. En effet, quand on supposeroit le plus vaste génie à la tête d’un royaume, quand le monarque possèderoit toutes les vertus d’Aristide et de Socrate, je suis sûr que ses états seront exposés à plusieurs injustices et à plusieurs abus. Ne pouvant ni tout voir ni tout faire par lui-même, il sentira, au milieu de ses opérations, qu’il est accablé d’un poids trop pesant pour les forces d’un homme. Je consens qu’on soit heureux; mais qu’est-ce qu’un bonheur attaché à la vie d’un prince, et qui peut vous échapper à chaque instant ? La crainte de l’avenir ne permet pas de jouir du présent: [117] les sujets peuvent donner leur confiance au prince; mais ils la refuseront à son gouvernement.

Je sens, monseigneur, combien est délicate la matière que je traite dans la seconde partie de mon ouvrage. Je connois assez les préjugés et les passions qui gouvernent la plupart des hommes, pour ne pas ignorer qu’en osant faire quelques remarques critiques sur les gouvernemens actuels de l’Europe, je m’expose à une sorte de censure. Mais, monseigneur, vous répondrez pour moi à ces censures; vous leur imposerez silence, en disant que vous aimez la vérité et que je vous la dois. Vous leur direz que, si mes réflexions sont vraies, il faut en profiter, et que si je me suis trompé, on doit encore quelque reconnoissance à la peine que j’ai prise. Vous ajouterez enfin que la maxime qui défend d’apercevoir les défauts et les erreurs du gouvernement est une maxime pernicieuse, inventée par les ennemis de la société, et qui ne peut être défendue que par ceux qui profitent des mauvais établissemens, et qui craignent les bonnes lois.

Si je vous faisois, monseigneur, un tableau fidelle de la situation actuelle de la plupart des monarchies de l’Europe, ce que je vous dirois au jourd’hui ne seroit peut-être pas vrai demain, car le vice fondamental de ces gouvernemens, c’est de n’avoir que des règles flottantes, incer [118] taines et mobiles. Dans les états libres, la république donne son caractère aux magistrats; dans les monarchies, le prince imprime le sien aux lois et aux affaires. Par un plus grand malheur encore, il n’est que trop ordinaire que les ministres et les personnes chargées d’une administration importante n’ayent aucun caractère, parce qu’elles se sont accoutumées à se laisser conduire par la faveur qui leur donne chaque jour des intérêts opposés. On est gouverné par les événemens qu’on devroit diriger, et les caprices de la fortune décident par conséquent de tout.

Quoique le prince, dans toutes les monarchies de l’Europe, possède seul la puissance souveraine, l’exercice de cette puissance n’est pas le même par-tout. Les peuples ont un caractère qui assigne des bornes à un pouvoir qui n’en reconnôît aucune. D’anciennes traditions, de vieilles lois, des préjugés, des passions, forment dans chaque état des mœurs publiques et une sorte de routine et d’allure, qui se- font respecter jusqu’à un certain point par le souverain même. Le monarque le plus absolu a beau se dire qu’il peut tout, il sent qu’il n’est qu’un homme, et que s’il choque et révolte tous ses sujets, il ne pourra leur opposer que les forces d’un seul homme.

Les François et les Russes conviennent également que le prince est suprême législateur: en France cependant la monarchie n’est pas la [119] même qu’en Russie. Dans le premier royaume, des corps entiers de magistrats aimés, considérés et respectés, disent qu’ils sont les dépositaires, les gardiens et les conservateurs des lois. En accordant tout au prince, ils attachent à leur enregistrement je ne sais quelle force qu’on ne peut définir, et on est convenu de dire, peut-être sans se trop entendre, que le législateur doit gouverner conformément aux lois. Le sénat de Russie, au contraire, loin d’oser modifier ou rejeter une loi, se croiroit coupable de lèse-majesté, s’il osoit l’examiner; il croit qu’il est de l’essence de la puissance législative de ne connoître aucune borne, et de pouvoir à son gré changer, annuller et abroger toutes les lois. Le czar est le chef de son église; et la religion, qui est en quelque sorte soumise au gouvernement, en augmente beaucoup l’autorité. Le clergé de France, libre et indépendant dans les choses ecclésiastiques ou spirituelles, exerce une sorte d’empire sur le gouvernement qui sait qu’il ne doit point porter la main l’encensoir. Tandis que la noblesse russe, qui s’est formée sans avoir jamais eu de pouvoir et de crédit, pense sans orgueil d’elle-même, et ne porte qu’un vain nom; la haute noblesse de France, qui n’a pas perdu le souvenir de ses anciens fiefs, en oit encore subsister quelques traces dont elle se glorifie. Elle a conservé ses mœurs particulières, qu’elle [120] a communiquées à une noblesse inférieure qui se fait une gloire de l’imiter. Tous obéissent au gouvernement, et prétendent aussi obéir à ce qu’ils appellent leur honneur. La nation Françoise cultive les arts et les sciences; vaine, frivole, dissipée, spirituelle, glorieuse, légère, inconstante, elle s’est fait un goût fin et délicat sur les bienséances et les procédés qu’il seroit dangereux d’offenser Rien de tout cela n’est en Russie. A force d’ignorance, d’injustice et de barbarie, les hommes, distribués ailleurs en différentes classes, y sont tous mis dans la dernière. Remarquez, je vous prie, Monseigneur, que l’égalité qui assure la liberté des citoyens dans les états libres, n’est propre dans les autres pays qu’à rendre le joug du despotisme plus accablant. Le Czar parle, voilà la loi: pourvu qu’il ne choque point les préjugés ou les passions de sa garde, il est le maître absolu, tant qu’elle le laisse sur le trône.

Veut-on connoître la force de l’empire que le génie d’une nation exerce sur elle-même ? Il suffit de faire un retour sur son propre cœur, d’examiner avec quelle confiance on s’abandonne aux absurdités au milieu desquelles on est né; combien il en coûte à la raison pour déranger les habitudes qu’on a contractées. Quel doit donc être le sort des nations entières qui sont emportées rapidement par le préjugé général qui les gouverne, et qui leur tient lieu de raison, de sagesse et de réflexion?

[121] Il y a un siècle que le Danemarck avoit encore une couronne élective, et des états-généraux qui ne vouloient confier au roi et au sénat que le pouvoir nécessaire pour faire exécuter les lois. Les mesures capables d’affermir cette forme de gouvernement avoient été mal prises: le sénat en abusa pour usurper des droits qui ne lui appartenoient pas. Il éludoit la force des lois; et sous prétexte de les faire exécuter ou de produire un plus grand bien, il ne faisoit en effet exécuter que ses ordres. Favorisé dans son usurpation par la noblesse dont il protégeoit les injustices, il s’étoit rendu également odieux et redoutable au roi, au clergé et au peuple. L’oppression réunit les opprimés; et les états de 1660, en détruisant l’autorité du sénat et de la noblesse, conférèrent au roi la puissance la plus despotique.

Ne consultez que l’acte par lequel les états-généraux se sont démis de leur pouvoir pour le conférer au prince, et vous croirez que le roi de Danemarck est à Copenhague un véritable sultan. Les Danois semblent avoir rafiné l’art de la servitude; on diroit qu’ils ont regardé l’ombre même ou l’espérance de la liberté comme la source de tous les maux de leur nation. Pourquoi ces redoutables monarques ont-ils cependant continué à gouverner avec autant de modération que quelques autres princes moins puissans qu’eux ? c’est qu’ils ont été gênés [122] par les mœurs de la nation qui, en se faisant esclave, a conservé quelques qualités d’un peuple libre. Ce ne furent ni la crainte ni l’esprit de servitude qui produisirent la révolution de 1660; c’est parce que les Danois avoient du courage et ne pouvoient s’accoutumer à la domination de la noblesse, que leur orgueil se souleva contre la tyrannie du sénat. Ils se livrèrent avec emportement à une haine aveugle. La nation ne crut pouvoir jamais trop humilier ses ennemis: pour les perdre sans retour, elle se chargea elle-même de fers, et s’ôta avec soin tous les moyens de pouvoir recouvrer sa liberté. Ce triomphe bizarre et ridicule lui cacha sa servitude, et lui donna de la fierté. "Vous vouliez nous accabler, disoient les Danois au sénat et à la noblesse, et c’est nous qui vous opprimons". Ils se persuadèrent qu’après le bienfait qu’ils avoient accordé au prince, il seroit leur ami et leur protecteur. Ces étranges idées entretinrent, au milieu du despotisme, des mœurs libres et indépendantes. Le germe n’en a pas été étouffé, l’habitude les conserve encore; et tant qu’elles subsisteront, les rois de Danemarck, avant que d’agir, les consulteront avec plus de soin que les lois qui leur permettent de tout faire impunément.

Etudiez avec soin, Monseigneur, le caractère de chaque nation, et vous verrez que chaque état est plus ou moins avancé dans le despotisme, [123] suivant que les esprits osent plus ou moins penser par eux-mêmes, ou n’ont que les idées qu’on leur donne. Il y a des peuples qui ne peuvent souffrir ni une entière servitude, ni une entière liberté; et les passions des sujets contiennent alors celles du prince. Dans ce mélange de fierté et d’abaissement, une nation peut encore se faire respecter; elle porte encore en elle-même un ressort capable de la mouvoir et de la faire agir; elle peut encore espérer des succès et des lueurs de prospérité. Combien de conséquences ne pourrez-vous pas tirer de ces réflexions ? Vous penserez que plus la monarchie emploie d’art et de politique, si je puis parler ainsi, à se despotiser, plus elle travaille contre les vrais intérêts du monarque. Ce qu’elle regarde comme un avantage, est une véritable dégradation. Plus le prince appesantira son autorité sur ses sujets, moins il se fera craindre et respecter par ses voisins et ses ennemis; à mesure qu’il paroîtra plus puissant au-dedans, son peuple paroîtra plus foible au-dehors.

Je vous prie d’examiner quelles sont les passions et les qualités les plus propres à retenir la monarchie dans de certaines bornes, et vous vous en instruirez dans l’histoire des peuples qui ont défendu pendant long-temps leur liberté, et dans l’histoire des peuples qui se sont trouvés esclaves avant même que de soupçonner qu’ils pussent cesser d’être libres. Une nation est-elle [124] accusée d’inconstance et de légèreté ? Se livre-t-elle aux nouveautés ? Fait-elle peu de cas de ses anciens établissemens ? Vous devez être sûr que son inconsidération n’est pas d’un bon augure pour l’avenir. Mais, sans m’arrêter à ces détails, je me contenterai de remarquer que trois causes contribuent principalement aux progrès du despotisme, la crainte, le luxe et la pauvreté.

La promptitude avec laquelle les Romains c’est-à-dire, le peuple de l’antiquité qui a eu le plus en horreur la tyrannie, passèrent de la plus grande liberté à la servitude la plus accablante, prouve toute l’étendue du pouvoir que la crainte a sur nos esprits. Les proscriptions d’Octave, d’Antoine et de Lépidus glacèrent à un tel point l’ame de leurs concitoyens, qu’ils adorèrent leur tyran, parce qu’il voulut bien paroître humain, quand il n’eut plus besoin de répandre du sang pour régner tranquillement. Sous Tibère, ils se portèrent si avidement au-devant du joug, que ce prince, le plus timide et le plus soupçonneux des hommes, s’en plaignoit quelquefois, et auroit voulu retrouver quelques traces d’une liberté qu’il redoutoit. Ne soyons point étonnés de ce changement dans un peuple qui venoit de voir des Brutus et des Cassius. Quand l’innocent ne peut plus compter sur son innocence; quand il n’est plus de sûreté pour l’homme de bien; quand les dangers qui nous menacent sont assez grands [125] pour ne nous occuper que de nous-mêmes, la terreur anéantit en quelque sorte toutes les facultés de notre ame, et la politique n’a plus de ressources pour nous délivrer de cette passion impérieuse. Vous l’avez vu. Marc-Aurèle tenta inutilement de se dépouiller d’une partie de sa puissance, et de rendre au sénat et à la ville de Rome une sorte de dignité; la crainte avoit trop accablé les esprits, et la servitude avoit déjà fait naître l’amour de la servitude.

Les ames ne se dégradent peut-être pas moins par le luxe que par la crainte; et le despotisme l’a souvent employé avec succès. Chaque besoin superflu que donne le luxe est une chaîne qui servira à nous garotter. Le propre du luxe est d’avilir les esprits, au point de n’estimer et de ne considérer que le luxe: dès-lors nous ne sommes gouvernés que par les passions les plus méprisables. Une fortune médiocre nous paroît le plus grand des maux; et la fortune la plus immense ne nous paroîtra qu’une fortune médiocre. Nous vendrons notre liberté à vil prix, parce que nous sommes incapables d’en connoître la valeur.

Il est une pauvreté que donnent les bonnes mœurs, qui est l’ame de la justice, et qui fera de grandes choses; c’est la pauvreté qui se contente du nécessaire et qui méprise les richesses. Mais cette pauvreté, qui est une suite du luxe et des rapines du gouvernement, ne fait que [126] des séditieux, qui veulent troubler l’état pour le piller, ou des mercenaires qui ne demandent que des salaires. Le mal est parvenu à son comble, quand les sujets ne vivent plus que des bienfaits du gouvernement, ou que n’attendant rien de leur économie ni de leur industrie, ils se sont accoutumés à leur misère, et regardent leur paresse comme le plus grand bien.

CHAPITRE II
Du gouvernement des Cantons Suisses, de la Pologne, de Venise et de Gênes.

La Suisse vous présente, monseigneur, une image de la république fédérative des anciens Grecs. Si cet heureux pays n’a pas une Lacédémone, tous ses cantons, il le faut avouer, sont bien plus sages que ne l’ont été les autres villes de la Grèce. Liés entr’eux à-peu-près par les mêmes alliances qui unissoient les Grecs, aucune rivalité ne les divise. I1 faut que le fondement sur lequel porte la sagesse des Suisses soit bien solide, pour que des états libres, indépendans, inégaux en force, et qui n’ont pas la même constitution, n’ayent cependant ni ambition, ni crainte, ni jalousie les uns des autres. Les querelles même de religion, qui ont allumé tant de guerres et excité des haines [127] éternelles par-tout ailleurs, n’ont causé parmi eux que de légères commotions. Le fanatisme et la vengeance ont fait dans leur ame des traces si peu profondes, qu’une paix sincère a promptement rétabli l’harmonie: les divisions des Suisses ont laissé voir qu’ils étoient hommes, et les suites ont prouvé qu’ils étoient de tous les hommes les plus sages.

C’est dans la Suisse que se sont conservées les idées les plus vraies et les plus naturelles de la société; on n’y croit point qu’un homme doive être sacrifié à un autre homme. Un paysan du pays allemand dans le Canton de Berne, est persuadé sans orgueil que les magistrats ne sont que ses gens d’affaires. Vous verrez des citoyens qui obéissent avec respect et sans terreur à des lois impartialcs. Le magistrat sans faste, sans décoration extérieure, et tiré du corps des métiers, ne paroît point armé de ce pouvoir imposant dont on voit ailleurs que les lois ont besoin pour soutenir leur majesté presque toujours violée. La simplicité du gouvernement Helvétique est admirable, et toute la machine est mue par un petit nombre de ressorts. Pourquoi les mouvemens en sont-ils exacts, réguliers et prompts ? Pourquoi ne voit-on point dans la Suisse de ces brigues, de ces factions, de ces intrigues, de ces révolutions si communes dans les pays libres ? Pourquoi les Cantons ne se fatiguent-ils point [128] par des négociations continuelles, des craintes et des soupçons réciproques ? Après avoir recouvré et affermi leur liberté les armes à la main, pourquoi les Suisses, du haut de leurs montagnes, semblent-ils regarder en pitié les troubles puérils, mais cruels de l’Europe, sans y prendre part ?

C’est que les Suisses ont des mœurs, et n’ont pas nos malheureuses passions. En établissant leur république, ils ont compris cette grande vérité, que le bonheur n’est point l’ouvrage des richesses, du luxe, de la mollesse, de l’ambition et de la tyrannie, et que la probité est l’appui le plus solide du gouvernement. Vous aurez souvent l’occasion, monseigneur, de remarquer que les législateurs n’ont toujours accablé les peuples de lois inutiles, que parce qu’ils ont d’abord négligé de régler les mœurs. On n’a pas observé que nos vices se reproduisent et se multiplient avec une prodigieuse célérité, quand on laisse subsister le foyer qui les produit. On a augmenté le nombre des magistrats, on a étendu leur pouvoir pour donner de la force aux lois et de la dignité au gouvernement; mais il falloit prévoir que les nouvelles lois ne seroient pas plus respectées que les anciennes, et que cent magistrats corrompus n’en vaudroient pas un qui auroit de la probité.

Des lois somptuaires, en privant les Suisses [129] de la plupart des besoins des autres nations, accoutument leur ame à la modération, à la frugalité, au travail et à l’économie, et rendent superflue une grande fortune dont ils n’oseroient ni ne sauroient jouir. Aucun citoyen n’est pauvre, parce qu’aucun citoyen n’est trop riche: ainsi la république ne connoît ni les vices que donnent les richesses, ni les vices que donne la pauvreté. De cette source découle l’impartialité des lois. Tout le monde leur obéit, parce qu’elles paroissent justes à tout le monde, et le magistrat ne peut que rarement abuser de son autorité. Il n’en abusera même que dans des choses peu importantes; car on n’a point pour des magistrats la même complaisance que pour des princes.

Si des lois partiales offensoient une partie des citoyens pour favoriser l’autre; si les magistrats pouvoient trouver un intérêt à être avares et ambitieux, les mêmes divisions qui perdirent la Grèce perdroient bientôt la Suisse. Au lieu de ne songer qu’à se conserver, les Cantons aspireroient à s’agrandir. Ils prendroient part imprudemment aux querelles de leurs voisins, ils leur permettroient de se mêler de leurs affaires domestiques; et de vains traités, de frivoles garanties exposeroient à tous les malheurs qu’ils croiroient prévenir.

Les Suisses ne s’exposant point par ambition aux périls d’une fortune hasardeuse ont [130] toujours des magistrats assez habiles et assez expérimentés pour les gouverner. Ils ne trouvent aucun écueil sur leur route, et jamais ils ne sont obligés d’ébranler ou d’altérer les principes de leur gouvernement en recourant à des moyens extraordinaires pour se sauver des dangers extraordinaires auxquels une nation ambitieuse est nécessairement exposée. C’est par cette double sagesse du gouvernement à l’égard des citoyens, et de la république entière envers les étrangers, que la Suisse paroît ne devoir craindre aucune révolution. Outre que suivant le précepte de Lycurgue, elle ne possède pas des richesses capables de tenter la cupidité de ses voisins, son territoire est naturellement fortifié. En y pénétrant, un ennemi se croiroit transporté dans ces champs de la fable qui produisoient des hommes tout armés. Sans faire la guerre pour leur compte, les cantons ont la prudence de se faire des soldats aux dépens de la folie inquiète et ambitieuse des autres nations. Heureux les Suisses, si le service étranger sert à purger leur pays des hommes qui n’ont pas l’ame républicaine, et n’en ouvre pas l’entrée aux vices de leurs voisins !

S’ils perdent leurs mœurs; ils éprouveront une révolution subite. Les magistrats, trop foibles alors pour contenir les citoyens qui leur communiqueront leurs vices, seront cependant trop forts pour obéir aux lois. Cette exactitude [131] scrupuleuse et même minutieuse sur les mœurs, que les peuples corrompus appellent pédanterie, et dont les sages de l’antiquité faisoient tant de cas, est plus nécessaire aux cantons helvétiques qu’à tout autre peuple de l’Europe. Leurs magistrats doivent être d’autant plus attentifs, que la corruption ne peut commencer chez eux que par des bagatelles, dont il seroit insensé de s’inquiéter de l’autre côté du lac de Genève, ou sur les terres de France.

Je vous prie, Monseigneur, quittez la lecture de mon ouvrage, lisez dans Tite-Live le discours admirable que cet historien met dans la bouche de Caton en faveur de la loi Oppia. Il vous dira pourquoi le luxe et l’avarice qui le suit ont détruit tous les empires. Vous verrez que les alarmes de Caton n’étoient point de vaines alarmes. Tout ce qu’il avoit prévu arriva, dès qu’on eut permis aux dames romaines de porter des parures enrichies d’or et de pourpre. Pour contenter leurs femmes, les maris troublèrent la république par leurs intrigues, et vendirent leurs suffrages. Ils firent la guerre pour piller, et commandèrent les provinces comme des brigands. Vous savez le mot de Jugurtha: "O ville vénale, que tu périrois promptement, si quelque prince étoit assez riche pour t’acheter !". La Suisse, corrompue par l’amour de l’argent, ne devroit-elle pas craindre un nouveau Philippe de Macédoine, qui faisoit [132] précéder son armée par des mulets chargés d’or ? Qui oseroit répondre que sa confédération subsistât, et que les Cantons divisés ne se détruisissent pas les uns les autres par leurs propres armes ? Que l’exemple des Grecs, qui ne périrent que quand ils eurent rompu leur alliance, soit toujours présent à leur mémoire. Que dans leurs querelles domestiques, s’il leur en survient, ils pensent que leur union est leur plus grand bien. Qu’ils ne permettent jamais aux étrangers d’être leurs auxiliaires, ni même leurs médiateurs. Puisse cet heureux pays ne posséder que des Aristide, des Phocion, et n’élever jamais à la magistrature des Périclès ni des Lysandre !

Je vais mettre sous vos yeux, Monseigneur, un tableau bien différent de celui que je viens de vous présenter. Rappelez-vous, je vous prie, I’idée qu’on vous a donné du gouvernement des François après le règne de Clotaire II, et vous connoîtrez, à peu de chose près, le gouvernement actuel de la Pologne. Chaque gentilhomme Polonois est une espèce de souverain dans se possessions: il a le droit de glaive et de justice sur tous ses sujets ou ses serfs; et ces malheureux ne jouissent de quelques droits de l’humanité, que parce qu’il est heureusement impossible de les violer tous. Paysans, bourgeois, tout ce qui n’est pas noble, se trouvent par principe ennemis d’une constitution politique qui, loin de protéger les foibles, [133] favorise au contraire la tyrannie des plus forts. Tandis qu’une noblesse fière s’est emparée de tout le pouvoir, et ne veut point obéir aux lois, de vastes provinces sont habitées et nonchalamment cultivées par des serfs. Ces Ilotes deviendroient redoutables à leurs maîtres, si une longue habitude ne les avoit accoutumés à tout souffrir, ou si le malheur de leur condition ne s’opposoit à leur multiplication. N’en doutez pas, sans cet anéantissement du peuple, la Pologne auroit sa guerre de la jacquerie, comme la France a eu la sienne, et les serfs polonois iroient à la chasse des gentilshommes, comme les Spartiates alloient autrefois à celle des Ilotes qu’ils redoutoient. Les seuls nobles sont citoyens en Pologne, et tant la constitution de la république est vicieuse, ces citoyens, malgré leur amour effréné pour la liberté, sont plutôt des despotes que des républicains, et déchirent leur patrie qu’ils aiment, parce qu’ils ne savent pas être libres.

Il y a eu peu de princes en Europe qui aient autant de grâces à distribuer qu’un roi de I’ologne. Il dispose des biens royaux appelés starosties, ténutes ou advocaties, dont le nombre est très-considérable; il nomme à toutes les prélatures, aux palatinats et aux caste]lanies qui ouvrent l’entrée du sénat à ceux qui en sont revêtus; il confère toutes les charges, entre lesquelles il faut distinguer celles de grand [134] général, de grand-chancelier, de grand-trésorier et de grand maréchal; magistratures importantes qui embrassent et partagent entr’elles tous les objets relatifs à l’administration. Le prince représente la majesté de l’état, il forme seul un ordre de la république, et préside le sénat chargé de la puissance exécutrice. Avec des prérogatives beaucoup moins étendues, combien de rois ont réussi à se rendre absolus ! En Pologne, au contraire, tout cela n’a servi qu’à faire naître la plus parfaite anarchie. Ce phénomène politique mérite, Monseigneur, que vous vous arrêtiez un moment à le considérer.

Si la couronne avoit été héréditaire, les Polonois, toujours jaloux de leur liberté, auroient sans doute pris des mesures pour se délivrer de la crainte que le pouvoir et l’ambition de leur roi leur auroient inspirée. Vraisemblablement ils auroient tari dans ses mains la source de ses grâces, qui lui donnent tant de courtisans et de créatures. La diète de la nation les auroit distribuées elle-même pour attacher les citoyens à ses intérêts, et le prince, qui n’auroit eu aucun moyen pour corrompre et étendre son autorité, auroit été obligé de se soumettre aux lois, et en état de les faire observer. Malheureusement les Polonois, trop pleins de confiance en eux-mêmes, ne purent se persuader qu’un roi qu’ils avoient élu librement, qui étoit lié par les sermens les plus sacrés, et dont on [135] observeroit sans cesse toutes les démarches, osât méditer la ruine des privilèges de la nation, et former le projet de s’en rendre le maître Il est vrai que la Pologne a conservé sa liberté ? mais la liberté étoit-elle le seul bien que les Polonois devoient désirer ? Si les rois n’ont pu asservir la nation, ils ont du moins réussi à rendre la liberté orageuse; et la licence qui en a pris la place ne peut s’associer avec aucune loi raisonnable.

Il s’est formé un esprit singulier dans la république. On se défia du prince jusqu’à le hair, parce qu’il avoit de grandes faveurs à répandre, et cependant on fut son courtisan. Pour obtenir des starosties et des charges, on fit des bassesses et des lâchetés: on reprit sa fierté naturelle après les avoir obtenues, et on n’eut aucune reconnoissance. On vit à la fois des intrigues de courtisans et des factions de républicains. I1 est aisé de juger par-là des troubles qui dûrent agiter la Pologne. Les vices s’accumulèrent, de sorte que la république tombant dans le dernier abaissement n’eut plus d’alliés, parce qu’elle ne pouvoit leur être d’aucun secours, et fut obligée de se prêter à tous les caprices de ses voisins. On diroit que pour conserver leur indépendance, les Polonois n’ont voulu avoir aucun gouvernement. Sans l’unanimité qu’ils exigent dans leurs délibérations; sans le veto qui rend chaque gentilhomme l’arbitre de [136] la perte ou du salut de l’état, sans l’usage des considérations qui ne sont, à proprement parler, que des conjurations, il y a long-temps qu’ils ne seroient plus libres. Ce sont des vices qui ont paré le mal que pouvoient faire d’autres vices. Mais ces remèdes monstrueux qui multiplient, aggravent et perpétuent les maux de la république, ne deviendront-ils pas à la fin mortels, si elle n’ouvre les yeux sur sa situation, et n’a le courage de faire une réforme nécessaire ?

En croyant avoir une puissance législative, la Pologne en effet n’en a aucune; car je vous prie, Monseigneur, de remarquer que la diète générale, qui seule est en droit de faire des lois, n’a qu’un droit dont il lui est en quelque sorte impossible de se servir. Si par hasard elle parvient à faire une loi, cette loi n’aura presque jamais aucune force, car il est rare qu’une diète ne soit pas dissoute, et alors tout ce qu’elle a fait est annullé. L’unanimité requise par les Polonois pour porter une loi, qu’il me soit permis de le dire, est l’absurdité la plus complète qui ait jamais été imaginée en politique. Comment a-t-on pu se flatter que tous les nonces ou députés d’un grand royaume à la diète générale verroient les intérêts publics du même œil, et qu’ils concourroient tous avec le même esprit, les mêmes lumières, le même zèle et le même amour de la patrie, à faire des [137] lois ? Chaque nonce est le maître de son suffrage, et, si l’un d’eux prononce le malheureux mot veto, j’empêche, non-seulement l’activité de la diète est suspendue, mais tous les actes qu’elle avoit déjà passés d’une voix unanime sont détruits.

Supposons que par un prodige une diète générale parvînt à n’éprouver aucune opposition, vous verriez naître des lois auxquelles plusieurs palatinats refuseroient d’obéir. Premièrement elles ne seroient point reconnues par les provinces qui n’auroient pas envoyé leurs nonces à la diète générale; et cet événement n’est pas rare, parce que les diétines ante-comitiales qu’on tient dans chaque palatinat pour nommer ses représentans et dresser leurs instructions, sont sujettes au redoutable veto qui les dissout, et qu’elles se séparent souvent avant que d’avoir rien pu résoudre. En second lieu, ces lois seroient portées aux diétines post-comitiales des palatinats dont les nonces auroient assisté à la diète générale; et il ne faudroit encore que le veto d’un gentilhomme pour les détruire: car les lois de la diète générale n’ont de force qu’autant qu’elles sont reçues unanimement par les membres qui composent les diétines post-comitiales. N’y ayant point de puissance législative en Pologne, vous en devez conclure, monseigneur que malgré les fonctions attribuées au roi, au [138] sénat et aux quatre grands officiers de la couronne, il ne peut point y avoir de puissance exécutrice. En effet, si les magistrats, chargés de faire observer les lois, avoient assez de force pour contraindre la noblesse à leur obéir, il est vraisemblable qu’ils en auroient profité pour s’emparer de l’autorité qui appartient à la diète générale, et dont elle ne peut se servir. Le roi ne peut rien sans le sénat, le sénat ne peut rien sans le roi. S’ils sont divisés, la république est nécessairement sans activité, et s’ils sont unis, leur union même ne produit qu’un bien médiocre. La noblesse, qui croit toujours qu’on attente à ses prérogatives, est accoutumée à regarder le prince comme son ennemi, et les sénateurs comme des flatteurs plus occupés de leur fortune particulière que de celle de l’état. Elle n’aime, elle ne reconnoît, elle ne protège en quelque sorte que les quatre grands officiers de la couronne qui, n’étant dans leur origine, comme les maires du palais en France, que les ministres du roi, sont devenus les ministres de la nation. Ils se sont appropriés toute l’administration; et en les regardant comme les protecteurs de la liberté, on a ouvert la porte à la licence.

Pour remplir leurs devoirs, ces quatre magistrats devroient être unis, et ils sont toujours divisés. Le roi, piqué de l’ingratitude qu’ils lui marquent après leur élévation, et jaloux de [139] l’autorité qu’ils exercent, croit devenir lui-même plus puissant, en les empêchant de remplir les fonctions de leurs charges. I1 leur suscite, les uns par les autres, des querelles, et ne manque jamais d’associer dans ce haut ministère des hommes d’un caractère différent, et qui ont des intérêts contraires. Les rois de Pologne pourroient s’épargner cette précaution inutile et criminelle: dans les gouvernemens les plus sages, la rivalité ne produit que trop souvent la haine entre les magistrats.

Les quatre grands officiers de la couronne, faits pour protéger les lois, peuvent impunément n’obéir qu’à leurs passions. Il est vrai que la diète générale est en droit de leur demander compte de leur administration, et de les destituer; mais de leur côté ils sont les maîtres de la dissoudre, si elle osoit former cette entreprise. Chacun d’eux n’a-t-il pas toujours à ses gages quelque nonce prêt à prononcer le destructif veto ? Vous voyez par-là, Monseigneur, que l’injustice, pour s’affermir, se sert de la loi même que les polonois regardent comme le rempart et la sauve-garde de leur liberté. Je définirois leur magistrature, le privilège de faire impunément et indifféremment le bien et le mal. Ce gouvernement ne se soutient que par une certaine allure et des coutumes que l’anarchie, quelque grande qu’elle soit, ne peut jamais entièrement détruire. Ce cri de la raison et de [140] la justice naturelle, que la méchanceté des hommes ne peut jamais étouffer, se fait entendre dans les affaires particulières des Polonois: un certain honneur qui accompagne la liberté dicte leurs procédés, et voilà pourquoi ils subsistent encore.

Le comble du malheur pour cette nation, c’est d’avoir eu l’art malheureux de donner à son anarchie une sorte de stabilité que rien ne peut déranger Les gouvernemens réguliers sont toujours à la veille d’éprouver quelque changement dans leur constitution, parce qu’ils doivent continuellement combattre les passions que rien ne lasse, et qui acquièrent dans l’action une nouvelle force et une nouvelle adresse. Les passions, au contraire, sont l’ame et le ressort du gouvernement polonois, il n’a à redouter que la raison. Mais n’avons-nous pas déjà remarqué bien des fois combien elle a peu de force; et d’ailleurs le veto ne lui oppose-t-il pas une barrière insurmontable ? La seule espérance des bons citoyens, c’est que leurs compatriotes, lassés enfin de leurs malheurs, de leurs désordres et des vices qui les asservissent à la Russie, ouvriront les yeux, et consentiront par dépit à faire des établissemens qui leur assureront une liberté digne de leur courage.

La Pologne ne peut donc éprouver quelque révolution que de la part des étrangers. Il est vrai que son gouvernement l’expose à recevoir [141] des injures fréquentes; et qu’étant presqu’inutile à ses alliés, elle n’en peut attendre que des secours très-médiocres. Il est encore vrai que le pays, ouvert de tout côté, et qui doit l’être pour conserver sa liberté, est mal défendu par des milices sans discipline, et par une noblesse indocile qui monte tumultuairement à cheval quand le roi commande la pospolite ou l’arrière-ban. Mais, s’il est aisé à une armée ennemie de surprendre les Polonois, et parcourir leurs provinces en les ravageant, il seroit plus difficile au vainqueur de s’y établir en conquérant et en maître, que dans plusieurs autres états de l’Europe, dont j’ai parlé dans le chapitre précédent.

Faites la guerre à un monarque despotique, vous trouverez certainement, si ce n’est pas le plus imprudent des hommes, beaucoup plus d’obstacles pour pénétrer sur ses terres que pour entrer en Pologne. Mais dès que vous aurez renversé les forteresses qui couvrent ses frontières, I’intérieur du pays vous sera soumis. Adressez directement vos coups au despote, et, si vous avez vaincu sa famille, votre conquête est consommée. Il ne tient qu’à vous de vous y affermir; une politique douce, humaine et bienfaisante, en vous faisant aimer de vos nouveaux sujets, vous fournira mille moyens de les engager à oublier et même haïr leurs anciens maîtres: car ne croyez pas, monsei [142] gneur, ce qu’on dit de l’amour extrême de toutes les nations pour leurs rois. L’amitié a ses règles, et la nature n’a pas fait le cœur humain pour aimer sans retour. C’est la flatterie qui parle tant d’amour, de dévouement, de sacrifice de sa vie et de ses biens; mais les flatteurs ne savent ni aimer, ni se dévouer, ni sacrifier leur vie et leurs biens. Il est utile de vous dire cette vérité, afin que vous ne comptiez pas imprudemment sur un sentiment qu’on n’aura point pour vous, si vous ne tâchez de le mériter par des choses utiles et grandes. Je rentre dans mon sujet.

En Pologne, le vainqueur ne pourroit gagner que l’affection du peuple; mais le peuple est trop asservi pour avoir quelque élévation dans l’ame et lui être utile. La noblesse, qui croiroit tout perdre en obéissant à un maître étranger, sera vingt fois vaincue, et ne sera pas soumise. Il faudra faire autant de guerres particulières, qu’il y aura dans la république de grands seigneurs en état d’assembler des forces pour défendre leur indépendance, ou de gentilshommes jaloux de leur liberté. Dans les périls extrêmes, des hommes libres trouvent en eux des ressources qu’ils ne connoissoient pas. Combien de fois les Polonois n’ont-ils pas déjà trouvé leur salut dans leur désespoir ? Il n’y a point de nation qu’ils ne puissent lasser et épuiser. Les vices du gouvernement le plus [143] méprisable semblent alors disparoître: la nécessité sert de législateur et de magistrat; il se forme des talens, il se forme des vertus; toutes les passions cèdent alors à la passion de la liberté, à moins que vous ne supposiez une république de Sybarites qu’une extrême mollesse a énervés, et que le moindre danger fait trembler.

Si, pour être libre, la noblesse Polonoise veut n’avoir ni lois ni magistrats, la noblesse Vénitienne ne croit au contraire pouvoir conserver sa liberté, qu’en se soumettant à des lois trèsdures et à des magistrats qui exercent sur elle le pouvoir le plus arbitraire. Le conseil des dix, qui favorise les espions et l’espionnage, qui met la délation en honneur, qui juge les accusés sans les confronter avec leurs accusateurs qu’ils ne connoissent pas, n’est point encore un tribunal aussi redoutable que les magistrats appelés inquisiteurs d’état, et qui peuvent condamner à mort le doge, les sénateurs, les nobles, les étrangers et tous les sujets, sans être obligés d’en rendre compte à qui que ce soit. Leurs jugemens sont secrets, et sont exécutés avec le même mystère qui les a dictés. Les nobles, opprimés par cette politique soupçonneuse et contraire à tous les droits de l’humanité, ne savent point sur le rapport de leur conscience, s’ils sont innocens ou criminels. On les voit avec une docilité monacale s’aller confesser aux inquisiteurs de quelques fautes puériles, telles [144] que d’avoir parlé au hasard à un ministre étranger, ou de s’être trouvé dans une maison avec un de ses gens sans le connôître.

Seroit-il possible que de pareilles lois fussent nécessaires à la conservation de l’aristocratie ? Le législateur doit croire que les hommes en général, abandonnés à leurs passions, sont capables des plus odieuses méchancetés; mais il doit les inviter au bien en méritant leur confiance; et dans chaque cas en particulier, il doit présumer que le citoyen accusé est innocent, et lui fournir tous les moyens nécessaires pour dévoiler la calomnie. C’est en élevant l’ame et non pas en la consternant, qu’on doit nous porter au bien. J’ai quelquefois entendu dire à des magistrats qu’il vaudroit mieux punir un innocent que de sauver un coupable. Si jamais ce blasphème est proféré devant vous, monseigneur, armez-vous de toute votre sévérité pour venir au secours de tous les gens de bien, que le châtiment d’un innocent fait frémir. Le juge qui condamne et fait exécuter ses sentences en secret est un assassin. La loi qui abandonne un coupable au dernier supplice ne prétend pas réparer le crime qui a été commis, mais intimider salutairement les citoyens qui pourroient en commettre un pareil. Venise devroit aujourd’hui changer des lois qu’elle a imaginées et crues nécessaires dans un temps où l’Italie étoit infectée de l’esprit d’usurpation et [145] de tyrannie, et où aucun gouvernement n’étoit affermi: elle n’a plus besoin des mêmes moyens pour conserver sa liberté .

Le grand-conseil, ou l’assemblée de tous les nobles qui ont atteint l’âge de vingt-cinq ans, se tient régulièrement tous les dimanches et les jours de fête. Il fait les lois nouvelles, abroge ou modifie les anciennes, si les circonstances l’exigent; confère toutes les magistratures, ou du moins confirme les magistrats que le sénat a droit d’élire. Cette assemblée, trop fréquente dans une république qui s’est fait un principe de conserver religieusement ses premières lois, auroit bientôt tous les vices de la démocratie, si elle avoit un pouvoir plus étendu; mais elle ne s’est prudemment réservé aucune branche de l’administration. Tandis que le collège du doge et quelques autres tribunaux rendent la justice, et veillent à la tranquillité publique, le sénat pourvoit à tous les autres besoins de la république. Il décide souverainement de la guerre et de la paix, fait des alliances avec les étrangers, envoie des ambassadeurs, règle les impositions, élit les magistrats qui forment le collège du doge, le général de la république, les provéditeurs des armées, et tous les officiers qui ont un commandement important dans les troupes.

Avec une puissance si étendue, le sénat ne peut pas cependant se rendre le maître des lois. [146] Cent vingt sénateurs que le grand-conseil confirme ou révoque à son gré tous les ans, ne sont jamais à portée de former des entreprises dangereuses pour le corps de la noblesse. D’ailleurs, un plus grand nombre d’autres magistrats, dont la magistrature est bornée à six mois, entre encore dans le sénat, et cette compagnie ne peut délibérer que sur les propositions qui lui sont portées par le collège du doge, dont tout le pouvoir est entre les mains de six magistrats appelés les sages-grands, et dont l’autorité ne dure que six mois. La force ne peut point détruire cet équilibre de pouvoir, établi sur la différence et la relation des magistratures, parce que les nobles n’exercent que les fonctions civiles de l’état, et ne sont pas militaires. L’adresse et la ruse sont aussi impuissantes que la violence et la force contre le gouvernement, parce que l’intrigue est bannie des élections.

Par exemple, monseigneur, quand il s’agit d’élire un doge, tous les nobles qui sont présens au grand-conseil tirent chacun une balle d’une urne où il y en a trente dorées; ceux à qui elles tombent vont une seconde fois au sort: leur nombre est réduit à neuf, et ces neuf électeurs en nomment quarante qui, par un nouveau ballotage, se trouvent bornés à douze. Ces derniers nomment vingt-cinq électeurs que le sort réduit encore à neuf. Vous [147] n’êtes pas à la fin de cette opération. Ces neufs électeurs en choisissent quarante-cinq; le sort en laisse subsister onze qui nomment enfin les quarante-un électeurs qui élisent le doge.

C’est par cette méthode de ballotage usitée dans les élections, que la république prévient les complots des magistrats pour se rendre considérables les uns aux dépens des autres, et qu’étouffant l’esprit de parti et de faction, elle les asservit aux lois, donne une force encore plus efficace à la briéveté de leur pouvoir, et détruit dans les grands toute espèce d’oligarchie. Cependant on dit que dans ce labyrinthe de ballotage, I’intrigue, tant elle est habile, trouve encore un fil pour se conduire. Vous remarquerez même que les magistrats à vie, tels que le doge, les procurateurs de Saint-Marc et le chancelier, semblent n’être établis que pour la pompe des cérémonies, et n’ont aucun crédit réel: le dernier même n’est choisi que parmi les simples citadins de Venise.

Plus vous méditerez, monseigneur, sur les principes fondamentaux de cette république, plus vous vous convaincrez qu’elle a épuisé les mesures propres à prévenir au-dedans toute révolution. Quelque puissant que soit le corps de la magistrature, il ne peut point s’emparer de la puissance législative. Le nombre des magistrats est trop considérable pour qu’ils puissent tous être opprimés par un seul. Venise [148] tire d’ailleurs un grand avantage de ce nombre considérable de magistratures; elle forme assez de patriciens aux affaires, pour être sûre de ne jamais manquer de magistrats capables de remplir les emplois les plus difficiles et les plus importans. Les magistrats n’ayant point le temps d’imprimer le caractère de leur esprit au gouvernement, sont obligés de prendre le génie de la république. De là cette perpétuité constante de mêmes maximes, de mêmes principes qu’on admire dans les Vénitiens, et qui leur donne une vraie supériorité sur des états que la république redouteroit, si leur politique et leurs vues étoient moins mobiles et moins flottantes.

Il s’en faut bien que Venise soit à l’abri de toute révolution de la part des étrangers. Si elle n’a souffert aucune perte depuis que l’ambition a allumé tant de guerres dans son voisinage, c’est moins le fruit de la sagesse, que de l’imprudence des princes qui ont voulu asservir l’Italie. La république semble redouter les troupes auxquelles elle confie sa défense: pour ne pas les craindre, on diroit qu’elle veut les dégrader. Sa noblesse ne remplit que les emplois civils; ses milices ne sont composées que de mercenaires; son général, toujours étranger, auroit inutilement des talens; et les proséditeurs qui l’accompagnent ne sont bons qu’à le faire battre. Quoique les podestats, contre l’usage ordinaire des aristocraties, ne fassent [149] pas un commerce honteux de leur magistrature dans les provinces, le gouvernement vénitien, trop dur, n’est point propre à gagner l’affection des sujets. Le peuple n’est pas opprimé; mais il n’est pas assez heureux pour penser qu’il eût beaucoup à perdre en passant sous une autre domination. La noblesse de terre-ferme a les préjugés communs à tous les gentilshommes: elle croit valoir la noblesse de Venise; ce n’est qu’à regret qu’elle obéit; et le gouvernement qui s’en défie cherche à l’humilier. Cette noblesse sujette se croiroit moins abaissée dans une monarchie, et voudroit n’avoir qu’un maître.

Ce chapitre commence à devenir trop long, et je ne m’arrêterai pas, monseigneur, à vous parler de la république de Gênes. Si l’île de Corse avoit appartenu aux Vénitiens, il est vraisemblable qu’elle ne se seroit jamais révoltée, ou du moins une poignée de rebelles ne leur feroit pas la guerre depuis trente ans. Si Paoli n’est pas un des plus grands hommes de notre siècle, s’il n’est pas un Sertorius, la république de Gênes, qui ne le soumet pas, doit être extrêmement foible. Je vous invite, monseigneur, à rechercher les causes de cette foiblesse. Vous êtes à portée de connoître les détails du gouvernement des Génois: tirez leur horoscope.

[150] CHAPITRE III.
Du gouvernement de l’empire d’Allemagne.

Jusqu’au règne de Maximilien premier, l’empire d’Allemagne fut en proie à tous les désordres que peut produire le gouvernement féodal. Pour vous en convaincre, monseigneur, il vous suffira de jeter les yeux sur la Bulle d’or, publiée en 1356 par l’empereur Charles IV. Cette loi suppose dans l’empire des mœurs, des coutumes et des droits aussi barbares que ceux qui furent connus en France sous les prédécesseurs de PhilippeAuguste, et dont on vous a présenté un tableau fidelle. L’empire, il est vrai, avoit conservé l’ancien usage établi chez les François d’assembler des diètes générales; mais jusqu’à celle que Maximilien premier convoqua à Worms en 1495, ces congrès tumultueux et irréguliers se séparoient avant même que d’avoir pu connôître leur situation. Un recez même de cette année défendoit encore de prolonger au-delà d’un mois la diète qui ne duroit ordinairement que dix ou douze jours. Loi ridicule ! Les Allemands se flattoient-ils de débrouiller le cahos de leurs affaires dans un espace si court ? ou étoient-ils [151] tellement accoutumés aux malheurs que l’anarchie et le despotisme causoient parmi eux, qu’ils ne songeassent point à y remédier ?

L’empereur Wenceslas avoit fait tous ses efforts dans la diète de Nuremberg, en 1383 pour donner une meilleure forme à l’empire. Il publia une paix générale; mais on ne lui permit de prendre aucune des mesures qu’il croyoit propres à l’affermir Sigismond tenta la même entreprise et échoua contre les mêmes difficultés. Albert II fut plus heureux. Soit que les tentatives inutiles de ses prédécesseurs eussent cependant préparé les esprits à une réforme, soit qu’il faille l’attribuer i quelqu’autre cause, il publia une paix générale du consentement des états, partagea l’Allemagne en six cercles ou provinces qui devoient avoir leurs diètes particulières. Cet établissement ne produisit point les biens qu’on en espéroit. S’il étoit propre à rapprocher les esprits et à les unir par un intérêt commun, la barbarie des mœurs et l’indépendance des fiefs l’étoient encore plus à les diviser. Ce siècle n’étoit pas fait pour connoître le; prix de la paix; les guerres privées subsistèrent avec la même fureur: l’Allemagne forma toujourss un corps dont tous les membres, ennemis les unes des autres, vouloient se perdre, et ce fut beaucoup pour Frédéric III, de faire enfin consentir ses vassaux à ne commettre aucune hostilité pendant dix ans.

[152] Maximilien premier fit enfin passer la loi de la paix publique et perpétuelle. Elle défendait toute hostilité et voie de fait entre les états de l’empire, sous peine à l’agresseur d’être traité cornme ennemi public. On établit la chambre impériale, tribunal qui devoit juger de tous les différens. On fit un nouveau partage de l’Allemagne en dix cercles; chacune de ces provinces nomma un certain nombre d’assesseurs à la chambre impériale pour y juger en son nom, et se chargea d’en faire exécuter les décrets ou les jugemens dans l’étendue de son territoire. La diète tenue à Augsbourg en 1500 érigea même une espèce de régence qui devoit subsister sans interruption dans les interstices. On lui confia tout le pouvoir que la nation possède elle-même quand elle est assemblée, et elle devoit régler définitivement les affaires les plus importantes tant du dedans que du dehors. Le conseil, composé de vingt ministres, que la diète générale nommoit, étoit présidé par l’empereur même: un électeur y siégeoit toujours en personne, et les six autres y envoyoient seulement leurs représentans.

Quoique ces établissemens donnassent une forme plus régulière à la police des fiefs, il ne faut pas penser qu’ils eussent été capables de donner une certaine force aux lois, et d’entretenir la paix de l’empire, si la maison d’Autriche n’eût acquis assez de puissance pour se main [153] tenir sur le trône impérial, s’y faire respecter, et oser donner des ordres qu’il eût été imprudent de mépriser, comme on avoit jusqu’alors méprisé les lois. En effet, les préjugés nationaux trouvoient toujours ridicule de plaider bourgeoisement devant des juges, quand on pouvoit se faire raison les armes à la main. Les princes les moins puissans recouroient à la chambre impériale; mais leur exemple étoit d’un poids médiocre, et donnoit peu de crédit à ce tribunal. A quoi auroient servi ses décrets contre un prince assez puissant pour n’y pas obéir, et résister au cercle chargé de les exécuter ?

Plusieurs autres causes concouroient à rendre le nouvel établissement inutile. La dignité impériale, appauvrie et dégradée par l’aliénation de tous ses domaines, dont plusieurs empereurs avoient fait un trafic honteux, ne conservoit qu’une vaine ombre de suzeraineté après avoir perdu ses forces. Les électeurs, dont les terres ne souffroient aucun partage, étoient incapables de penser qu’ils eussent besoin du secours des lois pour se soutenir, et ne voyoient au contraire dans leur droit de guerre que le droit de s’agrandir. La distribution de l’empire en provinces s’étoit faite sans ordre et contre toute règle. Plusieurs états n’étoient compris dans aucun des dix cercles, et d’autres étoient éloignés de celui dont ils faisoient partie. De là une sorte d’indépendence que plusieurs princes [154] affectèrent encore, ou le peu d’intérêt qu’ils prirent au bien commun de leur cercle. Les anciens préjugés, à peine ébrouillés, subsistèrent donc dans toute leur force, et l’empire fut encore en proie aux mêmes désordres. On ne tarda pas à se lasser de la régence établie à Augsbourg. Elle gênoit l’ambition de l’empereur et des princes les plus puissans de l’empire. Quelques états trouvèrent qu’elle leur étoit à charge, et d’autres la crurent inutile, parce qu’elle n’avoit pas corrigé en peu d’années tous Ies vices du gouvernement le plus vicieux.

L’avènement de Charles-Quint à l’empire forme une époque remarquable dans sa constitution. Les princes furent assez sages pour juger qu’on ne pouvoit l’élever sur le trône sans danger, et assez imprudens pour croire qu’une capitulation mettroit des bornes fixes à son autorité: il la signa, et personne n’ignore avec quelle hauteur il gouverna un pays qui vouloit avoir un chef et non pas un maître. Puissant en Espagne et dans les Pays-Bas, riche des trésors que lui prodiguoit le Nouveau-Monde, ambitieux, courageux, plein d’espérance, d’activité et de ressources, propre à se plier, suivant les circonstances, à la politique la plus favorable à ses vues, I’Allemagne le choisit pour son empereur dans le temps que le gouvernement des fiefs venoit d’être détruit dans tout le reste de l’Europe. Ce prince ne fit pas attention qu’il [155] n’auroit point, pour ruiner ses vassaux, les mêmes facilités que les rois de France avoient eues pour ruiner les leurs; et que la nouvelle politique, qui commençoit à lier tous les peuples par un commerce plus étroit et plus régulier de négociation. donneroit des alliés et des protecteurs aux princes de l’empire; il forma le projet téméraire d’établir une vraie monarchie sur les ruines de la liberté germanique. Charles-Quint voulut profiter du fanatisme que les querelles de religion avoient allumé. Il fit la paix, il fit la guerre, tourmenta l’empire par ses intrigues, se fit haïr des uns, craindre des autres, et respecter de tous. En formant trop d’entreprises à la fois, il ne put en suivre aucune avec la constance qu’elle demandoit; et les guerres qu’il fit à ses voisins furent autant de diversions qu’il fit lui-même en faveur de l’empire. S’il ne consomma pas son ouvrage, il jouit du moins d’une autorité supérieure à celle de ses prédécesseurs. Sans rendre le trône héréditaire, il y affermit sa maison, et laissa à ses successeurs un crédit immense, son ambition et l’espérance de la satisfaire.

Ce seroit entreprendre, monseigneur, un long ouvrage, que de vouloir vous exposer ici le système politique de la maison d’Autriche, et les moyens qu’elle a employés jusqu’à la paix de Westphalie pour asservir l’empire. Je me bornerai à vous dire que les successeurs de [156] Charles-Quint eurent sa politique, mais comme le pouvoient avoir des princes qui lui étoient très-inférieurs en talens. Quand il ne pouvoient se faire craindre, ils répandoient la corruption: ruse, force, sermens, dons, promesses, violence, rien ne fut épargné. On ne parloit que de paix et d’affermir la tranquillité germanique quand on étoit épuisé par la guerre, et le conseil de Vienne ne songeoit qu’à réparer ses forces pour reprendre ses entreprises. Il espéroit de perdre les protestans par les catholiques: il cherchoit à les ruiner également, et c’est sur leur ruine qu’il vouloit élever l’édifice de la grandeur autrichienne.

Les empereurs auroient peut-être réussi à subjuguer l’Allemagne, sans les secours que quelques princes lui donnèrent; leur intérêt étoit d’arrêter les progrès d’une puissance qui menaçoit tous ses voisins. Après tant de guerres dans lesquelles l’Europe déploya et épuisa toutes ses forces, la paix de Westphalie, qui sert aujourd’hui de base au droit public de l’empire, fixa enfin les prérogatives de l’empereur et les privilèges des états. Elle donna des règles certaines à un gouvernement qui jusques-là n’en avoit presque voulu reconnoître aucunes, et qui, par sa nature, étoit incapable de les observer religieusement.

Si on considère la constitution politique de l’empire comme un gouvernement, dont l’objet [157] soit de rendre la nation allemande heureuse et florissante en faisant des lois impartiales et en forçant les citoyens d’obéir aux magistrats, et les magistrats aux lois, on est dans une erreur grossière; car on ne peut guère voir de gouvernement qui soit plus directement opposé à cette fin.

A l’exception des villes impériales qui forment autant de républiques, et dont quelquesunes ont une police et des lois fort sages, il n’y a que fort peu de principautés dans l’empire, où les sujets ayent conservé quelqu’espèce de liberté. Ces tenues d’états, si communes en Europe dans la décadence des fiefs, et si propres à prévenir les abus du pouvoir absolu, sont presque généralement inconnues en Allemagne. Prèsque par-tout les sujets ne sont rien, et le prince est autorisé par les lois et par la coutume à gouverner despotique ment. Il est toujours en état d’accabler des méc~ntens qui tenteroient de se soulever. Si les forces lui manquoient, vous verriez tous les princes voi sins venir au secours de son autorité méprisée ou violée: ils pensent que leur intérêt l’exige; et par cette démarche ils croiroient défendre leur propre autorité. Quand vous entendrez parler de la liberté germanique, ne croyez donc pas, Monseigneur, qu’il s’agisse de la liberté qui intéresse les citoyens. Il n’est question que d’une liberté qui regarde les seuls princes; et [158] son unique objet est de les maintenir tous dans la jouissance de leur souveraineté, et d’empêcher que les plus foibles ne soient opprimés par les plus forts, ou que les uns se fassent des droits qui nuiroient à ceux des autres.

Tous les princes de l’empire reconnoissent une puissance législative à laquelle ils sont tenus d’obéir, et cette puissance réside dans la diète qui a seule le droit de faire des lois générales qui intéressent le corps de l’état. Si on s’en rapporte aux publicistes allemands, la diète est ce roi des rois qui parle en maître aux souverains. C’est une digue inébranlable, contre laquelle viennent se briser les vagues courroucées de la mer. Mais je crains bien, monseigneur, que ces docteurs, épris de la beauté du gouvernement germanique, n’aient plutôt dit ce qu’il seroit à désirer qui fût, que ce qui est effectivement: je vous prie d’en juger vous-même.

Vous savez que la diète ou assemblée générale de l’empire est partagée en trois colléges, des électeurs, des princes, et des villes libres Après que le commissaire de l’empereur a fait part de ses propositions à la diète, le collége électoral et celui des princes délibèrent séparément sur les demandes impériales. Ils se communiquent leurs avis, et quand il est uniforme, leur résolution est portée au dernier collége. Si celui-ci y accède, la résolution devient, [159] pour parler le langage des Allemands, un placitum de l’empire. Si l’empereur y met son approbation, le placitum devient un conclusum commun ou universel, et on en forme une loi à laquelle tous les états doivent obéir. Si l’empereur et la diète ne sont pas d’accord, il ne peut y avoir de conclusum, ni par conséquent de loi.

Il résulte de là que la puissance législative est retardée dans ses opérations, et que souvent l’empire ne peut avoir les lois les plus convenables à sa situation, puisque l’intérêt de l’empereur n’est pas toujours le même que celui du corps germanique, et qu’il n’est au contraire que trop commun qu’il s’en fasse d’opposés ou du moins de différens. Je ne suis pas étonné qu’à la paix de Westphalie on ait évité de régler que l’empereur ne pourroit refuser son approbation au placitum ou vceu de l’empire. Les puissances étrangères qui conduisirent cette négociation n’étoient pas fâchées de laisser subsister un vice capital dans le gouvernement d’Allemagne: c’étoit conserver l’espérance de s’y rendre plus nécessaires et plus importantes. Mais depuis, pourquoi les électeurs, s’ils vouloient le bien général, ont-ils négligé d’insérer dans ses capitulations des empereurs une clause qui augmenteroit la dignité des trois colléges, et mettroit l’empire en état d’avoir enfin les lois les plus conformes à l’intérêt du corps entier et de ses membres ?

[160] J’ajouterai même, pourquoi laisse-t-on à l’empereur le droit d’être le seul promoteur des lois? Ne seroit-il pas plus dans l’ordre de la société et du bien public, que chaque membre de l’empire fût libre de proposer à son collége ce qu’il croit avantageux, et que chaque collége, après avoir formé son placitum particulier, pût le porter aux deux autres, pour y être approuvé ou rejeté ? Je le sais; dans les gouvernemens aristocratiques, et sur-tout dans les populaires, la liberté qu’auroit chaque citoyen de proposer de nouvelles lois au sénat ou au peuple, seroit le vrai moyen de n’en avoir bientôt aucune; on détruiroit aujourd’hui ce qu’on auroit fait hier, et demain on auroit encore une nouvelle jurisprudence. Mais prenez garde, monseigneur, que cette objection ne peut avoir lieu à l’égard de l’empire, dont les diètes ne sont pas composées d’une multitude aveugle, inquiète et facile à s’agiter. Quand le ministre d’un état parviendroit, par son éloquence et ses intrigues, à subjuguer son collége et à lui inspirer ses passions ou ses caprices, il n’en résulteroit aucun inconvénient pour le corps germanique. L’avis d’un collége resteroit soumis à l’examen des deux autres: ainsi on ne craindroit point que son étourderie, sa précipitation et son erreur dictassent jamais les lois.

En même temps que la prérogative accordée [161] à l’empereur suspend l’action de la puissance législative, et empêche l’empire de faire les nouvelles lois qui lui seroient nécessaires; il ne tient qu’au directeur de la diète de mettre des entraves à la puissance exécutrice, et pour ainsi dire, d’imposer silence aux anciennes lois. En effet, on ne peut rien communiquer à la diète que du consentement de l’électeur, archevêque de Mayence. Il ne tient qu’à lui de refuser la dictature publique ou la communication des plaintes, griefs, droits et demandes qu’un prince veut faire au corps germanique. Il étouffe à son gré les réclamations de l’opprimé, il favorise à son gré l’injustice de l’oppresseur. Quelle est donc la puissance de la diète ? Quel bien peut-elle faire, tandis que l’empereur empêche de prévenir les injustices, et l’archevêque de Mayence de les punir ?

Ces deux vices sont d’autant plus considérables qu’il ne s’agit pas en Allemagne de gouverner de simples citoyens, mais des princes qui jouissent de tous les droits de la souveraineté, qui ont des forteresses et des troupes, à qui il est permis de contracter des alliances défensives avec les étrangers pour leur sûreté; et qui même quelquefois possèdent au-dehors des états plus puissans que ceux qu’ils ont dans l’empire. Plus il y a de causes de division, plus les lois devroient être sages, et le législateur en état d’agir. Moins la diète générale [162] a de force pour faire exécuter ses décrets, plus toutes ses opérations devroient être dictées par la justice.

Les parties mal unies de l’empire cesseroient bientôt de faire une espèce de tout, si quelques établissemens particuliers, et des usages que le temps et l’habitude ont appris à respecter, ne suppléoient à l’impuissance du législateur et des tribunaux. Les diètes particulières de chaque cercle tendent à rapprocher les esprits, et unir des princes entre lesquels le voisinage de territoire, la différence de religion et une infinité de prétentions et de droits obscurs, équivoques et opposés, ne sont que trop propres à faire naître de la jalousie, de la défiance et de la haine. Ces diètes pourvoient à ce que la législation générale néglige ou ne peut régler; et leurs règlemens sont ordinairement mieux observés que les lois qui sont publiées au nom de l’empereur, du consentement des trois colléges, et contre lesquels il est rare que quelques princes ne fassent des protestations. Les électeurs, les princes, les comtes, les villes libres, les Catholiques et les Protestans s’assemblent en diète quand leurs intérêts particuliers l’exigent, et ces différens pouvoirs se balancent, se tiennent en équilibre jusqu’à un certain point, et suspendent les animosités et les ruptures. A la moindre querelle qui s’élève, mille médiateurs se présentent pour la termi [163] ner. Au défaut de voies légales et propres à conserver la tranquillité publique, on a recours aux négociations; et tout le gouvernement semble plutôt se conduire par une sorte d’allure et d’expédiens momentanés, que par des règles fixes de droit.

Il y a actuellement un siècle que la diète présente fut convoquée à Ratisbonne, et se tient sans interruption. Si ce corps législatif pouvoit en effet faire des lois, il seroit dangereux ou du moins inutile de le tenir toujours assemblé. Mais n’étant, ainsi que je vous l’ai dit, monseigneur, qu’une espèce de congrès où se traitent, plutôt par des négociations que par des voies de droit, toutes les affaires de l’empire, sa présence est trèspropre à donner de la majesté au corps germanique, à contenir les princes dans leurs limites, et maintenir la tranquillité publique. Si la diète cessoit d’être perpétuelle, il est réglé par la capitulation de l’empereur, que, dix ans au plus tard après sa dissolution, on seroit obligé d’en assembler une nouvelle. Les princes qui ont porté cette loi, connoissent-ils bien la nature de leur gouvernement ? Qui leur a répondu que la chambre impériale et le conseil aulique suffiroient pendant un si long espace de temps aux besoins du corps germanique ? Qui leur a dit que les états les plus foibles ne seroient pas opprimés, et que les troubles permettroient après un [164] interstice de dix ans de convoquer une nouvelle diète ?

Si on ne considéroit l’empire que comme une ligue fédérative de plusieurs princes, qui, par des traités, se seroient soumis à des conventions réciproques pour leur sûreté commune, on ne pourroit s’empêcher d’admirer leur sage prévoyance et de convenir que cette situation ne soit par elle-même beaucoup plus avantageuse que celle des autres états, qui n’ont pour tout lien que l’obligation de remplir entr’eux les devoirs généraux de l’humanité. Il n’est pas douteux que les conventions du gouvernement germanique n’ayent plus de pouvoir sur l’esprit des princes les plus ambitieux de l’empire, que les lois naturelles n’en ont ordinairement sur les princes les plus religieux, ou qui se piquent de la plus grande probité.

Grâces aux subtilités des docteurs dont l’intérêt et le mensonge conduisent la plume, les vérités les plus claires et les plus simples sont devenues des objets de doute et de contestation. Ce droit naturel, qui parle avec tant d’énergie à tous les hommes qui n’ont pas le cœur gâté par l’habitude de l’injustice et de la flatterie, est abandonné à des sophistes qui ne manquent jamais de donner aux passions les réponses qu’elles demandent. Je sais que le droit germanique est souvent équivoque; je sais qu’il est presque impossible de [165] désigner avec exactitude l’étendue et les bornes du pouvoir, des prérogatives, des droits et des immunités des différens états de l’empire; je sais que chaque prince tient à ses gages un publiciste qui ne pense point et qui a des argumens et des démonstrations pour tout; je sais qu’en Allemagne il n’y a presque point de titre qui ne soit combattu et détruit par un autre titre; je sais enfin qu’il n’y a point de droit auquel on n’oppose une prétention, et que les droits et les prétentions se choquent, se croisent, se contrarient continuellement. Cependant le droit germanique est moins violé en Allemagne que ne l’est le droit naturel dans le reste de l’Europe. Quoique la chambre impériale, le conseil aulique, la suzeraineté et la suhordination des fiefs ne forment qu’une foible barrière contre l’injustice; quoique la diète elle-même n’inspire pas une confiance entière aux foibles, ni une crainte salutaire aux forts, il est certain que les princes de l’empire sont plus unis entr’eux que les autres princes de l’Europe. Sans cette espèce de droit public qui leur persuade qu’ils ont des lois communes audessus d’eux, et ne sont que les membres d’un même corps, concevroit-on que les villes impériales, la noblesse immédiate, et tant de princes qui n’ont qu’un territoire très-borné [166] et sans défense, eussent conservé jusqu’à présent leur souveraineté?

Le corps de l’empire, comme tous les états confédérés, n’a et ne peut avoir aucune ambition qui le rende odieux ou suspect à ses voisins; on ne fait point la guerre pour faire des conquêtes en commun, et c’est là le seul avantage qu’il retire de sa constitution. Mais l’ambition de quelques-uns de ses membres, et leur adresse à faire entrer dans leurs querelles leurs co-états, ont souvent exposé l’Allemagne à de grands maux de la part des étrangers. C’est cette ambition qui depuis deux siècles a ouvert l’empire à des armées de François, de Suédois, de Danois, d’Anglois, de Russes et de Hollandois. Combien de fois la maison d’Autriche, en affectant un pouvoir proscrit par les lois, n’a-telle pas contraint les princes de l’empire à rechercher la protection de leurs voisins? L’Allemagne a souvent été déchirée et démembrée par des auxiliaires qui, en feignant de combattre pour sa liberté, ne songeoient qu’à se rendre ses tyrans ? Combien de malheurs l’empire n’a-t-il pas éprouvés pour avoir eu la complaisance de se rendre l’instrument de l’ambition ou de la haine d’un de ses princes ?

L’empire soumis à un empereur despotique seroit moins exposé qu’il ne l’est aujourd’hui aux incursions des étrangers qui ont [167] des alliés jusques dans le cœur de ses provinces; ses frontières seroient mieux défendues; mais il pourroit être envahi plus aisément. L’Allemagne n’auroit plus cette heureuse abondance d’habitans qui fait sa force; on y verroit bientôt des campagnes désertes et des villes dépeuplées. I1 faut, monseigneur, que vous fassiez une différence entre un prince qui règne sur un grand état, et un prince qui ne possède que des domaines trèsbornés. L’un néglige tout et ne ménage rien; quelle que soit sa conduite, il se trouve toujours assez riche et assez puissant; et parce qu’il croit ses ressources infinies, il en trouve bientôt la fin. L’autre apprend, par la médiocrité même de sa fortune, à avoir une sorte d’économie et de modération. Il peut presque tout voir par lui-même dans ses états; il sent qu’il a besoin de se conduire avec sagesse pour faire fleurir sa province, et il se rend puissant en ménageant ses sujets.

Comparez, par exemple, monseigneur, l’intérêt que les grands d’Espagne ont à maintenir le trône du roi votre oncle, et les moyens qu’ils ont d’y réussir, avec l’intérêt que les électeurs, les princes, les comtes, la noblesse immédiate et les villes libres de l’empire ont à conserver leur gouvernement, et les ressources qu’ils trouveront en eux-mêmes dans les plus grandes disgraces. Peut-être qu’un [168] vainqueur dans le sein de l’Espagne pourroit enfin jouir de sa conquête: peutêtre que la fidélité castillane se lasseroit. En Allemagne le vainqueur vaincroit toujours sans jamais jouir de sa fortune. Ne pouvant faire avec les vaincus des conventions qui leur rendissent leur nouvelle condition supportable, il auroit à combattre l’hydre de la fable: à une tête coupée il en succéderoit une autre.

Pour que l’empire pût craindre d’être détruit par un vainqueur étranger, il faudroit qu’il s’élevât en Europe une puissance ambitieuse, mais ambitieuse à la manière des Romains, c’est-à-dire, qui n’affectât de faire des conquêtes que pour ses amis et ses alliés; qui sût qu’il faut régner dans un pays par la réputation de ses bienfaits, de sa modération et de sa justice, avant que d’y vouloir régner directement par ses magistrats et par ses lois. Que nous sommes loin de cette conduite savante qui valut l’empire du monde aux Romains ! Notre politique, montrant à découvert une ambition imprudente, ne songe qu’à escamoter et grapiller ce qu’elle trouve sous sa main. Pardonnez-moi, monseigneur, ces expressions, plus elles sont basses, plus elles sont propres à rendre ma pensée et le sentiment dont je suis affecté.

[169] CHAPITRE IV.
Du Gouvernement des Provinces-Unies.

Brutus disoit de Cicéron qu’il ha-issoit moins la tyrannie que le tyran Antoine. On peut dire, monseigneur, la même chose des provinces des Pays-Bas; elles se révoltèrent contre le gouvernement féroce de Philippe II, sans songer à se rendre libres. Etonnées de l’audace de leur entreprise, et contentes de changer de mâître, elles offroient leur souveraineté à tous les princes de l’Europe. Heureusement pour elles, personne n’accepta leurs propositions; on étoit trop effrayé de l’énorme puissance que présentoit la maison d’Autriche, pour qu’on osât espérer que leur sédition eût un heureux succès. I1 n’y avoit que Guillaume Ier, prince d’Orange, qui sût tout ce qu’un chef prudent et courageux peut tenter et exécuter de difficile et de grand, à la tête d’un peuple animé par l’esprit de religion.

Des dix-sept provinces des Pays-Bas, sept seulement recouvrèrent leur liberté. Les autres, conduites par le duc d’Arschot, homme infiniment moins habile que le prince d’Orange dont il étoit jaloux, se contentèrent de murmurer, [170] de se plaindre, de montrer qu’elles pouvoient se révolter, et se flattèrent ridiculement de conserver leurs priviléges par des négociations. Un prince a trop d’avantages en négociant avec ses sujets; il n’accorde rien tant qu’il ne se met pas dans la nécessité de ne pouvoir manquer à sa parole; et rarement les négociations et les pourparlers le réduisent-ils à cette impuissance. Le conseil de Madrid confinna par un diplôme les priviléges des provinces que cette générosité satisfit, et résolut cependant de prendre des mesures pour qu’elles ne fussent plus assez téméraires pour oser réclamer leurs anciens droits.

La révolte des Pays-Bas se soutenoit depuis neuf ans sans interruption, lorsque le duché de Gueldre, les comtés de Hollande et de Zélande,et les seigneuries d’Utrecht, de Frise, d’Over Issel et de Groningue, connus depuis sous le nom; de Provinces-Unies, s’apperçurent enfin, par leurs succès, de la foiblesse du gouvernement d’Espagne, et signèrent le 23 janvier 1579 leur traité d’union. Cette alliancet renouvelée en 1583, est par sa nature indissoluble. C’est le fondement sur lequel est élevé tout l’édifice de la république. Chacune des Provinces-Unies conserva ses lois, ses magistrats, son indépendance et sa souveraii neté. Elles ne formoient qu’un seul corps; mais pour donner à toutes ses parties un même esprit etd un même [171] intérêt, non-seulement elles renoncèrent au droit de traiter en particulier avec les étrangers, elles formèrent même un conseil commun chargé des affaires générales de l’union, et qui devoit convoquer deux fois l’an les états Généraux, dont l’assemblée, prolongée par nombre et l’importance des affaires, devint bient perpétuelle.

A proprement parler, il y a autant de républiques dans l’étendue des Provinces-Unies, qu’il y a de villes qui ont droit de députer aux état~ particuliers de leur province. A l’exception des objets qui ont un rapport direct à l’alliance générale, ces villes n’ont point d’autre règle de conduite que leur volonté. Elles se gouvernent les lois qu’elles se font elles-mêmes; et toute puissance législative, ainsi que l’exécutricw,y réside dans leur sénat ou leur conseil.

Cependant toutes ces villes d’une méme province, qui paroissoient ne s’occuper que de leurs intérêts particuliers, sont convenues d’établir un conseil commun pour veiller aux affaires générales de la province, et servir de lien entre toutes ses parties. Ce conseil subsiste sans interruption, et sa vigilance continuelle est sans doute nécessaire pour prévenir les abus de l’indépendance qu’affecte chaque ville. Ce conseil propose aux assemblées ordinaires ou extraordinaires des états-provinciaux les points sur lesquels il juge à propos qu’on délibère. [172] Alors les députés de la noblesse ou des villes instruisent leurs commettans des affaires qui doivént être discutées, demandent leur avis et sont obligés de le suivre comme un ordre. Tout se décide dans ces états à la pluralité des voix, à moins qu’il ne s’agisse de quelques questions majeures, telles que la paix, la guerre, Ies alliances, la levée des troupes, ou l’établissement d’une nouvelle imposition, qui par leur traité d’union ou loi fondamentale de l’état exigent un consentement unanime.

Les états-généraux, continuellement assemblés à la Haye, et composés des députés des sept provinces, sont véritablement souverains des pays conquis depuis l’union, c’est-à-dire, du Brabant hollandois, du Limbourg hollandois, de la Flandre hollandoise et du quartier de Venlo; mais ils n’exercent et ne peuvent exercer aucun acte de souveraineté sur les sept provinces. Les membres des états-généraux doivent instruire leurs provinces des objets de leurs délibérations, et sont obligés d’opiner conformément aux instructions qui leur sont données. Tout se régle et se résout dans cette assemblée à la pluralité des suffrages i et dans les affaires majeures dont je viens de parler, et qui dernandent le consentement unanime de toutes les parties de la république, les états-généraux n’ont pas plus d’autorité que les états-provinciaux.

[173] En réfléchissant, Monseigneur, sur cette f forme de gouvemement, vous sentirez combien le goût de la liberté avoit déjà fait de progrès quand les provinces révoltées se liguèrent. I1 est vrai qu’un peuple qui veut être libre, sur-tout quand il vient de secouer le pug, doit être très-économe dans la distribution du pouvoir, et se défier de ses représentans. Cependant, pour affermir sa liberté, il ne doit pas s’abandonner à une défiance outrée, et prendre des mesures qui peuvent lui nuire. Ne faut-il pas blâmer les Provinces-Unies d’avoir refusé à leurs états, soit particuliers soit généraux, la même autorité que la seigneurie de Frise accorde aux siens ? Les députés aux états de cette province ne consultent point leurs commettans, et leurs résolutions ont force de loi. Quel inconvénient peut-il en résulter, si une province a la prudence de bomer à un temps trés-court la députation de ses ministres aux états, et d’empécher par de sages précautions, que l’intrigue, la cabale et l’esprit de parti ne décident de leur élection ? En établissant un ordre différent, combien les Provinces-Unies ne se sont-elles pas mis d’entraves ? En voulant éviter un mal, ne sont-elles pas A tombées dans un pire ? La célérité est quelquefoi une grande sagesse, et cependant la république parôîtra manquer de législateur et pencher vers l’anarchie dans les circonstances les plus impor [174] tantes. Tous les jours la puissance exécutrice sera arrêtée ou ralentie, quoique l’exercice en doive être aussi prompt et aussi facile que celui de la puissance législative.

Avant que les états-généraux puissent prendre une résolution décisive, il faut que les affaires à délibérer soient portées aux états particuliers des provinces, et de là renvoyées à l’examen de leurs commettans; c’est-à-dire que cinquante villes et tous les nobles doivent traiter une question, la débattre et prendre un parti, pour que les états-provinciaux, par leur décision, mettent les états-généraux en liberté d’agir. Quelles longueurs, toujours fatigantes et souvent ruineuses, ne doivent pas accompagner cette politique ? Ce n’est pas tout, monseigneur, et quand j’ai eu l’honneur de vous parler de cette unanimité requise pour la conclusion des affaires les plus importantes, n’avez-vous pas été surpris de retrouver cette loi Polonoise chez un peuple éclairé, et qui a joué un rôle si considérable dans l’Europe ? Vous devez être curieux de démêler par quels accidens ou par quelles causes particulières ces défauts essentiels n’ont pas d’abord empéché la république des Provinces-Unies de triompher de ses ennemis, et dans la suite n’ont point porté le plus grand préjudice à ses affaires.

Avec un pareil gouvernement, jamais l’union n’auroit subsisté, si en effet les provinces [175] n’avoient eu en elles-mêmes un ressort capable de hâter leur lenteur, et de ramener à ia même manière de penser des villes et une noblesse souvent jalouses les unes des autres, qui avoient des préjugés différens, et qui, plus ou moins éloignées du danger, plus ou moins intéressées en apparence au succès de chaque entreprise, ne pouvoient avoir le même zèle pour la cause commùne, ni par conséquent les mêmes opinions. Ce ressort c’est le stathoudérat, que cinq provinces avoient conféré, trois ans avant le traité d’union, à Guillaume Ier prince d’Orange, et que les seigneurs de Prise et de Groningue donnèrent, dans leurs provinces particulières au comte de Nassau.

Les prérogatives ou droits du stathouder, capitaine et amiral-général sont immenses. Il commande également les forces de terre et de mer, et dispose de tous les emplois militaires. Il accorde grâce aux criminels, préside à toutes les cours de justice, et les sentences y sont rendues en son nom. Il nomme les magistrats des villes sur la présentation qu’elles lui font d’un certain nombre de sujets. Il donne audience aux ambassadeurs et ministres étrangers, et peut avoir des agens chez leurs mâîtres pour ses affaires particulières. Il est chargé de l’exécution des décrets que portent les états-provinciaux. Enfin, il arbitre ou plutôt juge des différens qui surviennent entre les provinces, [176] entre les villes et les autres membres de l’état; il prononce, et ses jugemens sont sans appel. Etrange effet des contradictions humaines ! Des hommes, trop jaloux de leur liberté pour se confier entièrement à leurs commettans qui n’étoient que leurs égaux, abandonnent à un prince un pouvoir et un crédit dont il lui étoit alors d’autant plus aisé d’abuser, que les affaires de la république étoient plus importantes, et qu’elles n’avoient pas encore pris une assiette assurée.

Tant de pouvoir dans les mains d’un prince qui avoit tous les talens d’un grand homme et l’ame d’un républicain, non-seulement ne fut point funeste, mais répara même tous les défauts du gouvernement, et suppléa aux établissemens qui lui manquoient. Maurice usa de cette autorité en bon citoyen et en héros comme son père. Il tint les esprits unis, et leur communiqua son activité. Son frére Frédéric-Henri qui lui succéda, se conduislt par les mêmes principes, et sa régence ne fut qu’une longue suite de prospérités et de triomphes. Son fils, Guillaume II, revêtu des mêmes dignités en 1647, se rendit suspect à la république. Soit que les Provinces-Unies, après avoir conclu à Munster une paix définitive avec l’Espagne, eussent moins besoin du stathoudérat, et commençassent à s’effrayer du pouvoir énormç de cette magistrature, soit que de son côté Guillaume, occupé d’objets [177] moins importans que ses prédécesseurs, parût plus jaloux de son autoété à mesure qu’elle devenoit moins nécessaire à la république, il ne régna plus la même harrnQnie entre les états et le stathouder. La liberté est soupçonneuse, l’ambition est inquiète, et vraisemblablement la république auroit été déchirée et peut-être détruite par les dissentions domestiques, si l’ambitieux Guillaume ne fût mort en 1650. Les alarmes des zélés républicains se dissipèrent, et plus frappés des derniers dangers auxquels le stathoudérat les avoit exposés, que des avantages qu’ils en avoient reçus, ils prirent des mesures pour empêcher que le fils posthume de Guillaume II ne pût jamais obtenir les charges de son pére.

C’étoit, comme vous le voyez, monseigneur, n’éviter les maux de la tyrannie que pour s’exposer à ceux de l’anarchie. Puisque le stathoudérat avoit servi de lien entre les parties trop séparées et trop indépendantes des ProvincesUnies; puisqu’il avoit été l’ame de leurs conseils et le principe de leur unanimité, il est certain que l’édit qui le proscrivoit pour toujours sans remédier aux vices du gouvernement, condamnoit la république à une inaction mortelle. Pourquoi détruire irrévocablement cette magistrature, tandis que les Provinces-Unies, accoutumées à la politique intrigante, active et tracassière de l’Europe, et occupées de toutes [178] ses affaires auxquelles elles vouloient prendre part, avoient besoin des ressorts les olus actifs et des mouvemens les plus diligens ? Quand la république auroit eu la sagesse de ne s’occuper que d’elle-même, il est évident, si je ne me trompe, qu’en laissant subsister les irrégularités de son gouvernement, elle devoit laisser subsister le stathoudérat, et se borner à en faire une magistrature extraordinaire, telle que la dictature chez les Romains. Il falloit que le stathoudérat, passager et créé seulement dans les temps de troubles domestiques ou de guerre étrangère, pût encore, par son autorité suprême, préserver les Provinces-Unies des périls auxquels leur gouvernement ordinaire les exposoit.

La république ne tarda pas à éprouver le besoin qu’elle avoit d’un dictateur. Voyant fondre sur elle, en 1672, les forces de la France et de ses redoutables alliés, elle crut toucher au moment de sa ruine, et paroissoit prête à se dissoudre avant que d’avoir été vaincue. Avec quelque supériorité que Jean de Wit, grand pensionnaire de Hollande, eût gouvemé jusque-là, il voyoit que sa prudence, son courage, sa fermeté et ses lumières ne lui sùffisoient plus; le vaisseau étoit battu par une tempéte trop violente, et le gouvernail lui échappoit des mains. En effet, si ce vertueux et zélé citoyen eût réussi à ruiner les espérances [179] du jeune Guillaume III, et à proscrire pour toupurs le stathoudérat; bien loin que les Provinces-Unies eussent alors retrouvé en elles-mêmes les ressources nécessaires pour repousser les coups dont elles étoient menacées, on ne peut se déguiser que les vices de leur gouvernement et leur consternation n’eussent rendu leur perte inévitable.

A cet ancien esprit de courage et de patience qui avoit fondé la république et produit quelquefois des prodiges, la paix avoit fait succéder cet esprit de sécurité et de mollesse qui énerve ordinairement les états, quand on ignore qu’il faut se défier des douceurs de la paix. Les milices de terre avoient été négligées. Le commerce commençoit à attacher trop fortement les citoyens à leur fortune domestique. Il n’y avoit plus, pour ainsi dire, de point de réunion entre les sept provinces; et n’osant se fier les unes aux autres, ni à leurs magistrats ordinaires, chacune se seroit hâtée de traiter en particulier pour mériter des conditions plus avantageuses. Grotius a dit que la haine de ses compatriotes contre la maison d’Autriche les avoit empéchés d’être détruits par les vices de leur gouvernement. Cette haine agissante ne subsistoit plus, et celle qu’ils devoient avoir contre la France, et qui devoit produire les mêmes effets, n’étoit pas encore formée.

Guillaume III étoit né avec de grands talens [180] pour la guerre, et des talens encore plus grands pour ce que nous appelons communément la politique. Ses ennemis, par les obstacles qu’ils lui opposoient, et ses partisans, par leurs espérances, avoient également concouru à lui donner une ambition sans bomes. Son élévation aux charges de ses pères rendit la confiance et le courage à sa patrie. Les Hollandois trouvèrent des alliés, la France perdit les siens, la guerre prit une face nouvelle, et le stathoudérat, en un mot, sauva encore la république qu’il avoit formée.

Dans un de ces accès de reconnoissance qui ne sont que trop ordinaires aux peuples libres, les partisans de la maison d’Orange obtinrent, le 2 février 1674, que le stathoudérat, désormais héréditaire, passeroit aux enfans mâles et légitimes de Guillaume III. La loi, qui rendoit cette dignité perpétuelle, n’étoit pas moins funeste à la république, que la loi qui l’avoit autrefois proscrite pour toujours. Heureusement le stathouder ne laissa point de postérité, et les Provinces-Unies se trouvèrent à sa mort dans un état assez florissant pour n’avoir besoin que de leurs magistrats ordinaires. Les succès des alliés pendant la guerre de la succession espagnole, et les disgraces de la France, causèrent une telle fermentation dans la république, que les ressorts du gouvernement agirent avec autant de célérité qu’ils devoient naturellement avoir de lenteur.

[181] Je vous prie, monseigneur, de vous rappeler les principes que vous avez vus, et de remarquer en conséquence que l’hérédité du stathoudérat étoit la faute la plus considérable que les Provinces-Unies pussent commettre. S’il est avant tageux à un peuple libre, ainsi que je l’ai déjà remarqué, d’avoir, dans des conjonctures extraordinaires, une magistrature extraordinaire qui donne au gouvemement une action et une force nouvelles, rien n’est plus inconséquent que de la rendre perpétuelle et héréditaire. Elle n’aura plus sur les esprits accoutumés à la voir le même empire. Elle ne leur inspirera plus le même zèle, la même chaleur, la même confiance. Un magistrat, dont l’autorité est bornée à un temps très-court, peut sans danger être tout puissant, parce qu’il ne se proposera que le bien public. Un magistrat à vie commence à séparer ses intérêts de ceux de la république. I1 faut donc limiter son pouvoir. Un magistrat héréditaire devient en quelque sorte l’ennemi de sa nation. Quelque médiocre puissance qu’on lui confie, il faut donc s’attendre qu’elle sera bientôt trop étendue.

Si vous examinez en détail, monseigneur, les prérogatives du stathouder, vous le prendrez pour un vrai monarque; et pour peu qu’il veuille en abuser en divisant les esprits, en flattant les passions, et sur-tout en cachant [182] son ambition sous des manières populaires; vous jugerez qu’il doit devenir en peu de temps un souverain absolu. Il fait grâce aux criminels; ses flatteurs en concluront que sa personne est sacrée et inviolable, qu’il ne peut être traduit en jugement, et qu’il est par conséquent au-dessus des lois. Il est président né de toutes les cours de justice, c’est-à-dire, qu’il peut facilement les corrompre toutes, éluder la force des lois par des jugemens, et après avoir établi peu-à-peu une jurisprudence de routine favorable à ses intérêts, devenir enfin législateur. Tous les magistrats des villes doivent leur place au stathouder: s’il est adroit, il leur apprendra à devenir reconnoissans à son égard, jusqu’à devenir des traîtres envers leur patrie, et il dominera sur toute la bourgeoisie qui aspire aux magistratures. Sa prérogative de négocier directement avec les étrangers le met à portée de se faire des alliés, et de trouver au-dehors les secours nécessaires pour subjuguer son pays. Si un intrigant adroit juge sans appel les différens des provinces et des villes, que lui manque-t-il pour les diviser et devenir leur maître ? Le stathouder dispose des emplois militaires, et commande les forces de terre et de mer: je tremble. Pourquoi donc ne dira-til pas un jour à ses soldats mercenaires: "Mes amis, ces bourgeois qui vous payent sont avares, timides, riches, et n’en [183] tendent rien au gouvemement. Vous prodiguez votre sang, et ils vous refusent leur argent. Vous êtes les défenseurs de la république; il ne suffit pas de la défendre contre les armes des étrangers, il faut la défendre contre l’avarice des citoyens" ? Guillaume III étoit roi, dit-on, des Provinces-Unies, et stathouder en Angleterre. S’il eût laissé un fils pour lui succéder, de quelle puissance ne jouiroit-il pas aujourd’hui .

La dignité de stathouder étant vacante dans les provinces de Hollande, Gueldre, Zélande, Utrecht et Over-Issel après la mort de Guillaume III: la république ne vit ni les avantages qu’elle pouvoit retirer de cette magistrature en la rendant passagère, ni combien les circonstances étoient favorables pour tenter cette entreprise. En effet, il ne restoit plus de postérité de ces stathouders immortels, dont le courage et le génie avoient formé et conservé la république; et il s’en &lloit bien que les provinces fussent aussi attachées à la seconde branche de la maison de Nassau, qu’elles l’avoient été à la première. D’ailleurs, les Hollandois étoient tellement enivrés, à la fin de la guerre de 1701, de la gloire qu’ils avoient acquise sous le gouvernement de leurs magistrats ordinaires, qu’ils auroient adopté avec joie tous les règlemens qu’on leur auroit proposés à ce sujet.

Mais, soit que les magistrats qui gouver [184] noient alors ne connussent pas le système de leur gouvernement, soit qu’ils ne songeassent qu’à étendre leur pouvoir, ils firent revivre les anciennes lois qui proscrivoient le stathoudérat. Qu’on me permette de le dire, cette politique étoit d’autant plus fausse dans ces circonstances, qu’il n’étoit plus possible de se déguiser, que ia noblesse, indignée de voir des bourgeois à la tête des affaires, feroit tous ses efforts pour avoir un stathouder, et entraîneroit le peuple à penser comme elle.

Pour comprendre l’intérêt du peuple dans cette occasion, vous remarquerez, monseigneur, qu’à la naissance de la république, les assemblées de la bourgeoisie choisissoient, à la pluralité des voix, les personnes destinées à former le sénat de chaque ville. Il se fit quelques brigues, quelques cabales dans ces élections; et de mille moyens propres à arrêter ce mal, on prit le plus mauvais et le plus dangereux: on donna au sénat méme le droit de nommer à ses places vacantes. Les sénateurs ne s’associèrent que de leurs parens, et toute l’autorité devint le partage de quelques familles qui s’emparèrent de tous les emplois. Celles qui se trouvèrent exclues, murmuroient contre l’oligarchie, étoient moins affectionnées au gouvernement; et pour abaisser des magistrats dont elles vouloient se venger, devoient s’unir à la noblesse pour le rétablissement du stathoudérat.

[185] C’est en 1722 que les états du duché de Gueldre nommèrent pour leur stathouder et capitaine-général le prince d’Orange et de Nassau, déjà stathouder héréditaire de Frise et de Groningue. La province de Holland¢ ouvrit les yeux sur le péril dont elle étoit menacée; mais ne prit aucune mesure capable de le prevenir. Au lieu de négocier inutilement avec la Gueldre pour empécher une démarche à laquelle ellc étoit déterminée, il falloit empécher que cet exemple ne devînt contagieux. Il falloit examiner les causes qui avoient produit cette révolution dans la Gueldre; et, si elles pouvoient avoir les mémes suites dans les autrcs provinces, il falloit s’y opposer; et pour empecher que la noblesse et le peuple ne désirassent un stathouder, il falloit qu’ils ne pussent pas æ plaindre du gouvernernent actuel: en partant de tout autre principe, on ne pouvoit avoir qu’un succès malheureux.

Tandis que les ennemis du stathoudérat ne faisoient rien de ce qu’ils auroient dû faire, ses partisans, appuyés du crédit de George II, roi d’Angleterre, et beau-pére du prince d’Orange, devenoient de jour en jour plus nombreux. Ils n’attendoient qu’un prétexte pour changer la face du gouvernement, et il se présenta en 1747, lorsque le roi de France attaqua le territoire des Provinces-Unies. Toute la cabale du princè d’Orange feignit les plus grandes alarmes pour répandre la consterna [186] tion et intimider les magistrats. "Nous sommes perdus sans un stathouder. Donnez-nous un stathouder" On n’entendoit qu¢ ces cris mêlés à des menaces. La province de Zélande obéit à la clameur publique, et les états de Hollande et d’Utrecht suivirent cet exemple, bientôt imité par la province d’Over-Issel.

Le prernier succès encouragea les ennemis du gouvernement; et, comme si la république avoit craint de recouvrer un jour sa liberté, elle ne se contenta pas de rendre le stathoudérat héréditaire, elle voulut même que les filles fussent appelées à cette suprême magistrature. La loi porte que cette dignité ne pourra appartenir à un prince revêtu de la dignité royale ou électorale, ou qui ne professeroit pas la religion réformée. Les stathouders, pendant leur minorité, doivent être élevés dans les Provinces-Unies. Cette suprême magistrature ne passera à la postérité des princesses de la maison d’Orange, que dans le cas où elles auront épousé, du consentement des états, un prince de la religion réformée, et qui ne soit ni roi ni électeur. Une princesse héritière du stathoudérat l’exercera sous le titre de gouvernante, et pour commander en temps de guerre, proposera à la république un général qui lui soit agréable. Pendant la minorité du stathouder, la princesse-mère en exercera le pouvoir avec le titre de gouvernante, à condition cependant qu’elle ne se remariera pas.

[187] CHAPITRE V.
Du gouvernement d’Angleterre.

Guillaume, duc de Normandie, ne pouvoit s’assurer de la fidélité des seigneurs normands qui l’avoient aidé à faire la conquête de l’Angletetre, qu’en les enrichissant des dépouilles des vaincus. Il leur donna de grandes terres; mais en portant dans son nouveau royaume les lois et le gouvernement auxquels les æigneurs de son duché étoient accoutumés, il fut trop jaloux dc son pouvoir pour ne pas établir une subordination plus exacte que celle qui étoit connue en France.

Quand vous étudiez l’histoire des premiers successeurs de Hugues Capet, on vous a fait remarquer, Monseigneurs les principales causes de la foiblesse de ces princes; on vous a dit que par la coutume, le souverain n’avoit d’autorité que sur ses vassaux immédiats, et que peu de fiefs relevant directement de la courorme, les rois n’avoient de relation dlrecte qu’avec un petit nombre de seigneurs. On a ajouté que ces vassaux des rois de France avoient pour la plupart des forces trop considérables pour remplir exactement les devoirs [188] auxquels leur foi et leur hornmage les obligeoint. Guillaume évoca ces inconvéniens en partageant sa conquête en un très grand nombre de baronies qui toutes relevèrent de lui. Tous les seigneurs d’Angleterre furent ainsi ses vassaux immédiats, tous le reconnurent pour leur suzerain direct, et aucun en particulier ne fut assez puissant pour oser mesurer ses forces avec les siennes Ce prince marqua encore dans ses chartres d’investiture les conditions auxquelles il conféroit ses fiefs, et s’y réserva même quelques droits de justice et d’inspection. Ses vassaux, ainsi gênés, pouvoient être indociles et se soulever, mais ils ne devoient pas aspirer à la même indépendance qu’affectoient les seigneurs puissans qui relevoient du roi de France. C’est pour cela que les barons d’Angleterre, faisant des remontrances à Henri III, sur ce qu’il révoquoit les deux célébres chartres que Jean sans-Terre son pére avoit données à la nation, et qu’il avoit lui-méme juré d’observer, l’évêque de Winchester, ministre de ce prince, leur répondit que les pairs d’Angleterre s’en faisoient beaucoup accroire, s’ils vouloient se mettre sur la t même ligne que les pairs de France, et qu’il y avoit une extrême différence entre les uns et les autres. Les choses sont bien changées depuis, dit un Anglois; et c’est aux pairs de France, s’ils vou-, loient comparer leur autorité [189] à celle des pairs d’Angleterre, qu’on pourroit dire aujourd’hui qu’ils s’en font beaucoup accroire.

Les seigneurs Normands favorisèrent toutes les vexations du nouveau roi, pour le mettre en état de faire de plus grandes largesses; et s’autoriser eux-mêmes par son exemple à vexer les habitans de leurs terres. Mais il y a un terme à tout, et ne restant plus rien à piller, on sentit la nécessité de recourir aux lois, et d’établir un certain ordre pour affermir des fortunes élevées par des rapines. L’avarice qui avoit uni les vainqueurs ne tarda pas à les diviser. Les princes crurent avoir trop donné, et les vassaux crurent n’avoir pas assez reçu. Le mécontentement étoit égal; "les successeurs de Guillaume, voulant abuser de leurs forces, agirent avec une hauteur que la fier des fiefs ne pouvoit souffrir, et se rendirent suspects à la nation. Les barons trop foibles, chacun en particulier, pour résister à l’autorité royale, se réunirent pour étendre leurs droits. Ainsi, tandis que les rois de France combattoient successivement contre différens seigneurs, et pouvoient espérer de les abattre les uns par les autres en profitant de leurs divisions, les rois d’Angleterre ne pouvoient tirer aucun avantage de la politique par laquelle Guillaume avoit voulu se rendre puissant en ne faisant que des fiefs peu considérables. On peut même conjecturer que dans le cours de ces divi [190] sions, les naturels du pays favorisérent le parti des barons, et lui donnèrent des secours S’ils ne l’avoient pas fait, pourquoi trouveroit dans les chartres, que les seigneurs firent signer à Jean sans-terre, des articles qui établissent les priviléges de Londres et de plusieurs autres villes, et qui tempèrent méme l’empire des barons sur leurs sujets ? On sait assez que dans ces temps d’usurpation, les mœurs et les principes des grands ne les portoient pas à dirliinuer leurs droits par générosité.

La grande-chartre et la chartre des forêts fixoient les droits du roi et des barons, et les immunités de la nation; mais suivant la coutume de ce siède d’ignorance et de barbarie, plus on avoit de raisons de ne pas compter sur les lois et les traités, moins on prenoit de mesures pour en assurer l’exécution. Tandis que les successeurs de Jean sans-Terre ne songèrent qu’à violer les deux chartres que la nécessité lui avoit arrachées, la nation, toujours inquiète, ne cessa de se plaindre et de demander par ses menaces la réparation des torts qu’on lui avoit faits. C’est cet intérêt opposé qui fut le principe et l’ame de tous les événemens que présente pendant long-temps, l’histoire d’Angleterre. Je n’entrerai, Monseigneur; dans aucun détail; il suffit d’observer que ce fut un flux et un reflux de guerres faites sans habileté, et de traités de paix conclus sans bonne foi. Ainsi la [191] nation toujours agitée, parce qu’elle étoit mécontente de son gouvernement, en cherchoit un meilleur sans savoir où le trouver. Le seul avantage gu’elle ait retiré de .ses premiers troubles, c’est d’avoir conçu pour la grande chartre un respect qui s’est conservc d’âge en âge. Après les plus longues distractions et les plus longues erreurs, ce sentiment, si je puis parler ainsi, lui a encore servi de boussole; elle lui doit le gouvernement dont elle jouit aujourd’hui, qu’elle a raison d’aimer, mais qu’elle a tort de regarder comme le modèle et le chefd’oeuvre de la politique.

Les Anglois toujours unis et jamais lassés de combattre pour leur liberté, doivent également s’instruire par leurs succès et par leurs disgraces, et ils n’étoient pas loin d’en recueillir le fruit, en établissant un gouvernement régulier, lorsque les prétentions opposées des maisons d’Yorck et de Lancastre, firent oublier les grandes questions de la prérogative royale, pour ne s’occuper que des droits particuliers de quelques princes qui s’emparoient du trône les armes à la main. L’esprit de parti succéda à l’esprit patriotique. Les deux factions eurent pour leurs chefs une complaisance dangereuse, et leur permirent tout pour les faire triompher de leurs ennemis, ou pour les affermir sur le trône. Les rois passèrent les bornes prescrites à leur autorité: ils se firent de nouvelles prérogatives; et sans qu’ils s’en aperçussent, les [192] Anglois se préparoient à supporter patiemment le despotisme de Henri VIII.

D’autres causes, en empêchant qu’ils ne reprissent leurs anciens principes, contribuèrent encore à la révolution qui se fit dans leur génie sous le règne de ce prince. Telles sont, Monseigneur, les grandes affaires de l’Europe auxquelles l’Angleterre prit part, et qui l’empêchèrent de s’occuper de ses affaires domestiques, et sur-tout, suivant la remarque judicieuse de Rapin-Thoiras, les querelles de religion occasionnées par la nouvelle doctrine de Luther, et qui formèrent deux partis aussi animés l’un contre l’autre, que l’avoient été la Rose-blanche et la Rose-rouge, et également disposés à sacrifier la cause publique à leurs intérêts particuliers. "Comme Henri VIII, dit Rapin, tenoit une espéce de milieu entre les novateurs et ceux qui étoient attachés à l’ancienne doctrine, personne ne pouvoit se persuader qu’il pût demeurer long-temps dans cette situation. Ceux qui souhaitoient la réformation, croyoient ne pouvoir mieux faire que de lui complaire en toutes choses, afin de pouvoir le porter par degrés à la pousser plus avant. Tout de même les partisans de l’ancienne religion, voyant de tels cornrnencemens, craignoient qu’il n’allât plus loin, et que leur résistance ne lui fît plutôt achever son ouvrage. Ainsi chacun des deux partis s’efforçant de le mettre dans ses intérêts, il en résultoit [193] pour lui une autorité dont aucun de ses prédécesseurs n’avoit joui, et qu’il n’auroit pu usurper dans d’autres circonstances sans courir le risque de se perdre".

Les mêmes causes favorisèrent Edouard et la Reine Marie, qui, en défendant avec chaleur la religion qu’ils professoient, étoient sûrs d’avoir pour eux un parti considérable qui les protégeoit, et leur permettoit de faire des entreprises nouvelles ou contraires aux lois. Les mœurs anciennes ne subsistoient plus, et les soins de la liberté et du gouvernement étoient d’autant plus négligés, que les Anglois comrnençoient à s’occuper sérieusement du commerce et des établissemens qu’ils faisoient dans le Nouveau-Monde. Après les règnes trop durs qu’on avoit éprouvées, et contre lesquels on s’étoit contenté de murmurer, on se crut trop heureux d’obéir à Elisabeth, princesse aussi jalouse de son autorité qu’un tyran, mais assez éclairée pour savoir que la puissance se perd elle-même, si elle ne s’établit pas avec d’extrêmes ménagemens. La prudence et le courage d’Elisabeth la firent respecter. Les Anglois ne virent pas qu’elle affectoit de certaines prérogatives dont ses successeurs abuseroient, ou s’ils le virent, ils ne le trouvèrent pas mauvais, parce que ces prérogatives paroissoient nécessaires pour affermir la tranquillité publique, dans un temps où l’Angleterre, pleine de citoyens fanatiques [194] qui ne demandoient que le trouble, avoit au-dehors des ennemis puissans.

Jacques I, prince foible, et qui craignoit par conséquent de voir échapper de ses mains son autorité, s’étoit persuadé, dans la lecture de quelques théologiens dont il faisoit ses délices, qu’il ne tenoit que de Dieu sa dignité; il s’en croyoit le vicaire, et c’étoit de la meilleure foi du monde qu’il pensoit qu’on ne pouvoit mettre cie borne à sa puissance sans commettre un sacrilége. Il ne subsistoit presque aucun reste de l’ancien esprit national; les Anglois, distraits par les querelles des prêtres, par de nouveaux plaisirs et le luxe, parloient de leur liberté sans chaleur et sans inquiétude pour l’avenir. N’ayant encore aucune idée nette sur les principes du droit naturel et la nature des lois, peu instruits même de leurs antiquités, ils se laissoient mollement gouverner par des exemples, et ne trouvoient point étrange que l’injustice et l’audace des derniers princes devinssent, sous le nom de prérogative, des titres pour leurs successeurs. Dans cette disposition des esprits, la foiblesse même et la timidité de Jacques I favorisèrent les progrès du despotisme: elles l’empêchoient de faire de ces entreprises hardies et tranchantes qui auroient peut-être retiré les Anglois de leur assoupissement.

Si les querelles de religion avoient beaucoup contribué à étendre la prérogative royale, elles [195] ne tardèrent pas à réparer tous les torts qu’elles avoient faits à la liberté. Il s’étoit formé une secte d’hommes austères et rigides, qui voyoit avec indignation dans l’église d’Angleterre un reste de la hiérarchie et des cérémonies de la religion romaine que la reine Elisabeth y avoit conservées. Les presbytériens, en ne songeant qu’à se venger de la haine que le roi leur marquoit, firent naître un nouvel esprit dans la nation. Ils joignirent des questions de politique à des questions de théologie, examinèrent la conduite du prince, demandèrent quel étoit le titre de ses droits, et les discutèrent. Mais ils n’auroient jamais réussi à lever le voile mystérieux sous lequel la majesté royale se cachoit, ni à faire aimer la liberté, s’ils n’avoient retiré de la poussière des archives cette grande chartre qu’on ne connoissoit que de nom, et qui avoit été pendant si long-temps la loi fondamentale des Anglois. Des raisonnemens n’auroient frappé que foiblement les esprits; mais on fut indigné en voyant combien tous les ordres de l’état avoient dégénéré. On regarda le prince comme un ennemi domestique qui s’étoit agrandi aux dépends de tous les citoyens. La grande chartre reprit son ancienne autorité, et chacun y apprit ce qu’il devoit être.

Les communes qui, depuis long-temps, avoient tellement ignoré leur pouvoir, que quand les parlemens étoient prolongés au-delà d’une session, [196] le chancelier y appeloit par ses lettres de nouveaux membres à la place de ceux qu’il jugeoit arbitrairement hors d’état de s’y rendre, forcèrent la cour à renoncer à cette prérogative. Elles s’établirent seules juges de la validité des élections, et s’arrogèrent encore le droit de punir ceux à la poursuite desquels on arrêteroit un de leurs membres, et les officiers même qui se seroient chargés de l’exécution. On commença à voir de mauvais œil la cour de Haute-Commission établie par Elisabeth, et dont les juges nommés par le roi décidoient arbitrairement de toutes les affaires ecclésiastiques. On murmura contre une autre juridiction appelée la Chambre étoilée, composée de juges tirés du conseil du prince, et qui exerçoit un pouvoir arbitraire dans les matières civiles. On crut voir la tyrannie s’introduire ou plutôt s’exercer sous le masque dangereux de la justice, et ce tribunal odieux fut détruit. En s’éclairant sur le passé on devint plus soupçonneux, plus précautionné et plus circonspect sur l’avenir. On n’accorda plus les subsides avec la même complaisance qu’auparavant; enfin le parlement passa en 1624 un bill, par lequel chaque citoyen avoit une entière liberté de faire tout ce qu’il jugeroit à propos, pourvu qu’il ne fît tort à personne. Il ne devoit répondre de sa conduite qu’à la loi, et la loi n’étoit plus soumise ni à la prérogative royale, ni à aucune autre autorité.

[197] Je serois trop long, monseigneur, si je voulois vous rappeler en détail tous les établissemens, toutes les lois et tous les règlemens que firent les Anglois pour rapprocher leur constitùtion des principes de la grande chartre; mais je dois vous faire remarquer que, sans le zèle des presbytériens à prêcher et étendre leurs opinions théologiques, il est vraisemblable que cet esprit de liberté qu’ils avoient inspiré pour se venger d’un gouvernement qui leur étoit opposé, n’auroit pro(luit qu’une effervescence passagère. Sans leurs principes politiques, il est vraisemblable aussi que leur haine contre l’épiscopat et les cérémonies superstitieuses de l’église anglicane n’auroient allumé que des guerres inutiles; et que la nation n’auroit point enfin été dédommagée par un sage gouvernement de tout le sang que le fanatisme auroit fait répandre.

S’il est vrai que dans les révolutions il est nécessaire d’avoir des enthousiastes qui aillent audelà du but, pour que les personnes sages et prudentes puissent y parvenir, les Anglois doivent de la reconnoissance aux puritains, secte formée des plus ardens presbytériens, et qui, sans ménagement pour les évêques et le roi, vouloient également détruire l’épiscopat et la royauté. Suivez avec une certaine attention l’histoire de la maison de Stuart par M. Hume, et vous verrez que le fanatisme et l’amour de la liberté se prétent toujours une force mutuelle. [198] L’un se soutient par l’autre, et sans leut double secours, jamais les Anglois ne seroient parvenus à se rendre libres.

Vous connoissez, monseigneur, les événemens de cette guerre mémorable qui ne fut terminée que par la mort tragique de Charles premier, et la tyrannie de Cromwel. Que de réflexions importantes doivent se présenter à votre esprit ! Quelle leçon pour les princes qui se laissent enivrer par leur fortune ! Quelle leçon pour les peuples qui sont presque toujours opprimés par ceux qui prennent leur défense ! Quoiqu’il en soit, l’amour de la liberté avoit fait de tels progrés, que ni les malheurs de la guerre, ni la tyrannie de Cromwel, ni le rappel de la maison de Stuart, fait au milieu des acclamations du peuple, ne furent pas capables de l’étouffer. Le premier parlement que convoqua Charles II eut beau, en son nom et au nom de toute la nation, se déclarer coupable de révolte et de lèse-majesté; il eut beau déclarer que nuire au roi, le déposer ou prendre ies armes défensivement contre lui, c’étoit un crime de haute trahison; il eut beau reconnoître qu’aucune des deux chambres, ni les deux réunies ne possédoient aucune autorité indépendamment du roi, l’autorité arbitraire étoit frappée dans ses fondemens. Quoique la nation n’osât avouer ni désavouer ses représentans, les républicains forcés de se taire, mais qui ne pouvoient plus [199] souffrir que des lois conformes à la grande chartre, frémissoient de colère en secret, et attendoient le moment d’oser se montrer. A l’exception des Catholiques, toutes les sectes répandues en Angleterre voyoient avec chagrin sur le trône un prince qu’on soupçonnoit d’avoir embrassé la religion romaine, et avec désespoir que le duc d’Yorck, son héritier présomptif, eût l’audace d’en faire publiquement profession. Les mœurs se dégradoient; Charles II avoit mis à la mode des vices qui ne sont propres qu’à faire des esclaves, et les partisans de l’ancienne liberté ne s’en consoloient que dans l’espérance que la religion causeroit encore une révolution. On ne parloit que de cette intolérance cruelle qu’on reprochoit depuis plus d’un siècle à l’église romaine. Les indépendans, les presbytériens et les épiscopaux avoient le même intérêt de ne point obéir à un roi catholique; mais, heureusement pour le prince, leurs anciennes haines les divisoient, et ils n’osoient point se fier les uns aux autres. Tandis que la cour négligeoit de les tenir séparés, la politique plus adroite des républicains les réunit, ou plutôt sut les engager chacun en particulier à favoriser la révolution qu’elle méditoit. Jacques II, entouré d’amis imprudens et de catholiques emportés, ne voyoit pas qu’on ne souffroit avec une patience simulée ses premières injustices, que pour l’encourager à en commettre de [200] plus grandes, le rendre odieux et hâter sa perte. Il croyoit toucher au pouvoir absolu, et le prince d’Orange, à qui on avoit promis la couronne, descendoit en Angleterre pour l’en chasser. Aprés tant de révolutions dont il n’est pas inutile de rechercher la cause et l’esprit, voici enfin l’époque de l’établissement d’une liberté moins agitée. Le parlement, assemblé le 22 janvier 1689, déclara que le prétendu pouvoir de dispenser des lois ou d’en suspendre l’exécution par l’autorité royale sans le consentement du parlement, étoit contraire aux lois et à la constitution d’Angleterre. On ôta à la couronne le droit qu’elle s’étoit attribué de créer des commissions ou des cours de justice; et il fut ordonné que dans les procès même de haute trahison, les jurés ne seroient pris que parmi les membres des communautés. Toute levée d’argent pour l’usage de la couronne, sous prétexte de quelque prérogative royale, et que le parlement n’auroit pas accordéc, fut proscrite; et le roi ne peut la faire que pendant le temps et de la manière que le parlement l’aura ordonnée. Tout Anglois fut autorisé à présenter des pétitions au roi, et toute poursuite ou tout emprisonnement pour ce sujet, déclaré contraire aux lois, de même que la levée ou l’entretien d’une armée dans le royaume en temps de paix sans le consentement de la nation. On assura la libre élection des membres du parlement. [201] On ordonna que les discours et les débats du parlement ne seroient recherchés ou examinés dans aucune cour ni dans aucun autre lieu que le parlement même. Il fut défendu d’exiger des cautionnemens excessifs, d’imposer des amendes exorbitantes, et d’infliger des peines trop dures. Voilà, monseigneur, ce que l’Angleterre appelle sa loi fondamentale. Vous voyez des bornes très-clairement prescrites à l’autorité royale, et si le prince les respecte, la nation sera certainement libre: mais quel garant à la nation que le prince obéira à la loi ? Plusieurs écrivains et l’auteur de l’Esprit des Lois, dont l’autorité est si grande, ont prodigué les éloges à cette constitution; mais peut-on l’exarminer attentivement, et ne pas voir que l’ouvrage de la liberté n’est qu’ébauché ? Trois puissances, dit-on, le roi, la chambre-haute et les communes se tiennent en équilibre, se tempèrent mutuellement, et aucune ne peut abuser de ses forces. Mais je le nie; et quelles mesures efficaces les Anglois en effet ontils prises pour mettre le gouvernement à l’abri de toute atteinte de la part du roi ? On diroit au contraire qu’ils ont voulu rendre le prince assez puissant pour qu’il puisse se flatter de le devenir encore davantage. On diroit qu’ils ne gênent ses passions que pour les irriter. Si l’équilibre des différens pouvoirs est établi sur de justes proportions, pourquoi ces alarmes toujours renaissantes de la nation ? Pourquoi ces plaintes continuelles contre le ministère [202] q’on accuse toujours de trahir son devoir ?

C’est un principe en Angleterre que le roi est toujours innocent, qu’on ne peut le citer devant aucun tribunal, et que la loi n’a point de jugement à prononcer contre lui: il falloit donc le mettre dans l’heureuse impuissance d’être coupable; il falloit donc, pour ne pas ouvrir la porte à tous les abus qu’entraîne l’impunité, diriger toutes ses passions vers le bien public, écarter les tentations, et empêcher qu’il n’eût des intérêts différens de ceux de ses sujets. Mais, me dira-t-on, les ministres répondent de sa conduite sur leur tête; ils le contiendront dans le devoir. Quelle misérable ressource ! et peut-on y compter ? Quand le prince ne connôît point de jugej combien ne iui reste-t-il pas de moyens pour sauver ses complices et les instrumens de son ambition ? Ses ministres serviront toutes ses passions, parce qu’ils en attendent leur fortune. En un mot, Monseigneur, quelle force ou quel crédit ne doit pas avoir un roi qui a sous ses ordres une milice toujours subsistante dont il dispose, sur-tout s’il possède des revenus immenses avec lesquels il achètera des amis, et s’il distribue des charges, des honneu, des dignités, avec lesquels il corrompra la vertu, les lois et la justice ?

Quand l’Angleterre n’auroit aucun de ces vices qui ramènent la principale autorité dans les mains du roi, ne suffit-il pas qu’il con [203] voque, ajourne, sépare et casse à son gré le parlement, pour qu’il n’y ait aucun équilibre réel entre lui, la chambre-haute et les communes ? Le roi peut beaucoup de choses sans le parlement; le parlement, au contraire, ne peut rien sans le roi: ob donc est cette balance à laquelle on attribue des effets si salutaires ? Le roi peut suspendre l’action du parlement, et le parlement ne peut contraindre le roi à donner son consentement aux bills qu’on lui propose: quelle est donc leur égalité ? Et dés que ces puissances sont inégales, la plus considérable ne doit-elle pas tous les jours augmenter ses droits ? Il est vrai que par la forme de leur gouvernement on ne peut contraindre les Anglois d’obéir à une loi qu’ils n’auroient pas faite; mais il faut avouer aussi qu’ils ne sont pas les maîtres d’avoir la loi qu’ils voudroient avoir, et c’est ne jouir que d’une demi-liberté. Je voudrois que les personnes qui donnent de si grands éloges à la constitution angloise, m’expliquassent comment il peut n’être pas pernicieux à un état que la puissance législative, qui en doit être l’ame, soit subordonnée à la puissance exécutrice ? Enfin, si ie suppose que le roi mette la liberté publique en danger, soit en ne convoquant pas le parlement, soit en l’achetant pour en faire le ministre de ses volontés, je demande par quelle voie légale on pourra [204] s’opposer à ses entreprises? Si les Anglois n’en ont point d’autre que des pétitions, des adresses ou des prières, c’est un vice énorme dans leur gouvernement qui en causera tôt ou tard la ruine. S’ils n’emploient pas la force, ils seront à la fin subjugués par un prince opiniâtre, courageux, et qui n’aura que le malheureux talent de ne point entendre raison. On se familiarisera avec les abus, et on nsest pas loin de tolérer de grands maux quand on en souffre de petits. Pour avoir recours à la force, il faudra exciter une sédition, une révolte, une guerre civile; c’est-à-dire, que pour venir au secours du gouvernement, il faudra violer une des lois les plus sacrées de la société, armer les citoyens les uns contre les autres, et abandonner témérairement l’état au sort toujours incertain des armes.

N’est-il pas surprenant, Monseigneur, que les Anglois qui reprochoient depuis si long-temps et si souvent à leurs rois d’avoir des intérêts contraires à ceux de la nations leur ayent abandonné une partie de la puissance législative ? N’est-il pas surprenant qu’ils n’ayent pris aucune mesure efficace pour contenir la puissance exécutrice dans les bornes qui lui sont prescrites, c’est-à-dire, pour l’obliger à obéir aux lois avec la même docilité que les citoyens ?

Jacques I, en 1624, avoit offert aux com [205] munes que les subsides qui lui seroient accordés fussent remis à des commissaires du parlement qui seroient chargés d’en faire l’emploi, sans qu’ils passassent par ses mains. Pourquoi cette offre de Jacques I n’est-elle pas devenue une loi constante et perpétuelle quand on réforrna le gouvernement après la révolution de 1688 ? Les Anglois, sur la fin du dernier siècle, ignoroient-ils le pouvoir de l’or et de l’argent sur les hommes ? Ne savoient-ils pas que les citoyens que le roi paye St croient ses serviteurs, et qu’ils se regarderoient comme les serviteurs de la nation, si la nation leuripayoit leur salaire par les mains d’un membre des communes ?

En 1640, le parlement porta un bill pour se rendre triennal. Il ordonna que tous les trois ans le chancelier, sous peine d’amende, enverroit, le 3 septembre, des lettres de convocation; qu’à son défaut, douze pairs pourroient y suppléer; qu’en cas de silence de leur part, les schérifs, les maires et les baillis donneroient des ordres pour l’élection; et que si ces officiers manquoient à leur devoir, les électeurs s’assembleroient et précéderoient au choix de leuts députés. Par lé même bill, le parlement, lorsqu’il seroit assemblé, ne pouvoit être ajourné, prorogé et dissous, pendant l’espace de quinze jours, sans le consentement de ses membres. Je sais les reproches [206] qu’on peut faire à ces lois; je sais qu’on en pouvoit publier de plus sages pour assurer l’indépendance de la nation. Mais, sans m’étendre là-dessus, je me borne à demander par quelle raison le parlement de 1689 négligea de rétablir une loi qui étoit dans ses archives, et qui, sans étre aussi parfaite qu’elle pouvoit l’être, auroit cependant favorisé la liberté, et rendu la puissance exécutrice moins entreprenante ?

Sans doute que les Anglois ont découvert qu’il leur étoit plus avantageux d’avoir un parle ment septénaire que triennal; mais j’avoue que je ne devine point leurs raisons. Sans doute que leur philosophie a découvert de nouveaux principes dans le droit naturel, et jugé raisonnable qu’une nation qui se vante de disposer du tr6ne à son gré, de faire ses lois et de n’avoir point de maître, ne doit pas avoir la liberté de se tenir assemblée quand elle le juge à propos. En 1641, le parlement avoit demandé que le roi ne ét plus de nouveaux pairs sans le consentement des deux chambres. N’étoit-ce pas un moyen sûr pour tempérer la prérogative royale, I’empêcher de se faire des partisans en flattant l’ambition des citoyens, et rendre utiles à la nation des dignités qui n’avoient été avantageuses qu’au roi? Pourquoi donc les réformateurs du gouvernement ne daignérent-ils rien prononcer sur cet article irnportant ?

[207] Vous penserez peut-être, monseigneur, que la prudence modère leur zèle; vous direz qu’il falloit ne pas déplaire au prince d’Orange, accompagné d’une armée étrangère, et qui pouvoit devenir un Cromwel, si on l’eût réduit à ne porter qu’un vain nom. J’y consens, pour ne point entrer dans une discussion qui m’éloigneroit trop de mon objet. Mais quand il fut certain que Guillaume III n’auroit point de postérité, quand le parlement régla l’ordre de la succession, suand après la mort de la reine Anne, il plaça sur le trône la maison de Hanover, et put établir à son gré la forme du gouvernement, pourquoi négligea-teil de réparer ses fautes et de porter les lois les plus favorables à sa liberté ? Est-ce ignorance ? on ne peut le penser. Est-ce infidélité ? Quelques hommes trahirent-ils leur patrie pour faire leur cour à la maison qui devoit régner ? Je n’oserois le dire.

S’il faut s’en rapporter au témoignage de quelques Anglois qui connoissent leur pays et ne se laissent point éblouir par ce que les hommes ordinaires appellent la prospérité de l’état, le plus grand ennemi qu’ait aujourd’hui leur constitution, c’est la vénalité que les richesses, le luxe et l’avarice y ont introduite. Ce n’est point par des coups d’éclat et de violence que cette cor-ruption des mœurs domestiques prépare une révolution; elle ne [208] rompra pas avec effort les ressorts du gouvernement; elle les rouille seulement, si je puis parler ainsi, et les carie. Elle agit insensiblement; elle intimide la raison; elle flatte toutes les passions; elle rend insensible au bien public; et des citoyens qui ont l’ame avilie ont beau avoir des lois pour être libres, ils veulent être esclaves. La cause de ce mal, Monseigneur, c’est que les Anglois ont négligé une vérité importante que j’ai pris la liberté de mettre sous vos yeux dans la première partie de cet ouvrage. Ils se sont proposé un autre bonheur que celui auquel nous sommes appelés par la nature. A force de vouloir augmenter leurs richesses et étendre leur domination, ils sont parvenus à ne consulter que leur avarice et leur ambition; et vous savez quels conseils on doit attendre de ces deux passions qui donnent des espérances trompeuses et des maux certains.

Avec l’autorité que les lois donnent au roi d’Angleterre, ou dont il sait s’emparer avec adresse, il faut convenir que ses défauts, ses goûts, ses passions, son caractère en un mot, ont trop d’influence dans les affaires. Tantôt on voit de la mollesse, et tantôt de la force. Relativement à ses intérêts envers les étrangers, l’Angleterre semble n’avoir ni système, ni vue suivie. Le prince, qui choisit à son gré [209] ses ministres; et les disgracie à son gré, les oblige trop à penser cornme lui.

Cependant il faut convenir que ce défaut, quelque grand qu’il soit en Angleterre, y est moins considérable que chez plusieurs autres peuples. Sans doute que l’intrigue est nécessaire à Londres et à Saint-James pour venir à la faveur et aux grandes places; mais les intrigans s’y donnent la peine d’avoir quelque mérite. Ils ont à faire à une nation éclairée, inquiète, jalouse de ses droits et de sa réputation, et toujours prête à blâmer hautement ce qu’elle n’approuve pas. Ailleurs on garde un profond silence sur le gouvemement: c’est une prérogative de la grandeur de faire des sottises sans craindre des satires; et si les gens en place entendent quelques voix autour d’eux, ce sont les voix de la flatterie qui a cent bouches comme la renommée. On ne déplait pas impunément au peuple Anglois; il peut arriver que les plaintes et les mummures du public fassent violence au goût du prince, et placent dans son conseil l’ami de la nation.

L’Angleterre, maîtresse de la mer, n’a rien à craindre de la part des étrangers. Sa trop grande puissance au-dehors, des colonies trop vastes, un commerce trop étendu, voilà ce qu’elle doit le plus redouter. Peut-étre auroit-elle besoin de quelque disgrace pour conserver le plus grand de ses biens, je veux dire sa liberté: [210] mais qui oseroit assurer qu’elle sût profiter d’une disgrace qui choqueroit son avarice et son ambition ?

CHAPITRE VI.
Du gouvernement de Suède.

C’est des provinces de Suède, appelée autrefois Scandinavie, que sont sorties, monseigneur, la plupart des nations qui ont détruit l’empire Romain. Les peuples de ce royaume ont conservé long-temps les mœurs de ces Goths et de ces Vandales, dont l’histoire ne perdra jamais le souvenir. La Suède s’est policée, sans prendre les vices des nations polies, et de nos jours elle vient d’établir le gouvemement le plus digne des éloges et de l’admiration des politiques.

Les Suédois ont toujours été extrêmement jaloux de leur liberté. Ils regardoient, disent les historiens, leur roi comme un er nemi domesdque, et plus dangereux que les ennemis étrangers. Mille monumens attestent que dans les temps les plus reculés, les grands avoient des châteaux: fortifiés, y tenoient garnison, avoient des guerres particulières entr’eux, et la faisoient même au souverain; mais je suis persuadé que ce n’étoit point en vertu des fiefs et du gou [211] vemement féodal. Ces désordres avoient un autre principe; c’étoit ou l’amour de l’indépendance, ou le défaut d’une magistrature assez puissante pour forcer les citoyens à respecter la tranquillité publique. Nous voyons en effet que tous les autres peuples du Nord qui s’établirent sur les terres de l’empire, se conduisoient par les mêmes maximes avant que de connôître le gouvernement des fiefs. On n’avoit en Suède aucune idée de nos seigneuries patrimoniales; les titres de comtes et de barons y sont modernes; ils sont personnels, et non pas attachés à des possessions. D’ailleurs, les villes et l’ordre des paysans ont toujours envoyé leurs députés aux assemblées de la nation; privilége qui ne peut s’associer avec les coutumes des seigneuries féodales .

Le célébre Gustave Vasa, ayant délivré sa patrie de la tyrannie des Danois et du clergé, fut élevé sur le trône; et la nation, par reconnoissance, rendit la couronne héréditaire dans sa maison. Ce prince laissa à ses successeurs son courage, ses talens, sa grandeur d’ame; et par cette espèce d’ascendant que donnent des qualités sublimes et brillantes, ces héros furent tout-puissans en gouvernant une nation libre. Cetie heureuse harrr.onie fut enfln troublée. I1 s’éleva quelques différens entre Charles Xl et le sénat qui, séparant trop ses intérêts de ceux de la nation, s’étoit rendu odieux. La diète, en 1680, [212] déféra la souveraineté au roi, en déclarant qu’il pouvoit écouter les avis et les représentations du sénat; mais que sa majesté auroit le droit de décider. C’étoit l’affranchir du pouvoir des lois; et la diète, aveuglée par son ressentiment, ne s’aperçut pas qu’elle devoile en quelque sorte, perdre toute son autorité, dès qu’elle aurcit rendu le prince assez puissant pour soumettre le sénat à ses volontés.

Les Suédois ne tardèrent pas en effet à éprouver les inconvéniens du pouvoir le pllus arbitraire. Charles XI avoit, dit-on, des talens pour régner; mais ses talens devinrent inutiles à ses sujets, dès qu’il fut assez puissant pour avoîr des courttsans et des flatteurs. La Suède éprouva audedans les vexations les plus criantes, et perdit au-dehors une partie de sa réputation. Dans ces circor.stances Charles XII monta sur le trône. Ce héros, le plus extraordinaire que les hommes ayent vu depuis Alexandre, rendit son royaume malheureux, en outrant toutes les qualités les plus propres à faire un grand roi. Les Suédois étoilt trop braves pour ne pas l’idolâtrer; mais à sa mort ils eurent la sagesse de se dire: "Si un prince qu’on ne peut s’empêcher d’admirer, qui a l’ame grande, noble et magnanime, ne tient à l’humanité par aucune passion basse, fait cependant tant de mal quand il n’a d’autre règle que sa volonté, que ne doit-on pas attendre de ces ames com [213] munes, de ces hommes sans caractère, qui se laissent enivrer des vapeurs du pouvoir arbitraire, et qui gouvernent en obéissant aux passions de leurs favoris et de leurs flatteurs?".

La Suède rentra par la mort de Charles XII, dans le droit de se choisir un roi et de former un nouveau gouvernement. Ce seroit une espèce de prodige qu’elle eût établi une république, si le despotisme extraordinaire de ce prince n’eût été aussi propre à donner de l’élévation aux esprits, que le despotisme ordinaire est capable de les avilir. En faisant de grandes choses sous Charles XII, les Suédois sentirent qu’ils n’étoient pas faits pour être des esclaves. Tandis que la nation regrettoit sa liberté, quelques citoyens éclairés et vertueux s’occupèrent à chercher des lois auxquelles leur patrie devoit obéir: ainsi, à la mort inattendue de Charles, tout se trouva préparé pour une révolution: Nous remercions très-humblement sa majesté, (la princesse Ulrique-Éléonore) dirent les ordres de l’état assemblés en diète, de l’aversion juste et raisonnable qui lui a plu de témoigner contre le pouvoir arbitraire et absolu dont nous avons éprouvé que les suites ont fort préjudicié au royaume, et l’ont grandement affoibli; de sorte que Nous, les conseillers et états du royaume assemblés, ayant fait une triste expérience, avons résolu sérieusement et d’une voix una [214] nime, d’abolir entièrement ce pouvoir arbitraire si préjudiciable.

Notre principal but, dit la diète de 1720, a été de faire en sorte que, par nos fidelles soins, notre sincère affection, notre zèle et nos résolutions, la majesté du roi restât inviolable, que le sénat fut maintenu dans l’autorité qui lui appartient, et que les droits et les libertés des quatre ordres de citoyens leur fussent conservés, afin que le commandement et l’obéissance se correspondent suivant un ordre certain et constant, et que la tête et les membres soient unis pour ne former qu’un corps inséparable".

Voilà certainement l’objet que doit se proposer toute société, et la fin à laquelle elle doit aspirer. Il n’est question, Monseigneur, que de mettre sous vos yeux les moyens que les Suédois ont employés pour n’obéir qu’aux lois qu’ils auront faites, et donner à leurs magistrats cette sage autorité qui les élève au-dessus des citoyens, et les tient soumis aux lois. C’est par cette heureuse harmonie que se forme un gouvernement aussi favorable au tout qu’à chacune de ses parties.

La diète de Suède, plus sage que le parlement d’Angleterre, s’est attribué toute la puissance législative. Ce n’est point le consentement du prince qu’elle demande; toutes ses résolutions sont des ordres pour lui. Le roi convient lui-même dans son assurance, que les états [215] du royaume "ont le pouvoir le plus entier de faire présentement et à l’avenir des décrets, des règlemens et des ordonnances sur ce qui les regarde et sur ce qui concerne le royaume, tels qu’ils les jugeront convenables pour le bien public, et pour leur liberté, félicité et sûreté. Dans la crainte de voir échapper de leurs mains cette autorité. les Suédois se sont bien gardés de confier au roi seul la puissance exécutrice. Il doit faire observer les lois, mais en consultant les sénateurs, et en se conformant à leur avis. "Le roi, dit l’ordonnance du 17 octobre 1724, maintient et fait exécuter tout ce que les états ont résolu et ordonné, et c’est l’affaire du sénat que d’aider et avertir le roi à cet égard. Si le roi n’est pas présent, ce qui doit être expédié au nom du roi, le sera avec le seing du sénat. La même chose doit se faire après avoir fait des remontrances au roi, lorsque sa signature est attendue plus long-temps que la nature des affaires dont il s’agit ne le comporte; en sorte qu’aucune des affaires que les états remettent trèshumblement au roi pour être expédiées par sa majesté, ne soit exposée à rester sans exécution."

Vous voyez, Monseigneur, que si la diète n~avoit pas pris une sage précaution pour se passer de la signature du roi, il auroit eu, avec un peu d’opiniâtreté, la même prérogative que le roi d’Angleterre, de rendre inutile l’action de [216] la puissance législative, d’éluder la force des lois qui ne lui seroient pas favorables, de les faire tomber dans l’oubli ou dans le mépris, et de se rendre ainsi de jour en jour pius puissant. La diète ne s’en est pas tenue là pour s’assurer de la fidélité de son premier magistrat. Elle lui apprend qu’il a un juge, et qu’il ne peut violer ses assurances sans être soumis à la rigueur des lois: "Nous déclarons par ces présentes, dit la diète, que celui qui, par des pratiques secrètes ou à force ouverte, cherchera à se revêtir du pouvoir arbitraire, doit être exclus du trône, et regardé comme un ennemi du royaume".

En chargeant un roi héréditaire de la manutention des lois et de toute l’administration au-dedans et au-dehors, la Suède avoit à craindre de voir monter sur le trône un prince foible ou violent sans caractère, ou opiniâtre, d’un esprit louche ou trop borné; tantôt les ressorts de la puissance exécutrice auroient été trop relâchés ou trop tendus; tantôt l’esprit des lois n’auroit pas été saisi, ou auroit été mal interprété. En remédiant à ces abus inévitables en Angleterre, la Suède a encore mis de nouvelles entraves à l’ambition de son roi. La diète lui a donné pour conseil un sénat composé de seize sénateurs, qui partagent tous avec lui son autorité. Tout se règle, tout s’administre par ce sénat, mais à la pluralité des voix, et le roi [217] n’est est que le président. Sa prérogative se borne à avoir, dans certaines occasions, une voix prépondérante. Je m’explique: s’il y a dans le sénat deux avis, dont l’un soit soutenu par six ou sept sénateurs et l’autre par huit, le roi, en décidant pour la première opinion, la rend l’opinion dominante; mais dès qu’un avis est prépondérant de trois voix sur l’autre, il n’est plus libre au roi d’adopter celui-ci, ou s’il le fait, c’est inutilement. On a vu le roi régnant refuser, dans ces occasions, de signer les décrets du sénat, sous prétexte que sa conscience ne lui permettoit pas de signer une chose qu’il jugeoit injuste ou dangereuse. Cette contestation du sénat et du roi fut portée à la diète de 1755, et les états décidèrent que la conscience éclairée d’un roi de Suède lui ordonnoit de signer ce qui avoit été arrêté dans le sénat à la pluralité des suffrages, parce qu’il doit gouverner par l’avis du sénat; que la signature n’est point une marque d’approbation; et que si la conscience servoit de règle à la loi, le despotisme seroit établi. Cependant, par condescendance pour la délicatesse timorée du roi, il fut ordonné qu’en cas de refus de sa part, on suppléeroit à sa signature par une estampille qui l’imiteroit.

En dernière analyse, le nom du roi fait tout; la personne du roi ou sa volonté particulière ne fait rien. Il n’est rien qu’un [218] homme privé quand il n’est pas l’organe du sénat dont la conduite est soumise à l’examen et au jugement de la diète. Il n’a aucun ordre à donner, parce qu’il n’est pas alors le ministre de la loi. On ne se justifieroit point en alléguant pour sa défense un pareil ordre, parce que c’est un principe sacré et fondamental en Suède, que la volonté du roi ne peut jamais être, qu’il se fasse quelque chose contre la teneur des assurances qu’il a données, et contre la forme du gouvernement.

Tous les emplois considérables, depuis celui de colonel jusqu’au grade de feld-maréchal, l’un et l’autre inclusivement, et tous ceux qui leur répondent en dignité dans l’ordre civil, sont conférés par le roi dans l’assemblée du sénat, qui lui présente trois sujets, et il choisit à son gré la personne qui lui est la plus agréable. Quand il vaque un emploi inférieur à ceux-ci, le collége d’administration auquel il ressortit, présente trois personnes au roi, qui choisit celle qu’il veut. A l’égard de la nomination aux prélatures ou surintendances du clergé, le consistoire présente au roi les trois sujets qui ont réuni le plus de voix en leur faveur dans l’assemblée du diocèse; et par l’avis du sénat il confère la dignité épiscopale. Il n’y a que fort peu de charges que le roi confère sans présentation; telles sont celles de gouverneur de Stockholm, de capitaine des gardes et des colonels des gardes et de l’artille [219] rie. Il nomme encore à son gré son aide-de-camp général, et tous les officiers domestiques de sa maison. Cependant il faut observer que ‘la charge de maréchal de la cour, qui est plus importante que toutes les autres, ne Peut être donnée qu’à un sénateur.

Quand il vaque une place de sénateur, la diète y nomme elle-même, en présentant au roi trois sujets dont il en choisit un. Il ne peut y avoir dans le sénat plus de deux personnes d’une même famille. Le principal objet des sénateurs est de conserver, protéger et défendre la forme du gouvernement; de veiller à ce que la justice soit administrée entre les citoyens suivant les lois; de prendre les mesures nécessaires pour empêcher qu’il ne soit fait aucun préjudice au corps de la nation, ni à aucun des ordres qui la composent. Si dans l’intervalle des diètes, il survient quelque événement qui exige une ordonnance, le sénat la publie au nom du roi, et ce règlement provisoire n’a de force que jusqu’à la prochaine diète qui l’examine, la modifie, l’adopte ou la rejette suivant l’exigence des cas. Chaque sénateur est responsable de sa conduite aux états, et doit leur en rendre compte quand ils l’exigent.

Le sénat est aidé dans l’administration des affaires par différens collèges ou conseils indépendans les uns des autres, et dont les départemens sont distingués et réglés par la nature [220] méme des affaires dont ils sont chargés. Justice, chancellerie du royaume, guerre, amirauté, finances, mines, commerce, ce sont autant d’objets qui forment des colléges à part. Un sénateur préside à chacun d’eux; ils préparent les matières qui doivent se traiter et se résoudre en sénat, et chacun met en exécution dans son département les ordres qui lui sont donnés.

Quand la diète est assemblée, le roi et le sénat ne peuvent conclure ni paix, ni trève, ni alliance sans son consentement. Pendant son absence, cette partie de l’administration les regarde, et ils doivent faire connoître à la prochaine assemblée des états les engagemens qu’ils ont contractés. Le roi et le sénat, deux noms indivisibles, ne peuvent déclarer la guerre sans le consentement de la diète; mais si le royaume est attaqué par un ennemi domestique ou étranger, on doit repousser la violence par la force, et convoquer en même-temps une diète extraordinaire.

La diète ordinaire doit s’assembler tous les trois ans, au milieu du mois de janvier. S’il arrivoit que ni le roi ni le sénat ne convoquassent pas les états pour cette assemblée ordinaire, ou pour une diète extraordinaire que les états précédens auroient ordonnée, tout ce que le roi et le sénat auront fait pendant cet intervalle sera nul et de nul effet. Les lettres de convocation doivent être publiées à la mi-septembre. [221] Lorsqu’elles n’auront pas paru le 15 novembre, le grand-gouverneur de Stockholm et les baillis des provinces en doivent aussitôt donner avis dans l’étendue de leur ressort, afin que les députés des quatre ordres puissent d’eux-mêmes se rendre à Stockholm pour y ouvrir la diète vers le milieu du mois de janvier suivant. Avant l’examen de toute autre affaire, on recherchera les motifs qui ont pu porter le roi et le sénat à négliger de convoquer les états.

Chaque famille noble a son représentant à la diète, et il doit avoir vingt-quatre ans accomplis. Chaque diocèse y envoie son député général, et chaque prévôté son délégué particulier. Toutes les villes jouissent du même avantage, et les communes élisent dans chaque territoire ou district un député qui doit être de l’ordre des paysans. Ce représentant doit être domicilié et établi dans le territoire dont il tient ses pouvoirs; il ne doit avoir possédé auparavant aucun emploi public, ni avoir appartenu à un autre ordre. Il est libre à plusieurs prévôtés de se réunir pour n’avoir qu’un même député. Deux ou trois villes, quand elles ne sont pas considérables, peuvent de même confier leurs intérêts et leur suffrage au même représentant. L’ordre des paysans a la même liberté. Chaque député doit être muni des pleins-pouvoirs de ses commettans qui, en l’autorisant pour discuter et résoudre les affaires mises en délibéra [222] tion, lui ordonnent spécialement de se conformer à la loi fondamentale du royaume, et de ne permettre, sous aucun prétexte, qu’on y porte atteinte. La personne des députés à la diète est inviolable. Les maltraiter, soit de parole, soit d’effet, pendant la tenue des états, quand ils s’y rendent ou qu’ils en reviennent, c’est un crime capital. On ne peut arrêter un député, à moins qu’il ne soit surpris dans des crimes très-graves; et en ce cas, on en donnera aussitôt connoissance à la diète.

Après que le roi a fait l’ouverture de la diète et exposé ses propositions ou demandes, on le reconduit chez lui, et chaque ordre se rendant dans la salle qui lui est destinée, entend la lecture de l’édit nommé forme du gouvernement, des assurances que le roi a juré d’observer, et de l’ordonnance qui concerne l’ordre, la discipline et le régime de la diète.

Je ne puis mieux vous donner, Monseigneur, une idée exacte de la puissance et de l’administration de cette assemblée, qu’en copiant ici le treizième article de la loi fondamentale "On traite dans la diète, non-seulement de ce que le roi a fait représenter par ses propositions ou autres ecrits expédiés et contre-signés de l’avis du sénat; mais encore tout ce que les états jugent eux-mêmes pouvoir intéresser le bien général du royaume. On y recherche comment l’édit de la forme du gouvernement, les assu [223] rances royales et la loi fondamentale du royaume ont été observés; et s’il s’est passé quelque chose de contraire à ces lois, on ne doit le tolérer sous aucun prétexte, mais le redresser et en punir les auteurs. On y examine les délibérations du sénat et sa gestion depuis la dernière diète, soit dans l’intérieur du royaume, soit dans les affaires étrangères. S’il se présente des affaires de nature à ne pouvoir être rendues publiques, on en traite dans le comité secret, ou dans quelqu’autre députation, ou dans une commission particulière que les états jugeront à propos d’établir pour cet effet. Les états doivent aussi rechercher comment la justice a été rendue, et comment ce qu’on nomme la révision de justice s’est acquitté de ses fonctions. De plus, les états doivent prendre connoissance de l’emploi qui a été fait des deniers publics; s’informer comment les joyaux et autres effets précieux de la couronne sont conservés, soit dans la chambre du trésor, soit ailleurs; en quel état se trouve l’économie d’un pays, l’armée de terre et de mer, la flotte, les forteresses; comment on doit dresser l’état des dépenses, si les ordonnances ou déclarations publiées depuis la diète précédente doivent être adoptées et recevoir force de loi; en un mot et sans exception, tout ce dont ils jugent nécessaire de prendre connoissance. Les colléges et consistoires doivent aussi leur rendre compte de leur administration. [224] De plus, c’est dans la diète qu’on entend les griefs, plaintes et propositions de chaque ordre, autant du moins qu’elles ne renferment rien de contraire aux lois fondamentales; mais il ne sera pris sur ce sujet-là aucune résolution qui n’ait été unanimement approuvée par les états. Les particuliers peuvent aussi porter leurs plaintes devant les états, mais seulement dans le cas où ils ne peuvent trouver ailleurs le redressement de leurs griefs, et au risque d’être punis, s’ils ne peuvent prouver qu’il leur ait été fait injustice contre le sens clair et formel d’une loi ou d’une ordonnance. De plus, dans ces sortes de plaintes contre le sénat, les colléges, consistoires officiers, juges, etc. on doit toujours observer dé ne point blesser les égards qui sont dus à de tels corps ou à de telles personnes, mais de s’exprimer avec retenue et honnêteté".

Je n’entrerai pas, monseigneur, dans des détails sur le régime, la police, les comités et les commissions de la diète; je craindrois d’être trop long. Je n’aurai point l’honneur de vous parler de sa manière de délibérer, de traiter les affaires et de faire des lois. Je vous invite, monseigneur, à méditer l’ordonnance dont je viens de mettre sous vos yeux un important article, et de rechercher les raisons qui ont dicté les sages établissemens que vous lirez. Plus vous étudierez les lois fondamentales de la Suède, plus vous serez pénétré de respect pour [225] le sens auguste et profond qui les a inspirées. C’est le chef-d’œuvre de la législation moderne, et les législateurs les plus célébres de l’antiquité ne désavoueroient pas cette constitution où les droits de l’humanité et de l’égalité sont beaucoup plus respectés qu’on auroit dû l’espérer dans les temps malheureux où nous vivons. Dans cette législation, tout concourt ordinairement au même but, tout s’y soutient et s’y étaye mutuellement. Toutes les autorités ont leurs bornes qui les séparent, et jamais elles ne peuvent se nuire. Tout contribue à rendre la loi supérieure aux magistrats, en même temps qu’elle les arme d’une force assez considérable pour faire obéir des citoyens libres. Cependant aucun ouvrage des hommes n’est parfait; vous trouverez dans les lois suédoises quelques articles que vous voudriez en retrancher, et que l’expérience et le temps feront changer.

Admirez, monseigneur, comment les Suédois, ayant compris, au milieu des vices dont l’Europe entière est infectée, que les bonnes mœurs sont la seule base inébranlable des lois, cherchent à faire estimer la modestie, le travail, la simplicité et la frugalité. Ils ont pris des précautions contre la pompe, le luxe, le faste et les intempérances naturelles des princes et des magistrats; ils savent que la corruption des chefs se communique promptement au dernier ordre des citoyens. Vous lirez dans les lois [226] suédoises ces paroles remarquables: "La pompe et la représentation ordonnées à l’occasion de certaines solemnités, plus pour la dignité du royaume, que pour la personne qui représente, plus par rapport aux étrangers, que pour les sujets, ont été jusqu’ici un abus introduit par l’orgueil et la politique, afin d’inspirer plus de respect et de crainte, d’abord pour la personne du roi, ensuite pour ses volontés. Par ce moyen les sujets ont contracté un génie servile, et se sont accoutumés au joug". Vous lirez encore, monseigneur, ces paroles que vous ne devez jamais oublier: "Que les rois n’ont aucun droit d’enfreindre et de violer les droits des sujets, qu’ils ne sont pas faits d’une autre matière que le reste des hommes; qu’ils leur sont égaux en foiblesse dès leur entrée dans ce monde, égaux en infirmités pendant tout le cours de leur vie, égaux à l’égard du sort commun des mortels, vils comme eux devant Dieu au jour du jugement, condamnables tout comme eux pour leurs vices et pour leurs crimes; que le choix du peuple est la base de leur grandeur, et un moyen nécessaire pour leur conservation; qu’en un mot l’être suprême n’a point créé le genre humain pour le plaisir particulier de quelque douzaine de familles".

Vous verrez que la Suède veut que Zses princes soient élevés dans la pratique des vertus qui ornent l’homme, et que la religion, la [227] morale et l’histoire nous commandent". Elle se charge ellemême de leur éducation, et nomme les personnes qui doivent la conduire et la diriger: Qu’on éloigne les princes, dit la loi, des écueils dangereux pour la vertu, et qui ne sont que trop communs à la cour. Qu’ils soient entretenus médiocrement en habits et en nourriture, afin que leur propre économie serve d’exemple aux sujets; ce qui est une chose très-utile chez une nation qui est pauvre, mais libre." Puissent les Suédois être toujours fiers de cette pauvreté qui est l’ame de leur liberté ! puissent-ils toujours mépriser les richesses que convoitent les autres puissances ! Que les diètes n’oublient jamais que l’avarice ne rend point les peuples heureux, et que le bonheur n’est point une denrée qui s’achète à prix d’argent. Qu’elles ayent une attention extrême à prévenir et réprimer les moindres abus; ils entraîneroient à leur suite les plus grands malheurs. Qu’elles recherchent un autre ressort que l’argent, pour remuer et faire agir les citoyens. Plus les fortunes se rapprocheront de l’égalité, plus il y aura de vertus dans la république; et l’égalité sera plus agréable, à mesure qu’on trouvera plus de moyens pour rendre les richesses moins nécessaires. Que les Suédois, sachant combien les lois somptuaires leur sont nécessaires, parviennent à les aimer, et se glorifient de n’avoir pas ces besoins ridi [228] cules qui nous avilissent: que les princes, continue la loi, fassent souvent des voyages à la campagne; qu’ils entrent dans les cabanes des paysans pour voir par eux-mêmes la situation des pauvres, et que par-là ils apprennent à se persuader que le peuple n’est pas riche, quoique l’abondance règne à la cour, et que les dépenses superflues de celleci diminuent les biens et augmentent la misère du pauvre paysan et de ses enfans affamés." Ce n’est pas moi, monseigneur, qui vous tient ce language, c’est une nation entière, c’est un peuple des plus illustres de l’Europe, et aujourd’hui le plus sage. Je voudrois que les paroles que je viens de vous rapporter eussent excité dans votre cœur une sorte de frémissement et d’attendrissement.

Plus vous approfondirez la constitution suédoise, plus vous serez convaincu que la justice de ses lois attache tous les citoyens à la patrie. La noblesse, par-tout ailleurs si impérieuse, et qui regarde comrne une de ses prérogatives de mépriser les autres ordres, de les gouverner et de s’en faire haïr, a cru en Suède que l’esprit de servitude ou de tyrannie est la plus grande des dérogeances, et que sa grandeur consiste à être à la tête d’une nation libre, où le dernier des citoyens sait qu’il est homme. Que cette noblesse seroit grande, si elle pouvoit renoncer à quelques prérogatives particulières [229] que les autres ordres ne partagent pas avec elle ! Peut-être que ces prérogatives l’inclinent, malgré elle, vers l’aristocratie; peut-être que ces distinctions dérangeront un jour les princes du gouvernement, en troublant l’harmonie qui doit régner entre les quatre ordres. Les vertus et les talens de cette noblesse se développeroient sans doute avec plus d’éclat, si elle craignoit la concurrence des autres ordres, et étoit obligée de faire des efforts pour obtenir, à force de mérite, des dignités, qui lui seroient disputées. I1 est du moins certain que la république romaine dut beaucoup de grands hommes à la loi qui permit aux plébéïens d’aspirer aux magistratures curules.

Le clergé autrefois tyran, a appris des lois politiques ce qu’il lisoit inutilement dans l’évangile, que son royaume n’est point de ce monde. Il a renoncé à ces prétentions qui l’avoient rendu odieux, qui sont contraires aux droits des nations, et qui ne tendent qu’à établir le despotisme sacerdotal, en substituant la superstition au véritable esprit de la religion. Il aime la patrie qu’il vexoit, parce qu’il est devenu citoyen. L’ordre des bourgeois et celui des paysans jouissent dans les diètes des droits de la législation, et leur autorité rend les lois presque aussi impartiales qu’elle peuvent l’être dans un pays où les préjugés ont établi plusieurs classes d’hommes: l’égalité n’est pas [230] établie, mais l’oppression est bannie; Ils obéissent avec plaisir à la loi, ils la chérissent parce qu’ils ont contribué à la porter, qu’elle est leur ouvrage, qu’elle les protège et assure leur état.

Tout n’a pas été fait par les grands hommes qui réformèrent le gouvernement à la mort de Charles XII. Soit qu’ils ayent été arrêtés dans leur entreprise par quelqu’un de ces préjugés que le législateur n’est que trop souvent obligé de respecter, soit que le moment de la révolution arrivât avant qu’ils eussent arrangé tout leur système politique, ils négligèrent quelques parties de l’administration, ne portèrent point toutes les lois nécessaires pour affermir le gouvernement, et se contentèrent de rendre la nation libre, espérant que sa liberté et son amour de la patrie lui dicteroient toutes les lois dont elle auroit besoin. C’est de là qu’est née en Suède une certaine incertitude sur son sort. On a douté pendant quelques temps si elle retourneroit à ses anciennes lois, ou si elle s’attacheroit plus fortement aux nouvelles.

Quelque vertueuse que fut la princesse Ulrique, elle n’étoit pas assez éclairée sur ses vrais intérêts pour préférer la liberté des Suédois au pouvoir dont son père et son frère avoient joui. Son mari, associé au trône, étoit né en Allemagne; il avoit été accoutumé dans la Hesse au pouvoir le plus absolu; il avoit par lui-même une grande [231] fortune; il regardoit comme une injustice criante, que les Suédois ne lui eussent pas du moins accordé le même pouvoir que les Anglois ont abandonné à leur roi, et il désiroit cette autorité, sans se douter que, placé sur le trône d’Angleterre, il n’auroit pas été content de son sort. Assez riche pour se faire des amis et des créatures aux dépens de la patrie, il a retardé les progrès du gouvernement. Mais que peut désormais produire une ambition qui se consumeroit en regrets, et qui n’a aucun moyen de se satisfaire ?

Le roi de Suède ne peut corrompre ses sujets, ni par des bienfaits, ni par l’espérance, ni par la crainte. La nation doit tous les jours augmenter son crédit, parce qu’elle dispose de toutes les grâces; le prince au contraire doit perdre tous les jours les partisans que l’habitude de la cour lui avoit attachés. Il est vrai qu’il s’est formé, il y a quelques années, une conjuration en faveur de la puissance royale, mais ce sera vraisemblablement la dernière. Quels en ont été les auteurs ? Des hommes obscurs et vils qui n’ont, pour ainsi dire, point de patrie. A l’exception des comtes de Brahé et de Hard et du baron de Horn, maréchal de la cour, les conjurés n’étoient que des soldats de la garde, des matelots et quelques artisans. Quand cette poignée d’esclaves révoltés auroit intimidé le sénat, et remis au roi l’autorité sou [232] veraine, la nation se seroit-elle crue vaincue et subjuguée ? Ne lui restoit-il pas mille ressources pour reprendre le pouvoir dont on auroit voulu la dépouiller ? Une conjuration qui échoue est une faveur de la fortune: elle rend un peuple plus attentif à sa liberté, et l’empêche de tomber dans une sorte de nonchalance qu’inspire quelquefois une trop grande sécurité, et contre laquelle les Suédois, dit-on, ne sont pas assez précautionnés. Bientôt la famille royale, prenant les mœurs de sa nouvelle patrie, jugera de la royauté par les principes suédois, et non par les préjugés répandus en Europe. Ces princes mettront leur gloire à être les ministres et les premiers magistrats d’une nation libre. Ils comprendront que qui veut être vertueux n’a pas besoin d’une autorité plus étendue, et qu’il vaut mieux être gouverné par sa nation que par quelques favoris comme un despote. Rentrez en vous-même, monseigneur, sondez les replis de votre cœur, et si vous désirez d’être tout-puissant, vous verrez que ce n’est que pour satisfaire quelque passion injuste.

Vous penserez peut-être, monseigneur, que la royauté est une pièce tout-à-fait hors d’œuvre dans le gouvernement de Suède, et que l’estampille de cuivre dont j’ai déjà eu l’honneur de vous parler, pourroit fort bien toute seule servir de roi. Vous en conclurez peut-être que [233] la nation ne devroit être gouvernée que par des sénateurs. Mais je vous prie de faire attention qu’un roi même héréditaire ne peut donner presque aucune crainte aux Suédois; vous avez déjà vu combien ils ont pris de mesures pour qu’il ne puisse faire violence aux lois, et s’emparer de la législation. En second lieu, la royauté héréditaire est même un avantage pour la nation; car elle contribue à conserver l’égalité entre les familles nobles, et les tient dans la subordination. Si la couronne n’étoit pas héréditaire, on ne verroit, comme en Pologne, que des brigues, des factions, des partis continuels, et jamais elle ne seroit la récompense du mérite. Sans un roi, la noblesse voudroit infailliblement former une aristocratie, et du sein de ce gouvernement il s’élèveroit bientôt un tyran. Le gentilhomme le plus ambitieux et qui auroit le plus de talens, trouvant toujours le trône rempli par un prince qui ne peut ni se faire craindre ni se faire haïr, ne songera jamais à usurper sa place. En devenant sénateur il devient en quelque sorte son égal, et son ambition se trouve rassasiée.

Dés que la Suède avoit admis des distinctions de rang, de grade et d’honneur entre les familles, il devenoit avantageux pour elle qu’il y eût une maison privilégiée qui portât la couronne. Je le répète: dans la constitution présente, un seigneur suédois ne peut [234] point abuser de la faveur de ses citoyens ou de la considération due à ses services pour devenir un Sylla ou un César. Dès que l’ambition des particuliers est réprimée, le corps même entier de la noblesse doit être plus porté à la modération, et moins tenté de profiter de ses prérogatives particulières pour les accroître et faire des lois partiales. Vous voyez par là, monseigneur, qu’un roi de Suède est lui-même un obstacle à la tyrannie par laquelle la plupart des républiques ont été détruites. Ne craignez point l’hérédité, puisqu’après le règne le plus long, un prince dont il est aisé d’éclairer les démarches, de pénétrer les vues et d’arrêter les projets, ne laissera point à son successeur une plus grande autorité que celle qu’il avoit reçue. La Suède ne craint ni les inconvéniens des minorités, ni l’incapacité du prince. I1 n’imprimera point son caractère au gouvernement, et l’inaction d’une vieillesse languissante ne fera point languir l’état: un roi qui ne peut rien par lui-même peut être méchant, foible ou sans caractère: ses sujets ne seront pas les victimes de ses vices.

Je ne dissimulerai pas quelques reproches qu’on peut faire au gouvernement de Suède; il n’est pas inutile, monseigneur, que vous en soyez instruit. On blâme peut-être avec raison, la prérogative accordée au roi, de faire à son gré des comtes et des barons. Ces dignités ne [235] confèrent aucune autorité réelle; ce n’est qu’une décoration dans l’ordre de la noblesse; mais puisque cette décoration flatte la vanité, elle peut devenir un moyen de corrompre; pourquoi donc n’en fait-on pas un moyen pour encourager le mérite ? Je puis dire la même chose de ces différens ordres de chevalerie dont le roi distribue les marques sans consulter la diète ou le sénat. Cette institution n’est point analogue à l’esprit d’une république. La récompense d’un homme libre doit être une magistrature, et dans un état libre les récompenses ne doivent être données que par le public, si on veut que le public soit considéré.

Un reproche plus grave qu’on peut faire au gouvernement de Suède, c’est l’autorité à vie qui est donnée aux sénateurs. Les magistratures à vie s’exercent toujours avec une sorte de nonchalance peu favorable au bien public, et ne donnent que trop souvent à ceux qui les possèdent un orgueil qui choque la liberté publique. Je crois avoir remarqué dans l’histoire, que des magistrats qui ne rentrent plus dans l’ordre des simples citoyens, sont tentés de se croire les maîtres des lois dont il ne sont que les ministres. Ils ne les violeront pas peut-être avec assez d’impudence pour mériter d’être punis d’une manière exemplaire; mais le mal, alors sans remède, n’en sera que plus dangereux. Il s’établira dans le corps de la [236] magistrature une fausse politique et une corruption sourde, qui peu-à-peu dérangeront tous les principes du gouvernement. A mesure que les lois s’affoibliront, les passions acquerront plus de force; elles se montreront enfin avec audace, et les magistrats subjugueront sans peine des citoyens qu’ils auront corrompus.

Les Suédois l’éprouvèrent dans le dernier siècle: c’est parce que le sénat s’étoit relâché dans ses devoirs, et fait craindre par sa hauteur et quelques injustices, qu’ils conférèrent à Charles XI un pouvoir absolu. Au lieu de faire des sénateurs à vie, ne seroit-il pas avantageux qu’à chaque diète ordinaire un certain nombre de nouveaux sénateurs remplaçât les plus anciens, qui rentreroient dans l’ordre des simples citoyens, en espérant être élevés une seconde fois à la même dignité ? Par cet arrangement, le sénat, si je ne me trompe, seroit un dépositaire plus fidelle des lois, et n’auroit qu’un même intérêt avec la nation.

Si la Suède n’a pas fait les progrès qu’on devoit en attendre; si les lois ont de la peine à prendre une certaine consistance; si une diète détruit souvent ce que la diète précédente avoit établi, c’est vraisemblablement la magistrature perpétuelle des sénateurs qu’il en faut accuser. Pour entrer dans ce sénat où il y a si rarement des places vacantes, les ambitieux et les intrigans doivent former des cabales conti [237] nuelles. Ce sont eux sans doute, qui ont fait statuer, par la diète de 1739, que pour dépouiller un sénateur de sa dignité, il suffiroit, sans lui faire son procès dans les règles, de lui déclarer simplement que la nation ne peut lui accorder plus long-temps sa confiance. Il est dangereux, je crois, que des hommes, chargés de toutes les parties de l’administration, dépendent d’un caprice ou d’une intrigue. Il me semble que la puissance exécutrice ne doit pas être moins solidement affermie que la puissance législative: si l’une chancèle, l’autre doit perdre de son crédit. Je vous prie d’examiner, monseigneur, s’il est possible de remédier à ce mal, sans limiter le temps de la magistrature des sénateurs. Je suis persuadé que les diètes seroient moins agitées, et le gouvernement plus affermi, si on ne vouloit perdre personne, et que ces deux partis de chapeaux et de bonnets, qui divisent la république, se rapprocheroient insensiblement.

Il y a encore une autre cause de l’instabilité qu’on remarque dans les principes et la conduite des diètes, c’est qu’elles n’ont point voulu se borner à n’exercer que l’autorité qui leur appartient. Au lieu de ne faire que des lois générales, elles entrent dans des affaires particulières qui doivent être abandonnées à la puissance exécutrice. Je crois que vous avez vu, monseigneur, dans tout cet ouvrage, que les légis [238] lateurs et les magistrats ne peuvent se confondre et empiéter sur les droits les uns des autres, sans affoiblir réciproquement leur autorité, et préparer par conséquent de grands maux aux citoyens.

Les Suédois, fiers, libres, courageux et faits pour la guerre, doivent se précautionner contre leur génie militaire. En faisant tout ce qui est nécessaire pour ne pas craindre leurs voisins, ils doivent ne jamais songer à faire des conquêtes. On lit avec plaisir dans l’instruction que les états ont faite en 1756, pour l’éducation des princes, que ichez un prince souverain, le désir de faire des conquêtes passe pour une vertu; mais que ce n’en est point une chez une nation libre: car les conquêtes inutiles s’accordent moins avec les principes d’un gouvernement libre qu’avec ceux de la souveraineté". Si les Suédois veulent affermir leur liberté et perpétuer leur bonheur, ils donneront à leurs milices la forme, les mœurs et la discipline que doivent avoir les troupes d’un état libre. La défense de la patrie sera confiée aux citoyens, et non pas à des soldats mercenaires. Ils apprendront qu’il n’y a point de conquête utile; ils se renfermeront dans leurs provinces qu’ils peuvent aisément rendre impénétrables aux armes des étrangers. Ils penseront que la Poméranie peut devenir pour eux ce que la possession des PaysBas et de l’Italie a [239] été pour l’Espagne, c’est-à-dire, une source d’ambition, de querelles et d’inconvéniens. Puissent les Suédois respecter toujours dans leurs voisins les droits de l’humanité, comme ils les respectent entr’eux, et ne chercher le bonheur qu’en se conformant aux vœux de la nature sur la prospérité des états!

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