CHAPITRE PREMIER.
INTRODUCTION
Que lhistoire doit être une école de morale et de politique.
[1] On a déjà mis sous vos yeux, monseigneur, tout ce que lhistoire
présente de plus remarquable. Vous avez vu naître le genre humain, et
à peine les hommes ont-ils été formés, quils nont plus été
dignes que de la colère de leur [2] auteur. Ils abusent des bienfaits
du ciel, ils sont condamnés à périr sous les eaux; et vous avez vu sortir
de larclle une famille privilégiée et destinée a repeupler la terre.
A lexception de quelques patri.lrclles que Dieu a gouvernés dune
manière miraculeuse, et choisis pour être les pères dun peuple élu,
nous ignorons les courses, les entreprises, les transmigrations et les
établissemens des enfants de Noé. Ces siècles, quil seroit si avantageux
de connoître, sont ensevelis dans une obscurité profonde. Nous ne savons
point par quel enchaînement de révolutions extraordinaires, les hommes
reproduits et multipliés en peu de temps, ont perdu les connoissances
que leurs pères avoient avant le déluge.
En remontant aussi haut que peuvent nous conduire les monumens de lhistoire
profane, vous navez en effet trouvé sur presque toute la terre que
des hommes plongés dans la plus affreuse barbarie, et conduits par des
passions brutales dont ils étoient les victimes. Ces sauvages, pareils
aux brutes, paroissoient navoir comme elles quun instinct
grossier. Il a fallu que lexcès de leurs malheurs les forçât à réfléchir,
que des hasards heureux et des hommes de génie les retirassent des forêts,
leur apprissent à construire des cabanes, à nourrir des troupeaux, à cultiver
la terre, et à saider mutuellement dans leurs besoins. La société
seule étoit [3] capable de leur faire connoître leurs devoirs,
de leur présenter un bien public quils devoient aimer, et en établissant
une règle et un ordre entre eux, de hâter le développement de leur raison.
Cest dans lAsie que jetant les premiers fondemens de la société,
les lois ont dabord amené la sûreté et la paix à la suite de la
justice. Vous voyez sélever à la fois les empires puissans dAssyrie,
de Babylone et dEgypte, tandis que le reste de la terre est encore
barbare. LEurope se civilise à son tour; et les côtes dAfrique
que baigne la Méditerranée sont enfin habitées par des hommes. On voit
par-tout des villes, des lois, des magistrats, des rois et des arts; mais
les vices qui tourmentoient les particuliers avant la naissance des sociétés,
vont tourmenter les états. Linjustice, la violence, Iavarice,
lambition, la rivalité, la jalousie, ont rendu les nations ennemies
les unes des autres; et vous avez vu commencer cette suite éternelle de
guerres et de révolutions qui, depuis la ruine des Babyloniens jusquà
nos jours, ont changé mille fois la face du monde.
Ninus, vainqueur de Babylone; Sémiramis qui, en lui succédant, porta
lempire dAssyrie au plus haut degré délévation; Déjocès,
à qui sa vertu soumit les Mèdes ses concitoyens; Cyrus, dont la valeur
donna lempire de lAsie entière aux Perses, peuple jusqualors
inconnu [4] et peu puissant; tous ces héros, et quelques autres
que je pourrois encore nommer, ont mérité une attention particulière de
votre part. En vous instruisant de ce que des monumens trop rares nous
apprennent de lancienne Egypte, ce ne sont, Monseigneur, ni ses
pyramides, ni le labyrinthe, ni le lac de Mris, ni les inondations
fécondes du Nil, ni la grandeur fastueuse des successeurs de Sésostris,
qui sans doute vous ont le plus touché. Vous auriez voulu connoître les
lois, les institutions, les établissemens, les murs, les usages
de cette contrée heureuse où la philosophie est née. Cest là que
les hommes les plus célébres de lantiquité sont allés puiser la
sagesse pour la répandre chez des peuples ignorants; et cette philosophie
nétoit pas comme aujourdhui une vaine spéculation; cétoit
lart dêtre heureux réduit en pratique.
Jamais pays na produit plus de vertus ni plus de talens que la
Grècè. En voyant les institutions rigides de Lycurgue, et la sagesse des
Spartiates, avez-vous regretté que des lois trop molles et favorables
à nos vices ayent ailleurs dégradé lhumanité ? En voyant les grandes
choses quont faites les Athéniens, auriez-vous voulu naître dans
la patrie des Miltiade, des Aristide, des Thémistocle, des Cimon ? Cest
un favorable augure pour les hommes qui doivent un jour vous obéir, si
en lisant lhis [5] toire de la Grèce, vous vous êtes intéressé
à sa prospérité, et si vous avez vu avec plaisir la vengeance, le faste
et toutes les forces de Xerxès venir se briser contre le courage, la discipline
et la liberté des Spartiates et des Athéniens. Vous serez certainement,
Monseigneur, un grand prince, si plein dadmiration pour 1e génie
de Philippe inépuisable en ressources, et le courage audacieux dAlexandre,
une raison prématurée vous a cependant porté à blâmer leur ambition, et
désirer quils eussent fait un meilleur emploi de leurs grandes qualités.
Les Romains, dont la fortune élevée par degrés subjugue enfin toute la
terre, vous ont présenté un spectacle également agréable et instructif.
Dune foule de brigands ou desclaves fugitifs à qui Romulus
avoit ouvert un asile, vous voyez naître les maîtres du monde. Ils prennent
peu à peu des murs, et en saccoutumant à obéir aux lois religieuses
de Numa, ils échappent à la ruine dont ils étoient menacés. La haine que
leur inspire la tyrannie de Tarquin leur donne la force de secouer son
joug, et les prépare à prendre toutes les vertus qui accompagnent la liberté.
A peine ont-ils des consuls, quils ont déjà autant de héros que
de citoyens. Si lorgueil, lavarice et lavidité des patriciens
menacent encore la république dune nouvelle servitude, on ne leur
donne pas le temps daffermir leur puissance; bientôt, des [6]
tribuns font connoître au peuple sa dignité, forcent peu à peu ses
ennemis à fléchir sous les lois de légalité. Le génie de Rome sélève,
sétend, sagrandit en quelque sorte au milieu de ses dissentions
domestiques. Sans législateur qui instruise la république à régler ses
passions, et à ne pas se laisser effrayer par les caprices de la fortune,
elle acquiert par ses seules méditations cette patience prudente qui se
rend maîtresse des événemens, et cette magnanimité qui triomphe de tous
les obstacles.
Vous avez pris sans doute plaisir à suivre les Romains dans leurs victoires.
Quelque intérêt qui vous attache à la nation gauloise, confondue depuis
avec les François ses vainqueurs, navez vous pas craint que Brennus
nétouffât dans son berceau un peuple que son courage appeloit à
lempire du monde, et dont la prospérité et les malheurs devoient
également servir déternelle instruction aux Barbares qui envahiront
un jour ses provinces ? Pyrrhus vous a inquiété, Annibal vous a fait trembler.
Conservez avec soin, Monseigneur, ces premiers sentimens que vous a fait
naître la lecture de lhistoire ancienne. Cest-là le premier
avantage quon en doit retirer à votre âge. Ladmiration pour
les grands modèles que présente lantiquité, ouvrira votre ame à
lamour de la véritable gloire, et vous tiendra en garde contre les
vices communs à tous les hommes, et contre les préjugés particuliers aux
princes.
[7] Ne considérer lhistoire que comme un amas immense de
faits quon tâche de ranger par ordre de dates dans sa mémoire, cest
ne satisfaire quune vaine et puérile curiosité qui décèle un petit
esprit, ou se charger dune érudition infructueuse qui nest
propre quà faire un pédant. Que nous importe de connoître les erreurs
de nos pères, si elles ne servent pas à nous rendre plus sages ? Cherchez,
monseigneur, à former votre cur et votre esprit. Lhistoire
doit être pendant toute votre vie lécole où vous vous instruirez
de vos devoirs. En vous présentant des peintures vives de la considération
qui accompagne la vertu, et du mépris qui suit le vice, elle doit un jour
suppléer aux hornmes qui cultivent aujourdhui les heureuses qualités
que la nature vous a données.
On ose aujourdhui vous montrer la vérité; on ose tantôt mettre
un frein à vos passions naissantes, et tantôt secouer cette pesanteur
naturellc qui retarde notre marche vers le bien; mais un jour viendra,
et il nest pas loin, Monseigneur, quabandonné à vous-même,
vous ne trouverez autour de vous aucun secours contre des passions dautant
plus fortes et plus indiscrettes, que vous êtes plus élevé au-dessus des
hommes qui vous entourent. Vous ne connoissez pas le malheur, je dirois
presque la misère de votre condition. La vérité, toujours timide, toujours
fastidieuse, toujours étrangère [8] dans les palais des princes,
craindra certainement de se montrer devant vous. Redoutez, monseigneur,
ce moment de votre indépendance. Quand je vous lai annoncé comme
prochain, si vous avez éprouvé un sentiment de joie et dimpatience,
je dois vous avertir que vous devez redoubler dattention pour ne
pas échouer contre lécueil qui vous attend. Triste et malheureux
effet de votre grandeur ! Vous serez environné de complaisans à gages
qui épieront incessamment vos foibles, et dont la funeste adresse vous
tendra des pièges dautant plus dangereux, quils vous paroîtront
agréables. Pour vous dominer impérieusement, ils iront au-devant de vos
désirs; ils tâcheront, avec autant dart que de constance, de vous
rendre esclave de leurs passions en feignant dobéir aux vôtres.
Si vous les croyez, vous serez tenté de vous croire quelque chose de plus
quun homme, et dupe de vos courtisans, vous vous trouverez rabaissé
même au-dessous deux.
A la voix insidieuse de la flatterie, opposez les réflexions que vous
fournira lhistoire. Elle vous apprendra, si elle nest pas
écrite par la plume prostituée de nos écrivains modernes, que la vertu
ne doit pas être dun exercice plus commode et plus facile pour les
princes que pour les autres hommes. Elle vous dira au contraire que plus
vos devoirs sont étendus, plus vous devez livrer de combats et faire defforts
pour [9] les remplir. Elle vous avertira que né, comme tous les
hommes avec un commencement de toutes les passions, vous devez craindre
quelles ne vous conduisent aux plus grands vices; elle vous dira
que chaque vice du prince est un malheur public.
Jamais prince na mérité les éloges que lui prodiguent ses courtisans:
cest une vérité, cest un axiome qui ne souffre aucune exception,
et que vous devez religieusement vous répéter tous les jours de votre
vie. Quand votre orgueil sera tenté dajouter foi à des flatteurs,
rappelez-vous que les monarques les plus vils, les plus méchans même,
les Caligula et les Néron, ont été regardés comme des dieux par les hommes
qui avoient le malheur de les approcher. Serez-vous prêt à vous laisser
éblouir par votre pouvoir, ou amollir par les voluptés que vous prodiguera
votre fortune ? Rappelez-vous avec quel il dédaigneux lhistoire
voit ces princes qui nont de grand que les titres dont ils sont
accablés; elle flétrit leur mémoire. A peine daigne-t-elle conserver les
noms de ces rois oisifs et paresseux, qui nont rien fait pour le
bonheur des hommes, tandis quelle venge de simples citoyens de lobscurité
à laquelle leur état sembloit les condamner.
Lisez et relisez souvent, monseigneur, les vies des hommes illustres
de Plutarque. Si cette lecture vous touche, si elle vous intéresse, si
[10] vous ne labandonnez quavec peine, si vous y revenez
avec plaisir, il vous est permis de juger avantageusement de vous; et
de croire que vous avez fait et que vous ferez des progrès. Les héros
de Plutarque ne sont presque tous que de simples citoyens; et les princes
les plus puissans ne peuvent cependant être grands aux yeux de la vérité
et de la raison, quen les prenant pour modèles. Choisissez-en un
que vous vouliez imiter. Mais je vous en avertis, monseigneur, que ce
ne soit pas un prince. Vous ne trouveriez point dans le tableau que Plutarque
en fait, cet amour de la justice et du bien public qui distingue les citoyens
dune république. Je ne sais quelle gloire fausse et ambitieuse ternit
toujours la vie des plus grands rois. Ils oublient trop souvent quils
ne sont que linstrument du bonheur de leur peuple, et ils veulent
que leur peuple soit linstrument de leur gloire. Choisissez pour
modèle un simple citoyen de la Grèce ou de Rome, prenez-le pour votre
juge, demandez-vous souvent: Aristide, Fabricius, Phocion, Caton, Epaminondas,
auroient-ils agi ainsi ? Vous sentirez alors votre ame sélever,
vous serez tenté de les imiter. Demandez-vous quel jugement ces grands
hommes porteroient de telle ou telle action que vous voudrez faire; et
vous acquerrez le goût le plus noble et le plus délicat pour la justice
et la véritable gloire.
[11] Mais il ne suffit pas, monseigneur, que vous regardiez lhistoire
comme une école de morale. Dans létat où vous êtes né, ce nest
pas assez que vous soyez vertueux pour vous-même, vous devez nous être
utile; et il faut que vous acquériez les lumières nécessaires à un prince
chargé de veiller sur la société. La seule qualité dhomme et de
citoyen doit porter les particuliers à méditer sur ce qui fait le bonheur
ou le malheur de la société, et les anciens nous ont laissé à cet égard
un exemple trop négligé par les modernes. Quel est donc le devoir de ceux
à qui les peuples nont remis et ne confient le pouvoir souverain
quà la charge de travailler au bonheur public ?
Il y a un art pour rendre une république heureuse et florissante, cest
cet art quon appelle politique. Défiez-vous des personnes qui vous
diront quil suffit davoir le cur droit et lesprit
juste pour bien gouverner. Elles ne voudront vous rendre ignorant que
pour se rendre nécessaires, abuser de votre ignorance, et vous tromper
plus aisément. Le prince qui ne connoît pas les ressorts qui font mouvoir
et fleurir la société, ou qui ignore comment il faut accélérer ou ralentir
leur action, réduit à la condition dun automate, ne sera que lorgane
ridicule de ses ministres: son ignorance les enhardira au mal, et bientôt
leur premier intérêt sera dêtre ses favoris pour devenir les tyrans
[12] de ses peuples. Sil néglige de sinstruire, et
de remonter jusquaux premiers principes de la prospérité et de la
décadence des états, il ségarera malgré les meilleures intentions.
En remédiant à un abus, il en produira un autre. Le bien, fait par hasard
et sans règle, ne sera jamais que passager, et tiendra toujours à quelque
inconvénient. Vous avez dû remarquer dans lhistoire plusieurs rois
dont on loue la probité; des Louis XII ont été honorés du titre de père
du peuple: ces princes vouloient sincèrement le bonheur de leur royaume;
mais faute de lumières, ils nont jamais pu rien exécuter dutile
à la société. Après le plus long règne, nétant encore instruits
que par leur seule expérience, ils ne connoissoient que trèsimparfaitement
un cercle très-étroit de choses.
Cest parce quon dédaigne par indifférence, par paresse ou
par présomption de profiter de lexpérience des siècles passés, que
chaque siècle ramène le spectacle des mêmes erreurs et des mêmes calamités.
Limbécille ignorance va échouer contre des écueils, autour desquels
on voit encore flotter mille débris, restes malheureux de mille naufrages.
Elle est obligée dinventer, et peut à peine ébaucher des établissemens
dont on trouve le modèle parfait dans un autre temps ou chez une autre
nation. De-là ces vicissitudes, ces révolutions capricieuses et éternelles
auxquelles les états semblent [13] être condamnés. Nous faisons
ridiculement et laborieusement des expériences malheureuses, quand nous
devrions profiter de celle de nos pères. Tantôt le gouvernement ségare
dans de vaines spéculations, et ne court quaprès des chimères; tantôt
il sapplique gravement à faire des changemens qui ne changent rien
au sort malheureux de létat. On étaye un édifice qui sécroule
avec des poutres à moitié pourries. Nous nous agitons comme des enfans
pour ne rien faire. Tant de fautes ne sont point impunies, et une fortune
cruelle, inconstante et aveugle semble présider aux choses de ce monde;
en usurpant sur les nations lempire quy devroit avoir la prudence,
elle les conduit à leur ruine à travers mille malheurs.
Avant que de commander une armée, Scipion et Lucullus apprirent dans
la lecture de Xénophon à devenir de grands capitaines. Ils ne se livroient
point au stérile plaisir de lire de grandes actions de guerre et dorner
leur mémoire; ils sappliquoient à démêler les causes des succès
heureux ou des événemens malheureux dune entreprise particulière
ou dune campagne entière; ils étudioient lart dun général
pour préparer la victoire, ou ses ressources pour réparer une défaite.
Armes et discipline de chaque peuple, manière différente de faire la guerre,
mouvemens des armées selon la différence de leurs positions ou des terrains,
rien néchappoit [14] à leurs méditations. Sans être sortis
de Rome, Scipion et Lucullus avoient en quelque sorte fait la guerre contre
plusieurs nations différentes; et sous les plus habiles capitaines de
la Grèce. Pleins ainsi du génie de ces grands hommes, ils en furent les
rivaux dès quils commandèrent les légions romaines.
Quel que soit lemploi auquel on est appelé, soit quil nait
rapport quà une branche de ladministration publique, soit
quil en embrasse toutes les parties, il nest pas douteux quon
ne puise dans lhistoire les mêmes secours que Scipion et Lucullus
y trouvèrent pour perfectionner leurs talens naturels et devenir de grands
capitaines. Je pourrois, monseigneur, vous en citer mille exemples, et
jespère que vous-même vous en serez un quon citera un jour
aux princes quon voudra former aux grandes choses.
Quelques peuples ont joui pendant plusieurs siècles dun bonheur
constant; dautres nont eu quune prospérité courte et
passagère, ou nont existé que pour être malheureux. Quelques états
nont jamais pu, malgré leurs efforts, sortir de leur première médiocrité;
quelques-uns sont parvenus sans peine à la plus grande puissance. Combien
de nations autrefois célébres, et dont la durce sembloit en quelque sorte
devoir être égale à celle du monde, ne sont plus connues que dans lhistoire
? Perses, Egyptiens, Grecs, Macédoniens, Carthaginois, Romains, [15]
tous ces peuples sont détruits. Leurs prospérités, leurs disgraces,
leurs révolutions, leur ruine ne devoient-elles être considérées que comme
les jeux dune fatalité aveugle ? Ne rapporterons-nous de leur histoire,
Monseigneur, que la triste et fausse conviction que tout est fragile,
que tout cède au coup du temps, que tout meurt, que les états ont un terme
fatal, et quand il approche, quil ny a plus ni sagesse, ni
prudence, ni courage qui puissent les sauver ?
Non. Chaque nation a eu le sort quelle devoit avoir: et quoique
chaque état meure, chaque état peut et doit aspirer à limmortalité.
Ainsi que Phocion lenseigne à Aristias, accoutumezvous à voir dans
la prospérité des peuples la récompense que lAuteur de la nature
a attachée à la pratique de la vertu; voyez dans leurs adversités le châtiment
dont il punit leurs vices. Aucun état florissant nest déchu quaprès
avoir abandonné les institutions qui lavoient fait fleurir; aucun
état nest devenu heureux quen réparant ses fautes et corrigeant
ses abus. La fortune nest rien, la sagesse est tout; et ces grands
événemens rapportés dans lhistoire ancienne et moderne, et qui nous
effraient, seront autant de leçons salutaires si nous savons en profiter.
Appliquez-vous dans vos études, Monseigneur, à démêler avec soin les causes
du peu de prospérité et des malheurs infinis que les hommes ont [16]
éprouvés, et vous connoîtrez sûrement la route que vous devez prendre
pour devenir le père de vos sujets et le bienfaiteur des générations suivantes.
La connoissance du passé lèvera le voile qui vous cache lavenir.
Vous verrez par quelles institutions les peuples inquiets qui déchirent
aujourdhui lEurope peuvent encore se rendre heureux. Vous
connoîtrez le sort que chaque nation doit attendre de ses murs,
de ses lois et de son gouvernement.
Il ny a point dhistoire ainsi méditée, qui ne vous instruise
de quelque vérité fondamentale, et ne vous préserve des préjugés de notre
politique moderne, qui cherche le bonheur où il nest pas. Les rois
de Babylone, dAssyrie, dEgypte et de Perse, ces monarques
si puissans sembleront vous crier de dessous leurs ruines, que la vaste
étendue des provinces, le nombre des esclaves, les richesses, le faste
et lorgueil du pouvoir arbitraire hâtent la décadence des empires.
La Phénicie, Tyr et Carthage vous annonceront tristement que le commerce,
Iavarice, les arts et lindustrie ne donnent quune prospérité
passagère, et que les richesses accumulées avec peine trouvent toujours
des ravisseurs, parce quelles excitent la cupidité des étrangers.
Rome vous dira: monseigneur, apprenez par mon exemple tout ce que la vertu
produit de force et de [17] grandeur; elle ma donné lempire
du monde. Mais, ajoutera-t-elle, en me voyant déchirée par mes propres
citoyens, et la proie de quelques nations barbares qui navoient
que du courage, apprenez à redouter linjustice, la mollesse, Iavarice
et lambition.
La Grèce vous offre ses fastes; lisez. Cest-là que vous pouvez
faire une ample moisson de vérités politiques. Vous y apprendrez à la
fois et ce que vous devez faire et ce que vous devez éviter. Les institutions
de Lycurgue ne peuvent être trop étudiées; jamais on ne peut trop en méditer
lesprit, quoiquil soit aujourdhui impossible de nous
élever au même degré de sagesse. Ce ne sera point sans fruit que vous
découvrirez les vices des lois de Solon. La prospérité de Lacédémone vous
prouvera que le plus petit état peut être très-puissant, quand les lois
ne tendent quà donner de la force et de lénergie à nos ames.
Athènes, illustrée par des efforts momentanés de courage et de magnanimité,
et par son amour de la liberté et de la patrie, mais malheureuse parce
quelle navoit aucune retenue dans sa conduite, vous donnera
les leçons les plus utiles, en vous montrant que des vertus et des talens
mal dirigés nont servi quà la perdre. Dans les divisions des
Grecs, dans les malheurs que leur causa leur ambition, vous apprendrez
à connoître les erreurs [18] de lEurope moderne, qui se lasse,
qui sépuise, qui se déshonore par des guerres continuelles, dans
lesquelles le vainqueur trouve toujours la fin de sa prospérité et le
commencement de sa décadence.
Remarquez-le avec soin; les mêmes lois, les mêmes passions, les mêmes
murs, les mêmes vertus, les mêmes vices ont constamment produit
les mêmes effets; le sort des états tient donc à des principes fixes,
immuables et certains. Découvrez ces principes, monseigneur, et je prends
la liberté de vous le répéter, la politique naura plus de secrets
pour vous. Plein de lexpérience de tous les siècles, vous saurez
par quelle route les hommes doivent aller au bonheur. Sans être la dupe
de ce fatras de misères, de ruses, de subtilités et dineptie quon
voudroit nous faire respecter, vous apprendrez à ne pas confondre les
vrais biens avec ceux qui nen ont que lapparence. Vous distinguerez
les remèdes véritables des palliatifs trompeurs. Vous ressemblerez à ce
pilote qui navigue sans crainte et sans dangers, parce quil connoît
tous les écueils et tous les ports de la mer quil parcourt; il lit
sa route dans un ciel serein, et est instruit des signes qui annoncent
le calme et la tempête.
[19] CHAPITRE II.
Des vérités fondamentales auxquelles il faut sattacher en étudiant
lhistoire.
PREMIÈRE VÉRITÉ.
De la nécessité des lois et des magistrats.
Rien nest plus aisé, en lisant lhistoire, que dextraire
des maximes pour le gouvernement des états; mais si on fait ce travail
sans observer une certaine méthode, on croira amasser des vérités et on
ne se chargera que derreurs. Gardez vous, Monseigneur, de vous laisser
tromper par des historiens qui pour la plupart ne connoissent ni la société,
ni le cur humain, ni la fin que la politique doit se proposer. Leur
vanité est toujours prête à tourner leurs petites observations en axiomes
généraux. Ils confondent tout, et ils attribuent la prospérité ou les
malheurs dun état à des minuties quon peut négliger sans danger,
ou dont on soccupera sans fruit. Toutes les vérités ne sont pas
du même ordre, et si vous ne les arrangez soigneusement en différentes
classes, suivant leur importance; si vous [20] nassignez
pas à chacune delles le rang qui lui convient; ces principes fondamentaux
qui sont vrais dans tous les temps et dans tous les lieux, parce quils
tiennent à la nature de notre cur et de la société; si vous les
confondez avec ces maximes moins importantes, qui ne sont vraies que dans
quelques circonstances particulières relativement à telle ou telle forme
de gouvernement, soyez sûr quavec cet amas de demi-vérités ou de
vérités en désordre, vos opérations toujours incertaines et louches, ne
réussiront que par hasard et pour peu de temps.
Pendant plusieurs années jai étudié lhistoire sans méthode
et sans guide, et ce nest qu en échouant contre plusieurs écueils,
que jai appris à les connoître. Jai perdu beaucoup de temps;
mais il nappartenoit à personne, et mes erreurs nont fait
aucun mal dans le monde. Qui nest rien peut se tromper sans péril.
Il nen est pas de même pour vous, Monseigneur; on est en droit de
vous demander compte de tous vos momens. Les princes ont tant de devoirs
à remplir quils nont pas un instant à perdre. Peut-être que
le temps que vous mettriez à chercher la route que vous devez tenir seroit
un temps perdu, et vos sujets souffriroient un jour des fautes que vous
auriez commises en cherchant la vérité où elle nest pas. Agréez
donc lhommage que je vous fais de quelques [21] réflexions.
Je ne vous les présenterois quen tremblant, si les personnes qui
les mettront sous vos yeux ne devoient pas vous faire remarquer les erreurs
dans lesquelles je pourrois tomber.
La première vérité politique, et doù découlent toutes les autres,
cest que la société ne peut exister sans lois et sans magistrats.
Détruisez ce double lien qul unit les hommes, et ils rentrent sur le champ
dans létat de la nature. Vous vous rappelez, monseigneur, que vous
navez vu dans aucune histoire que des peuples policés se soient
passés de lois et de magistrats; bien loin de-là, vous avez remarqué que
les Sauvages dAfrique et dAmérique, malgré leur ignorance
et leur barbarie, ont senti la nécessité davoir des chefs et quelques
coutumes quils respectassent.
Pour vous convaincre de la vérité que je mets sous vos yeux, il suffit
de vous étudier vous-même. Avec une médiocre attention vous jugerez que
vous nêtes quun composé bizarre de passions et de raison,
entre lesquelles il subsiste une guerre éternelle. Chaque passion ne voit
nécoute, ne consulte que ses seuls intérêts, parce quelle
est assez stupide pour espérer de trouver son bonheur en elle-même. Comme
un tyran, elle sindigne des obstacles quelle rencontre. Tandis
que chacune de vos passions ne cherche à vous occuper que de vous-même,
[22] et voudroit vous sacrifier lunivers entier: votre raison
vous dit quelquefois que vous devez être juste, cest-à-dire, ne
pas exiger des autres ce que vous ne voudriez pas quils exigeassent
de vous. Elle vous apprend que tous les hommes ont les mêmes besoins,
et quétant égaux par leur nature, et destinés à se donner des secours
mutuels, chaque individu doit ménager les intérêts de ses pareils, en
travaillant à son bonheur particulier. Ce nest pas tout, convenez
que votre raison souvent assoupie et comme étrangère en vousmême nose
presque pas vous parler. Avouez, cet aveu vous fera honneur; avouez que
dans les momens où vous êtes le plus maître de vous, elle ne vous parle
que dune manière timide et en bégayant; au lieu que les passions
toujours adroites, vives et éloquentes semblent exercer sur vous un empire
magique.
Tempérez ici, monseigneur, la vivacité de votre esprit; marchons lentement.
Ce que je viens davoir lhonneur de vous dire nest quun
texte que vous devez méditer avec soin. Je me suis contenté de vous mettre
sur la voie; étudiez par vous-même les mouvemens de vos passions: dans
les momens où votre cur sera le plus calme, interrogez votre raison,
recueillez les oracles quelle prononcera, et comparez-les aux saillies
imprudentes de votre cur. Il faut que létude vous donne une
certaine [23] peine; et vous ne saurez bien que ce que vous aurez
appris par vos propres méditations .
Dès que vous vous connoîtrez vous-même, vous serez bien avancé pour connoître
tous les hommes; car il ny a personne qui ne prouvc comme vous lempire
de quelque passion ct les misères de lhumanité. Le levain est par-tout
le même, quoique la fermentation ne soit pa.s par-tout égale. Nous sommes
si accoutumés à nous préférer à tout, lattrait du plaisir est si
puissant sur nous, que ce nest point sans des combats que les hommes
les plus heureusement nés parvienncnt à se conduire par les règles de
la raison, et pratiquent constamment la justice envers leurs pareils.
La première conséquence que vous tirerez de cette étude de vous-même,
cest que les hommes toujours enfans par la foiblesse de leur raison
et la force de leurs passions, et par conséquent toujour.s prêts à ségarer,
ont besoin davoir des lois. Le législateur est pour la société ce
quont été pour vous les personnes sages qui, en présidant à votre
éducation vous ont appris à régler les mouvemens de votre cur, à
contracter des habitudes honnêtes, et à défendre votre raison contre les
secousses des passions. On vous a rendu facile la pratique de quelques
vertus en vous les rendant agréables: et cest en cela que consiste
tout lart du législateur. I1 nous arrache à nos vices en leur [24]
infligeant des châtimens qui les rendent hideux, méprisables et dangereux.
I1 nous attache à la vertu par les récompenses dont il lhonore.
Cest par cet artifice que notre raison acquiert une force égale
à celle des passions, et que les passions mêmes nous encouragent à la
pratique des vertus les plus difficiles.
Remarquez que létablissement des lois en suppose nécessairement.un
autre: elles deviendroient inutiles, si des magistrats nétoient
chargés de les faire exécuter et de punir les coupables. En effet, que
serviroit au législateur de nous prescrire les lois les plus sages, et
de décerner les récompenses et les châtimens avec la plus exacte justice,
si des magistrats nétoient pas établis pour les distribuer ? Les
passions conserveroient leur autorité, et les lois ne seroient que des
conseils aussi inutiles que ceux de notre raison.
Erigez-vous, monseigneur, en Lycurgue ou en Solon. Avant que de poursuivre
la lecture de cet écrit, amusez-vous à donner des lois à quelque peuple
sauvage dAmérique ou dAfrique. Etablissez dans des demeures
fixes ces hommes errans, apprenez-leur à nourrir des troupeaux et à cultiver
la terre. Travaillez à développer les qualités sociales que la nature
a placées dans leur ame, et que lignorance et les préjugés y ont,
pour ainsi dire, étouffées. Ordonnez-leur, en un mot, de commencer à [25]
pratiquer les devoirs de lhumanité. Sachez leur rendre ces devoirs
agréables et utiles; empoisonnez par des châtimens les plaisirs que promettent
les passions, et vous verrez ces barbares, à chaque article de votre législation,
perdre un vice et prendre une vertu.
Ce travail, en apparence puéril, peut être pour vous de la plus grande
utilité. Pour mieux sentir les vérités que je viens davoir lhonneur
de vous proposer, essayez daffranchir les sujets des états de votre
père, des lois qui maintiennent parmi eux lordre, la police et la
tranquillité publique. En détruisant les lois qui assurent la propriété
des biens et la sûreté des personnes, ôtez aux magistrats la dignité et
la force qui les font respecter; et sur le champ les passions en tumulte
et soulevées les unes contre les autres ruineront de fond en comble toute
espèce de règle, dordre et de subordination. Les murs deviendront
atroces, et je ne désespère pas que vous ne parveniez en peu de temps
à faire des Parmesans et des Plaisantins un peuple plus sauvage que les
Hurons et les Iroquois.
[26]CHAPITRE III.
SECONDE VÉRITÉ.
Que la justice ou linjustice des lois est la première cause de tous
les biens et de tous les maux de la société.
Tous les peuples ont eu des lois, mais peu dentreux ont été
heureux. Quelle en est la cause ? Cest que les législateurs paroissent
avoir presque toujours ignoré que lobjet de la société est dunir
les familles par un intérêt commun, afin quau lieu de se nuire,
elles se prêtent des secours mutuels dans leurs besoins journaliers, et
joignent leurs forces pour repousser de concert un ennemi étranger qui
voudroit les troubler. Si telle est, comme on nen peut douter, la
fin de la société, jen conclus, monseigneur, que les lois doivent
être justes; car leur injustice, loin de prévenir les injures et les torts
que les citoyens pourroient se faire, ne serviroit au contraire quà
les autoriser. Les hommes, ou oppresseurs ou opprimés en vertu des lois,
se trouveroient encore exposés dans la société aux mêmes inconvéniens
quils éprouvoient dans létat de nature. Ils se haïroient,
[27] ils se défieroient les uns des autres, ils ne seroient occupés
quà se tromper et à se venger, et leurs divisions domestiques priveroient
la république des forces qui sont le fruit de lunion.
A quel signe certain jugera-t-on de la justice des lois ? à leur impartialité.
Je vais, monseigneur, vous dire des vérités un peu dures pour loreille
dun prince; mais vous êtes sans doute préparé à les entendre; et
si vous voulez ne pas oublier que vous nêtes quun homme; il
est nécessaire que vous ne les ignoriez pas.
Puisque la nature, na mis aucune différence entre ses enfans; puisquelle
me donne à moi comme à vous le même droit à ses faveurs; puisque nous
avons tous la même raison, les mêmes sens, les mêmes organes; puisquelle
na point créé des maîtres, des sujets, des esclaves, des princes,
des nobles, des roturiers, des riches, des pauvres; comment les lois politiques,
qui ne doivent être que le développement des lois naturelles, pourroient-elles
établir sans danger une différence choquante et cruelle entre les hommes
? Pourquoi la loi qui doit satisfaire la raison pour produire le bien,
la révolteroit-elle sans produire le mal ? Toute législation est partiale,
et par conséquent injuste, qui sacrifie une partie des citoyens à lautre.
Elle nétablira quun faux ordre, un faux bien, une fausse paix:
car de quel il des hommes dont on blesse les intérêts ne doivent-ils
pas [28] regarder ceux qui ne sont heureux quà leurs dépens
? Nayant et ne pouvant point avoir de patrie, ne forment-ils pas
une troupe dennemis, ou du moins détrangers dans le sein de
létat ? Les esclaves des anciens devoient haïr leurs maîtres; aussi
se soulevèrent-ils souvent. Parmi nous autres modernes, ne seroit-il pas
insensé de sattendre à trouver des citoyens dans ces hommes, à qui
leur extrême pauvreté et les mépris des riches et des grands défendent
dêtre libres, et presque dêtre hommes.
Limpartialité des lois consiste principalement en deux choses;
à établir légalité dans la fortune et dans la dignité des citoyens.
Je ne vous invite point ici, monseigneur, à imaginer une république à
laquelle vous ne donniez que des lois impartiales; sans doute vous en
verriez résulter le plus grand bonheur. A mesure que vos lois établiroient
une plus grande égalité, elles deviendroient plus chères à chaque citoyen.
Elles seroient plus-propres à tempérer les passions, à prêter des forces
à la raison, et par conséquent à prévenir toute injustice. Comment lavarice,
Iambition, la volupté, la paresse, Ioisiveté, Ienvie,
la haine, la jalousie, seules causes des malheurs et de la ruine des états,
agiteroient-elles des hommes égaux en fortune et en dignité, et à qui
les lois ne laisseroient pas même lespérance de rompre légalité
? Où les fortunes sont égales lamour des richesses [29] est
inconnu; et où lamour des richesses est inconnu, la tempérance et
lamour de la gloire et de la patrie, doivent être des vertus communes.
Où la dignité et lhonneur de lhumanité sont également respectés
dans tous les hommes, il doit régner un certain goût de justice, dhonneur
et délévation qui entretient la paix, sans engourdir lame
des citoyens. Lémulation y développera toutes les vertus, et lamour
du bien public ne permettra jamais aux talens dêtre cachés ou de
devenir dangereux. Sil sélève des maladies dans létat,
elles ne seront que passagères: il sera aisé aux magistrats dy appliquer
un remède; ou plutôt la force seule de sa constitution y rétablira lordre
.
Voilà, Monseigneur, les biens que vous verriez naître en foule dans votre
république; mais, sans entreprendre ce travail, je vous prie seulement
de vous rappeler ce que vous avez déjà lu dans lhistoire; et en
continuant de létudier dexaminer avec soin, si les peuples
dont les constitutions ont été les plus impartiales nont pas été
les plus forts, les plus florissans et les plus heureux.
Ce quon vous a dit de la république de Sparte doit vous donner
de grandes lumières sur cette question. Aucun autre état na jamais
eu des lois plus conformes à lordre de la nature ou dè légalité;
aussi voyez-vous quaucun autre état na jamais conservé si
long-temps ni si reli [30] gieusement sa constitution. Si les Spartiates
ont quelquefois été troublés par les alarmes que leur donnèrent les Ilotes,
sils ont enfin perdu leurs institutions et leur bonheur, il me semble
que vous ne devez en accuser que ce reste danciens préjugés dont
la sagesse de Lycurgue navoit pu débarrasser ses concitoyens. Violant
à légard des Ilotes les règles de lhumanité quils respectoient
entre eux, ils se virent forcés de craindre des hommes qui devoient les
haïr, et leur joug devint de jour en jour plus pesant. Limmense
intervalle quil y avoit entre le maître et lesclave préparoit
lesprit des Spartiates à admettre un jour des distinctions choquantes
entre les citoyens mêmes. Quil a été malheureux pour Lacédémone,
que Lycurgue ait été contraint de violer la loi de légalité, en
laissant à deux branches de la famille dHercule le droit de posséder
héréditairement la première magistrature ! Pouvoit-on voir sans surprise
que le mérite, qui faisoit les sénateurs et les éphores, ne fît pas les
rois qui leur étoient supérieurs ? La surprise devoit conduire au murmure,
le murmure à la plainte, et la plainte à une révolution.
Remarquez, je vous prie, monseigneur, que Lysandre nauroit pas
été un ennemi de sa patrie, sil eût pu aspirer légitimement au trône
qui étoit le partage dune autre famille. Pour occuper une place
où ses talens lappe [31] loient, mais dont une loi partiale
lui fermoit lentrée, son ambition neut dautre ressource
que de renverser le gouvernement et les lois. Il remplit la république
de ses intrigues; il y introduisit des richesses, avec lesquelles létat
ne pouvoit subsister; et bientôt Lacédémone, peuplée de citoyens mécontens
de leur sort, et qui ne craignoient ni la servitude ni la tyrannie, commença
à éprouver les malheurs qui annonçoient sa ruine.
Vous connoissez, monseigneur, la situation des Romains sous leurs rois.
Vous savez que les familles étoient distinguées en patriciennes et en
plébéiennes, et quaucune loi navoit mis des bornes à lavarice
ni à létendue des héritages. Les ames étant par conséquent ouvertes
à la vanité et à lintérêt, il nest point surprenant que le
bien public fût négligé, et que les Romains neussent rien qui les
distinguât avantageusement de leurs voisins. En effet, leur nom seroit
demeuré inconnu comme celui de mille autres peuples, si la révolution
des Tarquin, en leur donnant lespérance de légalité, neût
donné à chaque citoyen les sentimens dun héros. Si cette élévation
dame semble disparoître dans la république naissante; sil
éclate de nouveaux désordres, si le peuple abandonne sa patrie, et se
retire sur le mont-sacré, nen accusez que la noblesse dont lorgueil
ne peut souffrir légalité. Si elle avoit réussi [32] dans
ses projets, Rome, infailliblement peuplée de citoyens enorgueillis par
leur grandeur, ou avilis par leur bassesse, auroit été condamnée à languir
dans lesclavage et lobscurité. Cest la noblesse qui
étoit lennemi de la république, et non pas le peuple. Cest
en ramenant les lois à légalité prescrite par la nature, cest
en défendant avec constance la dignité des plébéiens, que les tribuns
préparèrent et consommèrent la fortune de létat.
Les querelles de la place publique deviennent moins vives, lordre
sétablit, les talens se multiplient, les murs sépurent,
toutes les vertus et les lois prennent une nouvelle force. Remarquez,
monseigneur, que cet heureux changement est louvrage de cet esprit
dégalité qui dicte déjà aux Romains des lois moins partiales. Pourquoi
sélève-t-il enfin chez eux de nouvelles dissentions aussi funestes
que les premières avoient été avantageuses ? Cest que celles-ci
avoient établi légalité, et que les autres la ruinèrent. La république,
malheureusement emportée par son ambition et ses conquêtes, navoit
pas aperçu quelle travailloit à sa perte. Elle ne sentit point que
les lois agraires et somptuaires, si favorables à légalité des fortunes,
ne pourroient se maintenir au milieu des richesses qui fondirent à Rome,
quand elle eut porté ses armes victorieuses en Afrique et en Asie. Plus
on senrichit, plus [33] on sentit le besoin de senrichir
encore davantage. La république avoit pillé les vaincus, les citoyens
pillèrent la république. Tandis que les uns étoient riches comme des rois,
les autres demandoient du pain et des spectacles. Plus les fortunes sont
disproportionnées, plus les vices se multiplient. Cest de cette
inégalité monstrueuse que découlèrent, comme de leur source, loubli
ou plutôt le mépris des anciennes lois, les murs les plus infâmes,
la perte de la liberté, les guerres civiles, les proscriptions publiées
contre les hommes qui osoient avoir quelque mérite, et cette tyrannie
stupide et sanguinaire des empereurs, qui ouvrit les provinces de lempire
à quelques hordes de barbares.
Parcourez toutes les histoires, et tous les faits vous prouveront que
limpartialité ou la partialité des lois a été la racine heureuse
ou malheureuse de tous les biens, ou de tous les maux. Vous ne trouverez
point de nation qui ait vu sélever impunément au milieu delle
des familles privilégiées par leurs droits ou par leurs richesses. Par-tout
où légalité nest pas respectée, la justice aura deux poids
et deux mesures. Par-tout il se formera de ces patriciens orgueilleux
qui trouvoient étrange que la nature eût daigné accorder à des plébéiens
des poumons pour respirer, une bouche pour parler et des yeux pour voir.
Dès que vous en serez averti, monseigneur, [34] vous remarquerez
sans peine que la politique ne se repaît que despérances chimériques,
tant quelle se flatte de produire le bien sans établir des lois
impartiales. Peut-être suspendra-t-elle pour quelques momens lactivité
de lavarice et de lambition; peut-être les forcera-t-elle
à noser se montrer avec leur hardiesse ordinaire; mais alors même
ces passions agiront en secret. Toujours infatigables, toujours inépuisables
en ressources, elles lasseront la constance de la politique, profiteront
de ses distractions pour se rendre plus impérieuses que jamais. Quel peuple
sest corrigé de ses vices, si une heureuse révolution na commencé
par lui donner le goût de légalité, et par abroger les lois injustes
et partiales auxquelles il obéissoit ?
Je nabandonnerai pas aisément cette matière, monseigneur, elle
est trop importante; et, pour que létude de lhistoire vous
soit plus utile, je dois vous avertir que les historiens nindiquent
ordinairement que les causes prochaines de la prospérité ou de ladversité
des états. Par exemple, on vous dira que la discipline et le courage des
Romains, leur patience, leur justice envers les étrangers, leur magnanimité,
leur amour de la patrie, leur désintéressement, ont été les causes de
leur élévation. Si vous vous en tenez-là, vous ne connoîtrez, si je puis
parler ainsi, que les instrumens qui ont [35] servi à faire la
fortune de la république romaine. Pour acquérir une connoissance vraiment
digne dun prince qui doit être un jour le législateur de ses sujets,
vous devez remonter jusquà la cause qui a elle-même produit le courage,
lamour de la patrie et les autres vertus des Romains. Vous la trouverez
cette cause primitive dans la justice et limpartialité de leurs
lois, et si vous ne la regardez pas un jour comme le principe fondamental
de votre politique, tous vos soins seront inutiles pour donner des vertus
à vos sujets. Ces plantes, cultivées dans un terrain qui ne leur est pas
favorable, auront de la peine à prendre racine, et se flétriront en naissant.
On sen prend à Sylla, à Marius, à César, à Pompée, à Octave et
à Antoine, si la république romaine a été détruite. On a tort. Ces hommes
auroient servi utilernent leur patrie quils ont déchirée, si on
avoit encore eu les lois et les murs qui firent des Camille et des
Régulus.
En lisant dans lhistoire que les Grecs ont vaincu les Perses, parce
quils étoient aussi sages, aussi courageux, aussi habiles à la guerre,
que les autres étoient imprudens, lâches et peu disciplinés; recherchez
les causes de cette différence, et vous apprendrez par quel art on peut
faire encore de grands hommes. Les Grecs aimoient leur patrie, parce quils
y [36] étoient libres, et que la qualité daucun citoyen ny
étoit avilie. Ils avoient toutes les vertus et tous les talens qui leur
étoient nécessaires; parce que des lois impartiales, en nadmettant
des préférences que pour les vertus et les talens, les exaltoient tous,
si je puis parler ainsi, et nen perdoient aucun. Dans la Perse,
au contraire, la naissance plaçoit au hasard sur le trône un homme à peine
capable de remplir un emploi obscur. Cet homme ordinaire navoit
pour instrumens de ses desseins que des courtisans, à qui leurs intrigues
et leur flatterie tenoient lieu de talent, et une populace accoutumée
au mépris et aux injures, et persuadée que le mérite toujours inutile
nuit quelquefois à la fortune.
Pour vous convaincre de plus en plus, monseigneur, dune vérité
qui est si importante pour vous, je vous prie, quand vous trouverez dans
le cours de vos lectures le règne dun prince illustre par la félicité
de sa nation ou par limportance de ses entreprises, je vous prie
dexaminer avec soin, si ce prince na pas constamment fait
tous ses efforts pour se rapprocher dans son administration des principes
de la justice et de limpartialité Nat-il pas commencé par
se regarder plutôt comme lagent que comme le maître de sa nation
? Pour élever lame de ses sujets, na-t-il pas travaillé à
leur donner de sa dignité ? Na-t-il pas [37] cherché à leur
persuader que le mérite seul mettoit de la différence entreux ?
I1 aura jugé que ces lois barbares qui avilissent lhumanité, avilissoient
et affoiblissoient son royaume. I1 aura encouragé les vertus et les talens
par les mêmes moyens qui font le bonheur des républiques bien gouvernées.
Je vous prie encore, Monseigneur, de jeter les yeux sur lEurope,
et vous verrez par vous-même que chaque état est plus ou moins heureux,
à mesure que les lois se rapprochent plus ou moins de limpartialité
de la nature. Le paysan suédois est citoyen; il partage avec les autres
ordres de la république la qualité de législateur. La Suède est-elle donc
exposée aux mêmes injustices, aux mêmes vexations, à la même tyrannie
que la Pologne, où tout ce qui nest pas noble est barbarement sacrifié
à la noblesse ? Langlois, soumis à des lois qui respectent les droits
de lhumanité dans le dernier des hommes, porte-t-il lame abjecte
et abrutie de ce Turc qui, ne sachant jamais quel sera le caprice du sultan
et de son visir, ignore sil est destiné à faire un bacha ou un palfrenier
? I1 doit y avoir autant de zèle en Angleterre pour le bien public, et
par conséquent de talens, quil y a de découragement et dineptie
dans les états du grand-seigneur. La Hollande, cultivée par des citoyens,
et gouvernée par des lois encore plus impartiales, nourrit un peuple
[38] nombreux et donne des bornes à la mer suspendue sur ses côtes.
Dans les provinces dun despote, ne cherchez que des friches, et
des hommes couverts de haillons qui abandonneroient leurs déserts, sils
savoient quil y a des terres qui ne dévorent pas leurs habitans.
Il y a certainement un plus grand nombre dhommes heureux dans la
Suisse que dans tout le reste de lEurope. Pourquoi ? parce que les
lois, plus impartiales que par-tout ailleurs, y rapprochent davantage
les hommes de légalité naturelle. Un citoyen nest point là
plus quun autre citoyen. On ny craint que les lois, et on
les aime, parce quon en est protégé. Est-on puissant ? cest
parce quon est magistrat, et la puissance du magistrat a ses bornes.
Des fortunes ni trop grandes ni trop petites ninspirent ni lesprit
de tyrannie, ni lesprit de servitude. De sages lois somptuaires,
en rendant inutiles de grandes richesses, empêchent de les désirer, et
tempèrent toutes les passions. Cest cette sage économie qui entretient
lunion et la paix entre des cantons inégaux en force, et qui ont
des gouvernemens différens. Ils sont voisins, et cependant ils sont sans
jalousie, sans rivalité et sans haine. Laristocratie même de quelques
cantons na pas les vices naturels à ce gouvernement. Les sujets
obéissent sans chagrin et sans humiliation à des souverains qui, se contentant
dêtre des bourgeois simples, peu riches [39] et économes
comme eux, cachent quils forment un ordre privilégié.
Puisquon ne peut attendre un avantage solide, réel et durable que
des lois qui sont conformes aux règles de la nature; puisque tout gouvernement
qui les offense détruit lordre social, et y substitue le trouble
et la division des citoyens, faut-il, monseigneur, vous dépouiller de
votre qualité de prince, faut-il anéantir les prérogatives de la noblesse,
et rendre au peuple les droits imprescriptibles que la nature lui a donnés;
faut-il détruire les grandes fortunes, et, par un nouveau partage des
terres, donner un patrimoine aux pauvres ? Non. Mais modérez votre impatience,
et contentez-vous de connoître actuellement les lois que la politique
na pu violer impunément. Nous rechercherons dans la suite de cet
ouvrage les moyens par lesquels elle peut réparer ses injustices, et,
malgré la corruption générale, se rapprocher du bonheur.
[40] CHAPITRE IV.
TROISIEME VÉRITÉ
Que le citoyen doit obéir aux magistrats, et les magistrats aux lois.
La société a-t-elle des lois impartiales ? cest certainement un
grand bonheur. Mais, après les réflexions que vous avez faites, monseigneur,
sur la force et les erreurs de nos passions, et sur le besoin quont
les lois dêtre défendues et protégées par les magistrats, vous jugerez
que ce bonheur sera bien court, si les lois nont pas pour défenseurs
des magistrats assez forts pour contraindre le citoyen dy obéir,
et en même temps assez foibles pour ne point oser eux-mêmes en secouer
le joug. La politique na point dopération aussi délicate et
aussi difficile que létablissement des magistratures. Nayant
que des hommes pour les revêtir dune autorité qui peut devenir aussi
funeste quelle peut être salutaire, et qui exigeroit la sagesse
dun Dieu, dans quelles balances pèsera-t-on ce pouvoir quon
doit confier aux magistrats ?
Si le citoyen peut désobéir impunément [41] aux magistrats, ne
doutez point quil ne viole bientôt les lois mêmes qui lui paroîtront
les plus sages Quelques ames privilégiées, immobiles dans le choc des
passions, que la règle ne gêne jamais, et pénétrées de respect pour la
justice, nempêcheront pas par leur exemple le mal public; et létat
plus ou moins troublé, suivant que la licence des citoyens sera plus ou
moins grande, penchera plus ou moins vers lanarchie. Si les passions
des magistrats ne sont pas au contraire elles-mêmes réorimées avec soin,
pendant quils répriment celles des citoyens, on na fui un
écueil que pour échouer contre un autre; de Carybde on est tombé dans
Scylla. Les passions de la multitude gouvernoient la république; celles
des magistrats vont décider de son sort. La licence des particuliers commettoit
des désordres dont ils se seroient peut-être lassés; car le peuple entend
quelquefois raison: la licence des magistrats en commettra quils
seront intéressés à maintenir. Quelque grand que soit leur pouvoir, ils
le trouveront toujours trop petit dès quils commenceront den
abuser. Il sétablira une tyrannie sourde, et dautant plus
dangereuse quelle sera soutenue par la dignité même des lois.
Cest de la difficulté de saisir avec force et précision ce point
politique où les citoyens seront obligés dobéir aux magistrats,
tandis [42] que les magistrats demeureront eux-mêmes soumis aux
lois, que sont nées ces dissentions domestiques, ces querelles et ces
révoltes que vous avez rencontrées dans toutes les histoires. La plupart
des historiens vous ont dit, monseigneur, que cest inconstance,
emportement et légéreté de la part de la multitude: cet animal quon
napprivoise point court toujours après les nouveautés. Mais dans
la vérité, cette agitation des peuples nest que linquiétude
dun malade qui prend sans cesse de nouvelles attitudes, parce quil
nen trouve aucune qui le soulage. Le peuple ne se plaint quà
la dernière extrémité; il pardonne plus-aisément quil ne se venge;
il nest ni volage ni emporté quand il est heureux. Le bonheur le
rend presquaussi immobile que la crainte inspirée par un despote
qui joint ladresse à la dureté.
Les sociétés en se formant ne donnèrent certainement pas un pouvoir arbitraire
à leurs magistrats; et, si vous voulez vous arrêter un moment, monseigneur,
à considérer comment les hommes se sont réunis pour former des républiques,
vous jugerez de linjustice des reproches quon fait au peuple.
Il seroit trop absurde de penser que des hommes, qui navoient pas
encore une idée claire et précise du bien quils cherchoient en se
réunissant, et gouvernés par des passions [43] brutales, aient
passé brusquement de la plus grande indépendance à la soumission la plus
entière. Croira-t-on que dans ces sociétés naissantes, il y ait eu des
contrats ou des conventions entre les citoyens et les magistrats ? non
sans doute. Des hommes égaux et qui avoient les mêmes droits se rapprochoient
les uns des autres, parce que leurs qualités sociales et leur foiblesse
les avertissoient du besoin de sunir; mais ils ne faisoient point
de lois pour fixer leurs droits respectifs, parce quils ne pouvoient
pas même soupçonner quils dussent craindre de perdre leur liberté.
Ils se choisissoient un chef tel quils le jugeoient le plus propre
à leurs besoins; et tant que ses conseils ou, si lon veut, ses ordres
leur étoient agréables, ils lui obéissoient sans se croire inférieurs
à lui. Ils retiroient leur confiance et le déposoient sans trouble, dès
que son autorité leur étoit inutile ou nuisible; et vraisemblablement
la société neut point dautre règle de conduite pendant plusieurs
siècles .
Si lhistoire nous représente les premiers rois de Babylone et dAssyrie
dont elle parle, comme des monarques absolus dont la volonté faisoit loi,
il est évident que les empires étoient déjà trop étendus et avoient fait
de trop grands progrès dans les arts même inutiles pour nêtre pas
déjà très-anciens .
Il ne faut pas douter que ces premiers [44] princes que nous connoissons
naient eu des prédécesseurs qui nous sont inconnus, et qui ne furent
dabord que les simples capitaines dune nation libre. Ils devoient
ressembler aux rois de la Grèce dans les temps héroïques, ou à ces chefs
des nations germaniques qui inondèrent lempire romain. Tels sont
encore en Amérique les chefs de ces peuples sauvages qui nous retracent
si bien limage de la société naissante.
Il fallut avoir de nouveaux besoins et de nouveaux intérêts pour prendre
de nouvelles idées; et, pour quil sélevât des dissentions
domestiques entre les magistrats et les citoyens, la société devoit avoir
fait assez de progrès pour que lavantage dy dominer pût faire
naître lambition. Seroit-il naturel de penser que dans ces circonstances
le peuple ait commencé à montrer de linquiétude et à sagiter
? nest-il pas plus vraisemblable que les magistrats, fiers de leur
dignité, aient abusé les premiers de leur crédit ? Ils oublièrent leur
destination, ils trompèrent le peuple, surprirent sa crédulité et lui
proposèrent des règlemens ou autorisèrent des usages moins propres à établir
lobéissance du citoyen à la loi, quà la volonté du magistrat.
Les sociétés, qui navoient eu jusqualors que des ennemis étrangers,
eurent dans leur sein des ennemis domestiques.
[45] Daignez vous rappeler, monseigneur, ce que vous avez vu dans
le cours de vos lectures historiques. Tantôt le peuple, lassé de ses désordres,
indigné de navoir que des lois impuissantes, et frappé de la seule
idée darrêter les abus, croit ne pouvoir jamais accorder une assez
grande autorité à ses magistrats. Tantôt, choqué de lusage injuste
ou trop sévère que les ministres des lois font de leur pouvoir, toute
contrainte lui paroît louvrage de la tyrannie; et pour être libre
il soumet ses magistrats à ses caprices. Ne réparant une faute que par
une autre faute, les états continuèrent à être malheureux; et Minos fut
le premier qui, voulant remédier efficacement aux désordres des Crétois,
trouva dans ses méditations cette grande vérité, que le citoyen doit obéir
aux magistrats et les magistrats aux lois. Par quel art pouvoit-on la
réduire en pratique ? Jamais problême politique ne fut plus difficile
à résoudre, et jamais établissement ne devoit produire un plus grand bien.
Ce que Minos navoit québauché en Crète, Lycurgue le perfectionna
à Lacédémone. Trouvant la puissance publique partagée en différentes parties,
ennemies les unes des autres, et qui toutes vouloient usurper de nouveaux
droits, il ne fit quun seul gouvernement des trois autorités, du
prince, des grands et du peuple, qui formoient, si je puis parler ainsi,
[46] trois administrations, trois gouvernemens différens, doù
résultoit la plus monstrueuse anarchie. I1 donna au peuple la puissance
souveraine ou législative, cest-à-dire, le pouvoir de faire des
lois et de décider des affaires générales qui intéressoient le corps entier
de la république, telles que la paix, la guerre et les alliances En même
temps quil affermissoit la démocratie, il mit les citoyens législateurs
dans la nécessité dobéir aux lois quils avoient faites. La
loi acquit une force infinie sur chaque Spartiate en particulier, parce
que lassemblée générale de la république navoit aucune part
à la puissance exécutrice, qui étoit déposée toute entière dans les mains
des deux rois et du sénat.
De son côté la puissance exécutrice ne pouvoit rien usurper sur les droits
de la puissance legislative et restoit soumise aux lois quelle étoit
chargée de faire exécuter, parce que les magistrats avoient un juge toujours
présent dans les assemblées du peuple. Ils ordonnoient en maîtres, et
on leur obéissoit; mais ils étoient punis si, en ordonnant ils navoient
pas été les simples ministres de la loi. Il nétoit pas possible
quils fissent une ligue entreux, et changeassent le gouvernement
en oligarchie; car il ne leur étoit pas possible de former de concert
une conjuration contre la république. Il est vrai que les deux rois étant
hériditaires, devoient [47] naturellement soccuper de la
grandeur de leur maison, et travailler à augmenter leurs prérogatives;
mais remarquez, monseigneur, que Sparte étoit plus en sûreté avec ses
deux rois, que si elle nen avoit eu quun. La nature ne devoit
leur donner que rarement le méme caractère, les mêmes talens, les mêmes
qualités. Lavarice et lambition de lun contenoient lavarice
et lambition de lautre; ou plutôt ces passions qui, grâce
à laustérité de la discipline et des murs des Spartiates,
navoient aucun moyen ni aucune espérance de se satisfaire, nétoient,
pour ainsi dire, que des passions mortes. Quand elles auroient eu quelquactivité,
le sénat ne les auroit-il pas aisément réprimées ? Si ce corps auguste
de magistrats se tenoit dans les bornes légitimes de son autorité, il
étoit plus puissant que les rois, et il navoit aucun intérêt dêtre
ambitieux. Le sénat nétoit point ouvert à des familles privilégiées;
tout Spartiate pouvoit être fait sénateur, et nétant élevé que par
le choix dun peuple aussi vertueux que jaloux de ses droits, jamais
ses intérêts personnels ne pouvoient être différens des intérêts de la
république.
Les Romains sans législateurs, et dirigés par la sagesse seule de leur
génie, parvinrent à former un pareil gouvernement. Vous connoissez, monseigneur,
toutes leurs magistratures, et je me bornerai à vous faire observer que
le [48] partage de la puissance exécutrice en différentes parties
étoit fait avec tant de sagesse que, sans sembarrasser et se nuire
en dépendant les unes des autres, elles tendoient toutes au mêine but
par des moyens différens. Lambition du magistrat consistoit à remplir
si bien ses devoirs, quil méritât une seconde fois les suffrages
de la place publique. En un mot, léquilibre de toutes les autorités
étoit dautant mieux affermi, que les magistratures étoient courtes
et passagères.
Quel que soit le partage de la puissance publique, vous concevez aisément,
monseigneur, quil ne peut quêtre utile; car quel quil
soit, il est impossible quil ne tempère pas jusquà un certain
point ces gouvernemens extrêmes, tels que la monarchie arbitraire, laristocratie
absolue, et la pure démocratie, qui, par leur nature, ne peuvent avoir
des lois impartiales, et nont que leurs passions pour les ministres
de leur autorité.
Il y a des marques certaines pour juger de la justesse des proportions
avec lesquelles doit se faire le partage de la puissance publique. Si
vous lisez, Monseigneur, avec attention lhistoire des peuples anciens
et modernes qui ont eu un gouvernement mixte, vous verrez constamment
que ceux qui en ont retiré le plus grand avantage, ce sont ceux qui ont
abandonné la puissance législative au corps entier [49] de la nation,
et confié la puissance exécutrice à un plus grand nombre de magistrats.
Si un seul ordre de la république fait les lois, doit-on espérer quil
sera juste à légard des autres ? Si le nombre des magistrats est
trop borné, suffirontils à leur emploi ? Lexpérience de tous les
temps vous apprendra encore quon ne peut séparer avec trop de soin
la puissance législative de la puissance exécutrice. Par quel miracle
la loi seroitelle toute-puissante, si le législateur qui la publie est
lui-même le magistrat qui la fait observer ? Cest pour navoir
pas fait cette séparation nécessaire, que toutes les républiques de la
Grèce, à lexception de Lacédémone, ne firent que de vains efforts
pour former un gouvernement qui réunît les avantages du gouvernement populaire
et de laristocratie. Dans les unes, le peuple législateur, qui sétoit
réservé le droit de juger les jugemens de ses magistrats, de réformer
leurs sentences, et dannuller leurs décrets, navoit en effet
point de magistrats, et faisoit inutilement des lois. Dans les autres,
les magistrats ayant trop de part à la législation, exerçoient sur le
corps entier du peuple le pouvoir quils ne devoient exercer que
sur chaque citoyen en particulier; et dès-lors leurs passions trop libres
nétoient plus soumises aux lois.
On peut établir une barrière de séparation entre la puissance législative
et la puissance exécutrice; mais elle sera bientôt renversée, si [50]
les assemblées de la nation sont trop fréquentes ou trop rares. Les
peuples de lEurope semblent à cet égard se conduire aujourdhui
avec plus de sagesse que les anciens. Si le peuple tient des assemblées
trop fréquentes, il sera nécessairement plus difficile de le conduire.
Il saccoutumera à moins respecter les magistrats, et ses passions
acquerront trop de force et de crédit. Les occasions de faire de nouvelles
lois étant rares, il arrivera que ce peuple désuvré et inquiet se
formera un tribunal, sérigera lui-même en magistrat pour avoir des
cliens, et dès ce moment tout est perdu. La république ne conservera aucune
loi, aucune jurisprudence, aucune forme, aucun principe, aucun génie certains;
et mille décrets contraires serviront de prétexte, de titre et daliment
à la tyrannie des peuples .
Les assemblées de la puissance législative sont-elles trop rares ? Les
magistrats, éblouis de leur pouvoir, croiront ne plus avoir de juges.
Ils se livreront à leur ambition, ils formeront des cabales, leurs intrigues
sèmeront la corruption; et la nation assemblée nayant plus assez
de force pour réprimer des abus et des vices aui auront acquis par lhabitude
un certain empire, elle se trouvera les mains liées; et fatiguée des efforts
quelle aura faits pour réparer une partie de ses maux, elle désespérera
enfin de les guérir. Sil est possible, que les assemblées législatives
se tiennent régulièrement tous les ans dans des [51] temps et des
lieux marqués, mais sur-tout quune nation ne soit jamais séparée
plus de trois ans de suite; elle saccoutumeroit à soublier.
En méditant lhistoire, vous remarquerez, monseigneur, que si ces
assemblées nont pas des magistrats particuliers et distingués des
magistrats ordinaires, lordre naturel des choses sera renversé;
et que la puissance législative, qui ne doit rien avoir de supérieur ni
même dégal, sera cependant subordonnée à des magistrats quelle
a droit de juger et de punir. Ne doit-il pas en résulter plusieurs inconvéniens
? Quil soit permis aux magistrats ordinaires de faire des représentations
et des remontrances; mais que les magistrats des comices et les représentans
de la nation puissent seuls proposer des lois. Ce droit leur appartient,
et ne sera pas dangereux, parce quils ne sont point chargés de faire
exécuter les lois, et que leur pouvoir expirant quand ils se séparent,
ils sont seuls véritablement attachés à la liberté de la nation Que les
magistrats ordinaires, semblables à Valerius Publicola qui, par respect
pour la majesté du peuple romain, fit baisser ses faisceaux en entrant
dans la place publique, ne paroissent aux assemblées que comme de simples
citoyens qui viennent apprendre ce quon leur ordonne dobserver
et de faire observer.
Avec quelque empire que les magistrats commandent aux citoyens, jamais
leur autorité ne [52] sera dangereuse, sils doivent rendre
compte de leur administration, sils sont choisis par le peuple,
et sur-tout sils ne possèdent que des magistratures courtes et passagères,
qui ne leur donneront pas des intérêts distingués de ceux de la république.
Voulez-vous quils aient une vigilance éclairée, courageuse et toujours
égale ? que le prix du bien quils auront fait soit lespérance
de pouvoir, après quelques années de repos, être encore revêtus de la
même dignité. Quil ne soit jamais permis de continuer un magistrat
dans ses fonctions, quand le temps de sa magistrature est expiré. Cette
règle ne doit souffrir aucune exception: il ne faut pas même y déroger
en faveur dun Aristide, dun Thémistocle, dun Camille
ou dun Scipion. Lhistoire vous apprendra, monseigneur, que
lintrigue, la cabale et lesprit de parti nont jamais
manqué de profiter des honneurs extraordinaires quon a accordés
à quelques grands hommes.
La puissance exécutrice doit être partagée en autant de branches différentes
que la société a de besoins différents. Les Romains eurent des consuls,
des censeurs, des préteurs, des édiles, des questeurs, des pontifes, des
tribuns, un sénat, et quelquefois un dictateur. Que le partage de la puissance
entre les magistratures ne soit jamais fait avec assez peu dart,
pour que lune soit un obstacle aux opérations de lautre. Rien
[53] nest plus dangereux dans un état, que des magistrats
qui ont des prétentions indécises et opposées, ou qui ne connoissent ni
létendue ni les bornes de leur autorité et de leur devoir. Un autre
mal qui nest peut-être pas moins grand, cest de voir dans
une république des magistrats inutiles. Cest parce quils nont
rien à faire quils veulent se mêler de tout; leur inquiétude nest
propre quà embarrasser et gêner les ressorts du gouvernement. Imitez
la prudence des Romains qui, dans les affaires extraordinaires, créoient
des décemvirs ou des magistrats, dont le pouvoir finissoit avec la commission
dont ils étoient chargés. Je passe rapidement, monseigneur, sur les moyens
que la politique peut employer pour soumettre les magistrats à lempire
des lois. Jaurai loccasion de traiter cette matière avec plus
détendue, lorsque dans la seconde partie de cet écrit jaurai
lhonneur de mettre sous vos yeux un examen des principaux gouvernemens
de lEurope. Mais avant que de finir ce chapitre, je dois vous avertir
de vous tenir en garde contre ces historiens timides qui, ne connoissant
ni lhomme ni la société, ne voient la paix et lordre quoù
ils voient un calme stupide. Si vous les en croyez, jamais le magistrat
ne sera assez puissant, jamais le peuple ne sera assez accablé et assez
soumis. Leur politique enseigne la tyrannie, et au lieu de [54] gouverner
par les lois, ils veulent étonner par des coups détat. Défiez-vous
de ces espèces de romanciers qui, pour intéresser et attacher leurs lecteurs,
se plaisent à jeter lalarme dans leur esprit, et leur présentent
par-tout des précipices. Pour vous, monseigneur, ne vous laissez jamais
effrayer par ces peintures puériles. Les débats ordinaires dans les gouvernemens
mixtes, loin de les ébranler, en affermissent la constitution. Ils prouvent
la liberté dun état, et si je puis parler ainsi, la force de son
tempérament. Un calme profond est au contraire lavant-coureur de
sa décadence. Cest la preuve que les murs se corrompent, que
la patrie, la liberté et le bien public ne sont plus des objets assez
intéressans pour remuer les esprits, et que les citoyens sont enchaînés
par la crainte ou vendus à la faveur et à lavarice.
[55] CHAPITRE V.
QUATRIEME VÉRITÉ
Quil faut se précautionner contre les passions des étrangers.
Si chaque nation, séparée de toutes les autres, ne devoit être occupée
que delle-même; si des mers impraticables ou de vastes déserts coupoient
toute communication entrelles, la politique presque toute entière
se borneroit à ce que je viens de dire de limpartialité des lois
et de lautorité des magistrats. Mais il nen a pas été ordonné
ainsi, monseigneur; et sans parler de lart des navigateurs qui semble
au contraire avoir rapproché tous les peuples pour multiplier, mêler,
confondre et embrouiller leurs intérêts et leurs affaires, les continens
des deux mondes sont trop vastes pour ne renfermer quune seule société.
Des peuples libres, indépendans et liés entreux par les seuls devoirs
de lhumanité et les droits des nations, sont voisins, se touchent
et semblent se confondre sur leurs frontières. Vous devez conclure de-là
quil ne suffit pas à un état de se précautionner contre ses propres
passions, il ne doit pas moins se défier de celles des étrangers.
[56] Les nations, dit Cicéron, devroient ne se regarder que comme
les différens quartiers dune même cité. La nature a établi une société
générale entre tous les hommes; les états se doivent les mêmes devoirs
que les familles réunies sous un même gouvernement. Notre raison nous
tient ce langage; mais nos passions en tiennent un tout différent; et
il nest que trop vrai que tous les peuples tendent à se corrompre
et à se ruiner mutuellement. Le commerce qui les unit ne sert quà
rendre plus facile la communication de leurs vices; une rivalité odieuse
les divise, et souvent ils se déchirent par des guerres cruelles. Tel
est le tableau que présente lhistoire; et il naura rien détonnant
pour vous, Monseigneur, si vous ne perdez pas de vue cet empire absolu
avec lequel les passions gouvernent les hommes.
Il est évident que lavarice, Iambition et la haine ont allumé
toutes les guerres qui ont déjà fait périr tant de peuples, et qui changeront
encore mille fois la face du monde. Cest donc contre ces passions
que la politique doit se prémunir; et lhistoire lui en apprendra
les moyens les plus sûrs.
Voulez-vous ne pas craindre lavarice des étrangers ? commencez
vous-même par ne pas croire que vous ne serez heureux quautant que
vous serez riche. Suivez le conseil que Lycurgue donnoit aux Spartiates,
et que Platon a répété [57] dans ses écrits. Que vos richesses
ne soient pas capables de tenter la cupidité de vos voisins. On craindra
toujours doffenser un peuple pauvre, et qui est content de sa pauvreté.
Je vous supplie, monseigneur, de suspendre un moment votre lecture, et
de rechercher par quelles causes les nations riches ont toujours été vaincues
et subjuguées par les nations pauvres. Les Cantons Suisses sont beaucoup
moins riches que les Provinces-Unies, et voilà pourquoi ils ont beaucoup
moins denvieux, de rivaux et dennemis. Les bourgeois de Berne
ont-ils bien songé à ce quils faisoient, sil est vrai quils
amassent un trésor dans leur ville; cest la boîte de Pandore apportée
parmi eux. Il nest pas question dexaminer ici les ravages
que cet or accumulé produiroit chez eux, si des mains infidelles le pilloient;
que ces richesses, si elles existent, soient toujours enfouies. Mais il
peut arriver une circonstance où lespérance de les piller exaltera
assez les passions pour déranger lheureuse harmonie qui règne entre
les familles souveraines et les familles sujettes. Ce trésor, en excitant
lenvie et lavarice, peut exposer les Bernois à devenir la
proie dun ravisseur étranger, ou du moins à soutenir une guerre
dangereuse.
Quun état se garde dacheter la paix, comme ont fait les empereurs
romains et tant dautres princes aussi lâches queux. Donner
de lor à [58] ses ennemis pour les éloigner de ses frontières,
cest les appeler dans le coeur de ses provinces. Je ne vois pas
que les peuples qui Ont médité et exécuté de grandes choses aient payé
a prix dargent les services de leurs alliés. Ce commerce, commun
aujourdhui en Europe, est une preuve de foiblesse, davarice
et de mauvais gouvernement. Pourquoi ne faire quun vil trafic cle
lamitié, qui ne doit pas être entre les états moins sacrée ni moins
fondée sur lestime quentre les particuliers ? Qui sait se
faire respecter par sa fidélité, sa justice, sa prudence et son courage
naura jamais besoin dacheter des amis. Létat qui manque
de ces qualités ny suppléera point par sa libéralité. En achetant
des alliés, il leur apprendre à mettre leurs services à lenchère.
Ils le rançonneront, ils le serviront mal, ils le trahiront même si quelque
puissance les paie pour être des traîtres. Les Romains nont eu notre
politique quc quand leur décadence annonçoit leur ruine.
Pour en imposer à lambition, il faut lintimider. Doit-on
donc affecter de lorgueil, vouloir dominer chez ses voisins, prendre
des airs insolens et menaçans de hauteur, se faire un point dhonneur
de ne point reculer quand on a tort, et se targuer de ses forces ? Non.
Lexpérience cle tous les siècles vous apprend que par cette conduite
on révolte plus quon nintimide, et que pour contenir lambition
[59] on allume la haine; passion par sa nature plus inconsidérée,
plus aveugle, plus hardie et plus entreprenante que lautre. Il faut
avoir des forces; mais pour les rendre plus considérables, il ne faut
offenser ni menacer personne; il faut montrer quon peut attaquer,
mais se tenir sur la défensive. Cest par cette conduite savante
et modérée que la politique évite la haine des étrangers, et sen
fait respecter en contenant leur ambition. Si vous voulez conserver la
paix, soyez toujours prêt à faire la guerre avec avantage: maxirne usée
dans les livres, et inconnue dans la pratique.
Que la paix ne vous plaise pas parce quelle est compagne de la
mollesse, des plaisirs et de loisiveté, car vos concitoyens ne seroient
que des lâches; mais parce quelle est létat naturel de lhomme,
et le seul conforme à la justice et à la nature dun être raisonnable;
et vous aurez lame élevée. Si un peuple saccoutume à juger
ses forces par le nombre de ses bras et de ses forteresses, cest
une preuve quil néglige la discipline, quil nen connoît
pas le prix, et quil a peu de vertus militaires. Pour suppléer à
ce qui lui manque, il assemblera bientôt des armées innombrables, mais
ce seront les armées de Xerxès et de Darius, destinées à être battues
par des poignées de Grecs ou de Macédoniens disciplinés.
Il faut quon ne puisse attaquer un état [60] sans craindre
de sexposer au ressentiment de ses alliés; il doit donc leur être
sincèrement et fidellement attaché. Si vous voulez que vos alliances soient
solides, commencez par penser que les intérêts de vos alliés sont les
vôtres, et nXen attendez jamais que ce que vous devez en attendre. Etudiez
le caractère, le génie, les murs, les vertus, les vices, les forces,
la foiblesse des peuples qui peuvent vous servir, ou que vous devez craindre.
Connoissez la nature, les caprices et les erreurs des passions humaines
pour vous mettre en état de les ménager ou de vous en servir. Ne confondez
jamais vos alliés et vos ennemis naturels; ne craignez jamais de trop
bien servir les premiers, et ménagez les seconds, mais sans bassesse et
sans cesser de vous en défier. Dans toute lEurope les traités ne
sont depuis long-temps quun jeu: on diroit que les peuples ne se
rapprochent que pour se tendre des pièges; et il est rare que des alliés
ne se reprochent pas des négligences et même des perfidies. Pourquoi ?
Cest que lon contracte presque toujours sans savoir précisément
ce quon veut; cest quune ambition puérile, des espérances
frivoles ou une haine aveugle dressent souvent les articles des alliances;
cest quon ne veut que sortir dun mauvais pas, et quau
lieu de porter sa vue dans lavenir et dêtre occupé de ses
intérêts généraux qui ne changent jamais, on ne songe quau moment
[61] présent. Que le principe et la fin de toute alliance soient
donc la seule conservation des alliés. Je ne marrête pas, Monseigneur,
sur ces objets importans; je les ai traités ailleurs, et je vous prie
de me permettre de vous renvoyer aux Entretiens de Phocion et aux Principes
des Négociations.
La haine nest quune passion destructive des états, quand,
étant convertie en habitude par une longue suite dinjures faites
ou reçues, deux nations se sont fait un principe de se regarder comme
ennemies. Alors la politique ne juge plus de ses intérêts que par ses
préjugés; elle fait la double faute de se livrer à ses passions et de
sexposer à celles des étrangers. Il est aisé à la naissance des
premiers différens de prévenir la haine. Pourquoi ne pas consulter alons
la justice ? Jaurai tort, si on peut me citer un peuple qui se soit
mal trouvé davoir été juste. Quand la haine est une fois formée,
pourquoi la nourrir, au lieu de léteindre ? Est-il si doux de faire
du mal à ses ennemis, quil doive paroître avantageux déhranler
sa constitution et de sexposer à périr, en les rendant plus entreprenans,
plus audacieux et plus implacables ? Cessez de haïr par un effort de politique;
et vous parviendrez enfin à vous faire aimer. Lhistoire prouve par
mille exemples, quun peuple ne mérite point la haine dun autre
[62] peuple, sans se rendre suspect à tous ses voisins; et bientôt
il excitera une indignation générale. Par combien dactes de justice,
de modération et de générosité les Spartiates ne furent-ils pas obligés
de faire oublier la cruauté avec laquelle ils traitèrent les Messéniens
? La haine envenimée quils montrèrent contre Athènes, à la fin de
la guerre du Péloponèse, ne souleva-t-elle pas toute la Grèce contreux;
et cette haine ne ruina-t-elle pas leur république ? Lhistoire de
la grandeur et de la décadence des Romains met encore cette vérité dans
un plus grand jour. Tant que ce peuple attaché aux règles de la justice
fit la guerre avec générosité, et la paix sans abuser de ses avantages,
une foule dalliés sempressa de contribuer à ses succès. Ses
ennemis réduits à leurs seules forces navoient point cette confiance,
cet acharnement ou ce désespoir que la haine inspire, et qui étoient nécessaires
pour suspendre et arrêter la fortune des Romains. A peine la république
corrompue par une trop grande prospérité commence-t-elle à se rendre suspecte,
quelle paroît moins puissante, quoiquelle ait entre les mains
toutes les forces de lunivers. Son avarice et sa cruauté la rendent
odieuse, et son empire est ébranlé. Les nations consternées et à moitié
assujetties trouvent des ressources dans leur haine, et parviennent à
ruiner leurs vainqueurs.
Ce nest pas contre ces trois passions seule [63] ment que
la politique doit se précautionner. Ce ne sont pas toujours ses ennemis
armés quun état doit le plus redouter; cest souvent ses propres
amis quil est plus sage de craindre. Lycurgue ne lignoroit
pas: aussi sa loi, appelée la xénélasie, ne permettoit-elle aux
Lacédémoniens de sortir de chez eux que pour exécuter quelque commission
de la république. Quand ils étoient obligés de recevoir quelquétranger,
cette loi ordonnoit de lui donner un proxène; sorte dinspecteur,
qui cclairoit sa conduite, et lobligeoit à cacher ses vices .
Des voisins qui par leur commerce nous communiquent leur oisiveté, leur
mollesse, leur faste, leur luxe et leur avarice, sont plus redoutables
que des armées qui ravagent nos campagnes. Des soldats qui nous pillent
donnent de lindignation, et lindignation tend les ressorts
de notre ame; mais des amis qui nous corrompent, nous anéantissent en
effet. Une armée étrangère dans le cur de la Suisse, lui feroit-elle
plus de mal que les murs de leurs voisins ? Cynéas avec la doctrine
empoisonnée dEpicure, étoit plus dangereux pour les Romains que
Pyrrhus.
Quoique jaie déjà pris la liberté de vous conseiller, monseigneur,
la lecture des Entretiens cle Phocion, et quainsi je puisse me dispenser
de faire voir ici par quels liens étroits la morale et la politique sont
unies, je ne [64] puis mempêcher de remettre encore sous
vos yeux quelques vérités quon ne peut trop répéter aux princes,
et que la politique moderne sobstine à regarder comme des erreurs
.
Les anciens pensoient que la morale est la base de la politique; que
sans les murs, cest-à-dire, sans le mépris des richesses,
la tempérance, Iamour du travail et de la médiocrité, les lois sécroulent,
et le honheur fuit loin des républiques. Cette doctrine est consignée
dans tous leurs écrits. Que disent au contraire les institutions de la
plupart des peuples de lEurope ? Lisez, si vous le` pouvez, ces
ouvrages sans nombre que lignorance et lavarice nous ont dictés
sur le commerce et les finances; vous y trouverez partout des principes
opposés à ceux des anciens. Qui se trompe deux ou de nous ? Il est
du moins évident que les philosophes anciens vouloient faire dhonnêtes
gens, et que les nôtres, qui ne paroissent que des facteurs, des banquiers
et des agioteurs, ne veulent, par leurs éloges du luxe et leurs calculs
sur lintérêt, faire que des hommes efféminés et des mercenaires.
Je ne cherche point, Monseigneur, à vous faire un sermon; mon intention
nest que de vous dire la vérité de la manière la plus simple. Je
voudrois de tout mon cur que la politique moderne pût saccorder
avec les principes de la nature. Lycurgue, dont je ne fais que vous
[65] répéter le langage et les leçons, nétoit pas un Cénobite
misanthrope qui prît plaisir à tourmenter les hommes, il a élevé des autels
au rire et à la gaieté.
Lavarice rend malheureux lhomme quelle possède, par
quels prodiges, disoient les politiques anciens, rendroit-elle donc heureux
un état assez peu éclairé pour chercher sa prospérité dans des richesses
accumulées ? Lamour de largent ahaisse et dégrade mon ame:
sil est sordide, il me prépare à être injuste, lâche, rampant et
impitoyable; sil est joint à la prodigalité, tous les vices me gouverneront
avec dautant plus dempire, que, languissant dans la mollesse,
le luxe et le faste, je serai poursuivi par des besoins toujours renaissans
et toujours insatiables. Pourquoi, concluoient les anciens, cette passion
ne causeroitelle pas les mêmes ravages dans un état ?
Parcourez lhistoire, et tâchez de découvrir une société qui, en
senrichissant comme Carthage, ait acquis, comme Sparte et Rome dans
la pauvreté, les vertus et les talens qui font la sûreté et la force dune
république. Nommez-moi un seul état, un seul royaume où les richesses
naient pas fait germer lesprit de tyrannie et lesprit
de servitude. Où nont-elles pas soufflé la division, Iinjustice,
le brigandage et le mépris des lois naturelles et politiques ? dans quel
pays nont-elles pas appelé un ravisseur [66] étranger ? Je
ne me lasse point de le demander: pourquoi Lacédémone, enrichie par les
conseils de Lysandre, ne put-elle conserver lempire quelle
avoit acquis dans la pauvreté ? Pourquoi la république romaine tombe-t-elle
en décadence, dès quelle est enrichie des dépouilles des vaincus
?
Notre politique financière sera bonne, monseigneur, quand elle nous aura
appris en quels lieux on achète au poids de lor le désintéressement
qui est le premier lien des citoyens, la tempérance qui les dispose à
remplir leurs devoirs, le courage et la prudence qui leur sont nécessaires
pour défendre la patrie, les talens en un mot, et sur-tout la justice
qui doit être lame de toutes leurs pensées et la fin de toutes leurs
entreprises. Si la société achète aujourdhui à prix modique les
actions qui sont nécessaires, demain elle ne remuera les ames quen
donnant de plus grandes récompenses; et bientôt au milieu de toutes les
richesses de lunivers, elle sera trop pauvre pour contenter une
avidité à laquelle on aura appris à ne mettre aucune borne. Les richesses
ne sont quun ressort qui suse en peu de temps. Les rois de
Perse et les empereurs romains étoient riches: à quoi leur ont servi leurs
richesses ? Je suis long, monseigneur, mais jécris dans un siècle
où toutes les ames sont vénales: je combats des préjugés quil est
presque impossible de détruire; et les écrivains qui louent [67] largent,
le luxe et nos passions, sont bien plus longs que moi. Je ne dis plus
quun mot. Si la Perse a dû être subjuguée par les Macédoniens; si
Carthage a dû être vaincue par les Romains, la providence na donc
pas voulu que les richesses fussent un moyen dans les mains de la politique
pour faire lleurir une société.
CHAPITRE VI.
CINQUIÈME VÉRITÉ
Que les états ne doivent pas se proposer un autre bonheur que celui auquel
ils sont appelés par la nature.
Un ancien a cru que les états, sujets aux mêmes vicissitudes que lhomme,
ont leur enfance, leur jeunesse, leur virilité, et que la vieillesse enfin
leur annonce la mort. Cette idée peu approfondie a été adoptée comme une
vérité. On est assez généralement persuadé que le corps de la société
est soumis, ainsi que les citoyens qui le composent, aux lois inévitables
de la mort. Lécrivain le plus éloquent de nos jours a soutenu ce
paradoxe: "Si Sparte et Rome, dit-il dans son Contrat social, ont
péri, quel état peut espérer de durer toujours ? [68] Si nous voulons
former un établissement durable, ne songeons point à le rendre éternel.
Pour réussir, il ne faut pas tenter limpossible, ni se flatter de
donner à louvrage des hommes une solidité que les choses humaines
ne comportent pas.
Je dois mourir, parce que le temps seul flétrit, use et détruit en moi
tous les organes et les ressorts de la vie, et que je ne puis men
créer de nouveaux. Il nen est pas de même du corps de la société,
dont toutes les parties se renouvellent incessamment par de nouvelles
générations. Elle a toujours des vieillards pour délibérer, et de jeunes
hommes pour exécuter. Je sais que nous naissons tous avec des passions
qui nous inclinent vers le vice, et que par conséquent tout état a une
tendance à la corruption et à sa fin. Je sais quaucun peuple jusquà
présent na pu y résister; mais est il permis den conclure
quaucun peuple ne pourra faire ce quaucun peuple na
encore fait ? Ce nest point la faute de la nature, si nous détournons
nos passions de lusage et de la fin pour lesquels elles nous ont
été données. Retenues dans de certaines bornes, elles donnent de lactivité
à la vertu, et nous conduiront au bonheur. Au lieu de les retenir, pourquoi
les irritons-nous ? Au lieu de les diriger, pourquoi leur permettons-nous
de nous conduire ? Cest la faute du législateur, si les lois nous
égarent; [69] cest sa faute, si son gouvernement ne conserve
pas toujours sa première force et sa première intégrité.
Sparte, en sortant des mains de Lycurgue, étoit faite pour vivre éternellement.
Pourquoi après six siècles de prospérité se relâche-t-elle de lattention
quelle devoit avoir sur elle-mêrne ? Pourquoi népie-t-elle
pas continuellement les ruses et les artifices des passions pour les prévenir
? Quand elles ont fait une plaie légére aux murs et aux lois, pourquoi
les Spartiates la négligent-ils ? Pourquoi la déchirent-ils ? Pourquoi
la laissent-ils senvenimer ? Sil ne tenoit quà eux dy
appliquer un remède efficace; sil étoit aisé détouffer le
germe davarice que leur donnèrent les dépouilles de Mardonius; sils
pouvoient sans peine reprendre leur première vertu, pourquoi dira-t-on
que le terme fatal pour Lacédémone étoit arrivé, et que rien ne pouvoit
le retarder ? Après la guerre du Péloponèse même, temps où les Spartiates
commençoient à avoir tous les vices des autres Grecs, étoit-il impossible
que ce peuple sapperçût quil renonçoit aux institutions de
son législateur, et quil sacrifiât à sa sûreté sa vengeance, son
avarice et son ambition ? Pourquoi ne pouvoit-il pas y avoir un second
Lycurgue qui larrachât une seconde fois à ses vices ? Il est certain
que, loin daffoiblir les lois, le temps au contraire les rend plus
précieuses et plus respec [70] tables aux citoyens. Sparte a péri,
non pas parce quil est de lessence de tout état de mourir,
mais parce que de mauvais magistrats et de mauvais politiques lont
immolée à leur avarice et à leur ambition quand ils pouvoient la sauver.
Cest limpartialité de la législation; cest lobéissance
des magistrats aux lois, et des citoyens aux magistrats; cest la
conduite prudente et courageuse dun peuple à légard des étrangers,
qui le rendent heureux et florissant; mais cest la manière dont
il use de ces instrumens de bonheur, qui décide de la durée plus ou moins
longue de son existence. Cet état heureux, pour subsister éternellement,
na quà ne pas abuser de la sagesse de ses lois, cest-à-dire,
quil ne doit rechercher que la prospérité à laquelle la nature lui
permet, ou plutôt lui ordonne daspirer. Cest-là ce qui consolide
de jour en jour son gouvernement. Sil viole lordre prescrit
par la nature, sil ségare, sil fait un mauvais emploi
de ses forces, de sa sagesse et de son bonheur, ses lois saffoibliront,
ses murs se dégraderont, et au milieu de sa prospérité même, on
découvrira la cause de sa ruine.
Quel est donc ce bonheur que la politique doit se proposer ? Cest,
Monseigneur, la médiocrité. Pour sen convaincre, il suffiroit peut-être
de faire quelques réflexions sur notre foiblesse, et de voir quune
trop grande prospérité [71] est un fardeau que nous ne pouvons
supporter. Quune république gouvernée par les principes que jai
établis aspire à ce quon appelle communément une grande fortune,
il nest pas douteux quelle ny parvienne. Elle trouvera
en elle-même les forces et les ressources dont elle aura besoin. Elle
prendra naturellement les moyens les plus propres pour réussir; elle aura
sans effort la fermeté, le courage et la patience nécessaires pour vaincre
les plus grands obstacles. Mais quel est le terme où ces malheureux avantages
la conduiront ? Ouvrez lhistoire, monseigneur, elle vous en instruira.
Le gouvernement de Carthage, dit Aristote, fut établi à-peu-près sur
les mêmes principes que celui de Lacédémone: le partage de la puissance
publique étoit tel quon ne devoit craindre ni la tyrannie ni lanarchie.
Les citoyens étoient unis, et leur union les faisoit respecter: le travail
de leurs mains et la récolte de leurs champs suffisoient à leurs besoins.
Que faut-il davantage aux hommes ? Malheureusement cette république, qui
nétoit pas entièrement dégagée des préjugés et des passions de Tyr,
se dégoûta du bonheur solide, mais peu brillant, dont elle jouissoit.
Elle ne put résister à lattrait dune grande fortune que lui
offroit sa situation; elle ouvrit son port au commerce, acquit des richesses
qui lui donnèrent de lorgueil; et se sentant une sorte de supériorité
sur ses voisins, [72] elle en abusa, elle fit des conquêtes. Dès
ce moment Carthage, déchirée par tous les vices qui marchent à la suite
de lavarice et de lambition, vit anéantir lautorité
des lois. Les cabales, les factions, les partis y décidèrent de tout;
et ne pouvant plus se corriger, elle trouva sa ruine au milieu de ses
richesses et de ses triomphes.
Nest-ce pas lambition de Sésostris qui a perdu lEgypte,
si heureuse et si florissante tant quelle sest sagement tenue
dans ses limites ? Cyrus a été le Sésostris des Perses; il a conquis de
vastes provinces; mais dès que ce peuple a été le maître de lAsie,
na-t-il pas été accablé sous le poids de sa fortune ? Nest-il
pas devenu aussi esclave et aussi lâche quil avoit été libre et
courageux ? Mettez-vous, monseigneur, à la place de Cyrus; examinez sa
situation après ses conquêtes, et imaginez par quels moyens vous auriez
pu empêcher que vos lois, votre gouvernement, vos successeurs et vos sujets
ne se corrompissent. Faites, je vous prie ce travail, vous ne trouverez
pas ce que vous chercherez; mais vous vous convaincrez parfaitement de
la vérité de mes réflexions. En lisant lhistoire de la république
romaine, on voit avec douleur quelle ne se sert de la sagesse de
ses lois et de ses institutions que pour se détruire. On voit avec chagrin
que chacun de ses triomphes est un pas quelle fait vers sa décadence;
on est irrité quelle ne se serve de ses vertus que pour acquérir
des vices.
[73] Jai tort, monseigneur, si Carthage, lEgypte,
la Perse et Rome pouvoient former de grands empires, subjuguer leurs voisins,
avoir de grandes richesses, et conserver les murs, les lois et le
gouvernement qui les avoient rendues capables de faire des choses si difficiles.
Jai tort si ces puissances avoient quelque moyen de ne pas se laisser
enivrer par le poison de leur prospérité; sil leur étoit possible
de vaincre des peuples riches sans senrichir de leurs dépouilles,
et dacquérir des richesses sans préférer largent le luxe et
la mollesse à la pauvreté, à la simplicité et à la tempérance.
Après ce que jai dit sur la corruption qui accompagne les richesses,
il est inutile de métendre davantage sur cette matière. Dailleurs
vous ayez, Monseigneur, lame trop élevée et trop noble, et vous
êtes encore trop jeune pour que lamour de largent soit un
motif capable de vous remuer I1 suffit de vous avertir, et je lai
déjà fait bien des fois, que notre politique moderne est dans lerreur
la plus dangereuse quand elle regarde largent comme le nerf de la
guerre et de la paix, et le principe du bonheur.
Mais ce nest jamais trop tôt quon peut prémunir un prince
contre lambition: tout ce qui vous entoure nest malheureusement
que trop propre à vous faire regarder cette passion comme la vertu des
grandes ames. Mille [74] bouches souvrent continuellement
pour louer les conquérans; on vous crie que de grandes provinces, des
millions de sujets et des revenus immenses font un grand prince. Xerxès
et Claude, élevés sur les deux trônes les plus puissans quil y ait
eu dans le monde, nétoient-ils pas les derniers des hommes ? Plus
lempire est grand, plus le prince paroît petit et incapable de gouverner.
Ayez toujours présent à lesprit, monseigneur, que sans la justice,
il nest ni véritable gloire, ni grandeur solide, ni bonheur durable,
et que les hommes ne sont pas grands par leurs passions, mais par leur
raison. Les particuliers sont obligés de se lier entreux par les
conventions de la société, et dy obéir pour être heureux; soyez
convaincu que les sociétés, sous peine dêtre malheureuses, doivent
de même observer entre elles les lois de bienveillance qui unissent les
citoyens. Il leur est ordonné de saider et de se secourir: le droit
des gens est un droit sacré, cest la nature qui nous la donné,
et nous sommes punis pour y avoir substitué les maximes barbares que nos
passions nous ont dictées. Cest une proposition plus absurde encore
quimpie, que la providence ait condamné les hommes à déchirer et
tourmenter leurs pareils pour se rendre heureux. Si une nation ambitieuse
na pas les qualités nécessaires pour réussir dans ses entreprises,
lhistoire vous [75] apprendra quelle saffoiblit
dabord par les efforts inutiles quelle fait pour sélever.
Elle épuise ses forces en se faisant haïr; et, déchue de ses espérances,
finit infailliblement par éprouver la vengeance de ses ennemis qui la
méprisent. Si ses institutions lui donnent des succès, lhistoire
vous apprendra encore quelle se dégrade par ses triomphes, parce
que sa prospérité lui ôte nécessairement lart demployer ses
forces et la plupart de ses vertus. Quel terrible exemple pour les ambitieux
que la république romaine qui tombe sous le joug de quelques-uns de ses
citoyens, parce quelle a etendu son empire sur le monde entier !
La plupart des hommes ne sont malheureux, que parce quils dédaignent
avec stupidité le bonheur que la nature a mis sous leur main pour courir
après les chimères que leur présentent leurs passions. Ils cherchent avec
peine et loin deux ce quils trouveroient sûrement au-dedans
deux-mêmes sils vouloient connoître le prix de la médiocrité.
La nature qui veut unir les hommes, et dont lobjet est certainement
de les rendre heureux les uns par les autres, pouvoit-elle attacher le
bonheur à une autre condition que la médiocrité, dont la vertu propre
est de tempérer et de régler les passions qui troublent le monde, de nous
satisfaire à peu de frais, et par-là même, de ne point rendre un homme
incommode et suspect à un autre homme.
[76] Un état qui est assez sage pour se contenter de la médiocrité
de sa fortune est un état, monseigneur, qui peut et doit vivre éternellement,
si dailleurs il se conforme aux règles dont je viens davoir
lhonneur de vous entretenir.
CHAPITRE VII.
Application des vérités précédentes aux événemens généraux, rapportés
dans lhistoire ancienne.
On la dit cent fois, monseigneur, et il faudra encore le dire mille,
et peut-être inutilement dans les états où un despote possède toute la
puissance publique, les sujets esclaves nont ni patrie, ni amour
du bien public. Conduits comme de vils troupeaux, et toujours sacrifiés
à quelque passion du maître ou de ses favoris, je ne sais quelle indifférence
stupide engourdit les ressorts de lame, et dégrade lhumanité.
Sous ce gouvernement les murs publiques sont nécessairement mauvaises.
Les richesses doivent par principe être préférées à tout le reste; parce
que le prince, qui possède de grands trésors ou de grands revenus, doit
faire estimer lavarice, le luxe et la prodigalité. Les lois seront
partiales, parce que le prince est homme, et quil [77] naura
jamais la sagesse et le courage de ne pas sacrifier la nation à ses courtisans
et à ses valets. On nobéira pas aux lois, parce quon y craint
et respecte plus la faveur et le crédit que les lois.
Ne cherchez dans le despotisme aucune suite dans les vues, dans les projets,
dans les entreprises: à chaque prince qui se succède ou à chaque ministre
quil choisit, il se succède une nouvelle politique, ou plutôt une
nouvelle passion. La fortune place les monarques sur le trône; mais elle
les place au hasard. La nature ne les fait pas plus intelligens que les
autres hommes, et leur éducation ordinairement dégrade encore les dons
de la nature. Létat avoit besoin dun homme ferme et courageux,
et il obéit à un homme indolent, timide et paresseux. Le poids énorme
du despotisme écrase les talens dans le despote comme dans les esclaves.
Tel prince est justement méprisé, qui eût été estimé dans un rang inférieur,
et peut-être un excellent magistrat dans une république. Le gouvernement
de ses prédécesseurs ayant humilié et corrompu toutes les ames, il ne
trouve plus les instrumens nécessaires pour faire le bien, et son embarras
le jette dans linaction. Enfin la nature fait-elle un effort ? place-t-elle
sur le trône un homme dont le génie et les talens développés par quelques
circonstances heureuses rompent tous les obstacles qui les arrêtent ?
Cest un beau jour, mais court, et la nuit qui [78] succède
paroîtra plus obscure. Ce prince paroît grand, parce quon le compare
à ses pareils; il seroit petit, si on comparoit ses actions aux devoirs
indispensables dun homme qui sest imprudemment chargé de faire
seul le bonheur de ses sujets.
Ce gouvemement éprouve des agitations à sa naissance; car des hommes
accoutumés à être libres nobéissent pas sans peine à un maître:
mais ces agitations même, si elle ne rétablissent pas promptement la liberté,
sont bientôt traitées dattentats contre la tranquillité publique,
et servent ordinairement de prétexte pour hâter et affermir la puissance
du prince. On ne doit pas être étonné des délations, dirai-je, infâmes
ou ridicules, qui effrayèrent sous les premiers empereurs romains. Les
actions les plus indifférentes devinrent des crimes. Plus les citoyens
avoient été libres, plus il falloit se hâter détouffer dans les
esclaves le sentiment de lancienne liberté. Après quelques efforts
le peuple se lasse par paresse, par inconsidération et par ignorance,
de défendre les anciennes lois. Content de la plus légère satisfaction
après les plus grandes injures, il ne demande pas mieux que despérer
un avenir heureux, pour se consoler du présent qui laMige: on diroit
quil aime à se tromper, et les plus légères promesses suffisent
pour le tranquilliser.
Quand le prince, en divisant les ordres de [79] létat, et
les menaçant les uns par les autres, est enfin parvenu à semparer
de toute la puissance publique, et ne plus craindre ses sujets, les citoyens
les plus considérables se précipitent audevant du joug par bassesse, par
flatterie, par ambition et par avarice. Le peuple, accoutumé par la crainte
et par lexemple des grands à obéir machinalement, ne sait plus sil
est de la même espèce queux, et croit enfin que sa situation déplorable
est son état naturel. I1 parvient à regarder sa stupidité comme le fondement
et le gage de son repos et de la sûreté publique: il se croiroit malheureux
sil lui étoit permis de se remuer. Si par hasard on lui laisse la
liberté de respirer un moment dans sa misère, il croit receVoir une grâce;
et, emporté par lenjouement de sa reconnoissance, il ne manquera
pas de se charger de nouvelles chaînes. Dès-lors on ne distingue plus
les intérêts de la nation des passions et des caprices de son maître.
La vérité proscrite est condamnée au silence. Chaque sujet, aussi indifférent
sur lavenir que sur le passé, blâme et loue tout. Il y a une assemblée
dhommes, mais il ny a plus de société, parce que le propre
de lesclave est de ne penser quà lui. Si létat subsiste,
cest quil na pas la force de se dissoudre lui-même mais
quil sélève contre lui un ennemi qui nait pas les mêmes
vices, et rien ne pourra empêcher sa ruine.
[80] Laristocratie qui confère le pouvoir souverain à des
familles privilégiées se conduit avec plus dordre, de suite et de
méthode que le gouvernement dont je viens de parler, à moins que letat
ne soit partagé par deux factions qui cherchent mutuellement à se perdre
pour dominer. Ses sujets compteront davantage sur la stabilité des lois,
que les sujets dun despote. Ses alliés lui sont plus attachés, parce
que ses alliances seront moins incertaines. Cependant la république ne
sera pas florissante, si les familles patriciennes, par une espèce de
prodige, ne tempèrent la rigueur naturelle de leur joug, et ninvitent
leurs sujets à croire quils ont une patrie.
On na point vu laristocratie se porter à de certains excès
de violence et de barbarie qui ont déshonoré quelques princes; mais les
hommes ont-ils besoin dun Caligula ou dun Néron pour être
malheureux ? Elle est toujours plus défiante, plus jalouse, plus soupçonneuse,
plus timide que le gouvernement dun seul, et par conséquent plus
injuste. Des patriciens qui ne sont pas séparés de leurs sujets par un
long intervalle, souffriront-ils patiemment que des plébéïens faits pour
obéir osent avoir des vertus, des talens, du crédit et de la considération
? La société fleurira-t-elle sous une tyrannie sourde, et dautant
plus accablante, quelle sexerce par le ministère même des
lois, ou du moins des formes juridiques.
[81] Si les institutions particulières de ce gouvernement autorisent
les patriciens à avoir des talens, et donnent lessor à leur génie,
les passions seront plus libres; et létat, continuellement vexé
par les cabales, les intrigues et les partis des grands, sera dans le
trouble, jusquà ce quenfin loligarchie ou la tyrannie
de plusieurs fasse place à la tyrannie dun seul. Si laristocratie
a pris des mesures efficaces pour prévenir lascendant quune
famille patricienne pourroit prendre sur les autres par ses services,
ses richesses et son mérite, Iétat névitera les désordres
dune révolution domestique, quc pour tomber dans la langueur, et
préparer à ses ennemis une conquête plus aisée. On ne conservera cette
égalité nécessaire laristocratie, quen gênant tellement les
nobles, quils ne puissent avoir ni montrer impunément des talens
supérieurs. Les voies sourdes et détournées de lintrigue seront
seules en honneur. Personne nosera se montrer tel quil est.
Dès-lors tout doit saffaisser, se dégrader, sanéantir, et
au premier orage qui sélèvera, la république, qui a craint les talens,
manquera de pilotes pour la conduire.
Dans la démocratie, le citoyen, toujours disposé à confondre la licence
et la liberté, craint de simposer un joug trop dur par ses propres
lois, et ne regarde ses magistrats que comme les ministres de ses passions.
Le peuple sait quil [82] est véritablement souverain, il
aura des complaisans, des flatteurs, et par conséquent tous les préjugés
et tous les vices dun despote. Dans les deux gouvernemens dont jai
dabord parlé, on manque de mouvement: dans la démocratie, il est
continuel, et devient souvent convulsif. Elle offre des citoyens prêts
à se dévouer au bien public, elle donne à lâme les ressorts qui
produisent lhéroïsme; mais, faute de règles et de lumières, ces
ressorts ne sont mis en mouvement que par les préjugés et les passions.
Ne demandez point à ce peuple prince davoir un caractère, il ne
sera que volage et inconsidéré. Il nest jamais heureux, parce quil
est toujours dans un excès. Sa liberté ne peut se soutenir que par des
révolutions continuelles. Tous les établissemens, toutes les lois quil
imagine pour la conserver, sont autant de fautes par lesquelles il répare
dautres fautes, et par-là il est toujours exposé à devenir la dupe
dun tyran adroit, ou à succomber sous lautorité dun
sénat qui etablira laristocratie.
Si la démocratie est plus sujette que les deux gouvernemens dont je viens
de parler, à éprouver des troubles et des révolutions domestiques, elle
est aussi plus propre à résister aux entreprises de ses ennemis. Tant
que les citoyens préfèrent leur liberté aux richesses et aux voluptés,
ils ne se laissent point accabler par les plus grands malheurs. Le danger
suspend leurs dissen [83] tions et réunit leurs forces. Chaque
hornme ayant tout à perdre, si la patrie est vaincue, devient un héros
pour sa défense. Aucun bras nest inutile, aucun talent nest
perdu. Les ressources se multiplient, et lamour de la patrie tient
lieu des lois qui manquene, et supplée au pouvoir trop foible des magistrats.
A mesure que le gouvernement incline davantage vers la démocratie, la
république a plus de défenseurs. Laristocratie, nayant pour
citoyens que ses nobles, se défendra avec beaucoup moins de fermeté que
le gouvernement populaire, mais avec beaucoup plus de courage que le despotisme,
où une seule personne est intéressée à la conservation de létat.
Voilà, monseigneur, un tableau fidelle des trois gouvernemens les plus
ordinaires; et puisque vous les avez rencontrés chez presque tous les
peuples de lantiquité, devez-vous être surpris de cette longue suite
de calamités dont lhistoire ancienne vous offre le tableau tragique
? Puisque les passions ont été lame du monde, les peuples ont dû
éprouver au-dedans les révolutions les plus effrayantes, et se dévorer
mutuellement par les guerres les plus cruelles. Par-tout la servitude
a dû sétablir sur les débris de la liberté ruinée; par-tout vous
devez rencontrer des empires envahis, subjugués et détruits.
Mais gardez-vous de croire que la différence [84] des climats
exige de la part des peuples une politique différente Il est faux que
le despotisme convienne aux pays chauds, la barbarie aux pays froids,
et la bonne police aux régions intermédiaires. I1 nest pas vrai
que les rayons du soleil, plus ou moins perpendiculaires, plus ou moins
obliques, décident du gouvernement que chaque peuple doit avoir, et le
portent à létablir sans quil sen aperçoive. I1 nest
pas vrai que la forme de gouvernement qui seroit la meilleure dans un
pays fût la pire dans un autre. Ces erreurs sont combattues par des faits
dont il est impossible de douter. Est-il arrivé des révolutions dans lordre
des corps célestes ou sur le globe que nous habitons, quand les hommes
ont vu la servitude sétablir dans les provinces où la liberté avoit
régné avec le plus de gloire, et des républiques se former dans le sein
même de la tyrannie ?
Par-tout où les hommes seront hommes, par-tout où ils auront une raison
et un cur capable de souvrir à lavarice, à lambition
et aux voluptés, le même gouvernement leur conviendra; parce quils
ont par-tout le même intérêt de se défendre contre ces passions, et daffermir
lempire de la raison. Je conviens que la différence de climats,
influant sur nos organes, donne aux passions plus ou moins dénergie
ou dactivité; mais faut-il conclure de là que lAsie, par exemple,
est destinée à [85] lesclavage, et lEurope à la liberté
? Non; mais que la politique en Asie et en Europe doit employer les mêmes
moyens, avec différentes proportions, pour affermir le bonheur des peuples
et prévenir les désordres et les ravages des passions. Les passions des
Asiatiques sont enveloppées, et pour ainsi dire, engourdies par la paresse.
J en conclurai quon a besoin des beaucoup moins dinstitutions
chez eux que chez les Européens, pour former et conserver une république.
Mais les uns et les autres, quelles que soient leurs passions, ont un
égal besoin que leurs lois soient impartiales et que les magistrats y
soient soumis en commandant aux citoyens. Sous léquateur comme sous
le pôle, si on veut être constamment heureux, il ne faut pas moins se
tenir en garde contre les passions de ses voisins que contre les siennes
propres. Quelque pays quhabitent les hommes, toute société est placée
entre deux écueils, le despotisme et lanarchie. Les passions des
magistrats conduisent à lun, les passions des citoyens conduisent
à lautre: il ny a, par conséquent, et il ne peut y avoir de
bonne forme de gouvernement, que celle qui me garantit tout à la fois
des deux dangers dont je suis menacé.
Les peuples les plus célébres et les mieux constitués de lantiquité
ont dû voir renverser leur république, parce quil ny en a
aucun qui nait négligé quelquune des règles les plus [86]
essentielles à la conservation politique. Mais au milieu de cette
chute des états qui se succèdent les uns aux autres, je vous prie de remarquer
avec quelle facilité sont subjugués les peuples qui ne sont pas libres,
tandis quune ville qui se gouverne par ses lois arrête et rend vains
quelquefois les projets des conquérans les plus redoutables. Dès quil
paroîtra un Sésostris en Egypte, lorient consterné doit le reconnoître
pour son vainqueur et pour son maître. Ces peuples sont incapables de
résister, et il ne faut, pour ainsi dire, quun instant de sagesse
et de courage de la part de leurs ennemis pour les ruiner. Dès quil
naîtra un Cyrus, lAsie doit être soumise à la domination des Perses.
Dès quun Alexandre succèdera en Macédoine à un Philippe, la monarchie
de Cyrus doit être renversée. Dès quil se formera une république
romaine, les rois doivent être humiliés et les nations assujetties. Tous
ces peuples vaincus navoient subsisté pendant long-temps, que parce
quils navoient été attaqués jusqualors que par des ennemis
qui navoient ni plus de valeur ni plus de prudence queux.
Avec quelle noble et fière constance les états libres ne défendent-ils
pas au contraire leur liberté ? La Macédoine a eu plus de peine à soumettre
quelques villes de la Grèce que lAsie entière. LAsie une fois
vaincue a été soumise pour toujours: la Grèce vaincue ne sest point
[87] laissé accabler par ses disgraces. Tandis quAlexandre
effroyoit lAsie, la Grèce, indocile sous le joug, tentoit de le
secouer. Elle retrouve encore en elle-même assez de courage pour résister
à ses propres vices, et à des princes puissans qui avoient lart
de la diviser. Le désir dêtre libre subsiste quand la liberté paroît
perdue sans retour, et il produit encore la ligue ou la confédération
des Achéens, qui ne peut être détruite que par une autre république destinée
à tout vaincre.
Avec combien de peine le seul peuple qui ait su être conquérant par principe
et avec méthode, ne triompha-t-il pas de lItalie ? Eques, Volsques,
Toscans, Samnites, ces peuples toujours défaits nétoient jamais
domptés. Enfin rappellez-vous, monseigneur, la fin de Carthage. Cette
ville, si humiliée par la bataille de Zama et par les conditions de la
paix qui termina la seconde guerre punique; cette ville, dont les murs
étoient si corrompues, et les lois si vicieuses, que ne fit-elle pas encore
de grand et dhéroïque, quand, se voyant sur le bord du précipice,
elle osa tenter de résister au génie de la république romaine ?
[88] CHAPITRE VIII.
Application des vérités précédentes à quelques objets importans de lhistoire
des peuples modernes de l Europe.
Après ce que je viens de dire sur lhistoire ancienne, mon objet
n est pas, monseigneur, de mettre sous vos yeux un abrégé de lhistoire
moderne de lEurope; et en vous présentant un tableau de la fortune
heureuse ou malheureuse de tant détats, de vous faire voir que tous
les faits concourent constamment à prouver la vérité des principes politiques
que vous avez étudiés. Ce travail est réservé à vos méditations, et jespère
que vous le ferez avec succès.
Je me borne à lexamen de quelques questions qui me paroissent les
plus importantes. La ruine de lempire romain fit prendre à lEurope
une face nouvelle, et des peuples souverainement jaloux de leur indépendance,
sétant établis dans des provinces où régnoit auparavant le despotisme
le plus dur, pourquoi, sur les ruines de la liberté germanique, le gouvernement
monarchique est-il devenu général en Europe ? Cependant, par quelle raison
le despotisme, si commun et si barbare chez les [89] anciens, et
qui déshonore encore lAsie, est-il aujourdhui inconnu dans
la chrétienté ? Quelles lois, quelles murs, quels usages ont élevé
une barrière entre les souverains et les abus monstrueux de ce pouvoir
qui dégrade lhumanité? Pourquoi les états libres qui se sont formés
parmi nous, nont-ils joui de presque aucune considération ? LEurope
ayant été déchirée par des guerres continuelles que lambition a
fait naître, aucun peuple moderne nest cependant parvenu à ce point
de grandeur et de puissance qui rend si célébres quelques peuples anciens;
quelle en est la cause ? Enfin pourquoi tant détats modernes dont
la constitution est presque toujours si vicieuse, ont-ils une plus longue
durée que les états anciens dont nous admirons la sagesse ? En répondant
à ces questions, il me semble, monseigneur, que jembrasserai tout
ce que lhistoire moderne renferme de plus intéressant, de plus curieux
et de plus utile.
Vous avez remarqué, dans le cours de vos études, que les barbares dont
descendent toutes les nations de lEurope, avoient dans la Germanie
le gouvernement le plus libre. Sans lois écrites, its ne se gouvernoient
que par des coutumes grossières, dont le père instruisoit ses enfans.
La licence de ne consulter que ses forces, de tout oser et de tout faire,
cétoit leur liberté. Leurs rois nétoient que leurs capitaines;
[90] leurs magistrats navoient quune autorité précaire.
Mais ces peuples ayant déjà appris, par le commerce et la fréquentation
des Romains, à être avares et même voluptueux à leur manière quand ils
sétablirent dans les provinces de lempire, il étoit impossible
quils fissent des conquêtes, eussent des demeures fixes, acquissent
un patrimoine, et se mêlassent avec des hommes plus éclairés queux,
mais efféminés, timides et asservis depuis long-temps au despotisme le
plus dur, sans que leurs murs et leurs coutumes ne saltérassent
promptement. Vous avez vu, Monseigneur, combien les hommes doivent prendre
de précautions pour être libres: comment donc les Bourguignons, les Goths,
les Vandales, les Francs, etc. auroient-ils pu conserver une liberté quils
naimoient que par instinct, dont ils ne connoissoient ni le prix,
ni la fragilité, et qui ne pouvoit sassocier ni avec leurs préjugés
anciens, ni avec leurs vices nouveaux ?
Quoiquen sétablissant sur leurs conquêtes, les barbares adoptassent
quelques lois romaines qui leur paroissoient utiles, leur gouvernement
ne fut encore quun vrai brigandage. De là des désordres, des violences,
des rapines, des injures, des plaintes dont les rois et les grands, déjà
assez riches pour être ambitieux, ne tardèrent pas à profiter pour écraser
le peuple et agrandir leur autorité. Je passe rapi [91] dement,
monseigneur, au règne de Charlemagne, qui forme lépoque la plus
remarquable de lhistoire moderne. Les vertus et les talens de ce
prince furent perdus pour son empire, qui comprenoit la plus grande partie
de lEurope. Soit que les François fussent encore trop barbares pour
aimer leur gouvernement naissant, soit que les successeurs de Charlemagne
fussent incapables de faire respecter des lois que le temps et lhabitude
navoient pas consacrées, les anciens vices reparurent avec les anciennes
passions, et létat fut encore en proie aux mêmes divisions qui lavoient
troublé sous les Mérovingiens. Les princes et les grands, ennemis les
uns des autres, se disputèrent le pouvoir souverain que Charlemagne avoit
voulu placer dans les mains de la nation, et le détruisirent. Tandis que
le peuple, incapable de défendre ses droits, étoit sacrifié de toutes
parts à lavidité des grands, et quil sembloit devoir sélever
autant de principautés indépendantes quil y avoit de seigneurs en
état de se cantonner dans leurs provinces ou dans leurs terres, on vit
sortir du sein de cette anarc hie une sorte de droit et de police qui
tendoit à rapprocher toutes les parties désunies de létat. Il y
eut une ombre de subordination: les grands consentirent à être unis entreux
par un hommage et un serment, et cest ce quon a appelé le
gouvernement féodal.
[92] Cette révolution particulière de lempire françois qui
embrassoit une partie considérable de lItalie, la Germanie jusquà
la mer Baltique, et quelques provinces au-delà des Pyrénées, devint le
principe dune révolution générale en Europe. Guillaume le conquérant
porta, comme tout le monde sait, la police féodale en Angleterre, et bientôt
l indépendance de ses barons tenta la vanité des grands dEcosse,
qui voulurent jouir des mêmes prérogatives. Les seigneurs Espagnols en
prirent lidée dans les provinces que les François possédoient dans
leur voisinage, ou la reçurent des Croisés qui les venoient défendre contre
les Maures. LItalie entière ne connut point dautres lois.
Peut-être pourroit-on soupçonner que les Polonois et les Danois, par imitation
de ce quils voyoient en Allemagne, adoptèrent aussi quelques usages
dun gouvernement analogue à leurs murs et à leur politique.
Quoiquil en soit des progrès du gouvernement féodal, on vous a
dit, monseigneur, quil sétoit presque étendu sur toute lEurope.
Par-tout lhommage et le serment servoient de lien entre le suzerain
et le vassal; mais par-tout ils leur imposaient des devoirs différens.
Si les seigneurs étoient foibles, leurs conventions étoient mieux observées;
sils étoient puissans, tous les droits étoient équivoques, tous
les devoirs étoient incertains, [93] parce quon vidoit les
querelles, les armes à la main, et que le sort des armes nest jamais
constant. Le despotisme le plus dur étoit établi, si on ne considère que
le pouvoir que les seigneurs exerçoient sur les sujets de leurs terres;
mais la liberté la plus anarchique régnoit entre les seigneurs.
Cependant il étoit impossible que les hommes, toujours conduits par le
désir dêtre heureux, ne sentissent pas la nécessité de remédier
à des désordres dont ils étoient tous les jours les victimes. Les esprits
furent forcés par lexcès des malheurs à se rapprocher. On fit des
traités et de nouvelles conventions qui servirent à donner une sorte de
frein aux passions. En faisant quelques progrès, on sentit la nécessité
détablir une subordination encore plus exacte; et ne sachant comment
sy prendre, on affranchit le peuple, on augmenta les devoirs des
vassaux à légard de leurs suzerains, on permit à ceux-ci daffecter
de nouvelles prérogatives; et les rois, comme seigneurs suzerains de leur
nation, se trouvèrent revêtus dune nouvelle autorité qui les mit
en état de se faire de nouvelles prétentions: déjà je vois la monarchie
sélever sur les ruines du gouvernement féodal.
Il seroit trop long de développer ici les différentes causes qui favorisèrent
à la fois cette révolution. Vous observerez seulement, [94] monseigneur,
que plus un gouvernement est vicieux, moins il a de moyens pour subsister.
Suzerains, vassaux, sujets, tous avoient également à se plaindre de la
police barbare des fiefs, tous conjuroient sa ruine; et elle nauroit
point subsisté en Allemagne si lempire neût été électif, et
que ses diètes, en conservant un reste de puissance publique, neussent
donné à tous les princes un intérêt commun, et fourni des moyens de pallier
les maux dont ils se plaignoient. Par-tout ailleurs les rois héréditaires
jouissoient dune considération favorable aux progrès de leur autorité.
Tandis que, pour abaisser la noblesse, ils fomentoient ses divisions et
travailloient à donner du crédit au tiers-état; le clergé, vexé par les
seigneurs, et persuadé que le gouvernement monarchique des Juifs est le
modèle de la plus sage administration, ne cessoit de contribuer aux progrès
de la monarchie. En faisant des lois agréables et dont tout monde sentoit
lutilité, les princes essayoient à devenir législateurs. Ils formèrent
des tribunaux où leur volonté fut hientôt regardée comme la loi de létat.
Ils entretinrent des troupes réglées; et en exigeant avec moins de rigueur
le service des fiefs, ils amollirent les seigneurs, se mirent en état
de les traiter comme des rebelles, sils trouhloient encore la paix
publique par leurs guerres pri [95] vées. Ils assemblèrent quelquefois
leur nation pour feindre de la consulter, et leur véritable intention
étoit de ne la pas effaroucher par une autorité trop ouvertement arbitraire.
Bientôt les guerres étrangères succédèrent aux guerres domestiques, et
de nouveaux intérêts donnèrent une nouvelle façon de penser. Les nations
se lièrent par des négociations et des traités, elles formèrent des ligues,
et chacune delles fut moins occupée de ses propres affaires que
des événemens étrangers. Cependant les murs sadoucirent: avec
de nouveaux besoins, les arts se perfectionnoient. Le commerce fit des
progrès rapides, le nouveau monde répandit des richesses immenses dans
lEurope, tandis que des navigateurs hardis nous apportoient le luxe
et les superfluités des provinces les plus reculées de lAsie. Parmi
des hommes pleins didées de chevalerie, dambition, de richesses
et de plaisirs, il fut facile aux princes de donner au gouvernement la
forme quils désiroient.
Les peuples en effet sahandonnèrent avec tant de docilité et de
sécurité aux cours des événemens, que sans la fermentation que les querelles
de religion causèrent dans les esprits, jamais ils nauroient eu
assez de courage pour oser tenter de secouer le joug dont ils étoient
déjà accablés. Le pouvoir arbitraire avoit fait insensihlement ses progrès,
et ses abus les plus [96] excessifs nauroient excité que
des émeutes inutiles; parce quon haïssoit la tyrannie sans aimer
la liberté, et quon se seroit contenté ridiculement de repousser
lune sans établir lautre.
Jamais, dit un historien célébre, sans les nouveautéS de Luther et de
Calvin, sans le zèle enthousiaste des Puritains et lopiniâtreté
du clergé à vouloir conserver des cérémonies indifférentes à la religion,
IAngleterre ne seroit venue à bout détablir la forme de gouvernement
dont elle se glorifie aujourdhui. Eri effet, lasse de toujours combattre
pour une liberté mal affermie, elle sétoit enfin accoutumée à voir
violer la grande-chartre, et à se contenter des vaines promesses
quon lui faisoit de ne la plus violer. Le règne de Henri VIII avoit
été tyrannique sans porter à la révolte. Edouard et Marie avoient gouverné
avec empire et dureté; et on sétoit contenté de les haïr sans éclater.
Elisabeth, en éblouissant les Anglois par sa prudence et son courage,
leur avoit inspiré une sécurité dangereuse, et les Stuarts ses successeurs,
auroient profité, sans peine et sans beaucoup dart, de cette disposition
pour établir un vrai despotisme, si le zèle de la religion ne fût venu
au secours de létat. Dans la situation où se trouvoit lAngleterre,
il ny avoit plus que le fanatisme, qui fait mépriser les richesses,
les plaisirs, les commodités [97] de la vie, et aimer le martyre
et la mort, qui pût faire braver les dangers qui accompagnent la révolte,
et former le projet de détruire un gouvernement établi.
La réflexion de M. Hume est très-juste, et ce quil dit de lAngleterre,
il faut lappliquer aux Provinces-Unies Jamais elles nauroient
tenté de secouer le joug de lEspagne, si elles navoient craint
que le gouvernement sévère et rigoureux de Philippe II, et quon
neût attaqué que leurs franchises et leurs privilèges politiques.
On se seroit contenté de murmurer, de se plaindre, et de faire des remontrances.
Il y auroit eu tout au plus quelques séditions imprudemment commencées
et mal soutenues. Les séditieux se seroient bientôt lassés de sexposer
à des châtimens sévères sans produire aucun bien; et pour éviter de plus
grands maux, on nauroit cherché quà apprivoiser son maître
par des complaisances. Mais aucune considération humaine ne fut capable
darrêter les mécontens, quand ils furent menacés de linquisition,
et crurent leur salut éternel en danger. Ils ne songèrent sérieusement
à former une république, quaprès sêtre convaincus quil
ne leur restoit que ce seul moyen de conserver leur nouvelle doctrine,
et de se débarrasser pour toujours de ce quils appeloient les superstitions
et la tyrannie de léglise romaine.
Cest le luthéranisme qui a mis les Suédois [98] en état
dabaisser le clergé, dont le despotisme avoit causé tant de maux,
et de fermer pour toujours lentrée de leur pays aux Danois. Tant
quen Bohême et en Hongrie les esprits ont été échauffés et irrités
par les querelles de religion, ces deux royaumes ont pu se vanter dêtre
libres; dès quils nont plus eu de fanatisme, ils nont
plus eu de liberté. Il est très vraisemblable que, sans les différens
élevés dans lempire au sujet de la religion, IAllemagne nauroit
pas conservé son gouvernement. La maison dAutriche, assez puissante
et assez riche pour regarder la couronne impériale comme son patrimoine,
auroit intimidé, séduit, acheté et corrompu les princes et les diètes
de lempire. La politique est presque toujours la dupe dun
avantage présent dont elle peut jouir et il est infiniment rare quun
état ait la sagesse de prévoir et de prévenir les maux quil ne sent
pas encore. Des vues dambition pouvoient faire agir les princes
qui sopposoient à Charles-Quint et à ses successeurs; mais il falloit
un intérêt supérieur à celui de la politique pour quils trouvassent
des forces toujours nouvelles, et que les Allemands montrassent une fermeté
capable de résister à lambition autrichienne, et den triompher.
Quelque vicieux que soit le gouvernement féodal, quelques maux quil
ait causés à nos pères, il est vraisemblable que quelques peuples [99]
lui doivent lavantage de vivre aujourdhui sous un gouvernement
tempéré, où ils ne sont ni libres ni opprimés. Plusieurs princes, nés
avec les passions de Tibère et de Néron, ont commis des violences, et
auroient été des tyrans comme ces princes, si les mêmes conjonctures leur
avoient donné les mêmes espérances et les mêmes craintes. Mais on étoit
accoutumé à les respecter, on reconnoissoit leur supériorité; ils nont
jamais été obligés de répandre des torrens de sang: ils étoient sûrs de
réussir en ne voulant faire que des progrès lents et insensibles. Ainsi,
malgré la méchanceté de quelques princes, la monarchie sest prêtée
à des tempéramens de douceur et de conciliation, et sest fait un
caractère particulier quon ne trouve point chez les anciens. Le
passage de la liberté à la servitude fut trop prompt chez les Rornains.
Pour affermir son empire, Auguste se vit dans la nécessité de faire périr
les citoyens les plus jaloux de leur liberté, et qui avoient un mérite
distingué. Ses successeurs crurent toujours avoir des ennemis quil
falloit perdre, et voilà ce qui rendit leur politique oppressive et sanguinaire.
Mais le gouvernement féodal ayant donné aux grands de la force, du crédit,
de la considération et des droits quon ne pouvoit détruire que successivement,
les princes sétoient accoutumés à marcher pas-à-pas, et même à reculer
quand ils sétoient trop avancés. Avant que [100] de proscrire
une coutume qui leur étoit contraire, ils sentirent quil falloit
laffoiblir et lébranler à plusieurs reprises. En la détruisant,
on ne détruisoit point la fierté et le courage quelle avoit inspirés.
Les seigneurs avoient déjà perdu la souveraineté de leurs justices; ils
nétoient plus les maîtres de faire de nouveaux fiefs, daffranchir
leurs sujets, ou de les soumettre à de nouvelles redevances; déjà ils
ne pouvoient plus se faire la guerre, sans être regardés comme des perturbateurs
du repos public; et cependant le prince étoit encore contraint de respecter
leur fierté et de craindre leur courage. Dans ce flux et reflux dautorité
et dindépendance, il se forma des murs publiques qui tempérèrent
lâcreté du pouvoir et la bassesse de lobéissance. Ces murs
publiques avoient dautant plus de crédit, que loin de combattre
les passions, elles en étoient louvrage. Dailleurs lEurope
professoit une religion réprimante qui nous enseigne que devant Dieu,
le monarque le plus puissant nest que légal du plus vil de
ses esclaves. Les chrétiens nélèvent point des autels à leurs rois;
après leur mort ils nen font point des dieux.
Au milieu de cette barbarie des fiefs, il se réveilla cependant, Monseigneur,
quelques idées de liberté. La plupart des villes affranchies par les chartes
de commune, que leur vendirent leurs seigneurs, commencèrent à avoir
[101] leurs magistrats et leurs conseils; mais elles portoient encore
la marque de leur servitude, et elles étoient plongées dans une ignorance
trop profonde pour jeter les fondemens solides dun gouvernement
libre. Les villes qui, par leur situation sur la mer ou sur quelque grande
rivière se trouvèrent à portée de faire le commerce, furent seules florissantes.
Elles jouirent de la considération que donnent les richesses; elles se
liguèrent ensemble, quelquefois se firent craindre de leurs voisins, et
neurent cependant quune existence précaire. La fortune de
ces villes tenta lavarice de leurs anciens seigneurs; et à mesure
que le gouvernement féodal tomboit en décadence, et que la monarchie faisoit
des progrès, la Hanse Teutonique saffoiblissoit; et cette confédération,
répandue dans toute lEurope, ne subsista plus quentre cinq
ou six villes.
Quelques-unes de ces républiques, en proie à leurs divisions domestiques,
se défendirent avec succès contre les étrangers, et virent expirer leur
liberté sous la tyrannie dun de leurs citoyens; telle fut Florence.
Gênes, toujours agitée par des passions qui ressembloient plus à lambition
quà lamour de la liberté, ne continua à être une république,
que parce quelle ne pouvoit se fixer à aucun gouvernement; et une
révolution lui rendoit lindépendance quune révolution lui
avoit ôtée. Riche, [102] avare, séditieuse, elle est enfin gouvernée
par des maîtres qui seroient, sans beaucoup de peine, des courtisans dans
une monarchie. Venise parvint à donner des bornes à lautorité absolue
de ses doges. Le peuple se fit des tribuns, qui tous les ans élurent les
sénateurs qui devoient former le conseil du premier magistrat de la république.
Mais cet heureux gouvernement ne jeta pas de profondes racines. Les Vénitiens,
tranquilles et occupés de leur commerce, préféroient les richesses à la
liberté. Ils furent punis de leur négligence à veiller sur la chose publique;
et dans le treizième siècle il séleva parmi eux une aristocratie
rigoureuse qui éteignit la liberté au-dedans, et ne fut puissante et respectée
au-dehors que par la barbarie et la foiblesse où les autres états languissoient.
Cest dans les montagnes de Suisse que la liberté, fruit du courage,
de la grandeur dame et de lamour de la patrie, a eu les succès
les plus heureux. Les cantons dUri, de Schwitz et dUnderwald,
opprimés par leurs seigneurs, levèrent létendard de la révolte au
commencement du quatorzième siècle, et huit ans après, la célébre bataille
de Morgaten apprit à leur ancien maître à les respecter. Lucerne et Zurich
se joignirent aux confédérés, et cet exemple fut bientôt suivi par ceux
de Glaris, de Zug et de Berne. Ces braves républicains dont jaurai
[103] lhonneur de vous parler, Monseigneur, avec plus détendue
dans la seconde partie de cet ouvrage, étoient guerriers sans être ambitieux.
Ils vouloient associer leurs voisins à leur bonheur et non pas en faire
des sujets. Je crois voir Aratus, je crois voir se former la ligue des
Achéens; et ce nest pas sans plaisir quon retrouve chez les
modernes la sagesse des anciens. Fribourg, Soleure, Bâle et Schaffouse
désirèrent enfin dêtre libres; et leur union au corps Helvétique
le rendit plus considérable. Cette république fédérative, emportée par
le courage qui lavoit formée, eut le malheur de trop sintéresser
aux querelles de ses voisins; mais lerreur fut courte; et bientôt
elle eut la sagesse de ne point se laisser éblouir par les avantages quelle
avoit eus sur des princes puissans, ni par leurs négociations trompeuses.
Elle ne se servit de sa puissance que pour être heureuse. Moins sage quelle
ne la été, elle auroit pu se faire craindre, elle se contente de
se faire estimer. Après le tableau que jai mis sous vos yeux de
la situation des différens états que les barbares du nord ont fondés,
il vous sera aisé, monseigneur, de deviner par quelles raisons aucune
de ces puissances nest parvenue à dominer les autres, et à jouer
dans lEurope moderne le rôle que les Mèdes, les Perses et les Macédoniens
ont fait dans lAsie, les Spartiates dans [104] la Grèce,
et les Romains dans le monde entier. Vous avez dû voir que le gouvernement
féodal, qui réunissoit tous les vices politiques, affoiblissoit prodigieusement
les royaumes en apparence les plus forts, et les tenoit dans limpuissance
dagir au-dehors avec succès par la voie de la force, ou de sy
faire estimer et respecter par la sagesse uniforme et constante de leur
conduite.
Les nations, concentrées en elles-mêmes par leurs propres divisions,
et dont toutes les parties étoient ennemies les unes des autres, étoient
continuellement occupées des guerres domestiques que faisoit naître labsurdité
des lois; et avant que de se rendre redoutables au-dehors, il falloit
quelles détruisissent leur police féodale. Les rois, dont la suzeraineté
sétendoit sur un grand pays, navoient que lavantage
davoir des vassaux plus puissans et par conséquent plus indociles.
Les princes les plus considérables navoient que leurs domaines pour
subsister; ils nétoient suivis à la guerre que par leurs vassaux
immédiats dont le service étoit souvent incertain et toujours très-court:
ainsi les entreprises à peine ébauchées ne pouvoient jamais avoir des
suites importantes. Faute de discipline et dart, la fortune décidoit
des succès, et la fortune nest jamais constante. De-là ces trèves
ridicules que le vainqueur toujours épuisé étoit obligé daccorder
au vaincu qui avoit le temps de [105] réparer ses pertes pour recommencer
encore une guerre inutile. Toutes les villes, tous les bourgs, tous les
villages étoient fortifiés; et avec les batailles qui soumirent lAsie
aux Perses et aux Macédoniens, Cyrus et Alexandre auroient à peine conquis
une province en France et en Allemagne.
Rappelez-vous, monseigneur, lhistoire dEspagne depuis cette
époque célébre où le comte Julien, pour se venger du roi Rodrigue qui
avoit déshonoré sa fille, appela les Sarrasins dans sa patrie, jusquau
temps que Ferdinand le catholique réunit sous son pouvoir toutes les provinces
qui composent aujourdhui la monarchie espagnole. Si, pendant cette
longue suite de guerres qui durèrent près de huit siècles, on nexamine
que la conduite des chrétiens, on est étonné que les Arabes ne les subjuguent
pas promptement. Si on ne fait attention quà celle des Arabes, on
est surpris quils ne soient pas repoussés en Afrique après quelques
campagnes. Cest que les uns ni les autres navoient dans leur
gouvernement le principe dune prospérité constante. Leurs lois étoient
également barbares et vicieuses. Les succès tenant à des causes particulières
et momentanées, disparoissoient avec elles. Tantôt les états du Miramolin
sont déchirés par des guerres civiles, et tantôt ce sont les chrétiens
qui sont divisés entreux. Alphonse IV, surnommé le Grand, [106]
remplit lEspagne de la terreur de son nom; chaque jour est marqué
par quelque avantage, et il est prêt à accabler ses ennemis. Mais il meurt,
et Almanzor qui monte sur le trône chancelant de Cordoue, repousse les
chrétiens consternés dans les montagnes des Asturies. Il leur enlève le
royaume de Léon, la Galice, la Vieille-Castille et une grande partie du
Portugal; mais son successeur qui na pas ses talens naura
pas ses succès. Rien nest décisif, rien ne finit, et lEspagne
est toujours partagée entre des peuples ennemis qui ont à-peu-près les
mêmes vices, ou des vices qui leur sont également nuisibles .
Mais pourquoi marrêterois-je plus longtemps à parler des malheurs
dun pays qui vous est cher ? Les mêmes causes qui, pendant plusieurs
siècles, ont entretenu une rivalité impuissante entre les chrétiens et
les Arabes dEspagne, ont nourri des haines ambitieuses et inutiles
en Europe depuis trois siècles. Ce nest plus par notre vertu et
notre force, disoit Cicéron, que nous subsistons aujourdhui, cest
par lignorante stupidité de nos ennemis, qui ne savent pas profiter
de nos vices et de nos fautes pour hâter notre ruine où nous nous précipitons
nous-mêmes. I1 ny avoit point détat en Europe qui, dans le
moment même quil formoit des projets ambitieux dagrandissement,
neût dû dire de lui-même ce que Cicéron disoit de la république
Romaine. En effet la [107] France avoit-elle sous Charles VIII
les choses nécessaires pour établir son empire sur lItalie ? Charles-Quint
avoit de rares talens; mais, sil vouloit faire de grandes choses,
pourquoi formoitil des entreprises au-dessus de ses forces ? Pourquoi
laissoit-il dans sa maison un projet délévation quil seroit
impossible dexécuter ? A quoi ont abouti les forces dont Louis XIV
a étonné lEurope ? Quel fruit les Anglois retireront-ils des entreprises
qui les épuisent ?
Les mêmes vices, monseigneur, les mêmes fautes politiques qui ont entretenu
en Espagne une sorte déquilibre entre les peuples qui vouloient
y dominer, ont fait échouer en Europe les princes qui ont aspiré à la
monarchie universelle; et les ambitieux qui voudront les imiter ne doivent
pas sattendre à un sort plus heureux. A peine sélèvet-il une
grande puissance en Europe, quelle doit saffoiblir par labus
quelle fait de ses forces et de sa fortune On a de linquiétude
et de la vanité, mais on na point une véritable ambition. Cest
précisément parce que les états sont trop grands et trop étendus, que
la politique est incapable de les agrandir encore. Les intrigues des cours,
les intérêts particuliers de quelques courtisans accrédités décident de
tout; et ne voyons-nous pas que la république romaine perdit ses forces
quand les mêmes vices infestèrent la place publique ? Quand les princes
auront du courage et de [108] lélévation dans lesprit,
la flatterie en abusera pour leur faire Concevoir des espérances chimériques.
A peine auront-ils commencé à azir au~ils seront obligés de recourir à
des expédiens; et ce nest point en imaginant des expédiens, quun
état élève sa fortune.
Ne cherchez en Europe aucune vue systématique, aucune prévoyance, aucune
tenue, aucune suite; vous y trouverez au contraire des contradictions
ridicules, de grands projets et de petits moyens. Vous verrez des princes
qui veulent être conquérans et qui éteignent dans leur nation le génie
militaire. Vous verrez de grandes armées, et des soldats mercenaires ramassés
dans la lie du peuple. On médite la monarchie universelle, et on regarde
la prise dune bicoque comme une conquête importante. Le même prince
qui veut avoir une nation militaire, lui inspire le goût du commerce et
du luxe pour augmenter le produit de ses douanes. On montre beaucoup dambition
et peu de forces, et il faudroit montrer beaucoup de forces et peu dambition.
Avec une pareille politique, une puissance doit échouer au moindre revers,
saffoiblir par ses succès mêmes, et ne point accabler un état plus
foible quelle. LEurope a employé plus de sang, plus dargent,
plus de stratagêmes, plus dintrigues et de fourberies, quil
nen faudroit pour conquérir le monde entier; et cependant aucun
état [109] na en effet augmenté sa fortune. Quand je vois
nos guerres, il me semble voir des convalescens exténués et qui ne peuvent
se soutenir, joûter ou lutter les uns contre les autres, et après le plus
léger effort se demander grâce et la permission de se reposer.
Avec la politique dure, avare et ambitieuse qui fit perdre aux Spartiates
lempire de la Grèce, pourquoi un état moderne prétend-il acquérir
lempire de lEurope ? Cest bien par un autre art que
le nôtre que les Romains conquirent le monde. Lois impartiales, magistrats
puissans, mais esclaves des lois; citoyens libres, mais qui savoient quil
ny a point de liberté pour qui naime pas les lois; vertus
civiles, vertus politiques, amour de la gloire, amour de la patrie, discipline
austère et savante, ils avoient tout ce qui est nécessaire pour rendre
un peuple puissant. Ils pouvoient inspirer de la terreur et en se conciliant
des alliés par leur générosité, ils ne vouloient pas même réduire leurs
ennemis au désespoir. Nos états modernes, dont les vertus et les vices
sont à-peu-près les mêmes, et qui nont que lambition ruineuse
que les Romains montrèrent dans leur décadence, pourquoi ont-ils laudace
daspirer ouvertement à la même fortune ?
Comparez, monseigneur, la conduite des princes de lEurope qui ont
été les plus ambitieux, à celle de Cyrus et de Philippe de Macédoine,
[110] et vous ne serez point étonné des succès différens quils
ont eus. Ceux-ci doivent causer une révolution extraordinaire dans le
monde, et porter pour un instant leur royaume au plus haut point de grandeur
et de puissance, parce quils commencèrent par se conformer à la
plupart des règles que la nature prescrit pour le bonheur des états. Avant
que de faire de grandes entreprises, ils corrigèrent les vices de leur
nation, ils réprimèrent les abus, ils ne parurent armés que de lautorité
des lois, ils feignirent den supporter le joug pour le faire aimer
à leurs sujets. Ils ne partoient point dune cour oisive et voluptueuse
pour aller battre leurs ennemis. Tandis quils se comportoient plutôt
en administrateurs quen maîtres de létat, les Perses et les
Macédoniens, animés par ces exemples, se crurent citoyens sous un gouvernement
1ibre, et en eurent les vertus. Par une espèce de prodige, comme le dit
Tacite, la majesté de lempire étoit unie à la liberté publique:
grâces à la prudence du prince, cétoit un gouvernement mixte. Il
fut alors aisé, en inspirant aux sujets lamour de la patrie et de
la gloire, de les former à la discipline la plus sévère, de leur donner
le plus grand courage et la plus grande patience, et den faire ainsi
des instrumens propres aux plus grandes choses.
Xénophon vous apprendra, monseigneur, combien Cyrus étoit attaché aux
règles de la [111] justice à légard de ses sujets, et craignoit
deffaroucher les passions de ses voisins. Lhistoire vous dira
que Philippe, conduit par un génie aussi grand que son ambition, faisoit
mille efforts pour la cacher, et tâchoit de paroître juste en commençant
ses entreprises, modéré et même bienfaisant après la victoire.
En vous exposant, monseigneur, les raisons qui ont empêché les états
modernes de paroître avec le même éclat que quelques nations célébres
de lantiquité, je vous ai développé, si je ne me trompe, les causes
qui, malgré leur foiblesse, les font subsister depuis si long-temps. Cest
de cette impuissance même où ils sont de se ruiner les uns les autres,
quest venue leur longue durée. Livrés à leurs vices depuis que largent
est le nerf de la guerre et de la paix, et se faisant par inquiétude des
blessures qui ne sont pas mortelles, ils sont tombés dans un affaissement
qui empêche toujours le vainqueur de porter le dernier coup au vaincu.
Chaque état est sur le penchant du précipice; mais aucun de ses ennemis
na lhabileté ou la force de ly faire tomber.
Quel seroit aujourdhui le sort de la France, si les successeurs
de Louis XI, au lieu de se livrer à lambition de faire des conquêtes,
avoient cultivé la paix avec leurs voisins, porté la fécondité et labondance
dans leurs provinces, et fait régner dans leur royaume ces lois salu [112]
taires et saintes qui ne les auroient fait craindre quen les
faisant aimer et respecter? A quel degré de Gloire, délévation et
de puissance ne seroit pas parvenue la maison dAutriche, si Charles-Quint,
aussi habile quambitieux, loin de tourmenter lEurope et de
se fatiguer inutilement lui-même, se fût rapproché, autant que les circonstances
pouvoient le permettre, des lois par lesquelles la nature ordonne aux
états dêtre heureux ? Je serois tenté de suivre cette idée; mais
je me borne, Monseigneur, à vous prier de faire vous-même cet ouvrage.
Comparez ce quun siècle de justice, de sagesse et de modération
auroit valu aux princes autrichiens, à ce que deux siècles dintrigues,
de guerre et dambition leur ont fait perdre.
Cherchez encore à pénétrer quel auroit été le sort de lEurope,
si la révolution par laquelle les Vénitiens dépouillèrent leur doge de
son autorité, avoit eu chez eux les mêmes suites que la révolution des
Tarquins eut chez les Romains. Supposez que les tribuns du peuple de Venise
eussent établi solidement la liberté, que les lois fussent devenues impartiales,
et quelles eussent acquis un empire absolu sur les citoyens et les
magistrats; supposez à Venise les mêmes murs, la même discipline
et la même modération queut Lacédémone, ou les mêmes murs,
la même discipline et la même ambition queut la république romaine,
et vous verrez, [113] si je ne me trompe, que les Vénitiens auroient
acquis en Europe la même considération que les Spartiates eurent autrefois
dans la Grèce, ou lempire que les Romains exercèrent sur le monde
entier. Ce travail, tout chimérique quil paroît, ne vous sera pas
inutile; il servira à graver plus profondément dans votre esprit les vérités
politiques que je vous ai présentées; et, ce qui vaut encore mieux, Monseigneurs
il servira à vous les faire aimer.
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