[114] CHAPITRE PREMIER.
OBJET DE CETTE SECONDE PARTIE.
Réflexions générales sur quelques états de lEurope où le prince
possède toute la puissance publique.
Les cinq vérités, monseigneur, que je viens davoir lhonneur
de vous exposer dans la première partie de cet ouvrage, sont les résultats
généraux de létude de lhistoire. Voilà, quoi quon en
puisse dire, à quoi se réduit toute la science de rendre les sociétés
heureuses et florissantes, le reste nest quune pure charlatanerie,
dont les intrigans et les ambitieux couvrent leur ignorance ou leurs mauvaises
intentions. Cette charlatanerie quon ose appeler politique, nest
propre quà tromper les peuples et à pallier leurs maux. Marchant
à tâtons, toujours subordonnée aux circonstances, aux passions et aux
événemens, elle est tout-à-tour heureuse ou mal [115] heureuse,
comme il plaît à la fortune. Elle échoue aujourdhui par les mêmes
moyens qui la firent réussir hier; et on ne peut extraire de ses disgrâces
ou de ses succès aucun principe fixe ni aucune règle certaine .
Je suis persuadé quen vous rappelant la suite et lenchaînement
des faits historiques que je vous ai indiqués, vous vous convaincrez chaque
jour davantage que le bonheur est le fruit de la sagesse. Mais vous ne
devez pas, monseigneur, vous en tenir là. La théorie nest rien,
si elle nest suivie de la pratique; et la vérité ne doit pas être
stérile entre les mains dun prince. Puisque vous connoissez les
sources où la politique va puiser le bonheur, commencez par vous servir
de cette connoissance pour votre propre avantage. Dites-vous tous les
jours que vous rendrez vos sujets heureux; dites-vous tous les jours que
cest votre devoir, et quen le remplissant, vous goûterez la
satisfaction la plus pure. Avant que de faire lexamen du gouvernement
des duchés de Parme et Plaisance, avant que den méditer la réforme,
commencez par étudier les gouvernemens actuels de lEurope, et juger
lesquels dentreux sapprochent ou séloignent davantage
des règles prescrites par la nature. En voyant les différentes formes
que la société a prises en Europe, vous sentirez en quelque sorte les
ressources de votre esprit sétendre et se multiplier. Ce [116]
tableau, peut-être plus intéressant pour vous que lhistoire
des siècles passés, vous rendra plus sensibles les vérités que vous aimez.
Dailleurs, cette étude est absolument nécessaire à un prince; sa
sûreté en dépend . Comment se comporteroit-il avec prudence à légard
des étrangers, sil ignoroit ce que le gouvernement de chaque peuple
lui ordonne den espérer ou den craindre ?
Je ne métendrai pas sur les différens pays où le gouvernement est
purement monarchique, cest-à-dire, où le prince possède toute lautorité
publique. Quoiquil y ait de grands rois qui méritent lamour,
Iestime et la confiance de leurs sujets, il est à craindre que les
réflexions que jai faites sur le despotisme en général ne puissent
toujours sappliquer à chaque état où la volonté seule du prince
fait la loi. En effet, quand on supposeroit le plus vaste génie à la tête
dun royaume, quand le monarque possèderoit toutes les vertus dAristide
et de Socrate, je suis sûr que ses états seront exposés à plusieurs injustices
et à plusieurs abus. Ne pouvant ni tout voir ni tout faire par lui-même,
il sentira, au milieu de ses opérations, quil est accablé dun
poids trop pesant pour les forces dun homme. Je consens quon
soit heureux; mais quest-ce quun bonheur attaché à la vie
dun prince, et qui peut vous échapper à chaque instant ? La crainte
de lavenir ne permet pas de jouir du présent: [117] les sujets
peuvent donner leur confiance au prince; mais ils la refuseront à son
gouvernement.
Je sens, monseigneur, combien est délicate la matière que je traite dans
la seconde partie de mon ouvrage. Je connois assez les préjugés et les
passions qui gouvernent la plupart des hommes, pour ne pas ignorer quen
osant faire quelques remarques critiques sur les gouvernemens actuels
de lEurope, je mexpose à une sorte de censure. Mais, monseigneur,
vous répondrez pour moi à ces censures; vous leur imposerez silence, en
disant que vous aimez la vérité et que je vous la dois. Vous leur direz
que, si mes réflexions sont vraies, il faut en profiter, et que si je
me suis trompé, on doit encore quelque reconnoissance à la peine que jai
prise. Vous ajouterez enfin que la maxime qui défend dapercevoir
les défauts et les erreurs du gouvernement est une maxime pernicieuse,
inventée par les ennemis de la société, et qui ne peut être défendue que
par ceux qui profitent des mauvais établissemens, et qui craignent les
bonnes lois.
Si je vous faisois, monseigneur, un tableau fidelle de la situation actuelle
de la plupart des monarchies de lEurope, ce que je vous dirois au
jourdhui ne seroit peut-être pas vrai demain, car le vice fondamental
de ces gouvernemens, cest de navoir que des règles flottantes,
incer [118] taines et mobiles. Dans les états libres, la république
donne son caractère aux magistrats; dans les monarchies, le prince imprime
le sien aux lois et aux affaires. Par un plus grand malheur encore, il
nest que trop ordinaire que les ministres et les personnes chargées
dune administration importante nayent aucun caractère, parce
quelles se sont accoutumées à se laisser conduire par la faveur
qui leur donne chaque jour des intérêts opposés. On est gouverné par les
événemens quon devroit diriger, et les caprices de la fortune décident
par conséquent de tout.
Quoique le prince, dans toutes les monarchies de lEurope, possède
seul la puissance souveraine, lexercice de cette puissance nest
pas le même par-tout. Les peuples ont un caractère qui assigne des bornes
à un pouvoir qui nen reconnôît aucune. Danciennes traditions,
de vieilles lois, des préjugés, des passions, forment dans chaque état
des murs publiques et une sorte de routine et dallure, qui
se- font respecter jusquà un certain point par le souverain même.
Le monarque le plus absolu a beau se dire quil peut tout, il sent
quil nest quun homme, et que sil choque et révolte
tous ses sujets, il ne pourra leur opposer que les forces dun seul
homme.
Les François et les Russes conviennent également que le prince est suprême
législateur: en France cependant la monarchie nest pas la [119]
même quen Russie. Dans le premier royaume, des corps entiers
de magistrats aimés, considérés et respectés, disent quils sont
les dépositaires, les gardiens et les conservateurs des lois. En accordant
tout au prince, ils attachent à leur enregistrement je ne sais quelle
force quon ne peut définir, et on est convenu de dire, peut-être
sans se trop entendre, que le législateur doit gouverner conformément
aux lois. Le sénat de Russie, au contraire, loin doser modifier
ou rejeter une loi, se croiroit coupable de lèse-majesté, sil osoit
lexaminer; il croit quil est de lessence de la puissance
législative de ne connoître aucune borne, et de pouvoir à son gré changer,
annuller et abroger toutes les lois. Le czar est le chef de son église;
et la religion, qui est en quelque sorte soumise au gouvernement, en augmente
beaucoup lautorité. Le clergé de France, libre et indépendant dans
les choses ecclésiastiques ou spirituelles, exerce une sorte dempire
sur le gouvernement qui sait quil ne doit point porter la main lencensoir.
Tandis que la noblesse russe, qui sest formée sans avoir jamais
eu de pouvoir et de crédit, pense sans orgueil delle-même, et ne
porte quun vain nom; la haute noblesse de France, qui na pas
perdu le souvenir de ses anciens fiefs, en oit encore subsister quelques
traces dont elle se glorifie. Elle a conservé ses murs particulières,
quelle [120] a communiquées à une noblesse inférieure qui
se fait une gloire de limiter. Tous obéissent au gouvernement, et
prétendent aussi obéir à ce quils appellent leur honneur. La nation
Françoise cultive les arts et les sciences; vaine, frivole, dissipée,
spirituelle, glorieuse, légère, inconstante, elle sest fait un goût
fin et délicat sur les bienséances et les procédés quil seroit dangereux
doffenser Rien de tout cela nest en Russie. A force dignorance,
dinjustice et de barbarie, les hommes, distribués ailleurs en différentes
classes, y sont tous mis dans la dernière. Remarquez, je vous prie, Monseigneur,
que légalité qui assure la liberté des citoyens dans les états libres,
nest propre dans les autres pays quà rendre le joug du despotisme
plus accablant. Le Czar parle, voilà la loi: pourvu quil ne choque
point les préjugés ou les passions de sa garde, il est le maître absolu,
tant quelle le laisse sur le trône.
Veut-on connoître la force de lempire que le génie dune nation
exerce sur elle-même ? Il suffit de faire un retour sur son propre cur,
dexaminer avec quelle confiance on sabandonne aux absurdités
au milieu desquelles on est né; combien il en coûte à la raison pour déranger
les habitudes quon a contractées. Quel doit donc être le sort des
nations entières qui sont emportées rapidement par le préjugé général
qui les gouverne, et qui leur tient lieu de raison, de sagesse et de réflexion?
[121] Il y a un siècle que le Danemarck avoit encore une couronne
élective, et des états-généraux qui ne vouloient confier au roi et au
sénat que le pouvoir nécessaire pour faire exécuter les lois. Les mesures
capables daffermir cette forme de gouvernement avoient été mal prises:
le sénat en abusa pour usurper des droits qui ne lui appartenoient pas.
Il éludoit la force des lois; et sous prétexte de les faire exécuter ou
de produire un plus grand bien, il ne faisoit en effet exécuter que ses
ordres. Favorisé dans son usurpation par la noblesse dont il protégeoit
les injustices, il sétoit rendu également odieux et redoutable au
roi, au clergé et au peuple. Loppression réunit les opprimés; et
les états de 1660, en détruisant lautorité du sénat et de la noblesse,
conférèrent au roi la puissance la plus despotique.
Ne consultez que lacte par lequel les états-généraux se sont démis
de leur pouvoir pour le conférer au prince, et vous croirez que le roi
de Danemarck est à Copenhague un véritable sultan. Les Danois semblent
avoir rafiné lart de la servitude; on diroit quils ont regardé
lombre même ou lespérance de la liberté comme la source de
tous les maux de leur nation. Pourquoi ces redoutables monarques ont-ils
cependant continué à gouverner avec autant de modération que quelques
autres princes moins puissans queux ? cest quils ont
été gênés [122] par les murs de la nation qui, en se faisant
esclave, a conservé quelques qualités dun peuple libre. Ce ne furent
ni la crainte ni lesprit de servitude qui produisirent la révolution
de 1660; cest parce que les Danois avoient du courage et ne pouvoient
saccoutumer à la domination de la noblesse, que leur orgueil se
souleva contre la tyrannie du sénat. Ils se livrèrent avec emportement
à une haine aveugle. La nation ne crut pouvoir jamais trop humilier ses
ennemis: pour les perdre sans retour, elle se chargea elle-même de fers,
et sôta avec soin tous les moyens de pouvoir recouvrer sa liberté.
Ce triomphe bizarre et ridicule lui cacha sa servitude, et lui donna de
la fierté. "Vous vouliez nous accabler, disoient les Danois au sénat
et à la noblesse, et cest nous qui vous opprimons". Ils se
persuadèrent quaprès le bienfait quils avoient accordé au
prince, il seroit leur ami et leur protecteur. Ces étranges idées entretinrent,
au milieu du despotisme, des murs libres et indépendantes. Le germe
nen a pas été étouffé, lhabitude les conserve encore; et tant
quelles subsisteront, les rois de Danemarck, avant que dagir,
les consulteront avec plus de soin que les lois qui leur permettent de
tout faire impunément.
Etudiez avec soin, Monseigneur, le caractère de chaque nation, et vous
verrez que chaque état est plus ou moins avancé dans le despotisme, [123]
suivant que les esprits osent plus ou moins penser par eux-mêmes,
ou nont que les idées quon leur donne. Il y a des peuples
qui ne peuvent souffrir ni une entière servitude, ni une entière liberté;
et les passions des sujets contiennent alors celles du prince. Dans ce
mélange de fierté et dabaissement, une nation peut encore se faire
respecter; elle porte encore en elle-même un ressort capable de la mouvoir
et de la faire agir; elle peut encore espérer des succès et des lueurs
de prospérité. Combien de conséquences ne pourrez-vous pas tirer de ces
réflexions ? Vous penserez que plus la monarchie emploie dart et
de politique, si je puis parler ainsi, à se despotiser, plus elle travaille
contre les vrais intérêts du monarque. Ce quelle regarde comme un
avantage, est une véritable dégradation. Plus le prince appesantira son
autorité sur ses sujets, moins il se fera craindre et respecter par ses
voisins et ses ennemis; à mesure quil paroîtra plus puissant au-dedans,
son peuple paroîtra plus foible au-dehors.
Je vous prie dexaminer quelles sont les passions et les qualités
les plus propres à retenir la monarchie dans de certaines bornes, et vous
vous en instruirez dans lhistoire des peuples qui ont défendu pendant
long-temps leur liberté, et dans lhistoire des peuples qui se sont
trouvés esclaves avant même que de soupçonner quils pussent cesser
dêtre libres. Une nation est-elle [124] accusée dinconstance
et de légèreté ? Se livre-t-elle aux nouveautés ? Fait-elle peu de cas
de ses anciens établissemens ? Vous devez être sûr que son inconsidération
nest pas dun bon augure pour lavenir. Mais, sans marrêter
à ces détails, je me contenterai de remarquer que trois causes contribuent
principalement aux progrès du despotisme, la crainte, le luxe et la pauvreté.
La promptitude avec laquelle les Romains cest-à-dire, le peuple
de lantiquité qui a eu le plus en horreur la tyrannie, passèrent
de la plus grande liberté à la servitude la plus accablante, prouve toute
létendue du pouvoir que la crainte a sur nos esprits. Les proscriptions
dOctave, dAntoine et de Lépidus glacèrent à un tel point lame
de leurs concitoyens, quils adorèrent leur tyran, parce quil
voulut bien paroître humain, quand il neut plus besoin de répandre
du sang pour régner tranquillement. Sous Tibère, ils se portèrent si avidement
au-devant du joug, que ce prince, le plus timide et le plus soupçonneux
des hommes, sen plaignoit quelquefois, et auroit voulu retrouver
quelques traces dune liberté quil redoutoit. Ne soyons point
étonnés de ce changement dans un peuple qui venoit de voir des Brutus
et des Cassius. Quand linnocent ne peut plus compter sur son innocence;
quand il nest plus de sûreté pour lhomme de bien; quand les
dangers qui nous menacent sont assez grands [125] pour ne nous
occuper que de nous-mêmes, la terreur anéantit en quelque sorte toutes
les facultés de notre ame, et la politique na plus de ressources
pour nous délivrer de cette passion impérieuse. Vous lavez vu. Marc-Aurèle
tenta inutilement de se dépouiller dune partie de sa puissance,
et de rendre au sénat et à la ville de Rome une sorte de dignité; la crainte
avoit trop accablé les esprits, et la servitude avoit déjà fait naître
lamour de la servitude.
Les ames ne se dégradent peut-être pas moins par le luxe que par la crainte;
et le despotisme la souvent employé avec succès. Chaque besoin superflu
que donne le luxe est une chaîne qui servira à nous garotter. Le propre
du luxe est davilir les esprits, au point de nestimer et de
ne considérer que le luxe: dès-lors nous ne sommes gouvernés que par les
passions les plus méprisables. Une fortune médiocre nous paroît le plus
grand des maux; et la fortune la plus immense ne nous paroîtra quune
fortune médiocre. Nous vendrons notre liberté à vil prix, parce que nous
sommes incapables den connoître la valeur.
Il est une pauvreté que donnent les bonnes murs, qui est lame
de la justice, et qui fera de grandes choses; cest la pauvreté qui
se contente du nécessaire et qui méprise les richesses. Mais cette pauvreté,
qui est une suite du luxe et des rapines du gouvernement, ne fait que
[126] des séditieux, qui veulent troubler létat pour le piller,
ou des mercenaires qui ne demandent que des salaires. Le mal est parvenu
à son comble, quand les sujets ne vivent plus que des bienfaits du gouvernement,
ou que nattendant rien de leur économie ni de leur industrie, ils
se sont accoutumés à leur misère, et regardent leur paresse comme le plus
grand bien.
CHAPITRE II
Du gouvernement des Cantons Suisses, de la Pologne, de Venise et de
Gênes.
La Suisse vous présente, monseigneur, une image de la république fédérative
des anciens Grecs. Si cet heureux pays na pas une Lacédémone, tous
ses cantons, il le faut avouer, sont bien plus sages que ne lont
été les autres villes de la Grèce. Liés entreux à-peu-près par les
mêmes alliances qui unissoient les Grecs, aucune rivalité ne les divise.
I1 faut que le fondement sur lequel porte la sagesse des Suisses soit
bien solide, pour que des états libres, indépendans, inégaux en force,
et qui nont pas la même constitution, nayent cependant ni
ambition, ni crainte, ni jalousie les uns des autres. Les querelles même
de religion, qui ont allumé tant de guerres et excité des haines [127]
éternelles par-tout ailleurs, nont causé parmi eux que de légères
commotions. Le fanatisme et la vengeance ont fait dans leur ame des traces
si peu profondes, quune paix sincère a promptement rétabli lharmonie:
les divisions des Suisses ont laissé voir quils étoient hommes,
et les suites ont prouvé quils étoient de tous les hommes les plus
sages.
Cest dans la Suisse que se sont conservées les idées les plus vraies
et les plus naturelles de la société; on ny croit point quun
homme doive être sacrifié à un autre homme. Un paysan du pays allemand
dans le Canton de Berne, est persuadé sans orgueil que les magistrats
ne sont que ses gens daffaires. Vous verrez des citoyens qui obéissent
avec respect et sans terreur à des lois impartialcs. Le magistrat sans
faste, sans décoration extérieure, et tiré du corps des métiers, ne paroît
point armé de ce pouvoir imposant dont on voit ailleurs que les lois ont
besoin pour soutenir leur majesté presque toujours violée. La simplicité
du gouvernement Helvétique est admirable, et toute la machine est mue
par un petit nombre de ressorts. Pourquoi les mouvemens en sont-ils exacts,
réguliers et prompts ? Pourquoi ne voit-on point dans la Suisse de ces
brigues, de ces factions, de ces intrigues, de ces révolutions si communes
dans les pays libres ? Pourquoi les Cantons ne se fatiguent-ils point
[128] par des négociations continuelles, des craintes et des soupçons
réciproques ? Après avoir recouvré et affermi leur liberté les armes à
la main, pourquoi les Suisses, du haut de leurs montagnes, semblent-ils
regarder en pitié les troubles puérils, mais cruels de lEurope,
sans y prendre part ?
Cest que les Suisses ont des murs, et nont pas nos
malheureuses passions. En établissant leur république, ils ont compris
cette grande vérité, que le bonheur nest point louvrage des
richesses, du luxe, de la mollesse, de lambition et de la tyrannie,
et que la probité est lappui le plus solide du gouvernement. Vous
aurez souvent loccasion, monseigneur, de remarquer que les législateurs
nont toujours accablé les peuples de lois inutiles, que parce quils
ont dabord négligé de régler les murs. On na pas observé
que nos vices se reproduisent et se multiplient avec une prodigieuse célérité,
quand on laisse subsister le foyer qui les produit. On a augmenté le nombre
des magistrats, on a étendu leur pouvoir pour donner de la force aux lois
et de la dignité au gouvernement; mais il falloit prévoir que les nouvelles
lois ne seroient pas plus respectées que les anciennes, et que cent magistrats
corrompus nen vaudroient pas un qui auroit de la probité.
Des lois somptuaires, en privant les Suisses [129] de la plupart
des besoins des autres nations, accoutument leur ame à la modération,
à la frugalité, au travail et à léconomie, et rendent superflue
une grande fortune dont ils noseroient ni ne sauroient jouir. Aucun
citoyen nest pauvre, parce quaucun citoyen nest trop
riche: ainsi la république ne connoît ni les vices que donnent les richesses,
ni les vices que donne la pauvreté. De cette source découle limpartialité
des lois. Tout le monde leur obéit, parce quelles paroissent justes
à tout le monde, et le magistrat ne peut que rarement abuser de son autorité.
Il nen abusera même que dans des choses peu importantes; car on
na point pour des magistrats la même complaisance que pour des princes.
Si des lois partiales offensoient une partie des citoyens pour favoriser
lautre; si les magistrats pouvoient trouver un intérêt à être avares
et ambitieux, les mêmes divisions qui perdirent la Grèce perdroient bientôt
la Suisse. Au lieu de ne songer quà se conserver, les Cantons aspireroient
à sagrandir. Ils prendroient part imprudemment aux querelles de
leurs voisins, ils leur permettroient de se mêler de leurs affaires domestiques;
et de vains traités, de frivoles garanties exposeroient à tous les malheurs
quils croiroient prévenir.
Les Suisses ne sexposant point par ambition aux périls dune
fortune hasardeuse ont [130] toujours des magistrats assez habiles
et assez expérimentés pour les gouverner. Ils ne trouvent aucun écueil
sur leur route, et jamais ils ne sont obligés débranler ou daltérer
les principes de leur gouvernement en recourant à des moyens extraordinaires
pour se sauver des dangers extraordinaires auxquels une nation ambitieuse
est nécessairement exposée. Cest par cette double sagesse du gouvernement
à légard des citoyens, et de la république entière envers les étrangers,
que la Suisse paroît ne devoir craindre aucune révolution. Outre que suivant
le précepte de Lycurgue, elle ne possède pas des richesses capables de
tenter la cupidité de ses voisins, son territoire est naturellement fortifié.
En y pénétrant, un ennemi se croiroit transporté dans ces champs de la
fable qui produisoient des hommes tout armés. Sans faire la guerre pour
leur compte, les cantons ont la prudence de se faire des soldats aux dépens
de la folie inquiète et ambitieuse des autres nations. Heureux les Suisses,
si le service étranger sert à purger leur pays des hommes qui nont
pas lame républicaine, et nen ouvre pas lentrée aux
vices de leurs voisins !
Sils perdent leurs murs; ils éprouveront une révolution subite.
Les magistrats, trop foibles alors pour contenir les citoyens qui leur
communiqueront leurs vices, seront cependant trop forts pour obéir aux
lois. Cette exactitude [131] scrupuleuse et même minutieuse sur
les murs, que les peuples corrompus appellent pédanterie, et dont
les sages de lantiquité faisoient tant de cas, est plus nécessaire
aux cantons helvétiques quà tout autre peuple de lEurope.
Leurs magistrats doivent être dautant plus attentifs, que la corruption
ne peut commencer chez eux que par des bagatelles, dont il seroit insensé
de sinquiéter de lautre côté du lac de Genève, ou sur les
terres de France.
Je vous prie, Monseigneur, quittez la lecture de mon ouvrage, lisez dans
Tite-Live le discours admirable que cet historien met dans la bouche de
Caton en faveur de la loi Oppia. Il vous dira pourquoi le luxe et lavarice
qui le suit ont détruit tous les empires. Vous verrez que les alarmes
de Caton nétoient point de vaines alarmes. Tout ce quil avoit
prévu arriva, dès quon eut permis aux dames romaines de porter des
parures enrichies dor et de pourpre. Pour contenter leurs femmes,
les maris troublèrent la république par leurs intrigues, et vendirent
leurs suffrages. Ils firent la guerre pour piller, et commandèrent les
provinces comme des brigands. Vous savez le mot de Jugurtha: "O ville
vénale, que tu périrois promptement, si quelque prince étoit assez riche
pour tacheter !". La Suisse, corrompue par lamour de
largent, ne devroit-elle pas craindre un nouveau Philippe de Macédoine,
qui faisoit [132] précéder son armée par des mulets chargés dor
? Qui oseroit répondre que sa confédération subsistât, et que les Cantons
divisés ne se détruisissent pas les uns les autres par leurs propres armes
? Que lexemple des Grecs, qui ne périrent que quand ils eurent rompu
leur alliance, soit toujours présent à leur mémoire. Que dans leurs querelles
domestiques, sil leur en survient, ils pensent que leur union est
leur plus grand bien. Quils ne permettent jamais aux étrangers dêtre
leurs auxiliaires, ni même leurs médiateurs. Puisse cet heureux pays ne
posséder que des Aristide, des Phocion, et nélever jamais à la magistrature
des Périclès ni des Lysandre !
Je vais mettre sous vos yeux, Monseigneur, un tableau bien différent
de celui que je viens de vous présenter. Rappelez-vous, je vous prie,
Iidée quon vous a donné du gouvernement des François après
le règne de Clotaire II, et vous connoîtrez, à peu de chose près, le gouvernement
actuel de la Pologne. Chaque gentilhomme Polonois est une espèce de souverain
dans se possessions: il a le droit de glaive et de justice sur tous ses
sujets ou ses serfs; et ces malheureux ne jouissent de quelques droits
de lhumanité, que parce quil est heureusement impossible de
les violer tous. Paysans, bourgeois, tout ce qui nest pas noble,
se trouvent par principe ennemis dune constitution politique qui,
loin de protéger les foibles, [133] favorise au contraire la tyrannie
des plus forts. Tandis quune noblesse fière sest emparée de
tout le pouvoir, et ne veut point obéir aux lois, de vastes provinces
sont habitées et nonchalamment cultivées par des serfs. Ces Ilotes deviendroient
redoutables à leurs maîtres, si une longue habitude ne les avoit accoutumés
à tout souffrir, ou si le malheur de leur condition ne sopposoit
à leur multiplication. Nen doutez pas, sans cet anéantissement du
peuple, la Pologne auroit sa guerre de la jacquerie, comme la France a
eu la sienne, et les serfs polonois iroient à la chasse des gentilshommes,
comme les Spartiates alloient autrefois à celle des Ilotes quils
redoutoient. Les seuls nobles sont citoyens en Pologne, et tant la constitution
de la république est vicieuse, ces citoyens, malgré leur amour effréné
pour la liberté, sont plutôt des despotes que des républicains, et déchirent
leur patrie quils aiment, parce quils ne savent pas être libres.
Il y a eu peu de princes en Europe qui aient autant de grâces à distribuer
quun roi de Iologne. Il dispose des biens royaux appelés starosties,
ténutes ou advocaties, dont le nombre est très-considérable; il nomme
à toutes les prélatures, aux palatinats et aux caste]lanies qui ouvrent
lentrée du sénat à ceux qui en sont revêtus; il confère toutes les
charges, entre lesquelles il faut distinguer celles de grand [134]
général, de grand-chancelier, de grand-trésorier et de grand maréchal;
magistratures importantes qui embrassent et partagent entrelles
tous les objets relatifs à ladministration. Le prince représente
la majesté de létat, il forme seul un ordre de la république, et
préside le sénat chargé de la puissance exécutrice. Avec des prérogatives
beaucoup moins étendues, combien de rois ont réussi à se rendre absolus
! En Pologne, au contraire, tout cela na servi quà faire naître
la plus parfaite anarchie. Ce phénomène politique mérite, Monseigneur,
que vous vous arrêtiez un moment à le considérer.
Si la couronne avoit été héréditaire, les Polonois, toujours jaloux de
leur liberté, auroient sans doute pris des mesures pour se délivrer de
la crainte que le pouvoir et lambition de leur roi leur auroient
inspirée. Vraisemblablement ils auroient tari dans ses mains la source
de ses grâces, qui lui donnent tant de courtisans et de créatures. La
diète de la nation les auroit distribuées elle-même pour attacher les
citoyens à ses intérêts, et le prince, qui nauroit eu aucun moyen
pour corrompre et étendre son autorité, auroit été obligé de se soumettre
aux lois, et en état de les faire observer. Malheureusement les Polonois,
trop pleins de confiance en eux-mêmes, ne purent se persuader quun
roi quils avoient élu librement, qui étoit lié par les sermens les
plus sacrés, et dont on [135] observeroit sans cesse toutes les
démarches, osât méditer la ruine des privilèges de la nation, et former
le projet de sen rendre le maître Il est vrai que la Pologne a conservé
sa liberté ? mais la liberté étoit-elle le seul bien que les Polonois
devoient désirer ? Si les rois nont pu asservir la nation, ils ont
du moins réussi à rendre la liberté orageuse; et la licence qui en a pris
la place ne peut sassocier avec aucune loi raisonnable.
Il sest formé un esprit singulier dans la république. On se défia
du prince jusquà le hair, parce quil avoit de grandes faveurs
à répandre, et cependant on fut son courtisan. Pour obtenir des starosties
et des charges, on fit des bassesses et des lâchetés: on reprit sa fierté
naturelle après les avoir obtenues, et on neut aucune reconnoissance.
On vit à la fois des intrigues de courtisans et des factions de républicains.
I1 est aisé de juger par-là des troubles qui dûrent agiter la Pologne.
Les vices saccumulèrent, de sorte que la république tombant dans
le dernier abaissement neut plus dalliés, parce quelle
ne pouvoit leur être daucun secours, et fut obligée de se prêter
à tous les caprices de ses voisins. On diroit que pour conserver leur
indépendance, les Polonois nont voulu avoir aucun gouvernement.
Sans lunanimité quils exigent dans leurs délibérations; sans
le veto qui rend chaque gentilhomme larbitre de [136] la
perte ou du salut de létat, sans lusage des considérations
qui ne sont, à proprement parler, que des conjurations, il y a long-temps
quils ne seroient plus libres. Ce sont des vices qui ont paré le
mal que pouvoient faire dautres vices. Mais ces remèdes monstrueux
qui multiplient, aggravent et perpétuent les maux de la république, ne
deviendront-ils pas à la fin mortels, si elle nouvre les yeux sur
sa situation, et na le courage de faire une réforme nécessaire ?
En croyant avoir une puissance législative, la Pologne en effet nen
a aucune; car je vous prie, Monseigneur, de remarquer que la diète générale,
qui seule est en droit de faire des lois, na quun droit dont
il lui est en quelque sorte impossible de se servir. Si par hasard elle
parvient à faire une loi, cette loi naura presque jamais aucune
force, car il est rare quune diète ne soit pas dissoute, et alors
tout ce quelle a fait est annullé. Lunanimité requise par
les Polonois pour porter une loi, quil me soit permis de le dire,
est labsurdité la plus complète qui ait jamais été imaginée en politique.
Comment a-t-on pu se flatter que tous les nonces ou députés dun
grand royaume à la diète générale verroient les intérêts publics du même
il, et quils concourroient tous avec le même esprit, les mêmes
lumières, le même zèle et le même amour de la patrie, à faire des [137]
lois ? Chaque nonce est le maître de son suffrage, et, si lun
deux prononce le malheureux mot veto, jempêche, non-seulement
lactivité de la diète est suspendue, mais tous les actes quelle
avoit déjà passés dune voix unanime sont détruits.
Supposons que par un prodige une diète générale parvînt à néprouver
aucune opposition, vous verriez naître des lois auxquelles plusieurs palatinats
refuseroient dobéir. Premièrement elles ne seroient point reconnues
par les provinces qui nauroient pas envoyé leurs nonces à la diète
générale; et cet événement nest pas rare, parce que les diétines
ante-comitiales quon tient dans chaque palatinat pour nommer ses
représentans et dresser leurs instructions, sont sujettes au redoutable
veto qui les dissout, et quelles se séparent souvent avant que davoir
rien pu résoudre. En second lieu, ces lois seroient portées aux diétines
post-comitiales des palatinats dont les nonces auroient assisté à la diète
générale; et il ne faudroit encore que le veto dun gentilhomme pour
les détruire: car les lois de la diète générale nont de force quautant
quelles sont reçues unanimement par les membres qui composent les
diétines post-comitiales. Ny ayant point de puissance législative
en Pologne, vous en devez conclure, monseigneur que malgré les fonctions
attribuées au roi, au [138] sénat et aux quatre grands officiers
de la couronne, il ne peut point y avoir de puissance exécutrice. En effet,
si les magistrats, chargés de faire observer les lois, avoient assez de
force pour contraindre la noblesse à leur obéir, il est vraisemblable
quils en auroient profité pour semparer de lautorité
qui appartient à la diète générale, et dont elle ne peut se servir. Le
roi ne peut rien sans le sénat, le sénat ne peut rien sans le roi. Sils
sont divisés, la république est nécessairement sans activité, et sils
sont unis, leur union même ne produit quun bien médiocre. La noblesse,
qui croit toujours quon attente à ses prérogatives, est accoutumée
à regarder le prince comme son ennemi, et les sénateurs comme des flatteurs
plus occupés de leur fortune particulière que de celle de létat.
Elle naime, elle ne reconnoît, elle ne protège en quelque sorte
que les quatre grands officiers de la couronne qui, nétant dans
leur origine, comme les maires du palais en France, que les ministres
du roi, sont devenus les ministres de la nation. Ils se sont appropriés
toute ladministration; et en les regardant comme les protecteurs
de la liberté, on a ouvert la porte à la licence.
Pour remplir leurs devoirs, ces quatre magistrats devroient être unis,
et ils sont toujours divisés. Le roi, piqué de lingratitude quils
lui marquent après leur élévation, et jaloux de [139] lautorité
quils exercent, croit devenir lui-même plus puissant, en les empêchant
de remplir les fonctions de leurs charges. I1 leur suscite, les uns par
les autres, des querelles, et ne manque jamais dassocier dans ce
haut ministère des hommes dun caractère différent, et qui ont des
intérêts contraires. Les rois de Pologne pourroient sépargner cette
précaution inutile et criminelle: dans les gouvernemens les plus sages,
la rivalité ne produit que trop souvent la haine entre les magistrats.
Les quatre grands officiers de la couronne, faits pour protéger les lois,
peuvent impunément nobéir quà leurs passions. Il est vrai
que la diète générale est en droit de leur demander compte de leur administration,
et de les destituer; mais de leur côté ils sont les maîtres de la dissoudre,
si elle osoit former cette entreprise. Chacun deux na-t-il
pas toujours à ses gages quelque nonce prêt à prononcer le destructif
veto ? Vous voyez par-là, Monseigneur, que linjustice, pour
saffermir, se sert de la loi même que les polonois regardent comme
le rempart et la sauve-garde de leur liberté. Je définirois leur magistrature,
le privilège de faire impunément et indifféremment le bien et le mal.
Ce gouvernement ne se soutient que par une certaine allure et des coutumes
que lanarchie, quelque grande quelle soit, ne peut jamais
entièrement détruire. Ce cri de la raison et de [140] la justice
naturelle, que la méchanceté des hommes ne peut jamais étouffer, se fait
entendre dans les affaires particulières des Polonois: un certain honneur
qui accompagne la liberté dicte leurs procédés, et voilà pourquoi ils
subsistent encore.
Le comble du malheur pour cette nation, cest davoir eu lart
malheureux de donner à son anarchie une sorte de stabilité que rien ne
peut déranger Les gouvernemens réguliers sont toujours à la veille déprouver
quelque changement dans leur constitution, parce quils doivent continuellement
combattre les passions que rien ne lasse, et qui acquièrent dans laction
une nouvelle force et une nouvelle adresse. Les passions, au contraire,
sont lame et le ressort du gouvernement polonois, il na à
redouter que la raison. Mais navons-nous pas déjà remarqué bien
des fois combien elle a peu de force; et dailleurs le veto ne lui
oppose-t-il pas une barrière insurmontable ? La seule espérance des bons
citoyens, cest que leurs compatriotes, lassés enfin de leurs malheurs,
de leurs désordres et des vices qui les asservissent à la Russie, ouvriront
les yeux, et consentiront par dépit à faire des établissemens qui leur
assureront une liberté digne de leur courage.
La Pologne ne peut donc éprouver quelque révolution que de la part des
étrangers. Il est vrai que son gouvernement lexpose à recevoir [141]
des injures fréquentes; et quétant presquinutile à ses
alliés, elle nen peut attendre que des secours très-médiocres. Il
est encore vrai que le pays, ouvert de tout côté, et qui doit lêtre
pour conserver sa liberté, est mal défendu par des milices sans discipline,
et par une noblesse indocile qui monte tumultuairement à cheval quand
le roi commande la pospolite ou larrière-ban. Mais, sil est
aisé à une armée ennemie de surprendre les Polonois, et parcourir leurs
provinces en les ravageant, il seroit plus difficile au vainqueur de sy
établir en conquérant et en maître, que dans plusieurs autres états de
lEurope, dont jai parlé dans le chapitre précédent.
Faites la guerre à un monarque despotique, vous trouverez certainement,
si ce nest pas le plus imprudent des hommes, beaucoup plus dobstacles
pour pénétrer sur ses terres que pour entrer en Pologne. Mais dès que
vous aurez renversé les forteresses qui couvrent ses frontières, Iintérieur
du pays vous sera soumis. Adressez directement vos coups au despote, et,
si vous avez vaincu sa famille, votre conquête est consommée. Il ne tient
quà vous de vous y affermir; une politique douce, humaine et bienfaisante,
en vous faisant aimer de vos nouveaux sujets, vous fournira mille moyens
de les engager à oublier et même haïr leurs anciens maîtres: car ne croyez
pas, monsei [142] gneur, ce quon dit de lamour extrême
de toutes les nations pour leurs rois. Lamitié a ses règles, et
la nature na pas fait le cur humain pour aimer sans retour.
Cest la flatterie qui parle tant damour, de dévouement, de
sacrifice de sa vie et de ses biens; mais les flatteurs ne savent ni aimer,
ni se dévouer, ni sacrifier leur vie et leurs biens. Il est utile de vous
dire cette vérité, afin que vous ne comptiez pas imprudemment sur un sentiment
quon naura point pour vous, si vous ne tâchez de le mériter
par des choses utiles et grandes. Je rentre dans mon sujet.
En Pologne, le vainqueur ne pourroit gagner que laffection du peuple;
mais le peuple est trop asservi pour avoir quelque élévation dans lame
et lui être utile. La noblesse, qui croiroit tout perdre en obéissant
à un maître étranger, sera vingt fois vaincue, et ne sera pas soumise.
Il faudra faire autant de guerres particulières, quil y aura dans
la république de grands seigneurs en état dassembler des forces
pour défendre leur indépendance, ou de gentilshommes jaloux de leur liberté.
Dans les périls extrêmes, des hommes libres trouvent en eux des ressources
quils ne connoissoient pas. Combien de fois les Polonois nont-ils
pas déjà trouvé leur salut dans leur désespoir ? Il ny a point de
nation quils ne puissent lasser et épuiser. Les vices du gouvernement
le plus [143] méprisable semblent alors disparoître: la nécessité
sert de législateur et de magistrat; il se forme des talens, il se forme
des vertus; toutes les passions cèdent alors à la passion de la liberté,
à moins que vous ne supposiez une république de Sybarites quune
extrême mollesse a énervés, et que le moindre danger fait trembler.
Si, pour être libre, la noblesse Polonoise veut navoir ni lois
ni magistrats, la noblesse Vénitienne ne croit au contraire pouvoir conserver
sa liberté, quen se soumettant à des lois trèsdures et à des magistrats
qui exercent sur elle le pouvoir le plus arbitraire. Le conseil des dix,
qui favorise les espions et lespionnage, qui met la délation en
honneur, qui juge les accusés sans les confronter avec leurs accusateurs
quils ne connoissent pas, nest point encore un tribunal aussi
redoutable que les magistrats appelés inquisiteurs détat, et qui
peuvent condamner à mort le doge, les sénateurs, les nobles, les étrangers
et tous les sujets, sans être obligés den rendre compte à qui que
ce soit. Leurs jugemens sont secrets, et sont exécutés avec le même mystère
qui les a dictés. Les nobles, opprimés par cette politique soupçonneuse
et contraire à tous les droits de lhumanité, ne savent point sur
le rapport de leur conscience, sils sont innocens ou criminels.
On les voit avec une docilité monacale saller confesser aux inquisiteurs
de quelques fautes puériles, telles [144] que davoir parlé
au hasard à un ministre étranger, ou de sêtre trouvé dans une maison
avec un de ses gens sans le connôître.
Seroit-il possible que de pareilles lois fussent nécessaires à la conservation
de laristocratie ? Le législateur doit croire que les hommes en
général, abandonnés à leurs passions, sont capables des plus odieuses
méchancetés; mais il doit les inviter au bien en méritant leur confiance;
et dans chaque cas en particulier, il doit présumer que le citoyen accusé
est innocent, et lui fournir tous les moyens nécessaires pour dévoiler
la calomnie. Cest en élevant lame et non pas en la consternant,
quon doit nous porter au bien. Jai quelquefois entendu dire
à des magistrats quil vaudroit mieux punir un innocent que de sauver
un coupable. Si jamais ce blasphème est proféré devant vous, monseigneur,
armez-vous de toute votre sévérité pour venir au secours de tous les gens
de bien, que le châtiment dun innocent fait frémir. Le juge qui
condamne et fait exécuter ses sentences en secret est un assassin. La
loi qui abandonne un coupable au dernier supplice ne prétend pas réparer
le crime qui a été commis, mais intimider salutairement les citoyens qui
pourroient en commettre un pareil. Venise devroit aujourdhui changer
des lois quelle a imaginées et crues nécessaires dans un temps où
lItalie étoit infectée de lesprit dusurpation et [145]
de tyrannie, et où aucun gouvernement nétoit affermi: elle na
plus besoin des mêmes moyens pour conserver sa liberté .
Le grand-conseil, ou lassemblée de tous les nobles qui ont atteint
lâge de vingt-cinq ans, se tient régulièrement tous les dimanches
et les jours de fête. Il fait les lois nouvelles, abroge ou modifie les
anciennes, si les circonstances lexigent; confère toutes les magistratures,
ou du moins confirme les magistrats que le sénat a droit délire.
Cette assemblée, trop fréquente dans une république qui sest fait
un principe de conserver religieusement ses premières lois, auroit bientôt
tous les vices de la démocratie, si elle avoit un pouvoir plus étendu;
mais elle ne sest prudemment réservé aucune branche de ladministration.
Tandis que le collège du doge et quelques autres tribunaux rendent la
justice, et veillent à la tranquillité publique, le sénat pourvoit à tous
les autres besoins de la république. Il décide souverainement de la guerre
et de la paix, fait des alliances avec les étrangers, envoie des ambassadeurs,
règle les impositions, élit les magistrats qui forment le collège du doge,
le général de la république, les provéditeurs des armées, et tous les
officiers qui ont un commandement important dans les troupes.
Avec une puissance si étendue, le sénat ne peut pas cependant se rendre
le maître des lois. [146] Cent vingt sénateurs que le grand-conseil
confirme ou révoque à son gré tous les ans, ne sont jamais à portée de
former des entreprises dangereuses pour le corps de la noblesse. Dailleurs,
un plus grand nombre dautres magistrats, dont la magistrature est
bornée à six mois, entre encore dans le sénat, et cette compagnie ne peut
délibérer que sur les propositions qui lui sont portées par le collège
du doge, dont tout le pouvoir est entre les mains de six magistrats appelés
les sages-grands, et dont lautorité ne dure que six mois.
La force ne peut point détruire cet équilibre de pouvoir, établi sur la
différence et la relation des magistratures, parce que les nobles nexercent
que les fonctions civiles de létat, et ne sont pas militaires. Ladresse
et la ruse sont aussi impuissantes que la violence et la force contre
le gouvernement, parce que lintrigue est bannie des élections.
Par exemple, monseigneur, quand il sagit délire un doge,
tous les nobles qui sont présens au grand-conseil tirent chacun une balle
dune urne où il y en a trente dorées; ceux à qui elles tombent vont
une seconde fois au sort: leur nombre est réduit à neuf, et ces neuf électeurs
en nomment quarante qui, par un nouveau ballotage, se trouvent bornés
à douze. Ces derniers nomment vingt-cinq électeurs que le sort réduit
encore à neuf. Vous [147] nêtes pas à la fin de cette opération.
Ces neufs électeurs en choisissent quarante-cinq; le sort en laisse subsister
onze qui nomment enfin les quarante-un électeurs qui élisent le doge.
Cest par cette méthode de ballotage usitée dans les élections,
que la république prévient les complots des magistrats pour se rendre
considérables les uns aux dépens des autres, et quétouffant lesprit
de parti et de faction, elle les asservit aux lois, donne une force encore
plus efficace à la briéveté de leur pouvoir, et détruit dans les grands
toute espèce doligarchie. Cependant on dit que dans ce labyrinthe
de ballotage, Iintrigue, tant elle est habile, trouve encore un
fil pour se conduire. Vous remarquerez même que les magistrats à vie,
tels que le doge, les procurateurs de Saint-Marc et le chancelier, semblent
nêtre établis que pour la pompe des cérémonies, et nont aucun
crédit réel: le dernier même nest choisi que parmi les simples citadins
de Venise.
Plus vous méditerez, monseigneur, sur les principes fondamentaux de cette
république, plus vous vous convaincrez quelle a épuisé les mesures
propres à prévenir au-dedans toute révolution. Quelque puissant que soit
le corps de la magistrature, il ne peut point semparer de la puissance
législative. Le nombre des magistrats est trop considérable pour quils
puissent tous être opprimés par un seul. Venise [148] tire dailleurs
un grand avantage de ce nombre considérable de magistratures; elle forme
assez de patriciens aux affaires, pour être sûre de ne jamais manquer
de magistrats capables de remplir les emplois les plus difficiles et les
plus importans. Les magistrats nayant point le temps dimprimer
le caractère de leur esprit au gouvernement, sont obligés de prendre le
génie de la république. De là cette perpétuité constante de mêmes maximes,
de mêmes principes quon admire dans les Vénitiens, et qui leur donne
une vraie supériorité sur des états que la république redouteroit, si
leur politique et leurs vues étoient moins mobiles et moins flottantes.
Il sen faut bien que Venise soit à labri de toute révolution
de la part des étrangers. Si elle na souffert aucune perte depuis
que lambition a allumé tant de guerres dans son voisinage, cest
moins le fruit de la sagesse, que de limprudence des princes qui
ont voulu asservir lItalie. La république semble redouter les troupes
auxquelles elle confie sa défense: pour ne pas les craindre, on diroit
quelle veut les dégrader. Sa noblesse ne remplit que les emplois
civils; ses milices ne sont composées que de mercenaires; son général,
toujours étranger, auroit inutilement des talens; et les proséditeurs
qui laccompagnent ne sont bons quà le faire battre. Quoique
les podestats, contre lusage ordinaire des aristocraties, ne fassent
[149] pas un commerce honteux de leur magistrature dans les provinces,
le gouvernement vénitien, trop dur, nest point propre à gagner laffection
des sujets. Le peuple nest pas opprimé; mais il nest pas assez
heureux pour penser quil eût beaucoup à perdre en passant sous une
autre domination. La noblesse de terre-ferme a les préjugés communs à
tous les gentilshommes: elle croit valoir la noblesse de Venise; ce nest
quà regret quelle obéit; et le gouvernement qui sen
défie cherche à lhumilier. Cette noblesse sujette se croiroit moins
abaissée dans une monarchie, et voudroit navoir quun maître.
Ce chapitre commence à devenir trop long, et je ne marrêterai pas,
monseigneur, à vous parler de la république de Gênes. Si lîle de
Corse avoit appartenu aux Vénitiens, il est vraisemblable quelle
ne se seroit jamais révoltée, ou du moins une poignée de rebelles ne leur
feroit pas la guerre depuis trente ans. Si Paoli nest pas un des
plus grands hommes de notre siècle, sil nest pas un Sertorius,
la république de Gênes, qui ne le soumet pas, doit être extrêmement foible.
Je vous invite, monseigneur, à rechercher les causes de cette foiblesse.
Vous êtes à portée de connoître les détails du gouvernement des Génois:
tirez leur horoscope.
[150] CHAPITRE III.
Du gouvernement de lempire dAllemagne.
Jusquau règne de Maximilien premier, lempire dAllemagne
fut en proie à tous les désordres que peut produire le gouvernement féodal.
Pour vous en convaincre, monseigneur, il vous suffira de jeter les yeux
sur la Bulle dor, publiée en 1356 par lempereur Charles IV.
Cette loi suppose dans lempire des murs, des coutumes et des
droits aussi barbares que ceux qui furent connus en France sous les prédécesseurs
de PhilippeAuguste, et dont on vous a présenté un tableau fidelle. Lempire,
il est vrai, avoit conservé lancien usage établi chez les François
dassembler des diètes générales; mais jusquà celle que Maximilien
premier convoqua à Worms en 1495, ces congrès tumultueux et irréguliers
se séparoient avant même que davoir pu connôître leur situation.
Un recez même de cette année défendoit encore de prolonger au-delà dun
mois la diète qui ne duroit ordinairement que dix ou douze jours. Loi
ridicule ! Les Allemands se flattoient-ils de débrouiller le cahos de
leurs affaires dans un espace si court ? ou étoient-ils [151] tellement
accoutumés aux malheurs que lanarchie et le despotisme causoient
parmi eux, quils ne songeassent point à y remédier ?
Lempereur Wenceslas avoit fait tous ses efforts dans la diète de
Nuremberg, en 1383 pour donner une meilleure forme à lempire. Il
publia une paix générale; mais on ne lui permit de prendre aucune des
mesures quil croyoit propres à laffermir Sigismond tenta la
même entreprise et échoua contre les mêmes difficultés. Albert II fut
plus heureux. Soit que les tentatives inutiles de ses prédécesseurs eussent
cependant préparé les esprits à une réforme, soit quil faille lattribuer
i quelquautre cause, il publia une paix générale du consentement
des états, partagea lAllemagne en six cercles ou provinces qui devoient
avoir leurs diètes particulières. Cet établissement ne produisit point
les biens quon en espéroit. Sil étoit propre à rapprocher
les esprits et à les unir par un intérêt commun, la barbarie des murs
et lindépendance des fiefs létoient encore plus à les diviser.
Ce siècle nétoit pas fait pour connoître le; prix de la paix; les
guerres privées subsistèrent avec la même fureur: lAllemagne forma
toujourss un corps dont tous les membres, ennemis les unes des autres,
vouloient se perdre, et ce fut beaucoup pour Frédéric III, de faire enfin
consentir ses vassaux à ne commettre aucune hostilité pendant dix ans.
[152] Maximilien premier fit enfin passer la loi de la paix publique
et perpétuelle. Elle défendait toute hostilité et voie de fait entre les
états de lempire, sous peine à lagresseur dêtre traité
cornme ennemi public. On établit la chambre impériale, tribunal qui devoit
juger de tous les différens. On fit un nouveau partage de lAllemagne
en dix cercles; chacune de ces provinces nomma un certain nombre dassesseurs
à la chambre impériale pour y juger en son nom, et se chargea den
faire exécuter les décrets ou les jugemens dans létendue de son
territoire. La diète tenue à Augsbourg en 1500 érigea même une espèce
de régence qui devoit subsister sans interruption dans les interstices.
On lui confia tout le pouvoir que la nation possède elle-même quand elle
est assemblée, et elle devoit régler définitivement les affaires les plus
importantes tant du dedans que du dehors. Le conseil, composé de vingt
ministres, que la diète générale nommoit, étoit présidé par lempereur
même: un électeur y siégeoit toujours en personne, et les six autres y
envoyoient seulement leurs représentans.
Quoique ces établissemens donnassent une forme plus régulière à la police
des fiefs, il ne faut pas penser quils eussent été capables de donner
une certaine force aux lois, et dentretenir la paix de lempire,
si la maison dAutriche neût acquis assez de puissance pour
se main [153] tenir sur le trône impérial, sy faire respecter,
et oser donner des ordres quil eût été imprudent de mépriser, comme
on avoit jusqualors méprisé les lois. En effet, les préjugés nationaux
trouvoient toujours ridicule de plaider bourgeoisement devant des juges,
quand on pouvoit se faire raison les armes à la main. Les princes les
moins puissans recouroient à la chambre impériale; mais leur exemple étoit
dun poids médiocre, et donnoit peu de crédit à ce tribunal. A quoi
auroient servi ses décrets contre un prince assez puissant pour ny
pas obéir, et résister au cercle chargé de les exécuter ?
Plusieurs autres causes concouroient à rendre le nouvel établissement
inutile. La dignité impériale, appauvrie et dégradée par laliénation
de tous ses domaines, dont plusieurs empereurs avoient fait un trafic
honteux, ne conservoit quune vaine ombre de suzeraineté après avoir
perdu ses forces. Les électeurs, dont les terres ne souffroient aucun
partage, étoient incapables de penser quils eussent besoin du secours
des lois pour se soutenir, et ne voyoient au contraire dans leur droit
de guerre que le droit de sagrandir. La distribution de lempire
en provinces sétoit faite sans ordre et contre toute règle. Plusieurs
états nétoient compris dans aucun des dix cercles, et dautres
étoient éloignés de celui dont ils faisoient partie. De là une sorte dindépendence
que plusieurs princes [154] affectèrent encore, ou le peu dintérêt
quils prirent au bien commun de leur cercle. Les anciens préjugés,
à peine ébrouillés, subsistèrent donc dans toute leur force, et lempire
fut encore en proie aux mêmes désordres. On ne tarda pas à se lasser de
la régence établie à Augsbourg. Elle gênoit lambition de lempereur
et des princes les plus puissans de lempire. Quelques états trouvèrent
quelle leur étoit à charge, et dautres la crurent inutile,
parce quelle navoit pas corrigé en peu dannées tous
Ies vices du gouvernement le plus vicieux.
Lavènement de Charles-Quint à lempire forme une époque remarquable
dans sa constitution. Les princes furent assez sages pour juger quon
ne pouvoit lélever sur le trône sans danger, et assez imprudens
pour croire quune capitulation mettroit des bornes fixes à son autorité:
il la signa, et personne nignore avec quelle hauteur il gouverna
un pays qui vouloit avoir un chef et non pas un maître. Puissant en Espagne
et dans les Pays-Bas, riche des trésors que lui prodiguoit le Nouveau-Monde,
ambitieux, courageux, plein despérance, dactivité et de ressources,
propre à se plier, suivant les circonstances, à la politique la plus favorable
à ses vues, IAllemagne le choisit pour son empereur dans le temps
que le gouvernement des fiefs venoit dêtre détruit dans tout le
reste de lEurope. Ce prince ne fit pas attention quil [155]
nauroit point, pour ruiner ses vassaux, les mêmes facilités
que les rois de France avoient eues pour ruiner les leurs; et que la nouvelle
politique, qui commençoit à lier tous les peuples par un commerce plus
étroit et plus régulier de négociation. donneroit des alliés et des protecteurs
aux princes de lempire; il forma le projet téméraire détablir
une vraie monarchie sur les ruines de la liberté germanique. Charles-Quint
voulut profiter du fanatisme que les querelles de religion avoient allumé.
Il fit la paix, il fit la guerre, tourmenta lempire par ses intrigues,
se fit haïr des uns, craindre des autres, et respecter de tous. En formant
trop dentreprises à la fois, il ne put en suivre aucune avec la
constance quelle demandoit; et les guerres quil fit à ses
voisins furent autant de diversions quil fit lui-même en faveur
de lempire. Sil ne consomma pas son ouvrage, il jouit du moins
dune autorité supérieure à celle de ses prédécesseurs. Sans rendre
le trône héréditaire, il y affermit sa maison, et laissa à ses successeurs
un crédit immense, son ambition et lespérance de la satisfaire.
Ce seroit entreprendre, monseigneur, un long ouvrage, que de vouloir
vous exposer ici le système politique de la maison dAutriche, et
les moyens quelle a employés jusquà la paix de Westphalie
pour asservir lempire. Je me bornerai à vous dire que les successeurs
de [156] Charles-Quint eurent sa politique, mais comme le pouvoient
avoir des princes qui lui étoient très-inférieurs en talens. Quand il
ne pouvoient se faire craindre, ils répandoient la corruption: ruse, force,
sermens, dons, promesses, violence, rien ne fut épargné. On ne parloit
que de paix et daffermir la tranquillité germanique quand on étoit
épuisé par la guerre, et le conseil de Vienne ne songeoit quà réparer
ses forces pour reprendre ses entreprises. Il espéroit de perdre les protestans
par les catholiques: il cherchoit à les ruiner également, et cest
sur leur ruine quil vouloit élever lédifice de la grandeur
autrichienne.
Les empereurs auroient peut-être réussi à subjuguer lAllemagne,
sans les secours que quelques princes lui donnèrent; leur intérêt étoit
darrêter les progrès dune puissance qui menaçoit tous ses
voisins. Après tant de guerres dans lesquelles lEurope déploya et
épuisa toutes ses forces, la paix de Westphalie, qui sert aujourdhui
de base au droit public de lempire, fixa enfin les prérogatives
de lempereur et les privilèges des états. Elle donna des règles
certaines à un gouvernement qui jusques-là nen avoit presque voulu
reconnoître aucunes, et qui, par sa nature, étoit incapable de les observer
religieusement.
Si on considère la constitution politique de lempire comme un gouvernement,
dont lobjet [157] soit de rendre la nation allemande heureuse
et florissante en faisant des lois impartiales et en forçant les citoyens
dobéir aux magistrats, et les magistrats aux lois, on est dans une
erreur grossière; car on ne peut guère voir de gouvernement qui soit plus
directement opposé à cette fin.
A lexception des villes impériales qui forment autant de républiques,
et dont quelquesunes ont une police et des lois fort sages, il ny
a que fort peu de principautés dans lempire, où les sujets ayent
conservé quelquespèce de liberté. Ces tenues détats, si communes
en Europe dans la décadence des fiefs, et si propres à prévenir les abus
du pouvoir absolu, sont presque généralement inconnues en Allemagne. Prèsque
par-tout les sujets ne sont rien, et le prince est autorisé par les lois
et par la coutume à gouverner despotique ment. Il est toujours en état
daccabler des méc~ntens qui tenteroient de se soulever. Si les forces
lui manquoient, vous verriez tous les princes voi sins venir au secours
de son autorité méprisée ou violée: ils pensent que leur intérêt lexige;
et par cette démarche ils croiroient défendre leur propre autorité. Quand
vous entendrez parler de la liberté germanique, ne croyez donc pas, Monseigneur,
quil sagisse de la liberté qui intéresse les citoyens. Il
nest question que dune liberté qui regarde les seuls princes;
et [158] son unique objet est de les maintenir tous dans la jouissance
de leur souveraineté, et dempêcher que les plus foibles ne soient
opprimés par les plus forts, ou que les uns se fassent des droits qui
nuiroient à ceux des autres.
Tous les princes de lempire reconnoissent une puissance législative
à laquelle ils sont tenus dobéir, et cette puissance réside dans
la diète qui a seule le droit de faire des lois générales qui intéressent
le corps de létat. Si on sen rapporte aux publicistes allemands,
la diète est ce roi des rois qui parle en maître aux souverains. Cest
une digue inébranlable, contre laquelle viennent se briser les vagues
courroucées de la mer. Mais je crains bien, monseigneur, que ces docteurs,
épris de la beauté du gouvernement germanique, naient plutôt dit
ce quil seroit à désirer qui fût, que ce qui est effectivement:
je vous prie den juger vous-même.
Vous savez que la diète ou assemblée générale de lempire est partagée
en trois colléges, des électeurs, des princes, et des villes libres Après
que le commissaire de lempereur a fait part de ses propositions
à la diète, le collége électoral et celui des princes délibèrent séparément
sur les demandes impériales. Ils se communiquent leurs avis, et quand
il est uniforme, leur résolution est portée au dernier collége. Si celui-ci
y accède, la résolution devient, [159] pour parler le langage des
Allemands, un placitum de lempire. Si lempereur y met son
approbation, le placitum devient un conclusum commun ou
universel, et on en forme une loi à laquelle tous les états doivent obéir.
Si lempereur et la diète ne sont pas daccord, il ne peut y
avoir de conclusum, ni par conséquent de loi.
Il résulte de là que la puissance législative est retardée dans ses opérations,
et que souvent lempire ne peut avoir les lois les plus convenables
à sa situation, puisque lintérêt de lempereur nest pas
toujours le même que celui du corps germanique, et quil nest
au contraire que trop commun quil sen fasse dopposés
ou du moins de différens. Je ne suis pas étonné quà la paix de Westphalie
on ait évité de régler que lempereur ne pourroit refuser son approbation
au placitum ou vceu de lempire. Les puissances étrangères
qui conduisirent cette négociation nétoient pas fâchées de laisser
subsister un vice capital dans le gouvernement dAllemagne: cétoit
conserver lespérance de sy rendre plus nécessaires et plus
importantes. Mais depuis, pourquoi les électeurs, sils vouloient
le bien général, ont-ils négligé dinsérer dans ses capitulations
des empereurs une clause qui augmenteroit la dignité des trois colléges,
et mettroit lempire en état davoir enfin les lois les plus
conformes à lintérêt du corps entier et de ses membres ?
[160] Jajouterai même, pourquoi laisse-t-on à lempereur
le droit dêtre le seul promoteur des lois? Ne seroit-il pas plus
dans lordre de la société et du bien public, que chaque membre de
lempire fût libre de proposer à son collége ce quil croit
avantageux, et que chaque collége, après avoir formé son placitum particulier,
pût le porter aux deux autres, pour y être approuvé ou rejeté ? Je le
sais; dans les gouvernemens aristocratiques, et sur-tout dans les populaires,
la liberté quauroit chaque citoyen de proposer de nouvelles lois
au sénat ou au peuple, seroit le vrai moyen de nen avoir bientôt
aucune; on détruiroit aujourdhui ce quon auroit fait hier,
et demain on auroit encore une nouvelle jurisprudence. Mais prenez garde,
monseigneur, que cette objection ne peut avoir lieu à légard de
lempire, dont les diètes ne sont pas composées dune multitude
aveugle, inquiète et facile à sagiter. Quand le ministre dun
état parviendroit, par son éloquence et ses intrigues, à subjuguer son
collége et à lui inspirer ses passions ou ses caprices, il nen résulteroit
aucun inconvénient pour le corps germanique. Lavis dun collége
resteroit soumis à lexamen des deux autres: ainsi on ne craindroit
point que son étourderie, sa précipitation et son erreur dictassent jamais
les lois.
En même temps que la prérogative accordée [161] à lempereur
suspend laction de la puissance législative, et empêche lempire
de faire les nouvelles lois qui lui seroient nécessaires; il ne tient
quau directeur de la diète de mettre des entraves à la puissance
exécutrice, et pour ainsi dire, dimposer silence aux anciennes lois.
En effet, on ne peut rien communiquer à la diète que du consentement de
lélecteur, archevêque de Mayence. Il ne tient quà lui de refuser
la dictature publique ou la communication des plaintes, griefs, droits
et demandes quun prince veut faire au corps germanique. Il étouffe
à son gré les réclamations de lopprimé, il favorise à son gré linjustice
de loppresseur. Quelle est donc la puissance de la diète ? Quel
bien peut-elle faire, tandis que lempereur empêche de prévenir les
injustices, et larchevêque de Mayence de les punir ?
Ces deux vices sont dautant plus considérables quil ne sagit
pas en Allemagne de gouverner de simples citoyens, mais des princes qui
jouissent de tous les droits de la souveraineté, qui ont des forteresses
et des troupes, à qui il est permis de contracter des alliances défensives
avec les étrangers pour leur sûreté; et qui même quelquefois possèdent
au-dehors des états plus puissans que ceux quils ont dans lempire.
Plus il y a de causes de division, plus les lois devroient être sages,
et le législateur en état dagir. Moins la diète générale [162]
a de force pour faire exécuter ses décrets, plus toutes ses opérations
devroient être dictées par la justice.
Les parties mal unies de lempire cesseroient bientôt de faire une
espèce de tout, si quelques établissemens particuliers, et des usages
que le temps et lhabitude ont appris à respecter, ne suppléoient
à limpuissance du législateur et des tribunaux. Les diètes particulières
de chaque cercle tendent à rapprocher les esprits, et unir des princes
entre lesquels le voisinage de territoire, la différence de religion et
une infinité de prétentions et de droits obscurs, équivoques et opposés,
ne sont que trop propres à faire naître de la jalousie, de la défiance
et de la haine. Ces diètes pourvoient à ce que la législation générale
néglige ou ne peut régler; et leurs règlemens sont ordinairement mieux
observés que les lois qui sont publiées au nom de lempereur, du
consentement des trois colléges, et contre lesquels il est rare que quelques
princes ne fassent des protestations. Les électeurs, les princes, les
comtes, les villes libres, les Catholiques et les Protestans sassemblent
en diète quand leurs intérêts particuliers lexigent, et ces différens
pouvoirs se balancent, se tiennent en équilibre jusquà un certain
point, et suspendent les animosités et les ruptures. A la moindre querelle
qui sélève, mille médiateurs se présentent pour la termi [163]
ner. Au défaut de voies légales et propres à conserver la tranquillité
publique, on a recours aux négociations; et tout le gouvernement semble
plutôt se conduire par une sorte dallure et dexpédiens momentanés,
que par des règles fixes de droit.
Il y a actuellement un siècle que la diète présente fut convoquée à Ratisbonne,
et se tient sans interruption. Si ce corps législatif pouvoit en effet
faire des lois, il seroit dangereux ou du moins inutile de le tenir toujours
assemblé. Mais nétant, ainsi que je vous lai dit, monseigneur,
quune espèce de congrès où se traitent, plutôt par des négociations
que par des voies de droit, toutes les affaires de lempire, sa présence
est trèspropre à donner de la majesté au corps germanique, à contenir
les princes dans leurs limites, et maintenir la tranquillité publique.
Si la diète cessoit dêtre perpétuelle, il est réglé par la capitulation
de lempereur, que, dix ans au plus tard après sa dissolution, on
seroit obligé den assembler une nouvelle. Les princes qui ont porté
cette loi, connoissent-ils bien la nature de leur gouvernement ? Qui leur
a répondu que la chambre impériale et le conseil aulique suffiroient pendant
un si long espace de temps aux besoins du corps germanique ? Qui leur
a dit que les états les plus foibles ne seroient pas opprimés, et que
les troubles permettroient après un [164] interstice de dix ans
de convoquer une nouvelle diète ?
Si on ne considéroit lempire que comme une ligue fédérative de
plusieurs princes, qui, par des traités, se seroient soumis à des conventions
réciproques pour leur sûreté commune, on ne pourroit sempêcher dadmirer
leur sage prévoyance et de convenir que cette situation ne soit par elle-même
beaucoup plus avantageuse que celle des autres états, qui nont pour
tout lien que lobligation de remplir entreux les devoirs généraux
de lhumanité. Il nest pas douteux que les conventions du gouvernement
germanique nayent plus de pouvoir sur lesprit des princes
les plus ambitieux de lempire, que les lois naturelles nen
ont ordinairement sur les princes les plus religieux, ou qui se piquent
de la plus grande probité.
Grâces aux subtilités des docteurs dont lintérêt et le mensonge
conduisent la plume, les vérités les plus claires et les plus simples
sont devenues des objets de doute et de contestation. Ce droit naturel,
qui parle avec tant dénergie à tous les hommes qui nont pas
le cur gâté par lhabitude de linjustice et de la flatterie,
est abandonné à des sophistes qui ne manquent jamais de donner aux passions
les réponses quelles demandent. Je sais que le droit germanique
est souvent équivoque; je sais quil est presque impossible de [165]
désigner avec exactitude létendue et les bornes du pouvoir,
des prérogatives, des droits et des immunités des différens états de lempire;
je sais que chaque prince tient à ses gages un publiciste qui ne pense
point et qui a des argumens et des démonstrations pour tout; je sais quen
Allemagne il ny a presque point de titre qui ne soit combattu et
détruit par un autre titre; je sais enfin quil ny a point
de droit auquel on noppose une prétention, et que les droits et
les prétentions se choquent, se croisent, se contrarient continuellement.
Cependant le droit germanique est moins violé en Allemagne que ne lest
le droit naturel dans le reste de lEurope. Quoique la chambre impériale,
le conseil aulique, la suzeraineté et la suhordination des fiefs ne forment
quune foible barrière contre linjustice; quoique la diète
elle-même ninspire pas une confiance entière aux foibles, ni une
crainte salutaire aux forts, il est certain que les princes de lempire
sont plus unis entreux que les autres princes de lEurope.
Sans cette espèce de droit public qui leur persuade quils ont des
lois communes audessus deux, et ne sont que les membres dun
même corps, concevroit-on que les villes impériales, la noblesse immédiate,
et tant de princes qui nont quun territoire très-borné [166]
et sans défense, eussent conservé jusquà présent leur souveraineté?
Le corps de lempire, comme tous les états confédérés, na
et ne peut avoir aucune ambition qui le rende odieux ou suspect à ses
voisins; on ne fait point la guerre pour faire des conquêtes en commun,
et cest là le seul avantage quil retire de sa constitution.
Mais lambition de quelques-uns de ses membres, et leur adresse à
faire entrer dans leurs querelles leurs co-états, ont souvent exposé lAllemagne
à de grands maux de la part des étrangers. Cest cette ambition qui
depuis deux siècles a ouvert lempire à des armées de François, de
Suédois, de Danois, dAnglois, de Russes et de Hollandois. Combien
de fois la maison dAutriche, en affectant un pouvoir proscrit par
les lois, na-telle pas contraint les princes de lempire à
rechercher la protection de leurs voisins? LAllemagne a souvent
été déchirée et démembrée par des auxiliaires qui, en feignant de combattre
pour sa liberté, ne songeoient quà se rendre ses tyrans ? Combien
de malheurs lempire na-t-il pas éprouvés pour avoir eu la
complaisance de se rendre linstrument de lambition ou de la
haine dun de ses princes ?
Lempire soumis à un empereur despotique seroit moins exposé quil
ne lest aujourdhui aux incursions des étrangers qui ont [167]
des alliés jusques dans le cur de ses provinces; ses frontières
seroient mieux défendues; mais il pourroit être envahi plus aisément.
LAllemagne nauroit plus cette heureuse abondance dhabitans
qui fait sa force; on y verroit bientôt des campagnes désertes et des
villes dépeuplées. I1 faut, monseigneur, que vous fassiez une différence
entre un prince qui règne sur un grand état, et un prince qui ne possède
que des domaines trèsbornés. Lun néglige tout et ne ménage rien;
quelle que soit sa conduite, il se trouve toujours assez riche et assez
puissant; et parce quil croit ses ressources infinies, il en trouve
bientôt la fin. Lautre apprend, par la médiocrité même de sa fortune,
à avoir une sorte déconomie et de modération. Il peut presque tout
voir par lui-même dans ses états; il sent quil a besoin de se conduire
avec sagesse pour faire fleurir sa province, et il se rend puissant en
ménageant ses sujets.
Comparez, par exemple, monseigneur, lintérêt que les grands dEspagne
ont à maintenir le trône du roi votre oncle, et les moyens quils
ont dy réussir, avec lintérêt que les électeurs, les princes,
les comtes, la noblesse immédiate et les villes libres de lempire
ont à conserver leur gouvernement, et les ressources quils trouveront
en eux-mêmes dans les plus grandes disgraces. Peut-être quun [168]
vainqueur dans le sein de lEspagne pourroit enfin jouir de sa
conquête: peutêtre que la fidélité castillane se lasseroit. En Allemagne
le vainqueur vaincroit toujours sans jamais jouir de sa fortune. Ne pouvant
faire avec les vaincus des conventions qui leur rendissent leur nouvelle
condition supportable, il auroit à combattre lhydre de la fable:
à une tête coupée il en succéderoit une autre.
Pour que lempire pût craindre dêtre détruit par un vainqueur
étranger, il faudroit quil sélevât en Europe une puissance
ambitieuse, mais ambitieuse à la manière des Romains, cest-à-dire,
qui naffectât de faire des conquêtes que pour ses amis et ses alliés;
qui sût quil faut régner dans un pays par la réputation de ses bienfaits,
de sa modération et de sa justice, avant que dy vouloir régner directement
par ses magistrats et par ses lois. Que nous sommes loin de cette conduite
savante qui valut lempire du monde aux Romains ! Notre politique,
montrant à découvert une ambition imprudente, ne songe quà escamoter
et grapiller ce quelle trouve sous sa main. Pardonnez-moi, monseigneur,
ces expressions, plus elles sont basses, plus elles sont propres à rendre
ma pensée et le sentiment dont je suis affecté.
[169] CHAPITRE IV.
Du Gouvernement des Provinces-Unies.
Brutus disoit de Cicéron quil ha-issoit moins la tyrannie que le
tyran Antoine. On peut dire, monseigneur, la même chose des provinces
des Pays-Bas; elles se révoltèrent contre le gouvernement féroce de Philippe
II, sans songer à se rendre libres. Etonnées de laudace de leur
entreprise, et contentes de changer de mâître, elles offroient leur souveraineté
à tous les princes de lEurope. Heureusement pour elles, personne
naccepta leurs propositions; on étoit trop effrayé de lénorme
puissance que présentoit la maison dAutriche, pour quon osât
espérer que leur sédition eût un heureux succès. I1 ny avoit que
Guillaume Ier, prince dOrange, qui sût tout ce quun chef prudent
et courageux peut tenter et exécuter de difficile et de grand, à la tête
dun peuple animé par lesprit de religion.
Des dix-sept provinces des Pays-Bas, sept seulement recouvrèrent leur
liberté. Les autres, conduites par le duc dArschot, homme infiniment
moins habile que le prince dOrange dont il étoit jaloux, se contentèrent
de murmurer, [170] de se plaindre, de montrer quelles pouvoient
se révolter, et se flattèrent ridiculement de conserver leurs priviléges
par des négociations. Un prince a trop davantages en négociant avec
ses sujets; il naccorde rien tant quil ne se met pas dans
la nécessité de ne pouvoir manquer à sa parole; et rarement les négociations
et les pourparlers le réduisent-ils à cette impuissance. Le conseil de
Madrid confinna par un diplôme les priviléges des provinces que cette
générosité satisfit, et résolut cependant de prendre des mesures pour
quelles ne fussent plus assez téméraires pour oser réclamer leurs
anciens droits.
La révolte des Pays-Bas se soutenoit depuis neuf ans sans interruption,
lorsque le duché de Gueldre, les comtés de Hollande et de Zélande,et les
seigneuries dUtrecht, de Frise, dOver Issel et de Groningue,
connus depuis sous le nom; de Provinces-Unies, sapperçurent
enfin, par leurs succès, de la foiblesse du gouvernement dEspagne,
et signèrent le 23 janvier 1579 leur traité dunion. Cette alliancet
renouvelée en 1583, est par sa nature indissoluble. Cest le fondement
sur lequel est élevé tout lédifice de la république. Chacune des
Provinces-Unies conserva ses lois, ses magistrats, son indépendance et
sa souveraii neté. Elles ne formoient quun seul corps; mais pour
donner à toutes ses parties un même esprit etd un même [171] intérêt,
non-seulement elles renoncèrent au droit de traiter en particulier avec
les étrangers, elles formèrent même un conseil commun chargé des affaires
générales de lunion, et qui devoit convoquer deux fois lan
les états Généraux, dont lassemblée, prolongée par nombre
et limportance des affaires, devint bient perpétuelle.
A proprement parler, il y a autant de républiques dans létendue
des Provinces-Unies, quil y a de villes qui ont droit de députer
aux état~ particuliers de leur province. A lexception des objets
qui ont un rapport direct à lalliance générale, ces villes nont
point dautre règle de conduite que leur volonté. Elles se gouvernent
les lois quelles se font elles-mêmes; et toute puissance législative,
ainsi que lexécutricw,y réside dans leur sénat ou leur conseil.
Cependant toutes ces villes dune méme province, qui paroissoient
ne soccuper que de leurs intérêts particuliers, sont convenues détablir
un conseil commun pour veiller aux affaires générales de la province,
et servir de lien entre toutes ses parties. Ce conseil subsiste sans interruption,
et sa vigilance continuelle est sans doute nécessaire pour prévenir les
abus de lindépendance quaffecte chaque ville. Ce conseil propose
aux assemblées ordinaires ou extraordinaires des états-provinciaux les
points sur lesquels il juge à propos quon délibère. [172] Alors
les députés de la noblesse ou des villes instruisent leurs commettans
des affaires qui doivént être discutées, demandent leur avis et sont obligés
de le suivre comme un ordre. Tout se décide dans ces états à la pluralité
des voix, à moins quil ne sagisse de quelques questions majeures,
telles que la paix, la guerre, Ies alliances, la levée des troupes, ou
létablissement dune nouvelle imposition, qui par leur traité
dunion ou loi fondamentale de létat exigent un consentement
unanime.
Les états-généraux, continuellement assemblés à la Haye, et composés
des députés des sept provinces, sont véritablement souverains des pays
conquis depuis lunion, cest-à-dire, du Brabant hollandois,
du Limbourg hollandois, de la Flandre hollandoise et du quartier de Venlo;
mais ils nexercent et ne peuvent exercer aucun acte de souveraineté
sur les sept provinces. Les membres des états-généraux doivent instruire
leurs provinces des objets de leurs délibérations, et sont obligés dopiner
conformément aux instructions qui leur sont données. Tout se régle et
se résout dans cette assemblée à la pluralité des suffrages i et dans
les affaires majeures dont je viens de parler, et qui dernandent le consentement
unanime de toutes les parties de la république, les états-généraux nont
pas plus dautorité que les états-provinciaux.
[173] En réfléchissant, Monseigneur, sur cette f forme de gouvemement,
vous sentirez combien le goût de la liberté avoit déjà fait de progrès
quand les provinces révoltées se liguèrent. I1 est vrai quun peuple
qui veut être libre, sur-tout quand il vient de secouer le pug, doit être
très-économe dans la distribution du pouvoir, et se défier de ses représentans.
Cependant, pour affermir sa liberté, il ne doit pas sabandonner
à une défiance outrée, et prendre des mesures qui peuvent lui nuire. Ne
faut-il pas blâmer les Provinces-Unies davoir refusé à leurs états,
soit particuliers soit généraux, la même autorité que la seigneurie de
Frise accorde aux siens ? Les députés aux états de cette province ne consultent
point leurs commettans, et leurs résolutions ont force de loi. Quel inconvénient
peut-il en résulter, si une province a la prudence de bomer à un temps
trés-court la députation de ses ministres aux états, et dempécher
par de sages précautions, que lintrigue, la cabale et lesprit
de parti ne décident de leur élection ? En établissant un ordre différent,
combien les Provinces-Unies ne se sont-elles pas mis dentraves ?
En voulant éviter un mal, ne sont-elles pas A tombées dans un pire ? La
célérité est quelquefoi une grande sagesse, et cependant la république
parôîtra manquer de législateur et pencher vers lanarchie dans les
circonstances les plus impor [174] tantes. Tous les jours la puissance
exécutrice sera arrêtée ou ralentie, quoique lexercice en doive
être aussi prompt et aussi facile que celui de la puissance législative.
Avant que les états-généraux puissent prendre une résolution décisive,
il faut que les affaires à délibérer soient portées aux états particuliers
des provinces, et de là renvoyées à lexamen de leurs commettans;
cest-à-dire que cinquante villes et tous les nobles doivent traiter
une question, la débattre et prendre un parti, pour que les états-provinciaux,
par leur décision, mettent les états-généraux en liberté dagir.
Quelles longueurs, toujours fatigantes et souvent ruineuses, ne doivent
pas accompagner cette politique ? Ce nest pas tout, monseigneur,
et quand jai eu lhonneur de vous parler de cette unanimité
requise pour la conclusion des affaires les plus importantes, navez-vous
pas été surpris de retrouver cette loi Polonoise chez un peuple éclairé,
et qui a joué un rôle si considérable dans lEurope ? Vous devez
être curieux de démêler par quels accidens ou par quelles causes particulières
ces défauts essentiels nont pas dabord empéché la république
des Provinces-Unies de triompher de ses ennemis, et dans la suite nont
point porté le plus grand préjudice à ses affaires.
Avec un pareil gouvernement, jamais lunion nauroit subsisté,
si en effet les provinces [175] navoient eu en elles-mêmes
un ressort capable de hâter leur lenteur, et de ramener à ia même manière
de penser des villes et une noblesse souvent jalouses les unes des autres,
qui avoient des préjugés différens, et qui, plus ou moins éloignées du
danger, plus ou moins intéressées en apparence au succès de chaque entreprise,
ne pouvoient avoir le même zèle pour la cause commùne, ni par conséquent
les mêmes opinions. Ce ressort cest le stathoudérat, que cinq provinces
avoient conféré, trois ans avant le traité dunion, à Guillaume Ier
prince dOrange, et que les seigneurs de Prise et de Groningue donnèrent,
dans leurs provinces particulières au comte de Nassau.
Les prérogatives ou droits du stathouder, capitaine et amiral-général
sont immenses. Il commande également les forces de terre et de mer, et
dispose de tous les emplois militaires. Il accorde grâce aux criminels,
préside à toutes les cours de justice, et les sentences y sont rendues
en son nom. Il nomme les magistrats des villes sur la présentation quelles
lui font dun certain nombre de sujets. Il donne audience aux ambassadeurs
et ministres étrangers, et peut avoir des agens chez leurs mâîtres pour
ses affaires particulières. Il est chargé de lexécution des décrets
que portent les états-provinciaux. Enfin, il arbitre ou plutôt juge des
différens qui surviennent entre les provinces, [176] entre les
villes et les autres membres de létat; il prononce, et ses jugemens
sont sans appel. Etrange effet des contradictions humaines ! Des hommes,
trop jaloux de leur liberté pour se confier entièrement à leurs commettans
qui nétoient que leurs égaux, abandonnent à un prince un pouvoir
et un crédit dont il lui étoit alors dautant plus aisé dabuser,
que les affaires de la république étoient plus importantes, et quelles
navoient pas encore pris une assiette assurée.
Tant de pouvoir dans les mains dun prince qui avoit tous les talens
dun grand homme et lame dun républicain, non-seulement
ne fut point funeste, mais répara même tous les défauts du gouvernement,
et suppléa aux établissemens qui lui manquoient. Maurice usa de cette
autorité en bon citoyen et en héros comme son père. Il tint les esprits
unis, et leur communiqua son activité. Son frére Frédéric-Henri qui lui
succéda, se conduislt par les mêmes principes, et sa régence ne fut quune
longue suite de prospérités et de triomphes. Son fils, Guillaume II, revêtu
des mêmes dignités en 1647, se rendit suspect à la république. Soit que
les Provinces-Unies, après avoir conclu à Munster une paix définitive
avec lEspagne, eussent moins besoin du stathoudérat, et commençassent
à seffrayer du pouvoir énormç de cette magistrature, soit que de
son côté Guillaume, occupé dobjets [177] moins importans
que ses prédécesseurs, parût plus jaloux de son autoété à mesure quelle
devenoit moins nécessaire à la république, il ne régna plus la même harrnQnie
entre les états et le stathouder. La liberté est soupçonneuse, lambition
est inquiète, et vraisemblablement la république auroit été déchirée et
peut-être détruite par les dissentions domestiques, si lambitieux
Guillaume ne fût mort en 1650. Les alarmes des zélés républicains se dissipèrent,
et plus frappés des derniers dangers auxquels le stathoudérat les avoit
exposés, que des avantages quils en avoient reçus, ils prirent des
mesures pour empêcher que le fils posthume de Guillaume II ne pût jamais
obtenir les charges de son pére.
Cétoit, comme vous le voyez, monseigneur, néviter les maux
de la tyrannie que pour sexposer à ceux de lanarchie. Puisque
le stathoudérat avoit servi de lien entre les parties trop séparées et
trop indépendantes des ProvincesUnies; puisquil avoit été lame
de leurs conseils et le principe de leur unanimité, il est certain que
lédit qui le proscrivoit pour toujours sans remédier aux vices du
gouvernement, condamnoit la république à une inaction mortelle. Pourquoi
détruire irrévocablement cette magistrature, tandis que les Provinces-Unies,
accoutumées à la politique intrigante, active et tracassière de lEurope,
et occupées de toutes [178] ses affaires auxquelles elles vouloient
prendre part, avoient besoin des ressorts les olus actifs et des mouvemens
les plus diligens ? Quand la république auroit eu la sagesse de ne soccuper
que delle-même, il est évident, si je ne me trompe, quen laissant
subsister les irrégularités de son gouvernement, elle devoit laisser subsister
le stathoudérat, et se borner à en faire une magistrature extraordinaire,
telle que la dictature chez les Romains. Il falloit que le stathoudérat,
passager et créé seulement dans les temps de troubles domestiques ou de
guerre étrangère, pût encore, par son autorité suprême, préserver les
Provinces-Unies des périls auxquels leur gouvernement ordinaire les exposoit.
La république ne tarda pas à éprouver le besoin quelle avoit dun
dictateur. Voyant fondre sur elle, en 1672, les forces de la France et
de ses redoutables alliés, elle crut toucher au moment de sa ruine, et
paroissoit prête à se dissoudre avant que davoir été vaincue. Avec
quelque supériorité que Jean de Wit, grand pensionnaire de Hollande, eût
gouvemé jusque-là, il voyoit que sa prudence, son courage, sa fermeté
et ses lumières ne lui sùffisoient plus; le vaisseau étoit battu par une
tempéte trop violente, et le gouvernail lui échappoit des mains. En effet,
si ce vertueux et zélé citoyen eût réussi à ruiner les espérances [179]
du jeune Guillaume III, et à proscrire pour toupurs le stathoudérat;
bien loin que les Provinces-Unies eussent alors retrouvé en elles-mêmes
les ressources nécessaires pour repousser les coups dont elles étoient
menacées, on ne peut se déguiser que les vices de leur gouvernement et
leur consternation neussent rendu leur perte inévitable.
A cet ancien esprit de courage et de patience qui avoit fondé la république
et produit quelquefois des prodiges, la paix avoit fait succéder cet esprit
de sécurité et de mollesse qui énerve ordinairement les états, quand on
ignore quil faut se défier des douceurs de la paix. Les milices
de terre avoient été négligées. Le commerce commençoit à attacher trop
fortement les citoyens à leur fortune domestique. Il ny avoit plus,
pour ainsi dire, de point de réunion entre les sept provinces; et nosant
se fier les unes aux autres, ni à leurs magistrats ordinaires, chacune
se seroit hâtée de traiter en particulier pour mériter des conditions
plus avantageuses. Grotius a dit que la haine de ses compatriotes contre
la maison dAutriche les avoit empéchés dêtre détruits par
les vices de leur gouvernement. Cette haine agissante ne subsistoit plus,
et celle quils devoient avoir contre la France, et qui devoit produire
les mêmes effets, nétoit pas encore formée.
Guillaume III étoit né avec de grands talens [180] pour la guerre,
et des talens encore plus grands pour ce que nous appelons communément
la politique. Ses ennemis, par les obstacles quils lui opposoient,
et ses partisans, par leurs espérances, avoient également concouru à lui
donner une ambition sans bomes. Son élévation aux charges de ses pères
rendit la confiance et le courage à sa patrie. Les Hollandois trouvèrent
des alliés, la France perdit les siens, la guerre prit une face nouvelle,
et le stathoudérat, en un mot, sauva encore la république quil avoit
formée.
Dans un de ces accès de reconnoissance qui ne sont que trop ordinaires
aux peuples libres, les partisans de la maison dOrange obtinrent,
le 2 février 1674, que le stathoudérat, désormais héréditaire, passeroit
aux enfans mâles et légitimes de Guillaume III. La loi, qui rendoit cette
dignité perpétuelle, nétoit pas moins funeste à la république, que
la loi qui lavoit autrefois proscrite pour toujours. Heureusement
le stathouder ne laissa point de postérité, et les Provinces-Unies se
trouvèrent à sa mort dans un état assez florissant pour navoir besoin
que de leurs magistrats ordinaires. Les succès des alliés pendant la guerre
de la succession espagnole, et les disgraces de la France, causèrent une
telle fermentation dans la république, que les ressorts du gouvernement
agirent avec autant de célérité quils devoient naturellement avoir
de lenteur.
[181] Je vous prie, monseigneur, de vous rappeler les principes
que vous avez vus, et de remarquer en conséquence que lhérédité
du stathoudérat étoit la faute la plus considérable que les Provinces-Unies
pussent commettre. Sil est avant tageux à un peuple libre, ainsi
que je lai déjà remarqué, davoir, dans des conjonctures extraordinaires,
une magistrature extraordinaire qui donne au gouvemement une action et
une force nouvelles, rien nest plus inconséquent que de la rendre
perpétuelle et héréditaire. Elle naura plus sur les esprits accoutumés
à la voir le même empire. Elle ne leur inspirera plus le même zèle, la
même chaleur, la même confiance. Un magistrat, dont lautorité est
bornée à un temps très-court, peut sans danger être tout puissant, parce
quil ne se proposera que le bien public. Un magistrat à vie commence
à séparer ses intérêts de ceux de la république. I1 faut donc limiter
son pouvoir. Un magistrat héréditaire devient en quelque sorte lennemi
de sa nation. Quelque médiocre puissance quon lui confie, il faut
donc sattendre quelle sera bientôt trop étendue.
Si vous examinez en détail, monseigneur, les prérogatives du stathouder,
vous le prendrez pour un vrai monarque; et pour peu quil veuille
en abuser en divisant les esprits, en flattant les passions, et sur-tout
en cachant [182] son ambition sous des manières populaires; vous
jugerez quil doit devenir en peu de temps un souverain absolu. Il
fait grâce aux criminels; ses flatteurs en concluront que sa personne
est sacrée et inviolable, quil ne peut être traduit en jugement,
et quil est par conséquent au-dessus des lois. Il est président
né de toutes les cours de justice, cest-à-dire, quil peut
facilement les corrompre toutes, éluder la force des lois par des jugemens,
et après avoir établi peu-à-peu une jurisprudence de routine favorable
à ses intérêts, devenir enfin législateur. Tous les magistrats des villes
doivent leur place au stathouder: sil est adroit, il leur apprendra
à devenir reconnoissans à son égard, jusquà devenir des traîtres
envers leur patrie, et il dominera sur toute la bourgeoisie qui aspire
aux magistratures. Sa prérogative de négocier directement avec les étrangers
le met à portée de se faire des alliés, et de trouver au-dehors les secours
nécessaires pour subjuguer son pays. Si un intrigant adroit juge sans
appel les différens des provinces et des villes, que lui manque-t-il pour
les diviser et devenir leur maître ? Le stathouder dispose des emplois
militaires, et commande les forces de terre et de mer: je tremble. Pourquoi
donc ne dira-til pas un jour à ses soldats mercenaires: "Mes amis,
ces bourgeois qui vous payent sont avares, timides, riches, et nen
[183] tendent rien au gouvemement. Vous prodiguez votre sang, et
ils vous refusent leur argent. Vous êtes les défenseurs de la république;
il ne suffit pas de la défendre contre les armes des étrangers, il faut
la défendre contre lavarice des citoyens" ? Guillaume III étoit
roi, dit-on, des Provinces-Unies, et stathouder en Angleterre. Sil
eût laissé un fils pour lui succéder, de quelle puissance ne jouiroit-il
pas aujourdhui .
La dignité de stathouder étant vacante dans les provinces de Hollande,
Gueldre, Zélande, Utrecht et Over-Issel après la mort de Guillaume III:
la république ne vit ni les avantages quelle pouvoit retirer de
cette magistrature en la rendant passagère, ni combien les circonstances
étoient favorables pour tenter cette entreprise. En effet, il ne restoit
plus de postérité de ces stathouders immortels, dont le courage et le
génie avoient formé et conservé la république; et il sen &lloit
bien que les provinces fussent aussi attachées à la seconde branche de
la maison de Nassau, quelles lavoient été à la première. Dailleurs,
les Hollandois étoient tellement enivrés, à la fin de la guerre de 1701,
de la gloire quils avoient acquise sous le gouvernement de leurs
magistrats ordinaires, quils auroient adopté avec joie tous les
règlemens quon leur auroit proposés à ce sujet.
Mais, soit que les magistrats qui gouver [184] noient alors ne
connussent pas le système de leur gouvernement, soit quils ne songeassent
quà étendre leur pouvoir, ils firent revivre les anciennes lois
qui proscrivoient le stathoudérat. Quon me permette de le dire,
cette politique étoit dautant plus fausse dans ces circonstances,
quil nétoit plus possible de se déguiser, que ia noblesse,
indignée de voir des bourgeois à la tête des affaires, feroit tous ses
efforts pour avoir un stathouder, et entraîneroit le peuple à penser comme
elle.
Pour comprendre lintérêt du peuple dans cette occasion, vous remarquerez,
monseigneur, quà la naissance de la république, les assemblées de
la bourgeoisie choisissoient, à la pluralité des voix, les personnes destinées
à former le sénat de chaque ville. Il se fit quelques brigues, quelques
cabales dans ces élections; et de mille moyens propres à arrêter ce mal,
on prit le plus mauvais et le plus dangereux: on donna au sénat méme le
droit de nommer à ses places vacantes. Les sénateurs ne sassocièrent
que de leurs parens, et toute lautorité devint le partage de quelques
familles qui semparèrent de tous les emplois. Celles qui se trouvèrent
exclues, murmuroient contre loligarchie, étoient moins affectionnées
au gouvernement; et pour abaisser des magistrats dont elles vouloient
se venger, devoient sunir à la noblesse pour le rétablissement du
stathoudérat.
[185] Cest en 1722 que les états du duché de Gueldre nommèrent
pour leur stathouder et capitaine-général le prince dOrange et de
Nassau, déjà stathouder héréditaire de Frise et de Groningue. La province
de Holland¢ ouvrit les yeux sur le péril dont elle étoit menacée; mais
ne prit aucune mesure capable de le prevenir. Au lieu de négocier inutilement
avec la Gueldre pour empécher une démarche à laquelle ellc étoit déterminée,
il falloit empécher que cet exemple ne devînt contagieux. Il falloit examiner
les causes qui avoient produit cette révolution dans la Gueldre; et, si
elles pouvoient avoir les mémes suites dans les autrcs provinces, il falloit
sy opposer; et pour empecher que la noblesse et le peuple ne désirassent
un stathouder, il falloit quils ne pussent pas æ plaindre du gouvernernent
actuel: en partant de tout autre principe, on ne pouvoit avoir quun
succès malheureux.
Tandis que les ennemis du stathoudérat ne faisoient rien de ce quils
auroient dû faire, ses partisans, appuyés du crédit de George II, roi
dAngleterre, et beau-pére du prince dOrange, devenoient de
jour en jour plus nombreux. Ils nattendoient quun prétexte
pour changer la face du gouvernement, et il se présenta en 1747, lorsque
le roi de France attaqua le territoire des Provinces-Unies. Toute la cabale
du princè dOrange feignit les plus grandes alarmes pour répandre
la consterna [186] tion et intimider les magistrats. "Nous
sommes perdus sans un stathouder. Donnez-nous un stathouder" On nentendoit
qu¢ ces cris mêlés à des menaces. La province de Zélande obéit à la clameur
publique, et les états de Hollande et dUtrecht suivirent cet exemple,
bientôt imité par la province dOver-Issel.
Le prernier succès encouragea les ennemis du gouvernement; et, comme
si la république avoit craint de recouvrer un jour sa liberté, elle ne
se contenta pas de rendre le stathoudérat héréditaire, elle voulut même
que les filles fussent appelées à cette suprême magistrature. La loi porte
que cette dignité ne pourra appartenir à un prince revêtu de la dignité
royale ou électorale, ou qui ne professeroit pas la religion réformée.
Les stathouders, pendant leur minorité, doivent être élevés dans les Provinces-Unies.
Cette suprême magistrature ne passera à la postérité des princesses de
la maison dOrange, que dans le cas où elles auront épousé, du consentement
des états, un prince de la religion réformée, et qui ne soit ni roi ni
électeur. Une princesse héritière du stathoudérat lexercera sous
le titre de gouvernante, et pour commander en temps de guerre,
proposera à la république un général qui lui soit agréable. Pendant la
minorité du stathouder, la princesse-mère en exercera le pouvoir avec
le titre de gouvernante, à condition cependant quelle ne se remariera
pas.
[187] CHAPITRE V.
Du gouvernement dAngleterre.
Guillaume, duc de Normandie, ne pouvoit sassurer de la fidélité
des seigneurs normands qui lavoient aidé à faire la conquête de
lAngletetre, quen les enrichissant des dépouilles des vaincus.
Il leur donna de grandes terres; mais en portant dans son nouveau royaume
les lois et le gouvernement auxquels les æigneurs de son duché étoient
accoutumés, il fut trop jaloux dc son pouvoir pour ne pas établir une
subordination plus exacte que celle qui étoit connue en France.
Quand vous étudiez lhistoire des premiers successeurs de Hugues
Capet, on vous a fait remarquer, Monseigneurs les principales causes de
la foiblesse de ces princes; on vous a dit que par la coutume, le souverain
navoit dautorité que sur ses vassaux immédiats, et que peu
de fiefs relevant directement de la courorme, les rois navoient
de relation dlrecte quavec un petit nombre de seigneurs. On a ajouté
que ces vassaux des rois de France avoient pour la plupart des forces
trop considérables pour remplir exactement les devoirs [188] auxquels
leur foi et leur hornmage les obligeoint. Guillaume évoca ces inconvéniens
en partageant sa conquête en un très grand nombre de baronies qui toutes
relevèrent de lui. Tous les seigneurs dAngleterre furent ainsi ses
vassaux immédiats, tous le reconnurent pour leur suzerain direct, et aucun
en particulier ne fut assez puissant pour oser mesurer ses forces avec
les siennes Ce prince marqua encore dans ses chartres dinvestiture
les conditions auxquelles il conféroit ses fiefs, et sy réserva
même quelques droits de justice et dinspection. Ses vassaux, ainsi
gênés, pouvoient être indociles et se soulever, mais ils ne devoient pas
aspirer à la même indépendance quaffectoient les seigneurs puissans
qui relevoient du roi de France. Cest pour cela que les barons dAngleterre,
faisant des remontrances à Henri III, sur ce quil révoquoit les
deux célébres chartres que Jean sans-Terre son pére avoit données à la
nation, et quil avoit lui-méme juré dobserver, lévêque
de Winchester, ministre de ce prince, leur répondit que les pairs dAngleterre
sen faisoient beaucoup accroire, sils vouloient se mettre
sur la t même ligne que les pairs de France, et quil y avoit une
extrême différence entre les uns et les autres. Les choses sont bien changées
depuis, dit un Anglois; et cest aux pairs de France, sils
vou-, loient comparer leur autorité [189] à celle des pairs dAngleterre,
quon pourroit dire aujourdhui quils sen font beaucoup
accroire.
Les seigneurs Normands favorisèrent toutes les vexations du nouveau roi,
pour le mettre en état de faire de plus grandes largesses; et sautoriser
eux-mêmes par son exemple à vexer les habitans de leurs terres. Mais il
y a un terme à tout, et ne restant plus rien à piller, on sentit la nécessité
de recourir aux lois, et détablir un certain ordre pour affermir
des fortunes élevées par des rapines. Lavarice qui avoit uni les
vainqueurs ne tarda pas à les diviser. Les princes crurent avoir trop
donné, et les vassaux crurent navoir pas assez reçu. Le mécontentement
étoit égal; "les successeurs de Guillaume, voulant abuser de leurs
forces, agirent avec une hauteur que la fier des fiefs ne pouvoit souffrir,
et se rendirent suspects à la nation. Les barons trop foibles, chacun
en particulier, pour résister à lautorité royale, se réunirent pour
étendre leurs droits. Ainsi, tandis que les rois de France combattoient
successivement contre différens seigneurs, et pouvoient espérer de les
abattre les uns par les autres en profitant de leurs divisions, les rois
dAngleterre ne pouvoient tirer aucun avantage de la politique par
laquelle Guillaume avoit voulu se rendre puissant en ne faisant que des
fiefs peu considérables. On peut même conjecturer que dans le cours de
ces divi [190] sions, les naturels du pays favorisérent le parti
des barons, et lui donnèrent des secours Sils ne lavoient
pas fait, pourquoi trouveroit dans les chartres, que les seigneurs firent
signer à Jean sans-terre, des articles qui établissent les priviléges
de Londres et de plusieurs autres villes, et qui tempèrent méme lempire
des barons sur leurs sujets ? On sait assez que dans ces temps dusurpation,
les murs et les principes des grands ne les portoient pas à dirliinuer
leurs droits par générosité.
La grande-chartre et la chartre des forêts fixoient les
droits du roi et des barons, et les immunités de la nation; mais suivant
la coutume de ce siède dignorance et de barbarie, plus on avoit
de raisons de ne pas compter sur les lois et les traités, moins on prenoit
de mesures pour en assurer lexécution. Tandis que les successeurs
de Jean sans-Terre ne songèrent quà violer les deux chartres que
la nécessité lui avoit arrachées, la nation, toujours inquiète, ne cessa
de se plaindre et de demander par ses menaces la réparation des torts
quon lui avoit faits. Cest cet intérêt opposé qui fut le principe
et lame de tous les événemens que présente pendant long-temps, lhistoire
dAngleterre. Je nentrerai, Monseigneur; dans aucun détail;
il suffit dobserver que ce fut un flux et un reflux de guerres faites
sans habileté, et de traités de paix conclus sans bonne foi. Ainsi la
[191] nation toujours agitée, parce quelle étoit mécontente
de son gouvernement, en cherchoit un meilleur sans savoir où le trouver.
Le seul avantage guelle ait retiré de .ses premiers troubles, cest
davoir conçu pour la grande chartre un respect qui sest
conservc dâge en âge. Après les plus longues distractions et les
plus longues erreurs, ce sentiment, si je puis parler ainsi, lui a encore
servi de boussole; elle lui doit le gouvernement dont elle jouit aujourdhui,
quelle a raison daimer, mais quelle a tort de regarder
comme le modèle et le chefdoeuvre de la politique.
Les Anglois toujours unis et jamais lassés de combattre pour leur liberté,
doivent également sinstruire par leurs succès et par leurs disgraces,
et ils nétoient pas loin den recueillir le fruit, en établissant
un gouvernement régulier, lorsque les prétentions opposées des maisons
dYorck et de Lancastre, firent oublier les grandes questions de
la prérogative royale, pour ne soccuper que des droits particuliers
de quelques princes qui semparoient du trône les armes à la main.
Lesprit de parti succéda à lesprit patriotique. Les deux factions
eurent pour leurs chefs une complaisance dangereuse, et leur permirent
tout pour les faire triompher de leurs ennemis, ou pour les affermir sur
le trône. Les rois passèrent les bornes prescrites à leur autorité: ils
se firent de nouvelles prérogatives; et sans quils sen aperçussent,
les [192] Anglois se préparoient à supporter patiemment le despotisme
de Henri VIII.
Dautres causes, en empêchant quils ne reprissent leurs anciens
principes, contribuèrent encore à la révolution qui se fit dans leur génie
sous le règne de ce prince. Telles sont, Monseigneur, les grandes affaires
de lEurope auxquelles lAngleterre prit part, et qui lempêchèrent
de soccuper de ses affaires domestiques, et sur-tout, suivant la
remarque judicieuse de Rapin-Thoiras, les querelles de religion occasionnées
par la nouvelle doctrine de Luther, et qui formèrent deux partis aussi
animés lun contre lautre, que lavoient été la Rose-blanche
et la Rose-rouge, et également disposés à sacrifier la cause
publique à leurs intérêts particuliers. "Comme Henri VIII, dit Rapin,
tenoit une espéce de milieu entre les novateurs et ceux qui étoient attachés
à lancienne doctrine, personne ne pouvoit se persuader quil
pût demeurer long-temps dans cette situation. Ceux qui souhaitoient la
réformation, croyoient ne pouvoir mieux faire que de lui complaire en
toutes choses, afin de pouvoir le porter par degrés à la pousser plus
avant. Tout de même les partisans de lancienne religion, voyant
de tels cornrnencemens, craignoient quil nallât plus loin,
et que leur résistance ne lui fît plutôt achever son ouvrage. Ainsi chacun
des deux partis sefforçant de le mettre dans ses intérêts, il en
résultoit [193] pour lui une autorité dont aucun de ses prédécesseurs
navoit joui, et quil nauroit pu usurper dans dautres
circonstances sans courir le risque de se perdre".
Les mêmes causes favorisèrent Edouard et la Reine Marie, qui, en défendant
avec chaleur la religion quils professoient, étoient sûrs davoir
pour eux un parti considérable qui les protégeoit, et leur permettoit
de faire des entreprises nouvelles ou contraires aux lois. Les murs
anciennes ne subsistoient plus, et les soins de la liberté et du gouvernement
étoient dautant plus négligés, que les Anglois comrnençoient à soccuper
sérieusement du commerce et des établissemens quils faisoient dans
le Nouveau-Monde. Après les règnes trop durs quon avoit éprouvées,
et contre lesquels on sétoit contenté de murmurer, on se crut trop
heureux dobéir à Elisabeth, princesse aussi jalouse de son autorité
quun tyran, mais assez éclairée pour savoir que la puissance se
perd elle-même, si elle ne sétablit pas avec dextrêmes ménagemens.
La prudence et le courage dElisabeth la firent respecter. Les Anglois
ne virent pas quelle affectoit de certaines prérogatives dont ses
successeurs abuseroient, ou sils le virent, ils ne le trouvèrent
pas mauvais, parce que ces prérogatives paroissoient nécessaires pour
affermir la tranquillité publique, dans un temps où lAngleterre,
pleine de citoyens fanatiques [194] qui ne demandoient que le trouble,
avoit au-dehors des ennemis puissans.
Jacques I, prince foible, et qui craignoit par conséquent de voir échapper
de ses mains son autorité, sétoit persuadé, dans la lecture de quelques
théologiens dont il faisoit ses délices, quil ne tenoit que de Dieu
sa dignité; il sen croyoit le vicaire, et cétoit de la meilleure
foi du monde quil pensoit quon ne pouvoit mettre cie borne
à sa puissance sans commettre un sacrilége. Il ne subsistoit presque aucun
reste de lancien esprit national; les Anglois, distraits par les
querelles des prêtres, par de nouveaux plaisirs et le luxe, parloient
de leur liberté sans chaleur et sans inquiétude pour lavenir. Nayant
encore aucune idée nette sur les principes du droit naturel et la nature
des lois, peu instruits même de leurs antiquités, ils se laissoient mollement
gouverner par des exemples, et ne trouvoient point étrange que linjustice
et laudace des derniers princes devinssent, sous le nom de prérogative,
des titres pour leurs successeurs. Dans cette disposition des esprits,
la foiblesse même et la timidité de Jacques I favorisèrent les progrès
du despotisme: elles lempêchoient de faire de ces entreprises hardies
et tranchantes qui auroient peut-être retiré les Anglois de leur assoupissement.
Si les querelles de religion avoient beaucoup contribué à étendre la
prérogative royale, elles [195] ne tardèrent pas à réparer tous
les torts quelles avoient faits à la liberté. Il sétoit formé
une secte dhommes austères et rigides, qui voyoit avec indignation
dans léglise dAngleterre un reste de la hiérarchie et des
cérémonies de la religion romaine que la reine Elisabeth y avoit conservées.
Les presbytériens, en ne songeant quà se venger de la haine que
le roi leur marquoit, firent naître un nouvel esprit dans la nation. Ils
joignirent des questions de politique à des questions de théologie, examinèrent
la conduite du prince, demandèrent quel étoit le titre de ses droits,
et les discutèrent. Mais ils nauroient jamais réussi à lever le
voile mystérieux sous lequel la majesté royale se cachoit, ni à faire
aimer la liberté, sils navoient retiré de la poussière des
archives cette grande chartre quon ne connoissoit que de
nom, et qui avoit été pendant si long-temps la loi fondamentale des Anglois.
Des raisonnemens nauroient frappé que foiblement les esprits; mais
on fut indigné en voyant combien tous les ordres de létat avoient
dégénéré. On regarda le prince comme un ennemi domestique qui sétoit
agrandi aux dépends de tous les citoyens. La grande chartre reprit son
ancienne autorité, et chacun y apprit ce quil devoit être.
Les communes qui, depuis long-temps, avoient tellement ignoré leur pouvoir,
que quand les parlemens étoient prolongés au-delà dune session,
[196] le chancelier y appeloit par ses lettres de nouveaux membres
à la place de ceux quil jugeoit arbitrairement hors détat
de sy rendre, forcèrent la cour à renoncer à cette prérogative.
Elles sétablirent seules juges de la validité des élections, et
sarrogèrent encore le droit de punir ceux à la poursuite desquels
on arrêteroit un de leurs membres, et les officiers même qui se seroient
chargés de lexécution. On commença à voir de mauvais il la
cour de Haute-Commission établie par Elisabeth, et dont les juges
nommés par le roi décidoient arbitrairement de toutes les affaires ecclésiastiques.
On murmura contre une autre juridiction appelée la Chambre étoilée,
composée de juges tirés du conseil du prince, et qui exerçoit un pouvoir
arbitraire dans les matières civiles. On crut voir la tyrannie sintroduire
ou plutôt sexercer sous le masque dangereux de la justice, et ce
tribunal odieux fut détruit. En séclairant sur le passé on devint
plus soupçonneux, plus précautionné et plus circonspect sur lavenir.
On naccorda plus les subsides avec la même complaisance quauparavant;
enfin le parlement passa en 1624 un bill, par lequel chaque citoyen avoit
une entière liberté de faire tout ce quil jugeroit à propos, pourvu
quil ne fît tort à personne. Il ne devoit répondre de sa conduite
quà la loi, et la loi nétoit plus soumise ni à la prérogative
royale, ni à aucune autre autorité.
[197] Je serois trop long, monseigneur, si je voulois vous rappeler
en détail tous les établissemens, toutes les lois et tous les règlemens
que firent les Anglois pour rapprocher leur constitùtion des principes
de la grande chartre; mais je dois vous faire remarquer que, sans
le zèle des presbytériens à prêcher et étendre leurs opinions théologiques,
il est vraisemblable que cet esprit de liberté quils avoient inspiré
pour se venger dun gouvernement qui leur étoit opposé, nauroit
pro(luit quune effervescence passagère. Sans leurs principes politiques,
il est vraisemblable aussi que leur haine contre lépiscopat et les
cérémonies superstitieuses de léglise anglicane nauroient
allumé que des guerres inutiles; et que la nation nauroit point
enfin été dédommagée par un sage gouvernement de tout le sang que le fanatisme
auroit fait répandre.
Sil est vrai que dans les révolutions il est nécessaire davoir
des enthousiastes qui aillent audelà du but, pour que les personnes sages
et prudentes puissent y parvenir, les Anglois doivent de la reconnoissance
aux puritains, secte formée des plus ardens presbytériens, et qui,
sans ménagement pour les évêques et le roi, vouloient également détruire
lépiscopat et la royauté. Suivez avec une certaine attention lhistoire
de la maison de Stuart par M. Hume, et vous verrez que le fanatisme et
lamour de la liberté se prétent toujours une force mutuelle. [198]
Lun se soutient par lautre, et sans leut double secours,
jamais les Anglois ne seroient parvenus à se rendre libres.
Vous connoissez, monseigneur, les événemens de cette guerre mémorable
qui ne fut terminée que par la mort tragique de Charles premier, et la
tyrannie de Cromwel. Que de réflexions importantes doivent se présenter
à votre esprit ! Quelle leçon pour les princes qui se laissent enivrer
par leur fortune ! Quelle leçon pour les peuples qui sont presque toujours
opprimés par ceux qui prennent leur défense ! Quoiquil en soit,
lamour de la liberté avoit fait de tels progrés, que ni les malheurs
de la guerre, ni la tyrannie de Cromwel, ni le rappel de la maison de
Stuart, fait au milieu des acclamations du peuple, ne furent pas capables
de létouffer. Le premier parlement que convoqua Charles II eut beau,
en son nom et au nom de toute la nation, se déclarer coupable de révolte
et de lèse-majesté; il eut beau déclarer que nuire au roi, le déposer
ou prendre ies armes défensivement contre lui, cétoit un crime de
haute trahison; il eut beau reconnoître quaucune des deux chambres,
ni les deux réunies ne possédoient aucune autorité indépendamment du roi,
lautorité arbitraire étoit frappée dans ses fondemens. Quoique la
nation nosât avouer ni désavouer ses représentans, les républicains
forcés de se taire, mais qui ne pouvoient plus [199] souffrir que
des lois conformes à la grande chartre, frémissoient de colère
en secret, et attendoient le moment doser se montrer. A lexception
des Catholiques, toutes les sectes répandues en Angleterre voyoient avec
chagrin sur le trône un prince quon soupçonnoit davoir embrassé
la religion romaine, et avec désespoir que le duc dYorck, son héritier
présomptif, eût laudace den faire publiquement profession.
Les murs se dégradoient; Charles II avoit mis à la mode des vices
qui ne sont propres quà faire des esclaves, et les partisans de
lancienne liberté ne sen consoloient que dans lespérance
que la religion causeroit encore une révolution. On ne parloit que de
cette intolérance cruelle quon reprochoit depuis plus dun
siècle à léglise romaine. Les indépendans, les presbytériens et
les épiscopaux avoient le même intérêt de ne point obéir à un roi catholique;
mais, heureusement pour le prince, leurs anciennes haines les divisoient,
et ils nosoient point se fier les uns aux autres. Tandis que la
cour négligeoit de les tenir séparés, la politique plus adroite des républicains
les réunit, ou plutôt sut les engager chacun en particulier à favoriser
la révolution quelle méditoit. Jacques II, entouré damis imprudens
et de catholiques emportés, ne voyoit pas quon ne souffroit avec
une patience simulée ses premières injustices, que pour lencourager
à en commettre de [200] plus grandes, le rendre odieux et hâter
sa perte. Il croyoit toucher au pouvoir absolu, et le prince dOrange,
à qui on avoit promis la couronne, descendoit en Angleterre pour len
chasser. Aprés tant de révolutions dont il nest pas inutile de rechercher
la cause et lesprit, voici enfin lépoque de létablissement
dune liberté moins agitée. Le parlement, assemblé le 22 janvier
1689, déclara que le prétendu pouvoir de dispenser des lois ou den
suspendre lexécution par lautorité royale sans le consentement
du parlement, étoit contraire aux lois et à la constitution dAngleterre.
On ôta à la couronne le droit quelle sétoit attribué de créer
des commissions ou des cours de justice; et il fut ordonné que dans les
procès même de haute trahison, les jurés ne seroient pris que parmi
les membres des communautés. Toute levée dargent pour lusage
de la couronne, sous prétexte de quelque prérogative royale, et que le
parlement nauroit pas accordéc, fut proscrite; et le roi ne peut
la faire que pendant le temps et de la manière que le parlement laura
ordonnée. Tout Anglois fut autorisé à présenter des pétitions au
roi, et toute poursuite ou tout emprisonnement pour ce sujet, déclaré
contraire aux lois, de même que la levée ou lentretien dune
armée dans le royaume en temps de paix sans le consentement de la nation.
On assura la libre élection des membres du parlement. [201] On
ordonna que les discours et les débats du parlement ne seroient recherchés
ou examinés dans aucune cour ni dans aucun autre lieu que le parlement
même. Il fut défendu dexiger des cautionnemens excessifs, dimposer
des amendes exorbitantes, et dinfliger des peines trop dures. Voilà,
monseigneur, ce que lAngleterre appelle sa loi fondamentale. Vous
voyez des bornes très-clairement prescrites à lautorité royale,
et si le prince les respecte, la nation sera certainement libre: mais
quel garant à la nation que le prince obéira à la loi ? Plusieurs écrivains
et lauteur de lEsprit des Lois, dont lautorité
est si grande, ont prodigué les éloges à cette constitution; mais peut-on
lexarminer attentivement, et ne pas voir que louvrage de la
liberté nest québauché ? Trois puissances, dit-on, le roi,
la chambre-haute et les communes se tiennent en équilibre, se tempèrent
mutuellement, et aucune ne peut abuser de ses forces. Mais je le nie;
et quelles mesures efficaces les Anglois en effet ontils prises pour mettre
le gouvernement à labri de toute atteinte de la part du roi ? On
diroit au contraire quils ont voulu rendre le prince assez puissant
pour quil puisse se flatter de le devenir encore davantage. On diroit
quils ne gênent ses passions que pour les irriter. Si léquilibre
des différens pouvoirs est établi sur de justes proportions, pourquoi
ces alarmes toujours renaissantes de la nation ? Pourquoi ces plaintes
continuelles contre le ministère [202] qon accuse toujours
de trahir son devoir ?
Cest un principe en Angleterre que le roi est toujours innocent,
quon ne peut le citer devant aucun tribunal, et que la loi na
point de jugement à prononcer contre lui: il falloit donc le mettre dans
lheureuse impuissance dêtre coupable; il falloit donc, pour
ne pas ouvrir la porte à tous les abus quentraîne limpunité,
diriger toutes ses passions vers le bien public, écarter les tentations,
et empêcher quil neût des intérêts différens de ceux de ses
sujets. Mais, me dira-t-on, les ministres répondent de sa conduite sur
leur tête; ils le contiendront dans le devoir. Quelle misérable ressource
! et peut-on y compter ? Quand le prince ne connôît point de jugej combien
ne iui reste-t-il pas de moyens pour sauver ses complices et les instrumens
de son ambition ? Ses ministres serviront toutes ses passions, parce quils
en attendent leur fortune. En un mot, Monseigneur, quelle force ou quel
crédit ne doit pas avoir un roi qui a sous ses ordres une milice toujours
subsistante dont il dispose, sur-tout sil possède des revenus immenses
avec lesquels il achètera des amis, et sil distribue des charges,
des honneu, des dignités, avec lesquels il corrompra la vertu, les lois
et la justice ?
Quand lAngleterre nauroit aucun de ces vices qui ramènent
la principale autorité dans les mains du roi, ne suffit-il pas quil
con [203] voque, ajourne, sépare et casse à son gré le parlement,
pour quil ny ait aucun équilibre réel entre lui, la chambre-haute
et les communes ? Le roi peut beaucoup de choses sans le parlement; le
parlement, au contraire, ne peut rien sans le roi: ob donc est cette balance
à laquelle on attribue des effets si salutaires ? Le roi peut suspendre
laction du parlement, et le parlement ne peut contraindre le roi
à donner son consentement aux bills quon lui propose: quelle est
donc leur égalité ? Et dés que ces puissances sont inégales, la plus considérable
ne doit-elle pas tous les jours augmenter ses droits ? Il est vrai que
par la forme de leur gouvernement on ne peut contraindre les Anglois dobéir
à une loi quils nauroient pas faite; mais il faut avouer aussi
quils ne sont pas les maîtres davoir la loi quils voudroient
avoir, et cest ne jouir que dune demi-liberté. Je voudrois
que les personnes qui donnent de si grands éloges à la constitution angloise,
mexpliquassent comment il peut nêtre pas pernicieux à un état
que la puissance législative, qui en doit être lame, soit subordonnée
à la puissance exécutrice ? Enfin, si ie suppose que le roi mette la liberté
publique en danger, soit en ne convoquant pas le parlement, soit en lachetant
pour en faire le ministre de ses volontés, je demande par quelle voie
légale on pourra [204] sopposer à ses entreprises? Si les
Anglois nen ont point dautre que des pétitions, des
adresses ou des prières, cest un vice énorme dans leur gouvernement
qui en causera tôt ou tard la ruine. Sils nemploient pas la
force, ils seront à la fin subjugués par un prince opiniâtre, courageux,
et qui naura que le malheureux talent de ne point entendre raison.
On se familiarisera avec les abus, et on nsest pas loin de tolérer de
grands maux quand on en souffre de petits. Pour avoir recours à la force,
il faudra exciter une sédition, une révolte, une guerre civile; cest-à-dire,
que pour venir au secours du gouvernement, il faudra violer une des lois
les plus sacrées de la société, armer les citoyens les uns contre les
autres, et abandonner témérairement létat au sort toujours incertain
des armes.
Nest-il pas surprenant, Monseigneur, que les Anglois qui reprochoient
depuis si long-temps et si souvent à leurs rois davoir des intérêts
contraires à ceux de la nations leur ayent abandonné une partie de la
puissance législative ? Nest-il pas surprenant quils nayent
pris aucune mesure efficace pour contenir la puissance exécutrice dans
les bornes qui lui sont prescrites, cest-à-dire, pour lobliger
à obéir aux lois avec la même docilité que les citoyens ?
Jacques I, en 1624, avoit offert aux com [205] munes que les subsides
qui lui seroient accordés fussent remis à des commissaires du parlement
qui seroient chargés den faire lemploi, sans quils passassent
par ses mains. Pourquoi cette offre de Jacques I nest-elle pas devenue
une loi constante et perpétuelle quand on réforrna le gouvernement après
la révolution de 1688 ? Les Anglois, sur la fin du dernier siècle, ignoroient-ils
le pouvoir de lor et de largent sur les hommes ? Ne savoient-ils
pas que les citoyens que le roi paye St croient ses serviteurs, et quils
se regarderoient comme les serviteurs de la nation, si la nation leuripayoit
leur salaire par les mains dun membre des communes ?
En 1640, le parlement porta un bill pour se rendre triennal. Il ordonna
que tous les trois ans le chancelier, sous peine damende, enverroit,
le 3 septembre, des lettres de convocation; quà son défaut, douze
pairs pourroient y suppléer; quen cas de silence de leur part, les
schérifs, les maires et les baillis donneroient des ordres pour lélection;
et que si ces officiers manquoient à leur devoir, les électeurs sassembleroient
et précéderoient au choix de leuts députés. Par lé même bill, le parlement,
lorsquil seroit assemblé, ne pouvoit être ajourné, prorogé et dissous,
pendant lespace de quinze jours, sans le consentement de ses membres.
Je sais les reproches [206] quon peut faire à ces lois; je
sais quon en pouvoit publier de plus sages pour assurer lindépendance
de la nation. Mais, sans métendre là-dessus, je me borne à demander
par quelle raison le parlement de 1689 négligea de rétablir une loi qui
étoit dans ses archives, et qui, sans étre aussi parfaite quelle
pouvoit lêtre, auroit cependant favorisé la liberté, et rendu la
puissance exécutrice moins entreprenante ?
Sans doute que les Anglois ont découvert quil leur étoit plus avantageux
davoir un parle ment septénaire que triennal; mais javoue
que je ne devine point leurs raisons. Sans doute que leur philosophie
a découvert de nouveaux principes dans le droit naturel, et jugé raisonnable
quune nation qui se vante de disposer du tr6ne à son gré, de faire
ses lois et de navoir point de maître, ne doit pas avoir la liberté
de se tenir assemblée quand elle le juge à propos. En 1641, le parlement
avoit demandé que le roi ne ét plus de nouveaux pairs sans le consentement
des deux chambres. Nétoit-ce pas un moyen sûr pour tempérer la prérogative
royale, Iempêcher de se faire des partisans en flattant lambition
des citoyens, et rendre utiles à la nation des dignités qui navoient
été avantageuses quau roi? Pourquoi donc les réformateurs du gouvernement
ne daignérent-ils rien prononcer sur cet article irnportant ?
[207] Vous penserez peut-être, monseigneur, que la prudence modère
leur zèle; vous direz quil falloit ne pas déplaire au prince dOrange,
accompagné dune armée étrangère, et qui pouvoit devenir un Cromwel,
si on leût réduit à ne porter quun vain nom. Jy consens,
pour ne point entrer dans une discussion qui méloigneroit trop de
mon objet. Mais quand il fut certain que Guillaume III nauroit point
de postérité, quand le parlement régla lordre de la succession,
suand après la mort de la reine Anne, il plaça sur le trône la maison
de Hanover, et put établir à son gré la forme du gouvernement, pourquoi
négligea-teil de réparer ses fautes et de porter les lois les plus favorables
à sa liberté ? Est-ce ignorance ? on ne peut le penser. Est-ce infidélité
? Quelques hommes trahirent-ils leur patrie pour faire leur cour à la
maison qui devoit régner ? Je noserois le dire.
Sil faut sen rapporter au témoignage de quelques Anglois
qui connoissent leur pays et ne se laissent point éblouir par ce que les
hommes ordinaires appellent la prospérité de létat, le plus grand
ennemi quait aujourdhui leur constitution, cest la vénalité
que les richesses, le luxe et lavarice y ont introduite. Ce nest
point par des coups déclat et de violence que cette cor-ruption
des murs domestiques prépare une révolution; elle ne [208] rompra
pas avec effort les ressorts du gouvernement; elle les rouille seulement,
si je puis parler ainsi, et les carie. Elle agit insensiblement; elle
intimide la raison; elle flatte toutes les passions; elle rend insensible
au bien public; et des citoyens qui ont lame avilie ont beau avoir
des lois pour être libres, ils veulent être esclaves. La cause de ce mal,
Monseigneur, cest que les Anglois ont négligé une vérité importante
que jai pris la liberté de mettre sous vos yeux dans la première
partie de cet ouvrage. Ils se sont proposé un autre bonheur que celui
auquel nous sommes appelés par la nature. A force de vouloir augmenter
leurs richesses et étendre leur domination, ils sont parvenus à ne consulter
que leur avarice et leur ambition; et vous savez quels conseils on doit
attendre de ces deux passions qui donnent des espérances trompeuses et
des maux certains.
Avec lautorité que les lois donnent au roi dAngleterre, ou
dont il sait semparer avec adresse, il faut convenir que ses défauts,
ses goûts, ses passions, son caractère en un mot, ont trop dinfluence
dans les affaires. Tantôt on voit de la mollesse, et tantôt de la force.
Relativement à ses intérêts envers les étrangers, lAngleterre semble
navoir ni système, ni vue suivie. Le prince, qui choisit à son gré
[209] ses ministres; et les disgracie à son gré, les oblige trop
à penser cornme lui.
Cependant il faut convenir que ce défaut, quelque grand quil soit
en Angleterre, y est moins considérable que chez plusieurs autres peuples.
Sans doute que lintrigue est nécessaire à Londres et à Saint-James
pour venir à la faveur et aux grandes places; mais les intrigans sy
donnent la peine davoir quelque mérite. Ils ont à faire à une nation
éclairée, inquiète, jalouse de ses droits et de sa réputation, et toujours
prête à blâmer hautement ce quelle napprouve pas. Ailleurs
on garde un profond silence sur le gouvemement: cest une prérogative
de la grandeur de faire des sottises sans craindre des satires; et si
les gens en place entendent quelques voix autour deux, ce sont les
voix de la flatterie qui a cent bouches comme la renommée. On ne déplait
pas impunément au peuple Anglois; il peut arriver que les plaintes et
les mummures du public fassent violence au goût du prince, et placent
dans son conseil lami de la nation.
LAngleterre, maîtresse de la mer, na rien à craindre de la
part des étrangers. Sa trop grande puissance au-dehors, des colonies trop
vastes, un commerce trop étendu, voilà ce quelle doit le plus redouter.
Peut-étre auroit-elle besoin de quelque disgrace pour conserver le plus
grand de ses biens, je veux dire sa liberté: [210] mais qui oseroit
assurer quelle sût profiter dune disgrace qui choqueroit son
avarice et son ambition ?
CHAPITRE VI.
Du gouvernement de Suède.
Cest des provinces de Suède, appelée autrefois Scandinavie, que
sont sorties, monseigneur, la plupart des nations qui ont détruit lempire
Romain. Les peuples de ce royaume ont conservé long-temps les murs
de ces Goths et de ces Vandales, dont lhistoire ne perdra jamais
le souvenir. La Suède sest policée, sans prendre les vices des nations
polies, et de nos jours elle vient détablir le gouvemement le plus
digne des éloges et de ladmiration des politiques.
Les Suédois ont toujours été extrêmement jaloux de leur liberté. Ils
regardoient, disent les historiens, leur roi comme un er nemi domesdque,
et plus dangereux que les ennemis étrangers. Mille monumens attestent
que dans les temps les plus reculés, les grands avoient des châteaux:
fortifiés, y tenoient garnison, avoient des guerres particulières entreux,
et la faisoient même au souverain; mais je suis persuadé que ce nétoit
point en vertu des fiefs et du gou [211] vemement féodal. Ces désordres
avoient un autre principe; cétoit ou lamour de lindépendance,
ou le défaut dune magistrature assez puissante pour forcer les citoyens
à respecter la tranquillité publique. Nous voyons en effet que tous les
autres peuples du Nord qui sétablirent sur les terres de lempire,
se conduisoient par les mêmes maximes avant que de connôître le gouvernement
des fiefs. On navoit en Suède aucune idée de nos seigneuries patrimoniales;
les titres de comtes et de barons y sont modernes; ils sont personnels,
et non pas attachés à des possessions. Dailleurs, les villes et
lordre des paysans ont toujours envoyé leurs députés aux assemblées
de la nation; privilége qui ne peut sassocier avec les coutumes
des seigneuries féodales .
Le célébre Gustave Vasa, ayant délivré sa patrie de la tyrannie des Danois
et du clergé, fut élevé sur le trône; et la nation, par reconnoissance,
rendit la couronne héréditaire dans sa maison. Ce prince laissa à ses
successeurs son courage, ses talens, sa grandeur dame; et par cette
espèce dascendant que donnent des qualités sublimes et brillantes,
ces héros furent tout-puissans en gouvernant une nation libre. Cetie heureuse
harrr.onie fut enfln troublée. I1 séleva quelques différens entre
Charles Xl et le sénat qui, séparant trop ses intérêts de ceux de la nation,
sétoit rendu odieux. La diète, en 1680, [212] déféra la souveraineté
au roi, en déclarant quil pouvoit écouter les avis et les représentations
du sénat; mais que sa majesté auroit le droit de décider. Cétoit
laffranchir du pouvoir des lois; et la diète, aveuglée par son ressentiment,
ne saperçut pas quelle devoile en quelque sorte, perdre toute
son autorité, dès quelle aurcit rendu le prince assez puissant pour
soumettre le sénat à ses volontés.
Les Suédois ne tardèrent pas en effet à éprouver les inconvéniens du
pouvoir le pllus arbitraire. Charles XI avoit, dit-on, des talens pour
régner; mais ses talens devinrent inutiles à ses sujets, dès quil
fut assez puissant pour avoîr des courttsans et des flatteurs. La Suède
éprouva audedans les vexations les plus criantes, et perdit au-dehors
une partie de sa réputation. Dans ces circor.stances Charles XII monta
sur le trône. Ce héros, le plus extraordinaire que les hommes ayent vu
depuis Alexandre, rendit son royaume malheureux, en outrant toutes les
qualités les plus propres à faire un grand roi. Les Suédois étoilt trop
braves pour ne pas lidolâtrer; mais à sa mort ils eurent la sagesse
de se dire: "Si un prince quon ne peut sempêcher dadmirer,
qui a lame grande, noble et magnanime, ne tient à lhumanité
par aucune passion basse, fait cependant tant de mal quand il na
dautre règle que sa volonté, que ne doit-on pas attendre de ces
ames com [213] munes, de ces hommes sans caractère, qui se laissent
enivrer des vapeurs du pouvoir arbitraire, et qui gouvernent en obéissant
aux passions de leurs favoris et de leurs flatteurs?".
La Suède rentra par la mort de Charles XII, dans le droit de se choisir
un roi et de former un nouveau gouvernement. Ce seroit une espèce de prodige
quelle eût établi une république, si le despotisme extraordinaire
de ce prince neût été aussi propre à donner de lélévation
aux esprits, que le despotisme ordinaire est capable de les avilir. En
faisant de grandes choses sous Charles XII, les Suédois sentirent quils
nétoient pas faits pour être des esclaves. Tandis que la nation
regrettoit sa liberté, quelques citoyens éclairés et vertueux soccupèrent
à chercher des lois auxquelles leur patrie devoit obéir: ainsi, à la mort
inattendue de Charles, tout se trouva préparé pour une révolution: Nous
remercions très-humblement sa majesté, (la princesse Ulrique-Éléonore)
dirent les ordres de létat assemblés en diète, de laversion
juste et raisonnable qui lui a plu de témoigner contre le pouvoir arbitraire
et absolu dont nous avons éprouvé que les suites ont fort préjudicié au
royaume, et lont grandement affoibli; de sorte que Nous, les conseillers
et états du royaume assemblés, ayant fait une triste expérience, avons
résolu sérieusement et dune voix una [214] nime, dabolir
entièrement ce pouvoir arbitraire si préjudiciable.
Notre principal but, dit la diète de 1720, a été de faire en sorte que,
par nos fidelles soins, notre sincère affection, notre zèle et nos résolutions,
la majesté du roi restât inviolable, que le sénat fut maintenu dans lautorité
qui lui appartient, et que les droits et les libertés des quatre ordres
de citoyens leur fussent conservés, afin que le commandement et lobéissance
se correspondent suivant un ordre certain et constant, et que la tête
et les membres soient unis pour ne former quun corps inséparable".
Voilà certainement lobjet que doit se proposer toute société, et
la fin à laquelle elle doit aspirer. Il nest question, Monseigneur,
que de mettre sous vos yeux les moyens que les Suédois ont employés pour
nobéir quaux lois quils auront faites, et donner à leurs
magistrats cette sage autorité qui les élève au-dessus des citoyens, et
les tient soumis aux lois. Cest par cette heureuse harmonie que
se forme un gouvernement aussi favorable au tout quà chacune de
ses parties.
La diète de Suède, plus sage que le parlement dAngleterre, sest
attribué toute la puissance législative. Ce nest point le consentement
du prince quelle demande; toutes ses résolutions sont des ordres
pour lui. Le roi convient lui-même dans son assurance, que les
états [215] du royaume "ont le pouvoir le plus entier de faire
présentement et à lavenir des décrets, des règlemens et des ordonnances
sur ce qui les regarde et sur ce qui concerne le royaume, tels quils
les jugeront convenables pour le bien public, et pour leur liberté, félicité
et sûreté. Dans la crainte de voir échapper de leurs mains cette autorité.
les Suédois se sont bien gardés de confier au roi seul la puissance exécutrice.
Il doit faire observer les lois, mais en consultant les sénateurs, et
en se conformant à leur avis. "Le roi, dit lordonnance du 17
octobre 1724, maintient et fait exécuter tout ce que les états ont résolu
et ordonné, et cest laffaire du sénat que daider et
avertir le roi à cet égard. Si le roi nest pas présent, ce qui doit
être expédié au nom du roi, le sera avec le seing du sénat. La même chose
doit se faire après avoir fait des remontrances au roi, lorsque sa signature
est attendue plus long-temps que la nature des affaires dont il sagit
ne le comporte; en sorte quaucune des affaires que les états remettent
trèshumblement au roi pour être expédiées par sa majesté, ne soit exposée
à rester sans exécution."
Vous voyez, Monseigneur, que si la diète n~avoit pas pris une sage précaution
pour se passer de la signature du roi, il auroit eu, avec un peu dopiniâtreté,
la même prérogative que le roi dAngleterre, de rendre inutile laction
de [216] la puissance législative, déluder la force des lois
qui ne lui seroient pas favorables, de les faire tomber dans loubli
ou dans le mépris, et de se rendre ainsi de jour en jour pius puissant.
La diète ne sen est pas tenue là pour sassurer de la fidélité
de son premier magistrat. Elle lui apprend quil a un juge, et quil
ne peut violer ses assurances sans être soumis à la rigueur des
lois: "Nous déclarons par ces présentes, dit la diète, que celui
qui, par des pratiques secrètes ou à force ouverte, cherchera à se revêtir
du pouvoir arbitraire, doit être exclus du trône, et regardé comme un
ennemi du royaume".
En chargeant un roi héréditaire de la manutention des lois et de toute
ladministration au-dedans et au-dehors, la Suède avoit à craindre
de voir monter sur le trône un prince foible ou violent sans caractère,
ou opiniâtre, dun esprit louche ou trop borné; tantôt les ressorts
de la puissance exécutrice auroient été trop relâchés ou trop tendus;
tantôt lesprit des lois nauroit pas été saisi, ou auroit été
mal interprété. En remédiant à ces abus inévitables en Angleterre, la
Suède a encore mis de nouvelles entraves à lambition de son roi.
La diète lui a donné pour conseil un sénat composé de seize sénateurs,
qui partagent tous avec lui son autorité. Tout se règle, tout sadministre
par ce sénat, mais à la pluralité des voix, et le roi [217] nest
est que le président. Sa prérogative se borne à avoir, dans certaines
occasions, une voix prépondérante. Je mexplique: sil y a dans
le sénat deux avis, dont lun soit soutenu par six ou sept sénateurs
et lautre par huit, le roi, en décidant pour la première opinion,
la rend lopinion dominante; mais dès quun avis est prépondérant
de trois voix sur lautre, il nest plus libre au roi dadopter
celui-ci, ou sil le fait, cest inutilement. On a vu le roi
régnant refuser, dans ces occasions, de signer les décrets du sénat, sous
prétexte que sa conscience ne lui permettoit pas de signer une chose quil
jugeoit injuste ou dangereuse. Cette contestation du sénat et du roi fut
portée à la diète de 1755, et les états décidèrent que la conscience éclairée
dun roi de Suède lui ordonnoit de signer ce qui avoit été arrêté
dans le sénat à la pluralité des suffrages, parce quil doit gouverner
par lavis du sénat; que la signature nest point une
marque dapprobation; et que si la conscience servoit de règle
à la loi, le despotisme seroit établi. Cependant, par condescendance
pour la délicatesse timorée du roi, il fut ordonné quen cas de refus
de sa part, on suppléeroit à sa signature par une estampille qui limiteroit.
En dernière analyse, le nom du roi fait tout; la personne du roi ou sa
volonté particulière ne fait rien. Il nest rien quun [218]
homme privé quand il nest pas lorgane du sénat dont la
conduite est soumise à lexamen et au jugement de la diète. Il na
aucun ordre à donner, parce quil nest pas alors le ministre
de la loi. On ne se justifieroit point en alléguant pour sa défense un
pareil ordre, parce que cest un principe sacré et fondamental en
Suède, que la volonté du roi ne peut jamais être, quil se fasse
quelque chose contre la teneur des assurances quil a données,
et contre la forme du gouvernement.
Tous les emplois considérables, depuis celui de colonel jusquau
grade de feld-maréchal, lun et lautre inclusivement, et tous
ceux qui leur répondent en dignité dans lordre civil, sont conférés
par le roi dans lassemblée du sénat, qui lui présente trois sujets,
et il choisit à son gré la personne qui lui est la plus agréable. Quand
il vaque un emploi inférieur à ceux-ci, le collége dadministration
auquel il ressortit, présente trois personnes au roi, qui choisit celle
quil veut. A légard de la nomination aux prélatures ou surintendances
du clergé, le consistoire présente au roi les trois sujets qui ont réuni
le plus de voix en leur faveur dans lassemblée du diocèse; et par
lavis du sénat il confère la dignité épiscopale. Il ny a que
fort peu de charges que le roi confère sans présentation; telles sont
celles de gouverneur de Stockholm, de capitaine des gardes et des colonels
des gardes et de lartille [219] rie. Il nomme encore à son
gré son aide-de-camp général, et tous les officiers domestiques de sa
maison. Cependant il faut observer que la charge de maréchal de
la cour, qui est plus importante que toutes les autres, ne Peut être donnée
quà un sénateur.
Quand il vaque une place de sénateur, la diète y nomme elle-même, en
présentant au roi trois sujets dont il en choisit un. Il ne peut y avoir
dans le sénat plus de deux personnes dune même famille. Le principal
objet des sénateurs est de conserver, protéger et défendre la forme du
gouvernement; de veiller à ce que la justice soit administrée entre les
citoyens suivant les lois; de prendre les mesures nécessaires pour empêcher
quil ne soit fait aucun préjudice au corps de la nation, ni à aucun
des ordres qui la composent. Si dans lintervalle des diètes, il
survient quelque événement qui exige une ordonnance, le sénat la publie
au nom du roi, et ce règlement provisoire na de force que jusquà
la prochaine diète qui lexamine, la modifie, ladopte ou la
rejette suivant lexigence des cas. Chaque sénateur est responsable
de sa conduite aux états, et doit leur en rendre compte quand ils lexigent.
Le sénat est aidé dans ladministration des affaires par différens
collèges ou conseils indépendans les uns des autres, et dont les
départemens sont distingués et réglés par la nature [220] méme
des affaires dont ils sont chargés. Justice, chancellerie du royaume,
guerre, amirauté, finances, mines, commerce, ce sont autant dobjets
qui forment des colléges à part. Un sénateur préside à chacun deux;
ils préparent les matières qui doivent se traiter et se résoudre en sénat,
et chacun met en exécution dans son département les ordres qui lui sont
donnés.
Quand la diète est assemblée, le roi et le sénat ne peuvent conclure
ni paix, ni trève, ni alliance sans son consentement. Pendant son absence,
cette partie de ladministration les regarde, et ils doivent faire
connoître à la prochaine assemblée des états les engagemens quils
ont contractés. Le roi et le sénat, deux noms indivisibles, ne peuvent
déclarer la guerre sans le consentement de la diète; mais si le royaume
est attaqué par un ennemi domestique ou étranger, on doit repousser la
violence par la force, et convoquer en même-temps une diète extraordinaire.
La diète ordinaire doit sassembler tous les trois ans, au milieu
du mois de janvier. Sil arrivoit que ni le roi ni le sénat ne convoquassent
pas les états pour cette assemblée ordinaire, ou pour une diète extraordinaire
que les états précédens auroient ordonnée, tout ce que le roi et le sénat
auront fait pendant cet intervalle sera nul et de nul effet. Les lettres
de convocation doivent être publiées à la mi-septembre. [221] Lorsquelles
nauront pas paru le 15 novembre, le grand-gouverneur de Stockholm
et les baillis des provinces en doivent aussitôt donner avis dans létendue
de leur ressort, afin que les députés des quatre ordres puissent deux-mêmes
se rendre à Stockholm pour y ouvrir la diète vers le milieu du mois de
janvier suivant. Avant lexamen de toute autre affaire, on recherchera
les motifs qui ont pu porter le roi et le sénat à négliger de convoquer
les états.
Chaque famille noble a son représentant à la diète, et il doit avoir
vingt-quatre ans accomplis. Chaque diocèse y envoie son député général,
et chaque prévôté son délégué particulier. Toutes les villes jouissent
du même avantage, et les communes élisent dans chaque territoire ou district
un député qui doit être de lordre des paysans. Ce représentant doit
être domicilié et établi dans le territoire dont il tient ses pouvoirs;
il ne doit avoir possédé auparavant aucun emploi public, ni avoir appartenu
à un autre ordre. Il est libre à plusieurs prévôtés de se réunir pour
navoir quun même député. Deux ou trois villes, quand elles
ne sont pas considérables, peuvent de même confier leurs intérêts et leur
suffrage au même représentant. Lordre des paysans a la même liberté.
Chaque député doit être muni des pleins-pouvoirs de ses commettans qui,
en lautorisant pour discuter et résoudre les affaires mises en délibéra
[222] tion, lui ordonnent spécialement de se conformer à la loi
fondamentale du royaume, et de ne permettre, sous aucun prétexte, quon
y porte atteinte. La personne des députés à la diète est inviolable. Les
maltraiter, soit de parole, soit deffet, pendant la tenue des états,
quand ils sy rendent ou quils en reviennent, cest un
crime capital. On ne peut arrêter un député, à moins quil ne soit
surpris dans des crimes très-graves; et en ce cas, on en donnera aussitôt
connoissance à la diète.
Après que le roi a fait louverture de la diète et exposé ses propositions
ou demandes, on le reconduit chez lui, et chaque ordre se rendant dans
la salle qui lui est destinée, entend la lecture de lédit nommé
forme du gouvernement, des assurances que le roi a juré
dobserver, et de lordonnance qui concerne lordre, la
discipline et le régime de la diète.
Je ne puis mieux vous donner, Monseigneur, une idée exacte de la puissance
et de ladministration de cette assemblée, quen copiant ici
le treizième article de la loi fondamentale "On traite dans la diète,
non-seulement de ce que le roi a fait représenter par ses propositions
ou autres ecrits expédiés et contre-signés de lavis du sénat; mais
encore tout ce que les états jugent eux-mêmes pouvoir intéresser le bien
général du royaume. On y recherche comment lédit de la forme du
gouvernement, les assu [223] rances royales et la loi fondamentale
du royaume ont été observés; et sil sest passé quelque chose
de contraire à ces lois, on ne doit le tolérer sous aucun prétexte, mais
le redresser et en punir les auteurs. On y examine les délibérations du
sénat et sa gestion depuis la dernière diète, soit dans lintérieur
du royaume, soit dans les affaires étrangères. Sil se présente des
affaires de nature à ne pouvoir être rendues publiques, on en traite dans
le comité secret, ou dans quelquautre députation, ou dans une commission
particulière que les états jugeront à propos détablir pour cet effet.
Les états doivent aussi rechercher comment la justice a été rendue, et
comment ce quon nomme la révision de justice sest acquitté
de ses fonctions. De plus, les états doivent prendre connoissance de lemploi
qui a été fait des deniers publics; sinformer comment les joyaux
et autres effets précieux de la couronne sont conservés, soit dans la
chambre du trésor, soit ailleurs; en quel état se trouve léconomie
dun pays, larmée de terre et de mer, la flotte, les forteresses;
comment on doit dresser létat des dépenses, si les ordonnances ou
déclarations publiées depuis la diète précédente doivent être adoptées
et recevoir force de loi; en un mot et sans exception, tout ce dont ils
jugent nécessaire de prendre connoissance. Les colléges et consistoires
doivent aussi leur rendre compte de leur administration. [224] De
plus, cest dans la diète quon entend les griefs, plaintes
et propositions de chaque ordre, autant du moins quelles ne renferment
rien de contraire aux lois fondamentales; mais il ne sera pris sur ce
sujet-là aucune résolution qui nait été unanimement approuvée par
les états. Les particuliers peuvent aussi porter leurs plaintes devant
les états, mais seulement dans le cas où ils ne peuvent trouver ailleurs
le redressement de leurs griefs, et au risque dêtre punis, sils
ne peuvent prouver quil leur ait été fait injustice contre le sens
clair et formel dune loi ou dune ordonnance. De plus, dans
ces sortes de plaintes contre le sénat, les colléges, consistoires officiers,
juges, etc. on doit toujours observer dé ne point blesser les égards qui
sont dus à de tels corps ou à de telles personnes, mais de sexprimer
avec retenue et honnêteté".
Je nentrerai pas, monseigneur, dans des détails sur le régime,
la police, les comités et les commissions de la diète; je craindrois dêtre
trop long. Je naurai point lhonneur de vous parler de sa manière
de délibérer, de traiter les affaires et de faire des lois. Je vous invite,
monseigneur, à méditer lordonnance dont je viens de mettre sous
vos yeux un important article, et de rechercher les raisons qui ont dicté
les sages établissemens que vous lirez. Plus vous étudierez les lois fondamentales
de la Suède, plus vous serez pénétré de respect pour [225] le sens
auguste et profond qui les a inspirées. Cest le chef-duvre
de la législation moderne, et les législateurs les plus célébres de lantiquité
ne désavoueroient pas cette constitution où les droits de lhumanité
et de légalité sont beaucoup plus respectés quon auroit dû
lespérer dans les temps malheureux où nous vivons. Dans cette législation,
tout concourt ordinairement au même but, tout sy soutient et sy
étaye mutuellement. Toutes les autorités ont leurs bornes qui les séparent,
et jamais elles ne peuvent se nuire. Tout contribue à rendre la loi supérieure
aux magistrats, en même temps quelle les arme dune force assez
considérable pour faire obéir des citoyens libres. Cependant aucun ouvrage
des hommes nest parfait; vous trouverez dans les lois suédoises
quelques articles que vous voudriez en retrancher, et que lexpérience
et le temps feront changer.
Admirez, monseigneur, comment les Suédois, ayant compris, au milieu des
vices dont lEurope entière est infectée, que les bonnes murs
sont la seule base inébranlable des lois, cherchent à faire estimer la
modestie, le travail, la simplicité et la frugalité. Ils ont pris des
précautions contre la pompe, le luxe, le faste et les intempérances naturelles
des princes et des magistrats; ils savent que la corruption des chefs
se communique promptement au dernier ordre des citoyens. Vous lirez dans
les lois [226] suédoises ces paroles remarquables: "La pompe
et la représentation ordonnées à loccasion de certaines solemnités,
plus pour la dignité du royaume, que pour la personne qui représente,
plus par rapport aux étrangers, que pour les sujets, ont été jusquici
un abus introduit par lorgueil et la politique, afin dinspirer
plus de respect et de crainte, dabord pour la personne du roi, ensuite
pour ses volontés. Par ce moyen les sujets ont contracté un génie servile,
et se sont accoutumés au joug". Vous lirez encore, monseigneur, ces
paroles que vous ne devez jamais oublier: "Que les rois nont
aucun droit denfreindre et de violer les droits des sujets, quils
ne sont pas faits dune autre matière que le reste des hommes; quils
leur sont égaux en foiblesse dès leur entrée dans ce monde, égaux en infirmités
pendant tout le cours de leur vie, égaux à légard du sort commun
des mortels, vils comme eux devant Dieu au jour du jugement, condamnables
tout comme eux pour leurs vices et pour leurs crimes; que le choix du
peuple est la base de leur grandeur, et un moyen nécessaire pour leur
conservation; quen un mot lêtre suprême na point créé
le genre humain pour le plaisir particulier de quelque douzaine de familles".
Vous verrez que la Suède veut que Zses princes soient élevés dans la
pratique des vertus qui ornent lhomme, et que la religion, la [227]
morale et lhistoire nous commandent". Elle se charge ellemême
de leur éducation, et nomme les personnes qui doivent la conduire et la
diriger: Quon éloigne les princes, dit la loi, des écueils dangereux
pour la vertu, et qui ne sont que trop communs à la cour. Quils
soient entretenus médiocrement en habits et en nourriture, afin que leur
propre économie serve dexemple aux sujets; ce qui est une chose
très-utile chez une nation qui est pauvre, mais libre." Puissent
les Suédois être toujours fiers de cette pauvreté qui est lame de
leur liberté ! puissent-ils toujours mépriser les richesses que convoitent
les autres puissances ! Que les diètes noublient jamais que lavarice
ne rend point les peuples heureux, et que le bonheur nest point
une denrée qui sachète à prix dargent. Quelles ayent
une attention extrême à prévenir et réprimer les moindres abus; ils entraîneroient
à leur suite les plus grands malheurs. Quelles recherchent un autre
ressort que largent, pour remuer et faire agir les citoyens. Plus
les fortunes se rapprocheront de légalité, plus il y aura de vertus
dans la république; et légalité sera plus agréable, à mesure quon
trouvera plus de moyens pour rendre les richesses moins nécessaires. Que
les Suédois, sachant combien les lois somptuaires leur sont nécessaires,
parviennent à les aimer, et se glorifient de navoir pas ces besoins
ridi [228] cules qui nous avilissent: que les princes, continue
la loi, fassent souvent des voyages à la campagne; quils entrent
dans les cabanes des paysans pour voir par eux-mêmes la situation des
pauvres, et que par-là ils apprennent à se persuader que le peuple nest
pas riche, quoique labondance règne à la cour, et que les dépenses
superflues de celleci diminuent les biens et augmentent la misère du pauvre
paysan et de ses enfans affamés." Ce nest pas moi, monseigneur,
qui vous tient ce language, cest une nation entière, cest
un peuple des plus illustres de lEurope, et aujourdhui le
plus sage. Je voudrois que les paroles que je viens de vous rapporter
eussent excité dans votre cur une sorte de frémissement et dattendrissement.
Plus vous approfondirez la constitution suédoise, plus vous serez convaincu
que la justice de ses lois attache tous les citoyens à la patrie. La noblesse,
par-tout ailleurs si impérieuse, et qui regarde comrne une de ses prérogatives
de mépriser les autres ordres, de les gouverner et de sen faire
haïr, a cru en Suède que lesprit de servitude ou de tyrannie est
la plus grande des dérogeances, et que sa grandeur consiste à être à la
tête dune nation libre, où le dernier des citoyens sait quil
est homme. Que cette noblesse seroit grande, si elle pouvoit renoncer
à quelques prérogatives particulières [229] que les autres ordres
ne partagent pas avec elle ! Peut-être que ces prérogatives linclinent,
malgré elle, vers laristocratie; peut-être que ces distinctions
dérangeront un jour les princes du gouvernement, en troublant lharmonie
qui doit régner entre les quatre ordres. Les vertus et les talens de cette
noblesse se développeroient sans doute avec plus déclat, si elle
craignoit la concurrence des autres ordres, et étoit obligée de faire
des efforts pour obtenir, à force de mérite, des dignités, qui lui seroient
disputées. I1 est du moins certain que la république romaine dut beaucoup
de grands hommes à la loi qui permit aux plébéïens daspirer aux
magistratures curules.
Le clergé autrefois tyran, a appris des lois politiques ce quil
lisoit inutilement dans lévangile, que son royaume nest point
de ce monde. Il a renoncé à ces prétentions qui lavoient rendu odieux,
qui sont contraires aux droits des nations, et qui ne tendent quà
établir le despotisme sacerdotal, en substituant la superstition au véritable
esprit de la religion. Il aime la patrie quil vexoit, parce quil
est devenu citoyen. Lordre des bourgeois et celui des paysans jouissent
dans les diètes des droits de la législation, et leur autorité rend les
lois presque aussi impartiales quelle peuvent lêtre dans un
pays où les préjugés ont établi plusieurs classes dhommes: légalité
nest pas [230] établie, mais loppression est bannie;
Ils obéissent avec plaisir à la loi, ils la chérissent parce quils
ont contribué à la porter, quelle est leur ouvrage, quelle
les protège et assure leur état.
Tout na pas été fait par les grands hommes qui réformèrent le gouvernement
à la mort de Charles XII. Soit quils ayent été arrêtés dans leur
entreprise par quelquun de ces préjugés que le législateur nest
que trop souvent obligé de respecter, soit que le moment de la révolution
arrivât avant quils eussent arrangé tout leur système politique,
ils négligèrent quelques parties de ladministration, ne portèrent
point toutes les lois nécessaires pour affermir le gouvernement, et se
contentèrent de rendre la nation libre, espérant que sa liberté et son
amour de la patrie lui dicteroient toutes les lois dont elle auroit besoin.
Cest de là quest née en Suède une certaine incertitude sur
son sort. On a douté pendant quelques temps si elle retourneroit à ses
anciennes lois, ou si elle sattacheroit plus fortement aux nouvelles.
Quelque vertueuse que fut la princesse Ulrique, elle nétoit pas
assez éclairée sur ses vrais intérêts pour préférer la liberté des Suédois
au pouvoir dont son père et son frère avoient joui. Son mari, associé
au trône, étoit né en Allemagne; il avoit été accoutumé dans la Hesse
au pouvoir le plus absolu; il avoit par lui-même une grande [231] fortune;
il regardoit comme une injustice criante, que les Suédois ne lui eussent
pas du moins accordé le même pouvoir que les Anglois ont abandonné à leur
roi, et il désiroit cette autorité, sans se douter que, placé sur le trône
dAngleterre, il nauroit pas été content de son sort. Assez
riche pour se faire des amis et des créatures aux dépens de la patrie,
il a retardé les progrès du gouvernement. Mais que peut désormais produire
une ambition qui se consumeroit en regrets, et qui na aucun moyen
de se satisfaire ?
Le roi de Suède ne peut corrompre ses sujets, ni par des bienfaits, ni
par lespérance, ni par la crainte. La nation doit tous les jours
augmenter son crédit, parce quelle dispose de toutes les grâces;
le prince au contraire doit perdre tous les jours les partisans que lhabitude
de la cour lui avoit attachés. Il est vrai quil sest formé,
il y a quelques années, une conjuration en faveur de la puissance royale,
mais ce sera vraisemblablement la dernière. Quels en ont été les auteurs
? Des hommes obscurs et vils qui nont, pour ainsi dire, point de
patrie. A lexception des comtes de Brahé et de Hard et du baron
de Horn, maréchal de la cour, les conjurés nétoient que des soldats
de la garde, des matelots et quelques artisans. Quand cette poignée desclaves
révoltés auroit intimidé le sénat, et remis au roi lautorité sou
[232] veraine, la nation se seroit-elle crue vaincue et subjuguée
? Ne lui restoit-il pas mille ressources pour reprendre le pouvoir dont
on auroit voulu la dépouiller ? Une conjuration qui échoue est une faveur
de la fortune: elle rend un peuple plus attentif à sa liberté, et lempêche
de tomber dans une sorte de nonchalance quinspire quelquefois une
trop grande sécurité, et contre laquelle les Suédois, dit-on, ne sont
pas assez précautionnés. Bientôt la famille royale, prenant les murs
de sa nouvelle patrie, jugera de la royauté par les principes suédois,
et non par les préjugés répandus en Europe. Ces princes mettront leur
gloire à être les ministres et les premiers magistrats dune nation
libre. Ils comprendront que qui veut être vertueux na pas besoin
dune autorité plus étendue, et quil vaut mieux être gouverné
par sa nation que par quelques favoris comme un despote. Rentrez en vous-même,
monseigneur, sondez les replis de votre cur, et si vous désirez
dêtre tout-puissant, vous verrez que ce nest que pour satisfaire
quelque passion injuste.
Vous penserez peut-être, monseigneur, que la royauté est une pièce tout-à-fait
hors duvre dans le gouvernement de Suède, et que lestampille
de cuivre dont jai déjà eu lhonneur de vous parler, pourroit
fort bien toute seule servir de roi. Vous en conclurez peut-être que [233]
la nation ne devroit être gouvernée que par des sénateurs. Mais je
vous prie de faire attention quun roi même héréditaire ne peut donner
presque aucune crainte aux Suédois; vous avez déjà vu combien ils ont
pris de mesures pour quil ne puisse faire violence aux lois, et
semparer de la législation. En second lieu, la royauté héréditaire
est même un avantage pour la nation; car elle contribue à conserver légalité
entre les familles nobles, et les tient dans la subordination. Si la couronne
nétoit pas héréditaire, on ne verroit, comme en Pologne, que des
brigues, des factions, des partis continuels, et jamais elle ne seroit
la récompense du mérite. Sans un roi, la noblesse voudroit infailliblement
former une aristocratie, et du sein de ce gouvernement il sélèveroit
bientôt un tyran. Le gentilhomme le plus ambitieux et qui auroit le plus
de talens, trouvant toujours le trône rempli par un prince qui ne peut
ni se faire craindre ni se faire haïr, ne songera jamais à usurper sa
place. En devenant sénateur il devient en quelque sorte son égal, et son
ambition se trouve rassasiée.
Dés que la Suède avoit admis des distinctions de rang, de grade et dhonneur
entre les familles, il devenoit avantageux pour elle quil y eût
une maison privilégiée qui portât la couronne. Je le répète: dans la constitution
présente, un seigneur suédois ne peut [234] point abuser de la
faveur de ses citoyens ou de la considération due à ses services pour
devenir un Sylla ou un César. Dès que lambition des particuliers
est réprimée, le corps même entier de la noblesse doit être plus porté
à la modération, et moins tenté de profiter de ses prérogatives particulières
pour les accroître et faire des lois partiales. Vous voyez par là, monseigneur,
quun roi de Suède est lui-même un obstacle à la tyrannie par laquelle
la plupart des républiques ont été détruites. Ne craignez point lhérédité,
puisquaprès le règne le plus long, un prince dont il est aisé déclairer
les démarches, de pénétrer les vues et darrêter les projets, ne
laissera point à son successeur une plus grande autorité que celle quil
avoit reçue. La Suède ne craint ni les inconvéniens des minorités, ni
lincapacité du prince. I1 nimprimera point son caractère au
gouvernement, et linaction dune vieillesse languissante ne
fera point languir létat: un roi qui ne peut rien par lui-même peut
être méchant, foible ou sans caractère: ses sujets ne seront pas les victimes
de ses vices.
Je ne dissimulerai pas quelques reproches quon peut faire au gouvernement
de Suède; il nest pas inutile, monseigneur, que vous en soyez instruit.
On blâme peut-être avec raison, la prérogative accordée au roi, de faire
à son gré des comtes et des barons. Ces dignités ne [235] confèrent
aucune autorité réelle; ce nest quune décoration dans lordre
de la noblesse; mais puisque cette décoration flatte la vanité, elle peut
devenir un moyen de corrompre; pourquoi donc nen fait-on pas un
moyen pour encourager le mérite ? Je puis dire la même chose de ces différens
ordres de chevalerie dont le roi distribue les marques sans consulter
la diète ou le sénat. Cette institution nest point analogue à lesprit
dune république. La récompense dun homme libre doit être une
magistrature, et dans un état libre les récompenses ne doivent être données
que par le public, si on veut que le public soit considéré.
Un reproche plus grave quon peut faire au gouvernement de Suède,
cest lautorité à vie qui est donnée aux sénateurs. Les magistratures
à vie sexercent toujours avec une sorte de nonchalance peu favorable
au bien public, et ne donnent que trop souvent à ceux qui les possèdent
un orgueil qui choque la liberté publique. Je crois avoir remarqué dans
lhistoire, que des magistrats qui ne rentrent plus dans lordre
des simples citoyens, sont tentés de se croire les maîtres des lois dont
il ne sont que les ministres. Ils ne les violeront pas peut-être avec
assez dimpudence pour mériter dêtre punis dune manière
exemplaire; mais le mal, alors sans remède, nen sera que plus dangereux.
Il sétablira dans le corps de la [236] magistrature une fausse
politique et une corruption sourde, qui peu-à-peu dérangeront tous les
principes du gouvernement. A mesure que les lois saffoibliront,
les passions acquerront plus de force; elles se montreront enfin avec
audace, et les magistrats subjugueront sans peine des citoyens quils
auront corrompus.
Les Suédois léprouvèrent dans le dernier siècle: cest parce
que le sénat sétoit relâché dans ses devoirs, et fait craindre par
sa hauteur et quelques injustices, quils conférèrent à Charles XI
un pouvoir absolu. Au lieu de faire des sénateurs à vie, ne seroit-il
pas avantageux quà chaque diète ordinaire un certain nombre de nouveaux
sénateurs remplaçât les plus anciens, qui rentreroient dans lordre
des simples citoyens, en espérant être élevés une seconde fois à la même
dignité ? Par cet arrangement, le sénat, si je ne me trompe, seroit un
dépositaire plus fidelle des lois, et nauroit quun même intérêt
avec la nation.
Si la Suède na pas fait les progrès quon devoit en attendre;
si les lois ont de la peine à prendre une certaine consistance; si une
diète détruit souvent ce que la diète précédente avoit établi, cest
vraisemblablement la magistrature perpétuelle des sénateurs quil
en faut accuser. Pour entrer dans ce sénat où il y a si rarement des places
vacantes, les ambitieux et les intrigans doivent former des cabales conti
[237] nuelles. Ce sont eux sans doute, qui ont fait statuer, par
la diète de 1739, que pour dépouiller un sénateur de sa dignité, il suffiroit,
sans lui faire son procès dans les règles, de lui déclarer simplement
que la nation ne peut lui accorder plus long-temps sa confiance. Il est
dangereux, je crois, que des hommes, chargés de toutes les parties de
ladministration, dépendent dun caprice ou dune intrigue.
Il me semble que la puissance exécutrice ne doit pas être moins solidement
affermie que la puissance législative: si lune chancèle, lautre
doit perdre de son crédit. Je vous prie dexaminer, monseigneur,
sil est possible de remédier à ce mal, sans limiter le temps de
la magistrature des sénateurs. Je suis persuadé que les diètes seroient
moins agitées, et le gouvernement plus affermi, si on ne vouloit perdre
personne, et que ces deux partis de chapeaux et de bonnets,
qui divisent la république, se rapprocheroient insensiblement.
Il y a encore une autre cause de linstabilité quon remarque
dans les principes et la conduite des diètes, cest quelles
nont point voulu se borner à nexercer que lautorité
qui leur appartient. Au lieu de ne faire que des lois générales, elles
entrent dans des affaires particulières qui doivent être abandonnées à
la puissance exécutrice. Je crois que vous avez vu, monseigneur, dans
tout cet ouvrage, que les légis [238] lateurs et les magistrats
ne peuvent se confondre et empiéter sur les droits les uns des autres,
sans affoiblir réciproquement leur autorité, et préparer par conséquent
de grands maux aux citoyens.
Les Suédois, fiers, libres, courageux et faits pour la guerre, doivent
se précautionner contre leur génie militaire. En faisant tout ce qui est
nécessaire pour ne pas craindre leurs voisins, ils doivent ne jamais songer
à faire des conquêtes. On lit avec plaisir dans linstruction que
les états ont faite en 1756, pour léducation des princes, que ichez
un prince souverain, le désir de faire des conquêtes passe pour une vertu;
mais que ce nen est point une chez une nation libre: car les conquêtes
inutiles saccordent moins avec les principes dun gouvernement
libre quavec ceux de la souveraineté". Si les Suédois veulent
affermir leur liberté et perpétuer leur bonheur, ils donneront à leurs
milices la forme, les murs et la discipline que doivent avoir les
troupes dun état libre. La défense de la patrie sera confiée aux
citoyens, et non pas à des soldats mercenaires. Ils apprendront quil
ny a point de conquête utile; ils se renfermeront dans leurs provinces
quils peuvent aisément rendre impénétrables aux armes des étrangers.
Ils penseront que la Poméranie peut devenir pour eux ce que la possession
des PaysBas et de lItalie a [239] été pour lEspagne,
cest-à-dire, une source dambition, de querelles et dinconvéniens.
Puissent les Suédois respecter toujours dans leurs voisins les droits
de lhumanité, comme ils les respectent entreux, et ne chercher
le bonheur quen se conformant aux vux de la nature sur la
prospérité des états!
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