Eliohs: Electronic Library of Historiography
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Gabriel Bonnot, abbé de Mably

Second entretien.
Des histoires particulières; quel en doit être l'objet. Observations ou règles communes à tous les genres d'histoire.

De la manière d'écrire l'histoire

[404] Je croyois, mon cher Cléante, que Théodon auroit oublié notre rendez-vous; je me suis trompé, et hier, je le vis entrer chez moi avec Cidamon à l'heure dont nous étions convenus. Je viens, me dit-il, après les complimens ordinaires, vous demander de nouvelles armes contre Cidamon; le croirez-vous? ajouta-t-il en riant, malgré toute sa raison, malgré tout ce que vous nous avez dit d'effrayant sur l'histoire, il persiste à vouloir me faire historien. Il a la bonté, j'en conviens, d'avouer que je serois téméraire d'entreprendre une histoire générale, mais il ne me tient pas quitte d'une histoire particulière. Vous verrez, me disoit-il en nous rendant ici, que notre Aristarque ne sera pas aujourd'hui aussi sévère qu'il l'étoit hier. Avec toutes ses idées de perfection, on ne feroit jamais rien. Sans être parfait, on peut être excellent; et croyez-vous que les historiens anciens qu'il admire, qu'il lit et relira toujours, ne lui laissent [405] rien à désirer? N'a-t-il pas osé critiquer Tacite? On vous conseillera quelque morceau d'histoire qui ne demande point toutes les connoissances préliminaires qui vous ont fait peur. Je vous prie, continua Théodon, de réfuter cette opinion erronée, et de m'affermir ainsi dans ma précieuse oisivité, que je préfère à tout, et qui suffit à mon bonheur.

Cidamon, répondis-je, a raison, mon cher Théodon; il y a une grande différence entre une histoire générale et une histoire particulière; nous en convînmes hier, si je ne me trompe, et elles exigent en effet des connoissances et sur-tout des talens fort différens. Cependant je me garderai bien de vous conseiller d'écrire tel ou tel événement particulier. Ne vous en déplaise, ajoutai-je en m'adressant à Cidamon, ce n'est qu'à un homme sans talent, qui a cependant la facilité d'écrire, mais par malheur condamné à vendre sa plume à des libraires, qu'on peut commander un ouvrage. Ce ne fut pas sans raison que je me défendis hier de proposer un sujet à Théodon. Il convient qu'il ne s'est jamais occupé des connoissances dont nous avons parlé, et je dois en conclure que quand on lui indiqueroit l'événement le plus favorable aux talens d'un historien, il seroit embarrassé de tant de richesses, ou plutôt ne les verroit pas. Il sera inférieur aux personnages qu'il mettra sur la scène. Il [406] racontera les faits les plus importans sans en sentir toute l'importance, et arrêtera son lecteur sur des minuties, qu'il auroit dû négliger. Vous trouverez un historien plein des préjugés de son temps. Dans la crainte de se compromettre, il n'osera se faire aucun principe fixe, et sa politique incertaine flottera au gré des événemens. Tels ont été la plupart de nos historiens. Des lecteurs peu éclairés leur ont fait d'abord une grande réputation; mais des lecteurs instruits les ont enfin condamnés à se cacher dans la poussière des bibliothèques. Il faut qu'un écrivain, avant que de commencer un morceau d'histoire, ait long-temps médité sur le parti qu'il en peut tirer; et si vous vous rappelez ce que je pris la liberté de vous dire hier sur Tacite, vous conviendrez qu'il n'y a point d'historien qui ne doive avoir peur, s'il ne s'est accoutumé à découvrir les causes des événemens et la chaîne qui les lie.

Je conseillois hier à Théodon de consulter lui- même son goût; aujourd'hui, mon cher Cidamon, j'en suis fâché, je vais être plus difficile, je lui dirai qu'il doit se défier de son goût tant qu'il ne sera pas éclairé par nos études préliminaires. Je ne pense pas comme nos philosophes: je sais bien que sans esprit on ne fait rien de bon; mais ils me prouvent qu'avec beaucoup d'esprit et de présomption, on ne fait que des ouvrages médiocres et [407] presque mauvais. On s'expose à faire un choix bizarre, on l'envisage d'une manière petite et mesquine, et on finit par se faire quelquefois un plan ridicule. Ne croyez pas que je vous parle en l'air; j'ai devant les yeux un exemple qui me fait trembler pour les faiseurs d'histoire. Le père Bougeant étoit certainement un homme de beaucoup d'esprit; et quoique sa robe de jésuite le tînt dans des entraves très-gênantes, on juge sans peine qu'il avoit de grands talens pour écrire l'histoire. Il connoissoit le cour humain, le caprice et les ruses des passions. On sent en mille occasions qu'il voit la vérité, et qu'il l'auroit présentée avec force, si ses supérieurs ne l'eussent forcé à des ménagemens utiles à leur société. Sa touche est fière et hardie. Voyez comment il peint Valstein qui se console de sa disgrace, en voyant les maux de l'empire qui le rendent nécessaire. Ses peintures sont vives et animées, sa plume suit la marche rapide de Gustave-Adolphe. Ses réflexions ont souvent la briéveté de celles des anciens; mêlées avec art à sa narration, elles la soutiennent au lieu de la faire languir, et font penser un lecteur capable de réfléchir.

Que de talens perdus pour le père Bougeant ! et jamais il ne sera mis au nombre des bons historiens, parce qu'il a fait un mauvais choix, ou plutôt parce que dans un événement très-important il ne s'attacha qu'à la partie qu'il [408] auroit dû négliger. Confondant la politique avec l'intrigue, il s'est laissé subjuguer par la réputation du comte d'Avaux qui avoit en effet plus de mérite qu'il n'en falloit pour être le premier négociateur de son temps, et par l'amitié du président de Même qui vouloit mal à propos faire de son parent le héros d'une histoire importante. Au lieu des grands objets que j'attends, la liberté de conscience, la liberté de l'empire et un nouveau systême de puissance, de vues et d'intérêts qui embrasse et unit le nord et le midi de l'Europe, l'historien qui ne connoît ni sa dignité, ni ses devoirs, ne m'entretiendra que de nos ruses et de toutes les plates manoeuvres de nos négociations modernes. Il fera éternellement proposer des conditions de paix par des hommes qui n'en veulent point, et qui, se défiant les uns des autres, perdront leur temps à discuter des bagatelles sur lesquelles ils ne peuvent rien décider.

Cependant le père Bougeant, qui avoit plus de sens que la plupart des négociateurs qu'il veut faire valoir, a senti à chaque instant combien son sujet étoit ingrat et insipide. Il a vu que des négociations subordonnées par la nature des choses aux événemens de la guerre, et dictées par les petites passions des cours et les intérêts particuliers de leurs premiers ministres, ne pouvoient être racontées en détail sans déshonorer l'histoire. Je lui sais [409] bon gré, et je loue son esprit de s'être lassé lui- même de nous débiter très-sérieusement toutes les niaiseries dont son ouvrage est plein. Sa plume, si vive en traçant les expéditions militaires, languit dans le récit des négociations. L'ennui qui le gagne l'avertit qu'un lecteur intelligent en sera accablé. Il auroit dû alors renoncer à son entreprise, ou plutôt se débarrasser de toutes les finesses des négociateurs pour ne m'occuper que des véritables causes de la paix. Mais soit faute de lumières, soit complaisance, soit mauvaise honte, il n'en fut plus le maitre; et ce que je ne lui pardonne point, c'est que, pour encourager son lecteur et se ranimer lui-même, il ait avancé que "ce soit mal entendre l'art de négocier, que de se piquer de cette franchise qui ne sait rien dissimuler, et qui laisse pénétrer ses intentions les plus secrètes. Un habile négociateur, ajoute-t-il, ne s'explique que dans la nécessité, et le fait toujours avec réserve. Il affecte même quelquefois de se contredire, de paroître changer de vues et d'idées, de mépriser ce qu'il craint, et d'appréhender ce qu'il souhaite. Par là on se rend impénétrable, et à moins que l'autre partie ne soit extrêmement sur ses gardes, on perce aisément ses véritables sentimens".

Voilà donc un homme de beaucoup d'esprit, qui méritera la censure des personnes éclairées, et qui trompera les autres en leur faisant [410] estimer je ne sais quel manége de fausseté dont on peut avoir besoin dans une cour intrigante, mais qui sera toujours inutile et même dangereux dans l'administration des affaires publiques. Si le père Bougeant se fût préparé à écrire l'histoire, il lui auroit été impossible de se faire illusion. La paix de Westphalie qui a donné une forme constante au gouvernement de l'empire, et des lois égales à des religions qui se haïssoient, qui a changé le systême politique de l'Europe, abaissé la maison d'Autriche et élevé la France en fixant jusqu'à un certain point les intérêts des nations, lui auroit parue un des événemens les plus mémorables de ces derniers temps. Ne croyez- vous pas, mon cher Cidamon, que l'historien auroit pris alors une idée plus juste et plus relevée de son sujet? Au lieu de me faire languir dans de longues négociations qui n'aboutissent à rien, il m'auroit dit comment l'ambition et le fanatisme, soutenus par de grands talens et même par quelques grandes vertus, ont allumé la guerre et l'ont soutenue pendant trente ans en tendant et forçant tous les ressorts du gouvernement. Il m'auroit appris ensuite comment l'ambition et le fanatisme s'usent et se fatiguent en faisant des entreprises au-dessus de leurs forces. A mesure que ces passions s'affoiblissent, j'aurois vu que la paix approchoit. L'historien découvrant ainsi les causes de la paix n'eût parlé [411] de négociations que pour me dire que la France et la Suède, toujours unies malgré leur jalousie, eurent l'art de débaucher à l'empereur ses alliés, et le forcèrent ainsi à consentir aux conditions d'un traité qui ruinoit la politique de Charles- Quint, ou plutôt qui en suspendoit les effets.

Vous me permettrez, me dit Cidamon en m'interrompant, et d'un ton un peu chagrin, vous me permettrez de n'être pas tout-à-fait de votre avis. L'histoire, poursuivit-il, ne doit-elle pas être un tableau fidelle de ce qui s'est passé? Répondez-moi. Sans doute, répondis-je. Je vous tiens, reprit Cidamon; et pourquoi donc trouvez vous mauvais que le père Bougeant nous ait donné dans son ouvrage les détails dont vous vous plaignez? Ne sont-ils pas nécessaires pour faire connoître les mours de l'Europe, son génie, sa manière, sa politique? Mais, repris-je à mon tour, si par hasard j'ai raison de ne pas me soucier de ces belles connoissances, le père Bougeant n'aurat-il pas tort de me les prodiguer? Ne me ferai-je pas une idée vraie et fidelle de nos négociations de Westphalie, quand l'historien me dira en deux mots qu'on négocia pendant long- temps la paix sans la désirer; et que chaque puissance, se flattant de suppléer par des ruses aux forces qui lui manquoient, eut recours à tous les moyens du mensonge et de l'intrigue?

[412] Rappelez-vous avec quelle dignité les négociations sont traitées par les historiens anciens. J'en conviens, me dit Cidamon, et je sais que les Grecs et les Romains dans leur beau temps négocièrent avec une bonne foi ou une fierté que nous ne connoissons plus. Leur histoire peignoit ce qui se passoit alors, mais la nôtre doit peindre ce qui se passe aujourd'hui. J'envie le bonheur des historiens anciens, et je plains les nôtres, mais sans les blâmer. Fort bien, repris-je; mais enfin, mon cher Cidamon, à force de prospérité et d'orgueil ces Grecs et ces Romains se corrompirent. Cependant vous ne trouverez point que Thucydide ait barbouillé son histoire de ces misères, de ces ruses dont la Grèce ne commençoit déjà que trop à faire usage. Salluste vous entretient-il en détail des négociations de Jugurtha avec les Romains, et des artifices de ses ambassadeurs? Non. Il se contente de nous apprendre que tout étoit vénal à Rome, et que Jugurtha y fit passer beaucoup d'argent. Suivez Sylla dans la cour de Bocchus. Jamais affaire ne fut plus importante ni plus épineuse. Sans doute que, suivant le beau précepte du père Bougeant, on dissimula, on mentit, on feignit d'avoir peur ou de ne rien craindre, et qu'on se fit de part et d'autre mille propositions illusoires et dont personne ne fut la dupe. Salluste fatiguera-t-il son lecteur de ces détails ennuyeux, dont Sylla à son retour [413] pouvoit amuser ses amis familiers? Il s'en gardera bien. Tout est dit en deux pages; et après avoir représenté Bocchus comme flottant entre Jugurtha qu'il n'ose abandonner, et les Romains dont il craint le ressentiment, il se décide enfin en faveur de Sylla.

Je l'avoue, reprit Cidamon, ce morceau est de la plus grande beauté; mais à vous parler franchement, je ne serois pas fâché que Salluste l'eût un peu gâté en entrant dans tous les détails de la conduite d'un aussi habile négociateur que Sylla; je me serois fait des principes certains sur une science ou un art si difficile et si nécessaire. Mon cher Cidamon, m'écriai-je, vous vous trompez; car la conduite qui fit réussir Sylla en Mauritanie n'auroit peut-être rien valu dans un autre pays, et avec un autre prince que Bocchus. Je vous prie, qu'auriez-vous appris par tous ces détails? Qu'un négociateur, pour réussir, doit commencer par plaire à la personne avec laquelle il traite, et lui donner ensuite des craintes et des espérances. Salluste vous l'apprend en deux pages; et voilà, si je ne me trompe, tout ce que désire un homme sensé. Quel fruit retirerez-vous de toutes ces négociations du père Bougeant, qui ne laissent rien de fixe et d'arrêté dans votre esprit? Si elles vous fatiguent, je vous en félicite, c'est une preuve que vous n'êtes pas la dupe de votre historien. Tant pis [414] si elles vous amusent, car j'augurerois que vous seriez disposé à estimer la finesse et faire peu de cas de l'habileté.

A la bonne heure, me dit Cidamon, comme je ne serai jamais chargé de manier les affaires d'aucune puissance, je vous abandonne ma politique. Mais, je vous l'avoue, je ne saurois m'accommoder de l'austérité de vos principes. J'aime les détails, ils m'amusent, ils m'apprennent comment se gouvernent les affaires de ce monde. Pensez-vous donc, repartis-je, que je les aime moins que vous? Si j'ai bonne mémoire, je vous disois hier que les plus petits détails sont intéressans dans une histoire générale quand ils servent à faire connoître de quelle manière le gouvernement, les lois, les mours, le caractère et le génie d'un peuple se sont formés, ou ont souffert quelqu'altération. Ils ne le sont pas moins dans une histoire particulière, s'ils servent à me développer les causes des succès heureux ou malheureux de l'événement qu'on me raconte. Mais tout ce qui ne tend pas à cette fin doit être impitoyablement retranché. C'est cette sobriété qui exige dans un historien un discernement, un goût merveilleux et un esprit vraiment philosophique. La première règle de l'histoire, c'est de marcher rapidement à son terme: tout ce qui l'arrête dans sa marche déplait et doit déplaire. Je veux connoître [415] les obstacles qui s'opposent aux succès que j'attends; mais je veux que ces obstacles soient de vrais obstacles, et non pas de ces niaiseries qui ne peuvent embarrasser ni un homme de guerre, ni un politique, ni même un lecteur intelligent. Ne confondons point, mon cher Cidamon, les différens genres; cent petits détails, cent anecdotes qui sont très-agréables dans des mémoires ou dans des dépêches d'ambassadeurs, déshonoreroient une histoire. Permettons à ces écrivains de tout écrire; ils ne sont point inutiles à un historien, et même un philosophe pourra tirer de ce fumier d'Ennius des paillettes d'or, quand il nous donnera quelque traité sur une des branches de la politique ou de l'administration.

Quoi qu'il en soit, continuai-je, le choix d'un sujet dans une histoire particulière est une des choses les plus importantes. Prenez, dirois-je à un historien qui se défie de ses forces, un événement qui mérite l'attention des hommes, ou vous vous exposerez à ennuyer vos lecteurs. Si vos personnages ont un grand mérite, vous serez soutenu par leurs talens; alors votre esprit s'élèvera sans effort; si vous avez le talent d'écrire, votre style plus animé et plus noble attachera, et vous n'aurez pas besoin de me réveiller par des digressions ou des ornemens étrangers qui seront toujours vicieux dès qu'ils ne sont pas nécessaires. [416] Si un homme tel que Tacite me faisoit l'honneur de me demander mon avis; tout sujet, lui répondrois-je, est digne de vous et s'embellira sous votre plume. Un grand prince, un tyran, un homme de bien, un sénat prostitué à la faveur ou à la crainte; une cour corrompue par des affranchis, des esclaves et des histrions; n'importe, vous m'offrirez toujours un tableau sublime et intéressant. A l'exception de certains lecteurs qui ne devroient lire que des romans, les autres ne se contentent point d'un plaisir stérile; ils cherchent l'instruction, parce que l'instruction est l'aliment d'un bon esprit. L'historien doit donc me présenter une vérité morale ou politique dans l'événement qu'il me raconte. C'est la règle que se sont proposée Thucydide, Salluste, Hérodien et Plutarque même, qui, pour nous instruire plus sûrement, a toujours voulu que ses héros tinssent à de grands événemens.

Nos temps modernes ne manquent pas de ces riches sujets. Depuis la chute de l'empire romain, l'Europe a éprouvé cent révolutions qui ont décidé impérieusement de nos mours, de nos préjugés, de nos lois et de notre politique. Le goût des Médicis pour les beaux arts, la découverte de l'Amérique, et l'établissement des Européens dans les Indes, quelle vaste carrière n'ouvrent-ils pas à un historien? Mais sans nous arrêter à des sujets étrangers, ne [417] trouvons-nous pas dans nos annales plusieurs époques qui mériteroient d'être écrites par une main habile? Les événemens ne nous manquent pas, mon cher Cidamon, mais des historiens capables d'en développer les causes et les effets.

Nos historiens se sont trouvés, pour ainsi dire, au milieu des plus grandes révolutions sans s'en apercevoir. Les règnes de Saint-Louis, de Philippe-le-Bel, de Charles V ne m'apprennent rien de ce que je voudrois savoir. Les historiens se succèdent, et tombent successivement dans l'oubli qui les attendoit. Je suis fâché que le président de Montesquieu, si rempli de Tacite, ait malheureusement perdu la vie de Louis XI qu'il avoit écrite. J'aurois pu, selon les apparences, vous proposer un modèle à imiter. Ses considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains sont un excellent traité de politique, et il avoit médité sur notre ancien gouvernement. Ayant vu que les François s'étoient abandonnés, si je puis parler ainsi, au courant de leurs passions et des événemens, qui pouvoit être plus capable de démêler les mystères secrets de cette époque célébre o ù Louis XI mit ses successeurs hors de page? Il auroit peint le combat des anciens préjugés contre les nouveaux. Ceux-ci doivent triompher, et de nouveaux abus vont succéder aux anciens.

[418] Mais si je ne puis vous citer un ouvrage qui auroit mérité les plus grands éloges, je puis parler d'une autre histoire du même prince; elle est un véritable chef-d'ouvre en son genre, c'est l'histoire de Duclos. N'ayant pas même eu le mérite de recueillir ses matériaux, ce qui l'auroit mis quelquefois dans la nécessité de réfléchir et de penser, il a travaillé sur les extraits informes et décousus de l'abbé le Grand; aussi voit-on que l'historien ignore tout ce qui a précédé les faits qu'il raconte, les circonstances précieuses qui les accompagnent, et les suites nécessaires qui doivent en résulter. On n'écrira jamais bien un événement particulier d'une nation sans connoître son histoire générale, et je gagerois presque que Duclos n'avoit pas même lu Mézerai ni Daniel pour se préparer à écrire l'histoire de Louis XI. Gâté par cette philosophie qui a fait tant de progrès parmi nous, en associant commodément la présomption la plus insensée et l'ignorance la plus profonde, il se vantoit d'apprendre aux savans à ecrire l'histoire. Mais par malheur il est allé se perdre dans la foule de ces historiens obscurs qu'on ne lit plus, et je crains que ses successeurs, sans chercher à l'imiter, n'éprouvent la même disgrace.

Nous avons un morceau d'histoire qu'à bien des égards on peut comparer à ce que les anciens ont de plus heau; c'est l'histoire des [419] révolutions de Suède par l'abbé de Vertot. Quel charme ne cause pas cette lecture ! Je vois par-tout un historien qui ayant médité sur le cceur humain avoit acquis une grande connoissance de la marche et de la politique des passions. Tite-Live, dont il s'étoit rempli en écrivant les révolutions de la république romaine, lui avoit appris les secrets de son art. Je vous parlois hier de l'espèce d'embarras qu'on éprouve en lisant les révolutions romaines; vous ne le rencontrerez point dans la lecture des révolutions de Suède. L'historien me développe les causes des événemens; je ne perds point de vue la chaîne qui les lie, et je marche à sa suite en éprouvant toujours un nouveau plaisir.

Mais, mon cher Cidamon, continuai-je en souriant, pour faire ma cour à la paresse de Théodon qui me demande des secours contre votre persécution, je vous avouerai que cet ouvrage, d'ailleurs si beau, est défiguré dans quelques endroits o ù l'auteur laisse entrevoir qu'il lui manque quelqu'une de ces ennuyeuses connoissances préliminaires dont nous avons tant parlé. Par exemple, je voudrois qu'il n'eût pas accusé vaguement l'excessive liberté des Suédois d'être la cause de tous leurs malheurs. Je vois avec chagrin que l'historien confond la licence qui ne veut souffrir aucun frein, et la liberté qui sait qu'elle ne peut subsister [420] que par son respect et son amour pour les lois. S'il se fût préparé à écrire l'histoire, en méditant sur la nature des différens gouvernemens, et des vices et des vertus qui les accompagnent, et qui doivent les conserver ou les détruire, je crois qu'il se seroit bien gardé de se servir de l'expression vague de liberté excessive, en me parlant de l'anarchie gothique des Suédois. Je ne sais plus où j'en suis, et j'ai besoin de faire quelques réflexions pour ne pas adopter comme une vérité l'erreur que l'abbé de Vertot me présente.

Ce n'est pas tout. Si cet historien avoit médité sur les vues de la nature et la politique qu'elle exige de nous, il ne nous auroit sans doute pas présenté les changemens que Gustave Vasa fit dans le gouvernement comme le bonheur suprême des Suédois. Il falloit se contenter de dire que dans les circonstances malheureuses o ù se trouvoit la Suède, l'hérédité du trône et l'abaissement d'un clergé ambitieux qui ne pouvoit dominer qu'à la faveur des troubles et de l'intrigue, étoient ce qu'on pouvoit exécuter de plus sage; parce que les factions, les partis, les haines ne permettoient pas de recourir à des moyens plus efficaces. Il falloit m'apprendre que les Suédois encore incertains entre les moeurs que leur avoient données leur ancienne anarchie et celles que préparoit l'hérédité du trône, se trouvoient dans une situation douteuse : on [421] avoit échappé à Scylla, mais n'iroit on pas échouer contre Charibde? Voilà ce que devoit prévoir l'historien, ses idées plus nettes et plus précises auroient fixé les miennes. Si je ne me trompe, en me faisant trembler pour l'avenir, on m'auroit inspiré un intérêt plus vif et plus tendre pour la fortune des Suédois. En m'occupant de Gustave Vasa, j'aurois jeté les yeux sur ses successeurs, et flottant entre mes craintes et mes espérances, combien ne leur aurois-je pas dû de réflexions qui m'auroient éclairé. C'est à me faire penser que consiste le grand art, l'art suprême de l'historien.

Tous les sujets qu'on propose dans une histoire particulière ne sont pas aussi heureux que ceux dont je viens de vous parler, et qui changent les mours, les lois, et la constitution d'un état. Dans cette seconde classe des histoires particulières, je placerois les événemens importans qui méritent d'être sauvés de l'oubli. Choisissez, dirois-je encore à l'historien, un fait propre à m'inspirer des sentimens de noblesse et de grandeur, ou à porter dans mon esprit de grandes lumières; car j'aimerai toujours un écrivain qui m'élève pour ainsi dire au-dessus de moi-même, ou recule les bornes de ma raison. Il faut que cette histoire me présente de grands obstacles et de grands dangers dont on triomphe par de grandes vertus et de grands talens. Vous piquez alors ma curiosité, vous [422] êtes sûr de mon attention, j'éprouve en vous lisant cette douce émotion qu'on éprouve au théâtre; vous suppléez à mon inexpérience, et je suis content de vous, parce que je suis plus content de moi; telle est l'histoire de la retraite des dix mille par Xénophon. Le lecteur se met malgré lui à la suite des Grecs; il partage leurs peines, leurs périls, leurs travaux, leurs inquiétudes. Il craint, il espère, il admire et se demande quelquefois: pourquoi dans l'Europe entière ne trouveroit-on pas aujourd'hui dix mille Grecs et un Xénophon? Et s'il est attentif, l'historien lui en apprendra la raison.

Un modèle également parfait en ce genre, et qu'on ne peut trop étudier, c'est César, dans ses commentaires sur la guerre des Gaules. Cicéron a eu raison de dire qu'en ne présentant en apparence que des matériaux ou des mémoires pour l'histoire, il en a composé une parfaite. On seroit tenté de croire que ces morceaux particuliers n'exigent pas d'un historien toutes les connoissances que je lui demande. En effet il n'aura pas occasion de les montrer comme dans une histoire générale ou le récit d'une révolution. Mais s'il ne les a pas, trouverai- je un historien comme Xénophon et César, supérieurs à la matière qu'ils traitent? Dans le général des dix mille, j'aime à voir le disciple de Socrate. S'il eût été moins habile, il auroit été moins simple, et m'auroit moins attaché. [423] César ne doit-il pas son heureuse briéveté à ce génie profond qui avoit médité sur les vices, les ressources, la liberté de sa patrie, et qui en conquérant les Gaules se préparoit à la subjuguer? Une phrase, un mot même comme jeté au hasard suffisent à ces historiens pour m'éclairer. Je marche rapidement et n'éprouve point l'ennui que cause un narrateur qui hésite à chaque pas, et ne voit qu'à demi ou d'une manière trouble les causes des faits qu'il rapporte.

Salluste avec une manière différente raconte un événement qui n'a causé aucune révolution chez les Romains, mais également propre à m'instruire et à m'attacher; parce qu'il m'apprend que la république qui ne se soutient plus par ses institutions, mais seulement par le mérite de quelques citoyens, doit perdre sa liberté dont elle n'est plus digne. Pourquoi, me demandé- je, Jugurtha, ce prince si inférieur à Annibal, balance-t-il comme lui le génie et la fortune des maîtres du monde? C'est que les Romains, me répond l'historien, sacrifient tout à leur avarice, et qu'ils sacrifioient tout autrefois à l'amour de la patrie. En voyant leurs inquiétudes sur le sort d'une guerre qui n'auroit été rien pour leurs pères, Salluste m'apprend qu'on peut, avec un grand empire, n'avoir que des forces très-médiocres, et que ces grandes conquêtes par lesquelles on croit se rendre plus puissans ne [424] servent qu'à nous rendre plus foibles. Cette première vérité m'en découvre mille autres. Je me rappelle ce que j'ai lu dans la conjuration de Catilina; je le relis une seconde fois avec plus de plaisir que la première. Pourquoi? C'est que plus je lis Salluste, plus il me semble que je suis digne de le lire. Tout est lié chez les hommes. Je vois les vices qui par un malheureux progrès, mais nécessaire, ont produit un Catilina, et ne cesseront de produire des citoyens également dangereux; j'aime un historien qui m'a rendu philosophe, quand je ne songeois qu'à m'amuser.

Permettez-moi, mon cher Cidamon, d'en revenir à mon père Bougeant. De bonne foi, croirez-vous que les trois historiens dont je vous parle n'eussent rien vu de plus grand dans la guerre de trente ans que le comte d'Avaux qui négocia la paix? Salluste n'a point la mal-adresse de faire jouer le principal rôle à Sylla qui n'auroit rien obtenu de Bocchus sans la terreur que répandoit Marius. A travers la fausse prospérité de la France, n'auroit-il pas vu que nous allions en abuser, et avoir l'ambition que nous reprochions à la maison d'Autriche? Ces trois historiens qu'on doit prendre pour ses modèles négligent tous ces détails oiseux qui n'ont aucune influence et qui ne décident de rien. Pour m'instruire, il m'apprennent ce qu'on doit aux lumières, [425] aux talens et à la sagesse des chefs et des subalternes. Pour me rendre plus précautionné et plus circonspect, ils me font connoître ce qu'on doit aux caprices de la fortune qu'un grand homme corrige quelquefois, et clont un homme médiocre ne profite que très-rarement et d'une manière imparfaite. En écrivant, Xénophon et César ont sans doute voulu former de grands capitaines; mais pour les instruire ils n'ont point voulu commencer par les ennuyer. Si le père Bugeant vouloit faire d'habiles négociateurs, il devoit, avec la même prudence, supprimer tous les détails inutiles, et sur-tout ne pas inviter ses lecteurs à estimer beaucoup des finesses et des ruses qui nuisent aux succès de toute négociation, parce qu'elles détruisent toute confiance.

Ce n'est pas tout, mon cher Théodon, il y a encore des morceaux d'histoire qui ne sont point destinés à faire connoître un événement particulier, mais seulement les hommes célébres qui ont paru dans quelque nation. Tel est l'objet intéressant que s'est proposé Plutarque, et cet historien est le modèle le plus parfait dans ce genre. Il manque, il est vrai, de quelques- unes de ces connoissances dont je ne cesse point de vous parler, parce qu'elles n'ont jamais été plus rares, ni plus négligées; mais je pardonne tout à un historien qui a le secret de gagner ma confiance et mon amitié. S'il me trompe, [426] c'est qu'il se trompe lui même de bonne foi; il m'auroit montré la vérité si elle ne lui avoit pas échappé. D'ailleurs, les erreurs d'un historien en politique ne seront jamais bien graves ni bien dangereuses, quand sa morale sera toujours très-exacte. En effet lisez Plutarque avec attention, et il vous fournira lui même des armes pour le combattre. Jamais il ne s'écarte des routes de la nature. Il fouille les abymes du cour humain, et y saisit sans efforts et sans subtilité le germe des vertus et des vices. Jamais il ne nous présente des hommes fantastiques, comme ces historiens mal-adroits qui croiroient dégrader leurs héros en leur permettant quelquefois d'être hommes. Ceux de Plutarque descendent jusqu'à moi, et me donnent l'envie ou la témérité de m'élever jusqu'à eux. Quel est le secret de Plutarque pour m'attacher et me plaire? C'est qu'il semble vouloir moins m'instruire que s'entretenir simplement avec moi. D'ailleurs il ne met sous mes yeux que de grandes vertus ou de grands talens; bien différent en cela de ces insipides historiens qui ont écrit tant de volumes de l'histoire des hommes illustres de nos temps modernes. Ils ont cru qu'il suffisoit de posséder de grandes dignités dont on est accablé pour être digne des regards de la postérité. Faut-il vous dire ma pensée? Je crois que nos constitutions politiques en classant les citoyens en différens ordres ont rétréci leur génie, et ne permettent pas d'espérer un Plutarque.

[427] On loue le style de Cornélius Népos, on trouve même en lui quelque legère étincelle de ce génie politique qui étoit encore commun à Rome, dans un moment sur- tout o ù l'on voyoit s'écrouler une république qu'on regrettoit, si on n'étoit pas à portée de s'élever sur ses ruines. Cependant l'ouvrage de Cornélius Népos ne peut plaire qu'à des enfans. Pourquoi cet historien n'entre-t-il pas dans aucun des détails nécessaires pour faire connoître ses héros? Vous croyez être court, lui dirois-je, mais vous n'êtes que stérile, en supprimant des choses essentielles qu'un lecteur curieux et intelligent attend de vous. En effet, mon cher Théodon, les détails les plus minutieux et les plus frivoles en apparence acquièrent un prix infini, quand ils me servent à démêler les caprices et les bizarreries de la nature, qui se plaît quelquefois à faire les hommes si grands et si petits à différens égards, en associant des qualités et des passions qui se contrarient. Dans toute autre histoire, courez rapidement à l'événement; dans celle-ci hâtez- vous lentement, on veut connoître les replis du cour humain. Les hommes illustres de Plutarque m'aident à connoître ceux avec lesquels je vis.

Je ne sais si je dois vous parler de Suétone, qu'on ne se donneroit plus la peine de lire, si le temps ne nous avoit dérobé une partie des écrits de Tacite. Cet historien né sous les [428] premières années de Vespasien, avec peu d'esprit et moins encore d'élévation dans l'ame, n'a pas vu qu'il avoit à traiter de la révolution la plus importante pour un peuple maître de l'univers, autrefois si jaloux de sa liberté; et qui s'étoit façonné à la servitude sous le joug que lui imposoit la main légère et adroite d'Auguste. Suétone, si je puis m'exprimer ainsi, n'aperçoit aucune des différentes nuances de cette révolution. Tibère également jaloux de son autorité, timide, soupçonneux et cruel, ne voyoit pas que les Romains étoient incapables de recouvrer leur liberté, et que bientôt après lui ils ne la regretteroient même pas. Mais son historien devoit être plus éclairé. Tout ce qui est grand, ou ne frappera pas grossièrement les sens, échappera à Suétone. Ne vous attendez point à connoître le génie, l'ambition, la politique de César; il ne verra jamais le prince dans l'empereur, et ne jugera l'homme que d'une manière stupide. Il vous dira qu'Auguste, qui avoit toute l'autorité d'un prince absolu, regardoit comme une injure le titre de maître ou de seigneur: Domini appellationem ut maledictum et opprobrium semper exhorruit. Ailleurs il vous apprendra que cet empereur, le plus adroit des tyrans et le plus jaloux de son pouvoir, travailloit sans cesse à rapprocher les esprits et à concilier les intérêts les plus opposés: Promptissimus affinitatis cujusque et amicitiae conciliator et fautor.

[429] Rappelez-vous, je vous prie, comment ce pauvre historien qui croit tout ce qu'on lui dit, et qui succombe sous le poids de son histoire, traite la vie d'Auguste. Il ne se propose pas, dit-il, de suivre l'ordre des temps, mais de distribuer les actions de ce prince en différentes classes et relativement à leur objet. Il se flatte de mieux faire connoître Auguste par cette méthode, et précisément elle n'est propre qu'à produire un effet tout contraire. Il n'est plus possible de suivre la naissance, le développement et les progrès de sa fortune, de ses espérances,.de ses craintes, de ses mours et de sa politique. On n'aperçoit point l'influence du caractère d'Auguste sur les événemens, ni celle des conjonctures sur son caractère. Ce prince, qui a toujours été le même, change à chaque instant de conduite; et je ne démêle plus cet ambitieux qui est assez souple pour prendre tour- à-tour toutes les formes utiles à son ambition. Si on n'a ni plus d'esprit ni plus de connoissances que Suétone, on pourra se contenter de ce galimathias; mais si on veut avoir des idées claires et justes, il faut décomposer son ouvrage, et se faire une autre méthode. Ce n'est qu'en donnant une nouvelle place à ces matériaux informes et mal arrangés, qu'on parviendra à connôître un homme très-extraordinaire, et dont les passions habiles, constantes et toujours les mêmes, mais tantôt plus libres, tantôt [430] plus gênées, ont enfin triomphé de celles des Romains en paroissant les ménager.

Il faut encore vous dire un mot de la sottise avec laquelle il fait deux hommes de Néron. J'ai d'abord rassemblé, dit-il, toutes les actions de ce prince qui sont indifférentes, ou qui méritent même des louanges pour ne les pas confondre avec ses lâchetés et ses attentats. Quelle folie de partager ainsi un homme en deux ! Peut-on rien imaginer de plus propre à irriter un lecteur qui a le sens commun? J'aimerois à connoître les progrès des passions et des vices, et comment l'habitude de quelques vertus leur résiste. La morale n'a-t-elle rien à gagner, en voyant l'extrême fragilité du cour humain, et la monstrueuse audace avec laquelle il parvient enfin à se familiariser? J'aimerois à voir les passages par lesquels Néron, retenu d'abord par la crainte, ensuite par quelques remords inutiles, est enfin parvenu au comble de la perversité. Il me semble que j'en retirerois de grandes vérités morales et politiques.

Si je n'étois pas las, mon cher Cidamon, de ce ton sévère et critique, je pourrois vous entretenir de je ne sais combien d'historiens modernes qui ont fait des histoires de princes, et presque aussi mal- adroitement que Suétone. Je le crois, me répondit Cidamon, et tandis que vous nous parliez, j'ai fait l'application de votre doctrine à plusieurs de nos Suétone. Je [431] les excuse, je les loue même, et je leur sais gré du plaisir que m'ont fait leurs recherches: mais laissons tout cela. Quel fruit, poursuivit-il, attendez-vous de vos réflexions trop austères? Je ne voudrois pas qu'il vous prit envie d'exposer tous ces raisonnemens dans un ouvrage, vous décourageriez la plupart des écrivains. Théodon que j'avois converti est prêt à m'échapper, et plusieurs autres, à son exemple, seroient les dupes d'une terreur panique. Personne n'osera écrire l'histoire.

Rassurez- vous, repartis-je; tant qu'il y aura dans le monde des ignorans, des bavards et des curieux, on ne manquera point de mauvais historiens.

Pugnas et exactos tyrannos

Densum humeris bibit aure vulgus.

Plus on manque de talens et de lumières, moins on est en état de juger de sa capacité; et de sots lecteurs feront toujours de sots auteurs. Pour les hommes de génie, ils obéiront à leur talent; et plus ils se feront une idée juste de l'histoire, plus ils se prépareront à l'écrire par leurs méditations et de sages études. Bien loin que cette connoissance les décourage, elle leur donnera des forces nouvelles; et ils travailleront à se surpasser eux mêmes, en voulant s'approcher de cette perfection dont ils seront toujours éloignés. Si Cicéron a eu raison de [432] nous tracer le portrait de cet orateur qu'on ne trouvera jamais, pourquoi aurois-je tort de chercher, à son exemple, un historien parfait? Comptons, mon cher Cidamon, sur l'amour-propre des hommes; il augmente la confiance des sots, mais il soutient les gens d'un mérite supérieur dans leur entreprise. Croyez-vous que Tite- Live ne fût pas content de lui, en voyant qu'il ne pouvoit atteindre à cette perfection qui le fuyoit quelquefois? Soyez-en persuadé, si Théodon étoit né pour écrire l'histoire, mes réflexions, loin de l'intimider, lui inspireroient un nouveau courage; et il verroit avec plaisir combien il y auroit plus de gloire pour lui à triompher de tous les obstacles qu'il rencontreroit dans sa carrière.

Fort bien, me dit alors Théodon, je suis entièrement de votre opinion. Je sens à merveille que vous ne me décourageriez point, si les connoissances préliminaires que vous exigez ne m'étoient pas étrangères; si je me connoissois cette constance lente et patiente qui peut seule discuter et trouver la vérité; et enfin si je pouvois me flatter que mon imagination ne s'attiédiroit point dans cette sorte de travail, et conserveroit encore assez de vivacité pour présenter les faits avec la force, l'énergie ou les grâces dont ils sont susceptibles. Mais, continua Théodon, si vous m'avez dégoûté d'écrire l'histoire, il me semble que vous m'avez [433] appris à la lire avec plus de plaisir. Je vous prie de continuer vos réflexions. Je vois comment un historien doit instruire, mais apprenez-moi, je vous prie, par quel art il parviendra à me plaire et à m'attacher? comment sa narration vive, rapide et animée, ne me lassera-t-elle jamais? par quel secret réveillera-t-il mon attention sans cesser de parler à ma raison? Je veux me rendre compote du plaisir ou de l'ennui que j'éprouve en lisant l'histoire. Les bons historiens y gagneront, et je me consolerai de la lecture des autres par le plaisir que j'aurai à découvrir la source ou les causes de mon dégoût.

Continuons donc, repris- je, puisque cette conversation ne vous déplaît pas. Il me semble, mon cher Théodon, que dans ce que j'ai pris la liberté de vous dire jusqu'à présent, je vous ai fait connoître les principes de l'art par lequel un historien peut plaire à des lecteurs intelligens et les attacher. Pour les autres ce n'est pas la peine d'y penser; l'histoire la plus décousue et la plus disloquée les enchantera, pourvu qu'elle les étonne, flatte les préjugés à la mode, et prodigue sans choix et sans nécessité des réflexions longues, entortillées ou hardies. Mais cette multitude, prompte à admirer, abandonnera cette histoire quand il paroîtra un autre mauvais historien. Pour moi qui, je crois, puis me mettre au nombre des lecteurs raisonnables, [434] une histoire ne me plaira point, qui ne parlera pas à ma raison; c'est par là qu'il faut commencer. L'instruction que j'attends ne doit point être pédante, elle me fatigueroit et me dégoûteroit. Pour plaire aux bons esprits, elle doit en quelque sorte échapper à tous les autres. C'est la méthode qu'ont suivi les grands historiens dont je vous ai tant parlé. La plupart des lecteurs ne voient dans Thucydide, Tite- Live, Salluste et Tacite que des faits cousus les uns aux autres; ils lisent avec un plaisir médiocre, parce qu'ils n'aperçoivent aucun de ces traits de lumière qui fixent l'attention d'un lecteur éclairé. Pour moi, j'aime qu'un historien, en me frappant vivement, m'oblige quelquefois à suspendre ma lecture. Je ferme mon livre, j'admire, je réfléchis pendant une demi-heure, et je reviens avec un nouveau plaisir à une histoire qui me fait méditer.

Un lecteur raisonnable exige qu'une narration soit rapide, et veut cependant que rien ne soit oublié de ce qui doit la rendre très-claire et très- intelligible. Le principal art consiste donc à préparer le lecteur aux événemens qu'on va mettre sous ses yeux. Est-il rien de plus fastidieux qu'un M. Guibbon, qui, dans son éternelle histoire des empereurs romains, suspend à chaque instant son insipide et lente narration pour vous expliquer les causes des faits que vous allez lire? Rien ne doit m'arrêter [435] dans un récit, et il faut être clair, c'est la première loi de tout historien; mais il faut l'être avec art pour ne pas me rebuter, et cette seconde loi n'est pas moins nécessaire que la première. Je me refroidis, je languis, si vous me laissez perdre de vue le terme o ù vous me conduisez. Je n'ai qu'une mémoire ordinaire, et sans doute il est de votre devoir de la soulager, en me rappelant ce que je puis avoir oublié dans un long ouvrage, et dont j'ai besoin dans ce moment pour vous entendre. Si l'historien le fait comme M. Guibbon, je crois que sans son secours je me serois rappelé ce qu'il m'a déjà dit plusieurs fois, et je le repousse avec dédain. Ars casum simulet, disoit Ovide dans une matière fort différente de celle que nous traitons; et cette adresse n'est pas moins nécessaire aux historiens qu'aux amans. Les anciens, dans cette partie comme dans tout le reste, sont nos maîtres. Je vous parlois hier des harangues, et je vous prie, en relisant Tite-Live, de remarquer l'habileté avec laquelle il en sait tirer parti pour aider la mémoire de ses lecteurs, et soutenir leur attention.

Dans une histoire générale on prend une nation à sa naissance, et si l'historien est attentif à ne pas négliger le développement de son caractère et le progrès de ses mours et dé sa politique, chaque événement qu'il présentera se trouvera naturellement préparé par celui qui [436] l'a précédé, et préparera celui qui doit suivre. Si je ne me trompe, la première décade de Tite-Live m'explique les prodiges de constance, de patience, de courage ou plutôt de magnanimité que je dois lire dans la troisième. A côté des grands hommes qui doivent triompher d'Annibal, je ne serai point étonné de trouver quelques généraux avares qui profitent des malheurs publics pour accroître leur fortune domestique aux dépens des peuples d'Italie; car Tite- Live m'a peint les passions qui troublèrent la république naissante après la mort de Tarquin; elles se cachent, mais il a soin de m'apprendre qu'elles fermentent secrètement dans tous les cours, et je ne serai point étonné des excès monstrueux où se portera l'avarice, lorsqu'excitée par les dépouilles de Carthage, de l'Asie et de la Macédoine, les richesses du monde entier ne pourront plus lui suffire.

On a besoin d'exposition dans une histoire générale, lorsque le peuple dont on écrit les événemens a affaire avec un nouvel ennemi. Alors l'historien doit s'étendre plus ou moins pour me le faire connoître, suivant qu'il est plus illustre, plus puissant, et qu'il expose ses ennemis à de plus grands dangers. Quel dommage que nous ayons perdu la seconde décade de Tite-Live ! Ce qu'il auroit d'abord dit du royaume de Pyrrhus et du caractère de ce prince, avant que de faire descendre son armée en [437] Italie, et ensuite des Carthaginois avant que de raconter la première guerre punique, auroit été d'une grande instruction pour les historiens. Quoique bien inférieur à Tite-Live, Frenshemius, qui l'avoit pris pour modèle et n'avoit pas encore épuisé ses forces, traite dans son supplément ces deux objets d'une manière élégante et précise. Mais voulez-vous un modèle parfait en ce genre? Vous le trouverez dans Thucydide. On ne peut mieux faire connoître, ni la situation ni les intérêts des différens peuples qui habitoient la Sicile, où les Athéniens vont témérairement porter la guerre.

Dans une histoire particulière, il n'en est pas de même. Comme dans les pièces de théâtre il doit y avoir une exposition qui me fasse connoître les temps antérieurs par l'influence qu'ils ont sur l'événement qu'on va m'exposer, les maîtres de l'art, en poésie, ordonnent au poëte dramatique de rendre cette exposition la plus courte qu'il est possible, et de se hâter d'en venir à l'action qui doit toucher et intéresser. L'historien n'est pas moins soumis que le poëte à cette loi; elle est fondée sur la nature de notre esprit avide de connoître et pressé d'en venir à l'événement que vous lui avez annoncé. Ne dites que ce qui est indispensablement nécessaire pour l'intelligence de votre histoire. Instruisez assez le lecteur pour qu'il n'éprouve aucun embarras au milieu des faits [438] que vous allez raconter. Plus vous serez simple, plus il saisira avec facilité vos idées, et se les rappellera quand il en aura besoin.

Dans tout le reste imitez Salluste, si vous le pouvez, mais non pas dans l'exposition de son Catilina. Après avoir fait le portrait de ce fameux conjuré, pourquoi remonter jusqu'à l'arrivée d'Enée en Italie? Salluste a beau parcourir cet espace de plusieurs siècles avec sa rapidité ordinaire, il est long, malgré sa briéveté; car ce qu'il dit n'étoit pas nécessaire pour les Romains de son temps ni même pour nous. Il suffisoit de dire que Rome, accrue par ses vertus, avoit vaincu le monde entier, et en avoit pris tous les vices qui ne pouvoient s'associer avec les anciennes lois et sa liberté. Il falloit passer brusquement au dixième chapitre, qui est la peinture la plus admirable des mours corrompues des Romains. Je m'attendrai à tout ce que la scélératesse peut imaginer de plus monstrueux; cependant je serai encore étonné des projets de Catilina et de l'empire qu'il a pris sur ses complices. Je suis préparé à tout, et n'ayant rien prévu, ma curiosité excitée soutiendra mon attention.

Dans son histoire de la révolution de Gustave Vasa, l'abbé Vertot fait son exposition avec toute la briéveté qu'on peut désirer, et cependant n'oublie rien de ce qui est nécessaire pour l'intelligence des événemens. Aussi [439] sa narration marche-t-elle avec une rapidité admirable. Tout se développe sans effort, et pour peu que je sache me rendre compte du plaisir que j'éprouve, je sais gré à l'historien qui ne me permet pas de m'égarer, et qui m'a mis à portée d'apercevoir la chaîne qui lie les causes aux effets.

Après vous avoir offert un modèle qu'on doit suivre, je vous citerai l'exposition de l'histoire de Charles XII, par Voltaire, qu'il faut se garder d'imiter. Que de choses inutiles qu'un historien ne se permet que quand il est fort ignorant ! Etonné de ce qu'il vient d'apprendre, il ne doute point que ses lecteurs ne lui sachent gré de son érudition; il ne veut rien perdre; il prodigue tout ce qu'il sait. Cependant que m'importe d'apprendre qu'on ne connoît en Suède que deux saisons, l'hiver et l'été? A quoi bon m'entretenir vaguement des lois barbares et des mours sauvages des anciens Suédois? Elles avoient influé dans la révolution de Gustave Vasa, mais il ne s'agissoit plus de tout cela dans l'histoire de Charles XII. Il falloit se borner à dire que la couronne héréditaire depuis Vasa, sans que la Suède se fût sagement précautionnée contre le pouvoir arbitraire, étoit devenue despotique sous le père de Charles XII; et que ce prince abusant des divisions de ses suiets pour les dégrader et les avilir, n'avoit pu cependant [440] étouffer tout-à-fait cette élévation et cette grandeur d'ame qu'ils devoient au règne de Gustave Adolphe. Au lieu de l'exposition inutile que fait Voltaire, vous voyez qu'il auroit pu la rendre très-belle et très- intéressante, s'il eût su qu'elle devoit servir à expliquer les causes des événemens.

Malheureusement Voltaire a fini tous ses ouvrages avant que d'avoir bien compris ce qu'il vouloit faire. N'êtes- vous pas étonné qu'un historien qui oublie de vous exposer la situation actuelle de la Suède, et qui, ne prévoyant pas que le caractère extraordinaire de son héros doit causer une révolution dans les mours et le gouvernement des Suédois, ne s'occupe que du moment présent, porte tout d'un coup ses regards sur l'avenir pour ne faire qu'une nouvelle faute? En effet, au lieu de me peindre dans son exposition le czar Pierre I, tel qu'il étoit encore quand la guerre commençoit, il le représente tel qu'il parut lorsque ses disgraces, qui n'avoient pu l'abattre, eurent développé toutes les ressources de son génie. Il naît de tout cela un embarras dont certains lecteurs ne s'aperçoivent pas, mais qui gêne ceux qui cherchent à se rendre compte des événemens. Après une exposition si vicieuse, vous auriez tort de vous attendre à une histoire raisonnable. Le héros agira sans savoir pourquoi, et l'historien marchera comme un fou à la suite d'un fou.

[441] Je ne dois pas oublier de vous parler de l'exposition d'Hérodien, qui, réunissant toutes les qualités qu'on peut désirer, est présentée de la manière la plus ingénieuse. Marc-Aurèle parvenu à un âge fort avancé, et touchant à sa fin, ouvre la scène la plus touchante. Je partage les vives inquiétudes dont ce prince est agité, en pensant qu'un pouvoir sans bornes va passer dans les mains d'un enfant de quinze ou seize ans. Ce père si vertueux se rappelle les excès de Denis le tyran, les violences, les cruautés, le délire des successeurs d'Alexandre, et je tremble pour le sort des Romains. Ma crainte augmente, quand, passant à des exemples domestiques, il me présente les excès monstrueux de Néron, les cruautés plus récentes de Domitien, et cette patience des Romains, qui sollicite en quelque sorte les vices de leurs maîtres. Je ne doute plus alors que Commode ne soit corrompu et par sa fortune et par les mours publiques. Je suis attendri en lisant le discours que Marc- Aurèle mourant tient à ceux de ses amis qu'il a chargés de l'éducation de son fils. Servez-lui de père, leur dit-il, et répétez-lui souvent les dernières instructions que je viens de lui faire entendre. Voilà un de ces traits de génie qu'on ne peut trop admirer; et pour juger des malheurs que l'empire doit éprouver, soit au dedans, soit au dehors, et des causes qui les produiront, je n'ai qu'à me rappeler les derniers [442] momens de Marc- Aurèle que je ne puis oublier; tous les faits naissent les uns des autres, et je démêle d'avance la ruine de l'empire.

Mais avant que d'abandonner cette matière, permettez-moi d'observer que l'exposition d'une histoire particulière exige des détails plus circonstanciés, suivant que le peuple dont vous voulez m'entretenir a un gouvernement, des lois, des mours et un caractère qui ont une plus grande influence dans les événemens. Mais une nation n'est-elle plus composée de citoyens, estelle sans action sous la main qui la meut et la gouverne? Il vous suffira de me faire connoître le caractère, les mours et les talens de ce personnage important.

Je suis ravi, me dit Cidamon en m'interrompant, et j'attendois avec impatience que vous en vinssiez à ces portraits qui répandent en effet la plus grande lumière sur l'histoire, et en sont un des plus beaux ornemens. Je les rencontre toujours avec plaisir. Tant mieux pour vous, mon cher Cidamon, repartis-je; nos historiens ne vous en laisseront pas manquer, et leur imagination les sert à merveille. Mais pour moi, je vous l'avoue, je suis plus difficile, et ce n'est qu'à de certaines conditions que j'aime ces ornemens. Quand il paroît sur la scène un homme extaordinaire par ses vertus, ses vices ou ses talens, qui change les intérêts de son pays, donne une nouvelle force à sa constitution ou y porte [443] atteinte, ayez soin de m'en faire un tableau. Ce seroit négliger de m'instruire, de me porter au bien ou de me détourner du mal, que de ne pas peindre un Aristide, un Thémistocle, un Périclès, un Alcibiade, un Camille, un Décius, un Fabricius, un Scipion, etc. Entrez dans tous les détails, il n'en est point de petits pour de pareils hommes; les bagatelles prennent alors un air de dignité et de grandeur. Mais que l'historien se garde bien de m'arrêter sur un personnage qui n'est pas digne de l'attention d'un lecteur raisonnable. Peignez-moi les hommes qui ont fait des révolutions et conduit de grandes entreprises dont ils ont été l'ame. Apprenez-moi comment leurs mours et leurs talens ont changé la face des empires et des républiques. J'aime à voir comment les événemens naissent de leur caractère; et je sais gré à un historien qui découvre dans leurs passions et leurs talens la cause des faits que je pourrois regarder comme l'ouvrage de la fortune. Un caractère, fût-il méprisable, il me plaira, il m'attachera, pourvu qu'il en résulte un grand effet. C'est ainsi que nos historiens auroient pu tirer le plus grand parti de notre Charles VI, dont la folie tantôt stupide, tantôt furieuse, donna aux passions françoises un cours nouveau, et détruisit les opinions anciennes pour faire place à de nouvelles erreurs.

En me peignant un grand personnage, que [444] l'historien se garde bien de me présenter un héros qui ne tiendroit point à son siècle ou qui n'auroit aucun défaut: ce seroit ne pas connôître la nature. Le caractère personnel de chaque homme est toujours subordonné au caractère national, soit parce qu'on y tient par son éducation, soit parce qu'on est obligé de s'y prêter pour réussir dans ses projets. Les passions sont toujours les mêmes; mais plus ou moins contraintes par les lois et les mours publiques, elle se montrent d'une manière différente. Manlius-Capitolius avoit toute l'ambition de Marius; mais Tite-Live se gardera bien de peindre le premier avec les mêmes couleurs qu'il a peint sans doute le second dans la partie de son ouvrage que nous avons perdue. Ces nuances délicates sont le fruit du génie, et j'aime à découvrir dans un homme extraordinaire ce qu'il tient de la nature et ce qu'il tient des circonstances. Manlius dans Tite Live cache son ambition sous le masque des vertus les plus propres à plaire aux Romains; et Marius, dans une ville déjà teinte du sang de ses citoyens, gouvernera en tyran une république encore libre, mais qui ne mérite plus de l'être.

Rien n'est plus beau que le caractère de Catilina dans Salluste. Vous voyez un homme extraordinaire qui tient à la fois à la plus infâme corruption de son temps et aux idées de grandeur que Rome conservoit encore. J'aime à [445] voir comment, du sein de la débauche, et avec le secours des coquins qu'il rend dignes d'être ses complices, il ose former une conjuration qui intimide ceux qui l'ont découverte. Tout ce morceau d'histoire est un chef d'ouvre de caractères. Catilina agit avec la confiance que lui donnent son audace et les vices des Romains. Cicéron n'ose se fier aux lois dont il connoît la foiblesse dans le moment même qui les fait triompher pour la dernière fois. Caton, qui dans un siècle comme le nôtre enseveliroit sa vertu dans la retraite, doit à la philosophie stoïcienne une vertu qui n'est plus connue à Rome. Occupé de la justice seule et du salut de la république, quoi qu'il en puisse arriver, il opine dans le sénat comme s'il parloit encore à des Fabricius et à des Régulus; tandis que César unissant à quelques vertus une ambition plus vaste que celle de Catilina, regarde les troubles, la confusion et les vices des Romains comme les bases de la tyrannie qu'il médite.

Fuyons le merveilleux dans les caractères. Ce n'est pas sans raison, mon cher Cidamon, que je voulois hier que l'historien fit une étude sérieuse des passions. Sans ce secours, comment pourroit-il discerner ce que nous devons à la nature, et ce que nous devons à la fortune? La nature répand au hasard ses dons; d'une main libérale elle prodigue ces demi-vertus, ces demi-vices, ces demi-talens qui nous rendent [446] propres à prendre tous les caractères qu'on voudra nous donner, ou plutôt à n'en avoir aucun. Quand elle veut traiter quelqu'un de nous plus favorablement, et former de ces hommes qui honorent l'humanité, elle leur donne une inclination dominante, et en même temps un esprit assez prompt, assez fertile, et assez juste pour la servir et préparer les succès dont elle a besoin pour se conserver, s'accroître et se fortifier. Jusqu'ici l'ouvrage de la nature n'est qu'ébauché, et ce sont les circonstances et les événemens qui nous entourent, nous frappent, nous intéressent, qui excitent ou retardent les progrès de notre caractère, l'attiédissent ou lui donnent une nouvelle force: la fortune met la dernière main à l'ouvrage.

Les caractères des hommes les plus extraordinaires ont, si je puis parler ainsi, leur enfance, leur jeunesse, leur virilité et leur vieillesse; c'est à ne pas confondre ces différens âges, et à distinguer ce que la nature et la fortune ont fait séparément et de concert, que paroît la grande habileté de l'historien. C'est à ce discernement que Tacite doit le charme secret qui m'attache à sa lecture. Il me montre dans Tibère l'ambition de César, qui ne peut être satisfaite que par le pouvoir le plus absolu; mais elle est timide et circonspecte, parce qu'elle s'étoit façonnée sous un prince soupçonneux, timide lui- même, jaloux et plus à [447] craindre que ne l'avoit été la république. Je vois avec plaisir que Tibère, enchaîné par l'habitude, n'ose montrer son ambition à un sénat qui tremble à ses pieds. Il règne en esclave: de là cette tyrannie dissimulée qu'il n'auroit point eue en régnant dans un pays accoutumé à la monarchie. Sa jalousie du pouvoir, toujours accrue et gênée par les obstacles que lui présente son imagination et sa timidité, le suivent à Caprée; il n'y est pas voluptueux, il essaye seulement d'y consoler ou de tromper son ambition par des voluptés insipides.

Voilà comment un peintre habile des passions peint un caractère, et non pas en confondant tout, comme Sarrazin, dans le portrait qu'il nous fait de Valstein. Nos historiens modernes n'entasseroient point toutes ces belles antithèses dont ils sont si curieux, s'ils avoient étudié ce que les hommes doivent à la nature qui n'a qu'une marche égale et constante; et aux circonstances qui changent continuellement et obligent les passions à emprunter une forme différente pour parvenir à la même fin. Tous ces portraits de fantaisie qu'on met à la tête d'un ouvrage sont souverainement ridicules, et l'historien ensuite, pour soutenir son dire, tombe dans mille absurdités. Quoi qu'il en soit, je loue Sarrazin d'avoir abandonné son histoire à peine commencée; il auroit été prodigieusement embarrassé à faire agir son héros. En [448] mettant sur la scène un grand homme, ne me parlez que des vertus qu'il a montrées jusqu'alors. C'est la règle que se sont faite les grands historiens: et en effet, que penseriez- vous de Salluste, si, voulant peindre l'ambitieux Marius dans sa guerre de Jugurtha, il lui eût attribué, comme tenant à son caractère, tous ces vices d'emprunt que les circonstances le forcèrent d'adopter? Si vous le voulez, à la fin de votre histoire, aidez- moi à faire le portrait fidelle d'un grand homme. Indiquez-moi la qualité dominante qui ne l'a jamais abandonné, mais qui, comme un Protée, a pris des formes différentes. Je tirerai alors de vos écrits une instruction utile, j'apprendrai à connoître les hommes qui sont sous mes yeux, j'apprendrai à me connoître moi-même et à me défier de la fragilité des vertus humaines.

Je n'y puis résister, continuai-je, et pour vous donner un modèle du plus ridicule et du plus mauvais portrait que je connoisse, il faut, avec votre permission, que je vous dise de quelle manière le père Ducerceau barbouille le caractère du célébre Rienzi. Il nous apprend que "cet homme étoit né dans la lie du peuple, mais qu'il fit d'excellentes études, et qu'ayant autant d'esprit que d'élévation dans les idées, il devint très-habile, acquit la réputation d'un homme extraordinaire, et mérita l'estime et l'amitié de Pétrarque. Il étoit éloquent, dit l'historien, [449] il étudia l'antiquité et la compara au temps où il vivoit, et tiroit de là des réflexions sur lesquelles il régla tout le plan de sa conduite. Cet homme est occupé à méditer Cicéron, Valère- Maxime, Tite Live, Sénèque, et sur-tout les commentaires de César. Sa taille est avantageuse, son air est noble". A quoi aboutira tout cela? A nous dire des choses incroyables: "qu'il avoit un mélange singulier de vertus et de vices, de belles qualités et de défauts, de talens et d'incapacité, qui sembloient se contredire, et qu'il réunissoit cependant au suprême degré". Concevez-vous après cela le bon esprit de Rienzi, son élévation d'ame, ses bonnes études? Ducerceau court ensuite à bride abattue dans les antithèses et les absurdités. "Son héros est spirituel et grossier, fourbe et simple, fier et souple, prudent et aventurier. On pourroit le prendre, ajoute-t-il, pour un profond politique et pour un insensé, capable des entreprises les plus téméraires; il avoit une frayeur naturelle qui ne lui permettoit pas de les pousser. Trop peu de jugement pour s'embarrasser des obstacles, trop de lâcheté pour les suivre. Sa bravoure alloit jusqu'à l'intrépidité, et devenoit incontinent foiblesse". Que d'absurdités ! Ce n'est pas tout, il nous apprend que " la fourberie de Rienzi étoit fondée sur la simplicité même, que son hypocrisie avoit sa source dans une espèce de simplicité. Il étoit [450] assez ambitieux pour concevoir le dessein d'une sorte de monarchie universelle; fou jusqu'à l'extravagance (ce sont ses termes, je m'en souviens bien), et sensé jusqu'au raffinement de la sagesse".

Vous avez raison, me dit Théodon en riant, et voilà sans doute un chef-d'ouvre dans le genre impertinent. Mais je crois, ajouta-t-il, qu'après l'avoir lu, vous n'avez pas été tenté d'aller plus avant. Je vous demande pardon, répondis-je, et j'ai eu la curiosité de voir comment l'historien se tireroit d'affaire. J'ai été étonné de trouver un homme de mérite que son historien n'avoit pas compris, fort supérieur à ses contemporains, et qui, dans un siècle plus heureux, auroit exécuté de grandes choses. Vivement frappé de la différence qu'il voyoit entre le gouvernement des anciens Romains et celui des papes exilés alors de leur capitale, o ù ils ne savoient pas régner, il s'indigne de l'humiliation de sa patrie et veut la venger. N'espérant de secours que d'un peuple qui n'étoit qu'une vile canaille opprimée par les barons, et ne pouvant agir ni comme un prince ni même comme un grand seigneur, il est obligé de sonder les esprits avec une extrême circonspection, de s'expliquer d'une manière hiéroglyphique; et, avant que de vouloir établir la liberté, il veut savoir si la multitude la désire, et mérite d'avoir un tribun. Je conviens que tous les [451] moyens que Rienzi emploie sont très extraordinaires; mais relativement au point d'où il partoit et à la fin qu'il se proposoit, ils sont très sages et très prudens. Ce tribun de la nouvelle Rome, qui sans doute auroit fait un rôle considérable dans l'ancienne, ne fit qu'une faute, mais capitale, et qui ruina nécessairement ses espérances et ses projets. L'ambition de Rienzi, en le faisant armer chevalier, ne me paroît plus que celle d'un bourgeois. Pour faire le gentilhomme, il ne s'aperçoit pas qu'il dégrade sa qualité de tribun qui l'élevoit au-dessus de la noblesse. Un moment de distraction, un moment de foiblesse le perd entièrement. Il ne peut plus réussir, parce qu'il est méprisé de la noblesse qui l'adopte, et haï: du peuple dont il se sépare. De là des efforts impuissans pour ranimer une autorité expirante, et les moyens tout nouveaux qu'il employoit pour se rétablir, mais qui n'inspiroient plus ni la même confiance, ni la même crainte. En voilà assez sur un morceau d'histoire qui demandoit un Salluste, et malheureusement défiguré par un poëte trèsmédiocre qui a eu l'ambition d'être le dernier des mauvais historiens.

Pour juger avec fidélité les hommes qui ont paru sur le grand théâtre du monde, que l'historien étudie et démêle la passion qui forme, si je puis parler ainsi, la partie principale de leur caractère. Comparez leurs différentes actions [452] entr'elles. Suivez, étudiez votre héros dans les diverses conjonctures où il s'est trouvé. Quoique altérée par différens accidens, et même déguisée sous des formes nouvelles, la même passion se montre-t-elle toujours? Vous êtes bien avancé, vous connoissez le principe qui fait agir l'homme que vous voulez peindre. En y réfléchissant, vous découvrirez même de quelles modifications ce principe dominant est susceptible, soit par la différence des conjonctures, soit par celle des passions subalternes qu'il s'associe. En voyant le point d'élévation où Sylla est parvenu, je suis tenté de lui attribuer une ambition sans bornes; mais je ne verrai en lui que l'ambition ordinaire d'un citoyen, quand j'aurai remarqué qu'il a été forcé de se rendre le maître du monde pour résister à Marius qui le vouloit perdre, qu'il a abdiqué la dictature, et n'a pas attendu qu'on l'assassinât. Marius a véritablement une ambition sans bornes. Quelle que soit sa fortune, il n'en est jamais satisfait, les succès agrandissent son ambition, les disgraces l'irritent, et les moyens les plus odieux lui paroissent légitimes s'ils sont utiles à ses vues. Qu'un historien se garde de penser que la passion dominante, l'ambition, par exemple, ait toujours la même marche. Celle de César et de Pompée n'est pas la même. L'un machine la ruine de la république, il ne voudroit pas que la dictature fût un bienfait de ses [453] concitoyens qu'il méprise, il veut la conquérir à Pharsale. L'autre, élevé et formé dans le parti de Sylla, désiroit que les Romains, incapables de se gouverner, lui eussent déféré en supplians le pouvoir souverain. Pour se dépouiller de l'habitude de ses premières années, il a besoin que l'ambition de César exalte la sienne en la rendant plus active; et sa colère auroit rendu sa tyrannie aussi dure que celle de César devoit être douce et tempérée.

Qu'on ne se hâte point de prononcer sur le caractère d'un homme. On courroit risque de se tromper, si on en vouloit juger par ses premières actions. Richelieu et Mazarin, si différens l'un de l'autre dans tout le cours de leur vie, se sont élevés à la fortune par les mêmes moyens; dans leur intrigue basse et artificieuse je ne vois d'abord que la même ambition. Attendons, les circonstances vont bientôt développer et me découvrir les passions subalternes qui se louent pour ainsi dire au service de la passion dominante, et lui donneront des teintes différentes. Il faut, me dirai-je, que Mazarin n'eût qu'une ambition timide, subtile, soupçonneuse et patiente, puisqu'il intrigue encore en maniant l'autorité absolue du roi, comme il avoit intrigué pour s'en emparer. Il me paroît que Richelieu a dû faire un effort pour s'abaisser à l'intrigue, et qu'il s'en consoloit par l'espérance du succès. [454] Dur, fier, impérieux dès qu'il put l'être il subjugue Louis XIII pour faire trembler les courtisans et l'intrigue. Vous diriez qu'il veut se venger de ses premières bassesses et les réparer. C'est plus par la force de son caractère qu'il etonne ses ennemis et réussit, que par les lumières de son esprit et la sagesse de ses projets.

A la tête des états et des affaires on ne voit que de fausses vertus, et si je puis parler ainsi, de faux vices. Comment parviendrai-je à les démêler, si le temps ne vient à mon secours en me montrant ces grands personnages dans des attitudes et des circonstances différentes? Tandis que la multitude, toujours prête à s'engouer, croit voir un modèle de désintéressement, de générosité et d'amour du bien public, je suspends mon jugement. Toute vertu qui veut étonner me paroît suspecte. Je sais qu'une passion dominante est capable de faire de grands sacrifices, et que dans des temps plus heureux elle espère de dédommager les passions qui la servent. Mais on ne finiroit point sur cette matière: abandonnons-la cependant, mon cher Théodon, pour passer à l'ordre sans lequel un historien ne jouira jamais que d'une réputation très médiocre.

L'ordre est ce qu'il y a de plus nécessaire dans un ouvrage; et il n'en faut pas d'autre [455] preuve que cette foule de livres, pleins d'excellentes choses, qui cependant n'instruisent point, parce qu'ils fatiguent et dégoûtent la plupart des lecteurs. Nous l'avons tous éprouvé: une vérité paroit douteuse si elle n'est pas préparée par ce qui la précède; et une beauté déplacée est un défaut; mise à sa place, elle acquiert un nouveau prix.

Ordinis hoc virtus erit et venus, aut ego fallor;

Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici;

Pluraque differat, et praesens in tempus omittat.

Si ce que vous venez de m'apprendre m'explique d'avance ce que vous allez dire, mon esprit ne sera point arrêté, et je dévorerai une lecture qui m'entraîne. Mais je ne sais si un historien n'a pas plus de peine à trouver cet ordre que tout autre écrivain. Il est accablé sous le nombre prodigieux de ses matériaux: s'il ne sait pas les arranger pour former un édifice régulier, je me perdrai dans un labyrinthe sans issue. Je l'ai éprouvé en lisant l'histoire de la maison de Stuart par Hume. Au lieu de ce qu'on m'avoit promis, je n'ai trouvé que des mémoires pour servir à l'histoire; et comment pourrois-je approuver un ouvrage que, soit par ignorance de son art, soit par paresse ou lenteur d'esprit, l'historien n'a qu'ébauché? Tous ces faits décousus échappent à ma mémoire, j'ai perdu mon temps, [456] et je ne puis juger des événemens qu'on a mis sous mes yeux.

C'est en vain que vous vous flatterez d'établir cet ordre ambitieux dans votre histoire si vous n'en avez pas médité séparément toutes les parties. Rapprochez-les les unes des autres pour apercevoir leur rapport le plus naturel. Avec le secours de nos études préliminaires, cherchez à les placer de façon qu'elles se prêtent une lumière réciproque. En un mot, suivez le précepte d'Horace, rendez-vous maître de votre matière.

(. . .) Cui lecta potenter erit res,

Nec facundia deseret hunc, nec lucidus ordo

Cet ordre consiste en grande partie dans l'exposition dont je vous parlois il n'y a qu'un moment. Dès que l'historien se sera fait une idée bien nette de ce qu'il se propose, il lui sera, je crois, facile d'écarter les faits stériles ou étrangers, et de faire apercevoir à ses lecteurs l'influence des événemens les uns sur les autres. Remarquez, je vous prie, qu'il y a dans tous les états, dans toutes les entreprises, dans toutes les affaires, un ou deux points principaux qui décident du succès, et entraînent comme un torrent les accidens particuliers. Dans le gouvernement ou l'administration d'une société, c'est la connoissance de ces points décisifs qui fait le grand homme d'état; et ce n'est qu'autant qu'il ne les perd [457] jamais de vue et qu'il s'y attache fortement qu'il peut s'assurer du succès. Il en est de même de l'historien; c'est sur ces objets qu'il doit fixer son attention et la mienne. Alors il trouvera sans peine l'ordre le plus lumineux. Tout devient simple; je m'instruis sans effort; les faits se gravent dans ma mémoire, parce que je ne perdrai point de vue la chaîne qui les lie, et cette chaîne sera le fil d'Ariane qui empêchera ma raison de s'égarer. Tel est l'art admirable de Tite-Live dans toute son histoire; et pour ne vous en donner qu'un exemple, rappelez- vous comment dans sa troisième décade, ayant à nous présenter à la fois une foule d'objets, il attache nos regards et notre attention sur Annibal seul, dont le génie balance la fortune des Romains et la fait chanceler. Tout ce qui se passe hors de l'Italie n'est relatif qu'à ce général des Carthaginois. Rome par ses diversions ne songe qu'à diminuer les forces d'Annibal, et empêcher que Carthage ne puisse réparer les pertes qu'il fait par ses victoires mêmes.

Quand un état est assez heureux ou assez sage pour connoître ses forces, les ménager et ne point tenter plusieurs entreprises à la fois, son historien sera plus à son aise; et pour mettre un grand ordre dans sa narration, il n'aura qu'à suivre avec fidélité celui des événemens. Mais si cet état, par ignorance de [458] ses intérêts, ou par une sorte de fatalité, se laisse engager dans plusieurs affaires à la fois, sans distinguer celle qui doit être la principale et celles qu'il ne faut regarder que comme de simples accessoires, je craindrai que l'historien ne fasse pas de meilleure besogne que la république dont il écrit l'histoire. Tandis que les administrateurs ne sauront ni ce qu'ils font ni ce qu'ils veulent faire, vous verrez que l'historien, qui n'est pas plus habile qu'eux, enfilera, les uns à la suite des autres, des événemens qui vous ennuieront, parce qu'ils n'aboutissent à rien. L'auteur, fatigué lui- même de sa maigre narration, ne vous offrira que des peintures mesquines et rebutantes. Ne se proposant aucune vue principale, il abandonne mal-à-propos l'objet qu'il traite, pour le reprendre mal-à-propos et l'abandonner encore sans raison. Il coupe les événemens, il les hache, et ne les présente jamais dans leur juste proportion.

Quelle ressource reste-t-il alors à un historien? Celle d'être un peu plus habile que ses héros. En sentant l'embarras où le met leur politique embarrassée, qu'il ne le dissimule point, et qu'il en avertisse son lecteur: il me semble que je suis moins impatient quand on m'a demandé de la patience. Que par des réflexions profondes, mais toujours très-courtes, il m'avertisse des fautes du sénat et [459] des généraux; qu'il s'élève au-dessus d'eux, je le suivrai; et dans une narration fastidieuse je serai soulagé et soutenu par le plaisir de me croire supérieur aux hommes dont je lis l'histoire; leurs fautes en m'éclairant me dédommageront de mon ennui. Cependant au milieu de cette confusion, l'historien ne doit pas négliger de se faire un ordre. Il y en a un qui se présente naturellement à tout le monde, c'est de s'attacher à l'affaire principale, d'en faire le centre de son tableau, et de placer les personnages moins importans à la bordure. Les lecteurs faits pour admirer une histoire médiocre seront contens; mais les autres demandent plus d'habileté. Il me semble que dans ces sujets ingrats je désirerois que l'historien me fît connoître par quels accidens ou par quels hasards on arrive enfin au dénouement sans s'en douter. Puisque l'imprudence laisse alors une libre carrière à la fortune, je voudrois qu'elle y jouât son rôle; je voudrois voir comment, en épuisant leurs ressources, les états se détachent de leurs espérances, et renoncent enfin à une entreprise dont les revers et les succès sont compensés et se succèdent lentement.

Indépendamment de cet ordre général qui doit être l'ame d'une histoire instructive et intéressante, il y a un ordre particulier qui me montre la place où chaque chose doit être [460] mise. Par exemple, l'abbé du Bos, dans son histoire de la ligue de Cambrai, réserve pour son dernier livre un morceau sur le commerce, auquel les Vénitiens devoient les richesses dont ils eurent besoin pour soutenir la guerre contre tant d'ennemis conjurés. Ce détail préparatoire devoit visiblement être placé au commencement de l'ouvrage. Quand l'historien m'explique comment Venise a pu suffire aux frais de la guerre, je n'en suis plus curieux si je suis un de ces lecteurs qui ne s'embarrassent point de connoître les causes des événemens; je suis fâché qu'on m'arrête quand je cours avec impatience au dénouement, et de dépit je ferme mon livre. Si je suis un lecteur plus intelligent, je maudis en termes assez durs l'historien mal-adroit qui vient m'éclairer trop tard.

Je n'ai point lu l'histoire de l'Amérique par Robertson; mais si on ne m'a point trompé dans l'espèce d'extrait qu'on m'en a fait, il me semble que cet ouvrage, rempli de choses curieuses et même excellentes, ne peut pas cependant être proposé comme un modèle. Pourquoi, je vous prie, perdre tout le premier livre à me parler de la navigation des anciens, de leur commerce et de leurs découvertes géographiques? Tout ce morceau peut être fait avec beaucoup d'érudition, de justesse et de précision: mais ce n'est pas cela que je cherche, je veux savoir sur quelles raisons on soupçonnoit [461] l'existence d'un nouveau monde; je veux connoître Christophe Colomb et les rares et grandes qualités qui le mettent en état d'exécuter l'entreprise prodigieuse qu'il médite. Tout le second livre, m'a- t-on dit, est destiné à satisfaire cette curiosité; mais par le détail qu'on m'en a fait je demande si Tite-Live n'auroit pas été plus court. Se seroit-il permis de m'apprendre mille choses qu'il est bon de savoir, mais dont je ne me soucie point dans le moment o ù je suis impatient d'apprendre comment les Européens ont soumis un vaste pays, qui en nous prodigant l'or et l'argent nous a appauvris, et dont la possession est devenue parmi nous un nouveau germe de querelles, de dissentions et de guerres?

Le troisième livre contient l'histoire de la découverte et de la conquête des îles, et le récit de quelques tentatives sur le continent. C'est dans le livre suivant, m'a-t-on ajouté, que l'auteur traite de la vie des Sauvages, la compare à la vie civilisée, et commence à parler des mours américaines. Je crois que tous ces différens morceaux sont dignes du plus grand philosophe; mais je crains toujours que la grande envie d'étaler de la philosophie et des connoissances ne gâte l'histoire qui doit marcher sans ostentation, rejeter tout ce qui n'est pas nécessaire, et ne se parer que des ornemens qui lui conviennent: ne sentez-vous pas que tout ordre est bouleversé? En plaçant le quatrième livre [462] avant le troisième, il me semble que j'aurois lu avec plus de plaisir et d'intérêt les exploits de Colomb et des Espagnols. Robertson n'auroit pas dit, il est vrai, une foule de choses que je ne lui demande pas dans ce moment, mais il auroit fait une excellente exposition dont j'ai besoin.

C'est dans son exposition qu'un historien doit avoir tout l'art qu'un grand poëte dramatique emploie pour me préparer à sa tragédie ou à sa comédie. Un personnage s'abandonne-t-il au plaisir de dire de belles choses? Un censeur, sans être trop sévère, le sifflera, et il aura raison. On ne sauroit trop se hâter dans le commencement d'un ouvrage d'aller au fait, car l'esprit est impatient et n'a encore aucun besoin de se reposer.

Le même désordre, à ce qu'on m'assure, règne dans tout cet ouvrage. L'auteur consacre le cinquième livre à la conquête du Mexique, et le sixième à celle du Pérou; et revenant ensuite sur ses pas, il nous entretient dans le septième livre de la civilisation à laquelle ces deux royaumes étoient parvenus. N'auroit-il pas été infiniment plus convenable, en faisant entrer Colomb dans le Mexique, de nous avertir que ce capitaine n'auroit plus affaire à des Sauvages grossiers, paresseux, énervés et timides comme ceux de Saint-Domingue et des autres îles; mais à un peuple civilisé qui s'étoit [463] fait une forme régulière de gouvernement, et qui auroit résisté aux Espagnols et à leur courage enflammé par l'avarice, si, n'étant pas confondu par la nouveauté du spectacle et des dangers qui le menaçoient, il n'avoit éprouvé cette surprise et cette terreur qui glacent l'esprit, et dont les peuples de l'ancien monde ont souvent été les victimes? Je le répète, mon cher Théodon, en suivant l'ordre dont je parle, l'auteur auroit été obligé d'abandonner une grande partie de ses remarques et de ses réflexions; et pour employer le reste, de façon que la narration toujours claire ne fût point surchargée et ralentie dans sa marche, il auroit fallu se donner beaucoup de peine. Mais ce n'est pas mon affaire, et comme Despréaux se vantoit d'avoir appris à Racine à faire difficilement les vers, je ne serois pas fâché qu'on me reprochât d'apprendre aux historiens à faire difficilement leurs histoires. On ne sauroit trop les avertir de ne rien négliger pour ramasser beaucoup de faits et de réflexions; mais il est encore plus important de leur dire qu'ils ne doivent pas se servir de toutes leurs richesses, et, si je puis m'exprimer ainsi, que les rognures de tout ouvrage et sur- tout d'une bonne histoire doivent être plus considérables que l'ouvrage même.

On ne vous a point trompé, me dit alors Théodon; j'ai lu l'histoire d'Amérique avec la plus grande avidité, et j'ai voulu la relire [464] une seconde fois; mais je vous l'avouerai, je n'ai point eu alors le plaisir auquel je m'attendois, cette seconde lecture a été froide et languissante; je quittois mon livre sans regret, je le reprenois sans empressement; et les réflexions que vous venez de faire me découvrent les causes de ce changement. De quelque manière que soit faite une histoire, je sens qu'elle peut plaire d'abord et attacher, quand elle expose des événemens également ignorés et importans. Alors on confond en quelque sorte le merite de l'historien avec celui de ses héros; mais à une seconde lecture tout ce chaos se débrouille, on ne juge plus que l'historien et son art, et des événemens qui ne sont plus nouveaux et qui sont mal contés nous ennuient. L'ouvrage est relégué dans le coin d'une bibliothèque, et, sans le lire, on se contente quelquefois de le consulter.

A présent, continua Théodon, que je commence à avoir des idées plus nettes des devoirs de l'historien, j'aurois beaucoup de choses a vous dire sur l'Amérique de Robertson. Faute d'embrasser à la fois tout son sujet et de l'examiner en politique, il me donne des espérances et les trompe; il m'annonce que la découverte de l'Amérique est l'événement le plus heureux pour les hommes, et en avançant dans ma lecture, je vois que les seuls géographes y ont gagné quelque chose. Le Nouveau-Monde [465] vaincu et dévasté n'obéit pas à de meilleures lois que celles de Monthésume et des Caciques; tandis que le nôtre n'a gagné que des richesses inutiles et tous les vices qui en devoient naître. Mais en voilà assez, et je suis fâché de vous avoir interrompu; revenons, je vous prie, à l'ordre dont vous nous entreteniez.

Soit, mon cher Théodon, répartis-je, cet ordre que vous aimez est l'écueil de la plupart des écrivains. On diroit que les uns, tant ils sont négligens à cet égard, n'ont jamais fait attention que c'est de là que résulte cette magie, ce charme secret qui embellit les beautés mêmes, et attache et entraîne le lecteur sans qu'il s'en aperçoive. Les autres, dominés par une imagination qui fait tort à leur jugement, ne voient jamais que le morceau qu'ils traitent; et, sans égard ni à ce qui précède, ni à ce qui doit suivre, se contentent de faire de belles tirades, croyant que c'est de là que dépend la perfection d'un ouvrage. Mais contentons-nous de quelques réflexions relatives à l'art d'écrire l'histoire.

Quoique la chronologie, c'est-à-dire, l'ordre des temps, doive être respectée, l'historien cependant n'en doit point être esclave. Quand vous avez entamé un fait important, gardez-vous, en le hâchant et en le découpant, de le dégrader; ne l'abandonnez point dans le moment que vous avez excité ma curiosité. Cette règle [466] est d'autant plus certaine, que les plus grands historiens, tels que Tacite et Grotius, s'y sont soumis dans leurs annales mêmes; forme d'histoire qui étant très propre, comme nous en sommes convenus, à faire connoître comment se sont formées les lois, les mours et les coutumes d'un peuple, à sa naissance ou dans le cours d'une révolution importante, se fait une loi de rapporter les faits par ordre de date. Ces deux historiens connoissoient les hommes, et sachant que pour les instruire il faut leur plaire et les attacher, ils ont quelquefois anticipé sur les temps, et se sont contentés d'en avertir leurs lecteurs. Tacite s'est oublié une fois dans le troisième livre de son histoire. C'est quand, frappé des grands troubles de la Germanie qui faillirent à ruiner les affaires des Romains sur cette frontière, il les annonce et promet d'en parler bientôt. C'est, si je ne me trompe, une maladresse d'annoncer les faits importans qu'on ne raconte pas sur le champ. L'esprit inquiet du lecteur se partage, il se porte en avant, est distrait de l'objet qui est sous ses yeux et le laisse échapper.

On a dit que l'art des transitions est l'art le plus difficile pour un historien, et j'avoue que dans la plupart de nos histoires elles sont triviales, insipides, plates, dures ou forcées. Mais je crois avoir remarqué que ce défaut rebutant tient à la précipitation avec laquelle [467] on commence son ouvrage, avant que d'avoir sérieusement médité sur toutes ses parties et sur la place qu'elles doivent occuper. Tant que je n'ai point découvert la liaison la plus naturelle des événemens, il faut nécessairement que, pour les coudre les uns aux autres, j'emploie une ou deux phrases dégoûtantes, ou que dans ce passage trop brusque mon lecteur éprouve un soubresaut violent. Je marche au contraire sans embarras à la suite d'un historien ami de l'ordre; un mot lui suffira pour faire une transition, et souvent même lui sera inutile, si sa narration est rapide et son style serré.

Si vous êtes obligé d'interrompre votre narration pour donner un éclaircissement nécessaire, soyez sûr que vous avez manqué l'ordre que vous deviez suivre. Retournez sur vos pas, voyez s'il ne manque rien dans votre exposition. Peut être qu'un mot, heureusement placé deux ou trois pages plus haut, auroit suffi à votre lecteur. Quoi qu'il en soit, travaillez, méditez jusqu'à ce que vous ayez trouvé le secret de vous passer de cet éclaircissement ou de le rendre agréable. Les habiles historiens se servent alors d'une harangue qui anime la narration, ou m'instruiront en me peignant les inquiétudes et les alarmes publiques. Enfin j'aimerois encore mieux ces historiens grossiers qui bonnement mettent au bas des pages en guise de notes, ce qu'ils n'ont pas l'art d'enchâsser dans leur narration.

[468] Il me semble que l'histoire du concile de Trente par Fra-Paolo est, à l'égard de l'ordre, un modèle qu'on ne peut trop étudier et imiter. Cette histoire particulière est en quelque sorte l'histoire générale de l'Europe, pendant les temps qu'elle fut barbarement déchirée par les querelles envenimées des théologiens, le fanatisme aveugle des peuples, et l'ambition mal- entendue des princes et des grands. Dans ces fatales circonstances on crut qu'un concile général, en rapprochant les esprits, pourroit calmer les haines, éclairer l'erreur et rendre à la religion sa dignité. Jamais exposition d'une histoire particulière n'embrassa à la fois plus d'objets différens; et bientôt Fra-Paolo va présenter sur le même théâtre une foule de personnages tous importans, mais dont les intérêts, les vues et la conduite sont nécessairement opposés. Tandis que quelques princes demandent avec empressement que les pères du concile s'expliquent et fassent connoître la vérité, d'autres moins religieux qui se défient, si l'on peut parler ainsi, des décisions du Saint Esprit, et craignent qu'il ne soit contraire à leurs intérêts, favorisent la politique tortueuse de la cour de Rome plus jalouse, selon Fra-Paolo, de son pouvoir que du dépôt de la foi, et qui étoit alors, disoit-on, opiniâtrement résolue de ne pas réformer les abus du clergé. Cependant il faut développer les intrigues des légats, et [469] la servitude des évêques ultramontains, faire haranguer des théologiens dont la scholastique épouvante les oreilles et la raison, peindre l'obstination des novateurs, et donner une idée des guerres fatales qui continuent, et dont les succès ne sont jamais indifférens à la politique de la cour de Rome, et des états qui désirent ou craignent les décisions du concile.

Je sais que Fra-Paolo est suspect à notre religion. On dit qu'il n'étoit pas ennemi des novateurs; cela peut être, et on a fait le même reproche à plusieurs grands hommes de ce temps-là. Mais ce n'est pas de quoi il s'agit: je ne considère ici cet historien que par l'art avec lequel il arrange et dispose les différens événemens qu'il met sous nos yeux. Voyez avec quelle simplicité tout ce chaos se débrouille, par quelles transitions naturelles l'historien passe d'un objet à l'autre, ne s'appesantit sur aucun, me donne cependant tous les éclaircissemens dont j'ai besoin, et me conduit à un dénouement auquel je suis préparé.

Cidamon m'interrompit par quelques plaisanteries sur les théologiens; car sans cela on ne seroit pas aujourd'hui philosophe. Fort bien, lui dit Théodon en riant, mais, avec votre permission, revenons à nos historiens qui sont de meilleure compagnie. Puisque vous le voulez, repris-je, je voudrois que pour instruire ses lecteurs et leur plaire, un historien ne négligeât [470] rien pour en mériter la confiance. Nous l'éprouvons tous les jours: les mêmes faits rapportés par une personne dont nous estimons le jugement et la probité ne nous affectent-ils pas différemment que quand ils nous sont racontés par un homme prévenu de quelque passion, ou incapable de juger de ce qui se passe sous ses yeux? Un historien, qui par ses études se sera rendu digne d'écrire l'histoire, méritera sûrement l'estime et l'amitié de ses lecteurs. Ses lumières nous préviendront en sa faveur, il nous apprendra à trouver en nous-mêmes ces sentimens de noblesse, de grandeur et de liberté qu'une mauvaise éducation et les mours de notre siècle peuvent avoir étouffés, mais qui sont si naturels et si vrais que nous en retrouvons le germe en nous, quand un historien habile sait intéresser notre cour. Que voulez- vous attendre d'un écrivain qui, se mettant aux gages d'un libraire émousse ou déguise la vérité pour n'offenser personne et mériter une pension? Comment un pareil historien auroit-il les qualités que Lucien désire? Qu'il soit libre, dit-il, qu'il ne craigne personne, qu'il n'espère rien, qu'il préfère la vérité à ses amis, qu'il songe à plaire à la postérité plus qu'à ses contemporains, qu'il n'ait rien de flatteur ni de servile, au-dessus des préjugés de tous les gouvernemens, qu'il ne soit d'aucun pays ni d'aucune religion.

[471] C'est par l'amour de la vérité qu'on méritera une confiance générale; mais croira-t-on que l'historien sacrifie à cette vérité, quand il s'affectionne pour des personnages qui ne paroissent pas dignes de son admiration? L'engouement indique toujours un esprit faux dans l'historien, et sert mal le héros qui le fait naître. Ne donnez des louanges que très- sobrement pour ne pas dégrader la personne que vous voulez élever. Strada est insupportable, à force de me louer Alexandre Farnèze: il me feroit presque douter de sa probité et de ses talens. Pourquoi le comparer à César, à Scipion et à Alexandre? Le ton du panégyrique avilit l'histoire. Dans sa relation du siége de Dunkerque, Sarrazin a la même mal-adresse, et je suis persuadé que le grand Condé rioit de la sottise de son flatteur. On pourroit peut- être le blâmer avec moins de danger, parce que la malignité humaine est assez indulgente à cet égard, et que la critique a un air de fierté et d'indépendance. Cependant on a reproché à Tacite de chercher dans le fond des cours des vices secrets et d'interpréter en mal les actions de ses personnages. Il le fait souvent; mais peut-on croire qu'il ait tort? En écrivant l'histoire du siècle le plus corrompu dans un temps où toutes les vertus et tous les vices étoient masqués, n'auroit- il pas passé pour une dupe, s'il eût ajouté foi aux vaines apparences par lesquelles [472] on vouloit tromper la multitude? Nos historiens modernes auroient très-souvent besoin de la précaution sage de Tacite. Quoi qu'il en soit, évitez tout trait de satire. Ne relevez que les fautes qui ne seroient peut-être pas apperçues par les lecteurs; et n'allez pas faire le rôle ennuyeux de déclamateur, quand vous racontez un événement infâme et odieux.

La vérité n'est pas quelquefois vraisemblable, et il n'en faut pas davantage pour qu'un historien qui se pique d'être philosophe, sans avoir trop étudié les travers de l'esprit humain et les caprices de nos passions et de la fortune, rejette comme une erreur tout événement qui lui paroît extraordinaire: c'est la manière de Voltaire. Un autre assez docile à son imagination pour avoir peu de jugement, voudra embellir l'histoire et la rendre plus piquante en mettant une couche de merveilleux sur les faits qu'il raconte. Je veux par exemple, que la conjuration du comte dé Fiesque ait été conçue, ménagée et conduite comme le rapporte le cardinal de Retz dans un ouvrage de sa première jeunesse. Si je ne suis pas le plus fou des conjurés, je ne comprendrai rien aux manouvres du comte de Fiesque. Le merveilleux par lequel on a voulu m'étonner et m'intéresser me paroîtra un délire insensé; et loin d'applaudir à l'historien, je le plaindrai de n'avoir pas supprimé cette production de son [473] imagination, quand l'âge et l'expérience eurent mûri son jugement.

Dans une histoire qui ne court point après le merveilleux, on trouve quelquefois un air de roman qui la défigure. Qui pourroit lire avec quelque confiance le don Carlos de l'abbé de Saint Réal, et son histoire de la conjuration de Pison contre Néron? Le romancier se décèle à chaque page, et peut-être que cette idée me suit malgré moi quand je lis les ouvrages où il n'est qu'historien: je crains de donner ma confiance trop aisément à un écrivain qui a voulu se jouer de ma crédulité, et qui ne se faisoit pas un scrupule de gâter à la fois l'histoire et le roman par leur mélange insipide. A plus forte raison défendrois- je donc à un homme, connu par des ouvrages qui blessent les mours et la morale, d'oser écrire l'histoire; à moins que par l'effort d'une raison supérieure il ne fût capable, comme Salluste, de se séparer de ses vices, de les condamner et de présenter aux hommes les vérités qui leur importe le plus de connoître. Tout ce qui décèle la bassesse de l'ame nuit à l'historien qui veut m'instruire et me plaire; si je ne me laisse pas séduire et corrompre, je dois le mépriser.

Mais laissons la morale, et bornons- nous à l'art de l'historien. Si un poëte épique, qui va faire agir les dieux et créer des héros à sa [474] fantaisie, se rend ridicule par un début emphatique, combien un historien qui ne met sur la scène que des hommes, doit-il être plus modeste? Imitez Tite-Live. Si par hasard je vous parois trop sévère, prenez-vous en à Lucien. Il se moquoit des historiens de son temps qui promettoient des merveilles; il les compare à des enfans qui se joueroient sous le masque d'Hercule ou de Titan. Ne mettez point, dit-il encore, la tête du colosse de Rhôdes sur le corps d'un nain. Pourquoi donc ne serois-je pas blessé de lire au frontispice d'une histoire, Histoire politique et philosophique? Je gagerois que l'historien aura fait un mauvais ouvrage, puisqu'il ignore que toute histoire raisonnable doit être politique et philosophique, sans affecter de le paroître. Un autre dans son épigraphe invitera-t-il l'auguste vérité à descendre du haut des cieux pour instruire les rois? La prophétie d'Horace s'accomplira: Nascetur ridiculus mus.

Certainement l'historien, pour mériter la confiance de ses lecteurs, doit paroître instruit: mais pour le paroître, il faut l'être en effet. Un ignorant a beau faire, son ignorance perce de tous côtés. Voltaire, par exemple, veut être savant, et m'assure qu'il a lu nos anciens capitulaires, mais moi, qui ai lu aussi ces monumens de notre histoire, m'est- il possible de le croire? Pour ne pas l'accuser [475] mal- honnêtement d'un mensonge, ne suis-je pas contraint de penser qu'il entendoit mal quelquefois ou même n'entendoit point ce qu'il lisoit? Pour me prouver ailleurs combien sa critique est circonspecte et sévère, il me dira que l'aventure de Lucrèce ne lui paroît pas appuyée sur des fondemens bien authentiques, de même que celle de la fille du comte Julien. La preuve qu'il en donne, c'est qu'un viol est d'ordinaire aussi difficile à prouver qu'à faire. Un goguenard sans goût peut rire de cette mauvaise plaisanterie, mais elle déshonore un historien. Il y a une érudition facile et méprisable dont un ignorant seul peut imaginer de se parer. Pourquoi dans la vie de Charles XII m'apprendre que balta en turc signifie cognée, et coumour charbon? J'ai sans doutes beaucoup de plaisir à savoir que les Tartares appellent Han leur prince que nous nommons Kan; et que Jussut veut dire Joseph. Il nous plaît d'appeler du nom de Confucius le sage célébre auquel les Chinois rendent une espèce de culte religieux. Nous en sommes, je crois, les maîtres, et ce changement de nom ne peut jeter dans aucune erreur. N'importe M. de Voltaire, dont l'exactitude va jusqu'au scrupule, nous avertit que nous estropions le nom de ce sage, et qu'il s'appeloit Cong-fut-sée. Comme si nous n'étions pas libres de faire notre langue à notre fantaisie; il voudroit que nous appelassions [476] les échecs, le jeu de stack. Pour prouver qu'il nè sait pas moins l'italien que l'arabe, le turc et le chinois, il se plaît à nommer Christophe Colomb Colombo; que n'appelle-t-il donc Rome Roma et Londres London? Toutes ces belles connoissances ont sans doute leur prix; mais il y a des lecteurs délicats et difficiles qui voudroient que l'historien ne les prodiguât pas et qu'il les gardât pour lui.

Toutes ces misères dont je viens de vous parler rendent un écrivain ridicule; mais son érudition, fût- elle d'un meilleur goût, il doit me la cacher si je n'en ai pas besoin. Pour peu qu'un lecteur soit intelligent, il s'aperçoit bientôt de la capacité d'un historien. Il me semble que sans trouver dans quelques histoires de ces fautes grossières qui décèlent l'ignorance, j'ai cru voir que l'auteur étoit peu instruit; je ne sais, mais j'avois quelque chose à désirer. Les faits me paroissoient tronqués et mutilés; dans cette espèce d'obscurité, mon esprit n'étoit point tranquille, et je me défiois des lumières de mon historien. Dans d'autres ouvrages au contraire, j'ai cru m'apercevoir que l'auteur étoit supérieur ou du moins toujours égal à sa matière; et pour produire cet heureux effet? souvent il ne faut qu'un mot ou une courte réflexion qui se mêle à la narration sans en suspendre la rapidité. Une excellente critique est le flambeau [477] de l'histoire; mais l'abbé Fleury n'a jamais eu plus raison que quand il l'a comparée aux échafauds qu'on est obligé de dresser pour élever un édifice, et qu'on abat quand il est fini. Cachez votre critique, elle ennuieroit la plupart de vos lecteurs. Votre modestie ne nuira point à votre réputation; .soyez sûr que les savans, qui seuls à la longue décident de la fortune des historiens, vous rendront justice, et vous feront lire et louer par les ignorans.

En effet, dans l'histoire de la ligue de Cambrai, n'êtes- vous pas excédé des longues discussions de l'abbé du Bos pour relever je ne sais quelle méprise, peu importante, de Guichardin, et qui a porté Varillas à confondre deux traités? Ce n'étoit pas la peine de suspendre la narration qui ne peut jamais être trop rapide. Songeons toujours que le lecteur impatient et paresseux cherche la vérité, mais ne veut pas juger un procès. Il suffisoit à l'abbé du Bos de ne faire ni la faute de Guichardin ni celle de Varillas. Quand vous relirez cette histoire, je vous prie de me dire si vous ne serez pas ennuyé de la longueur avec laquelle l'historien discute l'authenticité de la harangue que Justiniani fit à l'empereur Maximilien. Si la harangue paroît vraie et raisonnable à l'abbé du Bos, qu'il la rapporte. Juge-t- il qu'elle est l'ouvrage de l'imagination de Guichardin, et peu digne du courage et de la [478] sagesse des Vénitiens? qu'il n'en parle pas, ou qu'il en fasse une meilleure. Un fait est-il rapporté différemment par deux écrivains d'une égale autorité, et n'avez- vous aucun motif pour préférer l'un à l'autre? exposez les deux manières différentes dont on le raconte. Le lecteur qui jugera favorablement de vos lumières et de votre circonspection, sera content et vous louera. Mais gardez-vous bien d'entrer dans la discussion des argumens dont on prétend autoriser chacune de ces deux différentes narrations Ce n'est pas la peine de m'arrêter pesamment sur un fait, pour m'apprendre que je ne le saurais pas mieux que vous, qui n'en demêlez pas la vérité.

Pour instruire, nous en sommes convenus, il faut plaire; et si l'historien a ce goût délicat des convenances, sans lequel, quoi qu'en disent les beaux esprits, on n'est jamais homme de génie, il jugera que l'histoire n'admet point indifféremment et sans choix toutes sortes d'ornemens: Caput artis decere . Toujours noble et tour- à-tour simple, majeusteuse et sublime, elle n'a pas un même ton pour tous les événemens. On est fatigués des antithèses continuelles de Velleïus Paterculus et de Florus, et plus encore de ces exclamations qui décèlent un petit jugement si elles ne sont pas placées à propos, et pour ainsi dire, arrachées à une juste admiration Tandis que je suis touché [479] de la grandeur d'ame de Codrus qui se dévoue pour le salut des Athéniens, et se dépouille des marques de la royauté, afin de n'être pas épargné par les ennemis: Quis non miretur, s'écrie Paterculus, qui his artibus mortem quaesierit, quibus ab ignavis vita quaeri solet? mon plaisir se dissipe, et je suis indigné contre un historien qui s'amuse à rapprocher des idées éloignées et à faire le bel esprit . Encore un exemple, je vous prie, et je vous ferai grâce de tout le reste. Pompée, après la journée de Pharsale, prend le parti de se retirer en Egypte. Ecoutez Paterculus. Sed quis in adversis beneficiorum servat memoriam? aut quis ullam calamitosis deberi putat gratiam? aut quando fortuna non mutat fidem? C'étoit bien la peine d'entasser trois exclamations l'une sur l'autre, au sujet d'une chose aussi commune et triviale que l'ingratitude politique des princes et des états, et celle en général de presque tous les hommes.

Florus a tous les défauts de Paterculus, et je suis presque fâché de vous avoir promis de ne vous en pas parler. Quoi qu'il en soit, l'un et l'autre font souvent les beaux esprits mal-à propos; mais aucun n'auroit osé dire, comme Voltaire dans son histoire universelle, que les enfans ne se font point à coups de plume; ils auroient cru se déshonorer par une bouffonnerie si indécente. Vous trouverez dans cet ouvrage [480] une foule de plaisanteries qui ne sont pas mauvaises; elles ont quelquefois du sel, je les louerois dans unc comédie ou dans une satire, mais elles sont deplacées, et par conséquent impertinentes dans une histoire. M. de Voltaire est le premier qui ait voulu y transporter les grâces de la gaieté et de la plaisanterie; mais parler sur ce ton de tout ce qu il y a de plus important et quelquefois de plus malheureux pour les hommes, c'est manquer de goût, c'est manquer de jugement. Il me semble même qu'avec un peu d'honnêteté dans l'ame, on ne tomberoit point dans ces écarts. Elle avertiroit l'historien de ne pas sacrifier sa raison au bel esprit, et les lecteurs de ne pas applaudir à des facéties qui blessent encore plus la morale que le bon goût.

Il est aisé, je crois, de n'être pas bouffon dans un sujet grave; mais il faut beaucoup de jugement et de goût pour rejeter des choses belles en elles- mêmes, mais qui seroient déplacées. Quinte Curce a plusieurs de ces beautés ou de ces morceaux de pourpre dont il auroit pu se passer; car quelquefois il paroît avoir tout le goût et toute l'élévation de Tite-Live et de Salluste. Scribendi recte sapere est principium et fons. Et à ce propos, continuai-je, je vous raconterai ce qui m'arriva il y a bien des années, et que je n'oublierai jamais. J'allai chez un de mes amis que je trouvai gravement occupé de la [481] lecture d'un in-quarto. Que je vous lise, me dit-il, un morceau admirable dont je suis tout enchanté; et sur le champ j'entendis une espèce d'hymne à l'amour. Vraiment, m'écriai- je, vous avez raison, cette ode en prose me paroît d'une grande beauté; en le priant de me la relire, je me lève précipitamment pour voir quel étoit cet in- quarto précieux. Que trouvai-je? l'histoire naturelle, et tout mon plaisir s'évanouit. O Pline ! m'écriai-je, est-ce ainsi que vous avez traité l'histoire naturelle qui demande encore plus de simplicité que toute autre? Mon ami voulut me prouver que son faiseur d'odes avoit raison; que ces beautés eparses dans un ouvrage y répandent un grand éclat, et montrent que l'auteur, qui a plus d'une sorte d'esprit, est supérieur à la matière qu'il traite. Il ajouta qu'il falloit beaucoup de génie pour délasser son lecteur par ces agréables digressions.

Je pris le parti de me taire. Mon ami ne m'auroit pas entendu, si je lui avois dit dans ce moment qu'il ne faut avoir dans un ouvrage que l'esprit qu'on doit y avoir, et qu'il abusoit étrangement du mot de digression. Tant pis si un historien est assez long, assez lourd, assez insipide pour avoir besoin de désennuyer son lecteur. La digression qu'Hérodien fait sur Cybelle dans son premier livre n'a que deux pages; et, pour la faire excuser, l'historien, qui en sent l'inutilité, dit qu'elle plaira aux Grecs [482] qui pour la plupart ignorent les .antiquités romaines, et la finit en disant: "Mais c'est assez parler de la déesse, et je n'en ai peut- être que trop dit". Cette excuse d'Hérodien fait voir avec quelle sobriété l'histoire doit se permettre des écarts. Dans une histoire particulière il faut s'interdire les digressions, et dans une histoire générale elles doivent être très rares. Ne les placez même jamais dans le moment où vous avez entamé le récit d'une grande affaire, mais à la fin et quand la curiosité de votre lecteur est satisfaite. C'est ainsi que Tite-Live, autant que je puis me le rappeler, ne se permet que deux digressions; l'une sur Alexandre qu'il suppose faisant la guerre aux Romains; et quoique ce morceau jette un grand jour sur la situation, les intérêts et la destinée de la république, il en demande pardon au lecteur. La seconde regarde Philoppémen, c'est un hommage qu'il rend à la mémoire du dernier des Grecs; cependant il craint de faire une faute en manquant à la loi qu'il s'est faite, d'écarter tout ce qui est étranger à son sujet.

Si un écrivain traite une histoire riche et abondante, pourquoi faire des incursions au dehors ! Si sa matière est stérile, il a tort de l'avoir choisie; et il ne réparera pas ce premier tort, en y joignant encore celui de faire des digressions inutiles. Tout ce qui n'est pas nécessaire pour me faire connoître la nation, [483] l'événement, ou l'homme illustre dont vous m'entretenez, doit être impitoyablement supprimé. Qu'ai-je à faire, dans la vie de Rienzi, de tout ce long morceau sur la peste qui parcourut et désola l'Europe entière en 1348, et que Ducerceau coud ridiculement à son ouvrage, en disant que la providence permit que Rienzi échappât à la contagion, parce qu'il étoit destiné à servir au châtiment des Romains? Portez- vous la guerre dans un nouveau pays: ne me dites que ce qui est nécessaire pour me mettre au fait de ses ressources, de ses richesses, de ses mours, de son caractère et de l'espèce de guerre qu'il y faudra faire. Peignez moi en gros des provinces ouvertes ou coupées par des rivières, des montagnes, des défilés, mais ne descendez point dans les détails d'une description topographique, et sur-tout ne faites point le naturaliste.

Tous les jours on lit une histoire avec plaisir, parce que les événemens en sont curieux: historia quoquo modo scripta delectiat: vous l'avez éprouvé, mon cher Théodon. Mais on sent à merveille, que la curiosité une fois satisfaite, on n'y reviendra pas; à moins que l'écrivain n'ait l'art de plaire et d'attacher par sa manière d'écrire. Un historien veut-il qu'on le lise, et qu'on le relise éternellement, et toujours avec l'attrait de la nouveauté? qu'il apprenne à être un grand peintre de ces passions qui gouvernent le monde, que la [484] philosophie nous instruit à diriger, mais dont elle ne nous délivre jamais. C'est par cette peinture qu'une histoire est animée. Je ne suis plus un lecteur qui lis, je suis un spectateur qui vois ce qui se passe sous mes yeux. Mon cour échauffé communique à mon esprit une sorte de chaleur qui l'éclaire. A travers les formes et les voiles différens sous lesquels les passions se déguisent, je les vois se reproduire toujours les mêmes et toujours nouvelles, et jeter une prodigieuse diversité entre des événemens qui ont été, qui sont et qui seront éternellement les mêmes et éternellement varies.

C'est en vain qu'on aspirera à ce mérite, si on n'a pas fait une étude particulière non seulement de la nature, de la marche et du cours des passions, mais comment elles se mêlent, se confondent, se modifient réciproquement, et empruntent du gouvernement, des lois et des mours publiques, un caractère différent ! Me peindrez-vous les Spartiates et les Athéniens, les Romains et les Carthaginois, nos pères et nous avec les mêmes couleurs? vous ne me les ferez connoître que très- imparfaitement, et j'ignorerai la cause des événemens et des révolutions. Les poëtes et les orateurs peuvent, ou plutôt doivent se montrer passionnés, parce que les passions se communiquent, et que leur objet principal est de m'entrainer. Il n'en est pas de même de [485] l'historien, il doit conserver son sang froid; c'est un témoin qui dépose; et un témoin, s'il veut être cru, ne doit pas parler le langage des passions. Je compare l'historien à un peintre qui ne paroît point sur la toile qui s'anime sous sa main, mais qui doit m'y présenter des personnages dont les traits et les attitudes me découvrent les pensées et toute l'agitation de leur ame. Je le compare encore à un poëte dramatique qui ne monte pas lui-même sur la scène, mais qui y porte la confusion, le trouble, et le désordre réglé des passions.

C'est par cette peinture du cour humain que Tite-Live, Salluste et Tacite sont admirables. Tout s'anime sous leur plume, et si je suis capable de penser, mon esprit est toujours occupé. Dès le moment que l'indignation publique a détruit la tyrannie de Tarquin, j'en vois naître une foule de passions, qui en se heurtant et se choquant, vont donner à la république ce caractère de grandeur, de force et de courage qui doit la conduire à sa ruine, après l'avoir rendu la maîtresse du monde. C'est de l'art avec lequel un historien développe les progrès des passions, peint leurs caprices et tour-à- tour leur calme et leur emportement, que résulte cet intérêt qui anoblit les événemens les plus communs, et diversifie ceux qui m'auroient peut-être paru trop semblables. Quand je dis que nos historiens modernes glacent leurs lecteurs, parce qu'ils ne savent [486] point chercher nos passions dans le fond de notre cour, on me répond qu'elles n'ont point la force et la majesté de celles des Grecs et des Romains. J'en conviens; mais en méditant sur Tacite et sa manière de présenter les objets, que n'apprend-on à tirer parti des passions les plus viles, les plus déraisonnables et les plus abjectes?

Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux

Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux.

Claude, Néron, des femmes perdues de débauches, des histrions, des affranchis qui gouvernent leurs maîtres en tremblant et des sénateurs aussi vils qu'eux, ne m'attacheront- ils pas, quand leurs passions seront bien peintes, et que j'en verrai dépendre le sort du monde? La liberté donne, il est vrai, aux passions une activité et une hardiesse favorable à l'histoire, et le despotisme, dit-on, les engourdit et les enchaîne: c'est une erreur. Quoique plus timides, les passions n'en sont pas moins actives, parce que l'homme est toujours homme; elles sont plus circonspectes, plus rusées, plus dissimulées: et pourquoi, à l'exemple de Tacite, nos historiens ne portent-ils pas la lumière dans les ténèbres o ù elles se cachent?

Je me demande quelquefois par quelle raison nos historiens, à l'exception de l'abbé de Vertot, me jettent dans une espèce d'engourdissement dont j'ai de la peine à me délivrer? c'est, si je ne me trompe, que, ne satisfaisant que médiocrement ma raison, ils ne cherchent [487] jamais à émouvoir les passions qui m'attacheroient à leur lecture. On l'a dit aux poëtes: Si vous voulez me faire pleurer, que vos héros versent eux- mêmes des larmes. Je dirai la même chose aux historiens: Si vous voulez m'attacher, que vos personnages ne soient pas des mannequins que des ressorts cachés font agir. Montrez-moi leur ame, pour que je puisse aimer ou hair, montrez-moi leurs passions, et je les partagerai. Quel secours Tite-Live et Salluste n'ont-ils pas tiré des harangues, pour faire passer en moi les sentimens des personnages dont ils me racontent les actions? Par je ne sais quel charme magique, je me trouve transporté au milieu des ruines fumantes de Rome après la retraite des Gaulois, quand je crois entendre, quand j'entends Camille qui retient ses concitoyens prêts d'abandonner leur patrie désolée pour s'aller établir à Veies, et j'adore un historien qui me rend digne de penser comme Camille, dont j'admire les vertus et les talens. Je vous cite les premiers exemples qui se présentent à ma mémoire. Y a-t-il une narration plus vive, plus sublime, plus intéressante que celle de Papirius qui veut punir Fabius, son général de la cavalerie, pour avoir vaincu contre ses ordres? Ne partage-je pas les sentimens de l'armée, du vieux Fabius, du sénat et du peuple? Tous ces mouvemens se succèdent avec rapidité, et aucune scène au théâtre ne me remue avec plus de force. [488] Que dans Salluste, Marius n'eût pas harangué le peuple, je ne l'aurois pas suivi en Afrique avec cette ardeur, ce plaisir et cet intérêt que je dois au génie de l'historien.

Je veux vous lire dans le Catilina de Salluste la peinture du trouble et de l'agitation de Rome, lorsque le sénat eut disposé des corps-degarde dans différens quartiers de la ville sous le commandement des magistrats inférieurs. Quibus rebus permota civitas, atque immutata facies urbis erat: ex summâ lætitiâ atque lasciviâ, quo diuturna quies pepererat, repentè omnes tristitia invasit. Festinare, trepidare: neque loco, neque homini cuiquam satis credere: neque bellam gerere, nequam pacem habere: suo quisque metu pericula metiri. Ad hoc, mulieres quibus pro reipublicae magnitudine belli timor insolitus incesserat, afflictare sese; manus supplices ad colum tendere; miserari parvos liberos; rogitare; omnia pavere : superbia atque deliciis omissis, sibi patriaeque diffidere. N'êtes-vous pas ému? ne sentez- vous pas s'accroître l'intérêt que vous prenez à Rome? Il me semble que l'historien frappe à la fois mon imagination et cherche dans mon cour les passions qui le rendent sensible. Je me dis encore ce que Tacite rappelle de cette armée séditieuse qu'il falloit ramener à son devoir. Stabat Drusus silentium manu poscens. Milites, quoties oculos ad multitudinem retulerant, vocibus truculentis strepere; rursum, viso Caesare, [489] trepidare: murmur incertum: atrox clamor, et repentè quies: diversis animorum motibus pavebant, terrebantque. Je suis attentif malgré moi, ma curiosité se réveille, et demeure suspendue entre les différentes passions dont les soldats eux- mêmes sont remués. Lisez la mort de Germanicus, la douleur orgueilleuse d'Agrippine et mille autres endroits également beaux; et tour-à-tour la pitié et la terreur graveront plus profondément dans votre ame les leçons que l'historien a voulu vous donner.

Vous ne trouverez rien de pareil dans nos historiens modernes; j'excepte toujours l'abbé de Vertot. L'histoire de la conjuration de Venise, et celle des Gracques, par l'abbé de Saint- Réal, étoient susceptibles de tous ces mouvemens; mais l'historien ne parle qu'à votre raison, et votre imagination tranquille ne voit point les objets dont on vous entretient. Dans un autre morceau d'histoire, est-il question de Marius, qui étant rappelé par Cinna, règne en tyran dans Rome? Il vous dit simplement «qu'on ne sauroit exprimer l'état pitoyable où se trouvoit la ville dans ces temps les plus malheureux qu'on puisse imaginer»; et je m'endors en finissant cette phrase insipide. Dans de pareilles occasions, la plupart de nos historiens font un effort pour imiter les grands modèles de l'antiquité; mais leur éloquence n'est qu'une froide déclamation, et cette feinte chaleur me glace. [490] N'altérez jamais la vérité en augmentant les embarras et les dangers des personnages auxquels vous voulez que je m'intéresse. Je rirai à vos dépens, je mépriserai votre jugement, si, à l'exemple de Florus, vous me peignez comme le plus grand des malheurs une situation d'où il me semble que je me tirerois assez aisément. Ne m'arrêtez plus ou moins sur un événement, qu'autant qu'il est plus ou moins digne de l'attention d'un lecteur raisonnable. Mais quand les difficultés se multiplient et deviennent presque insurmontables, gardez-vous d'affecter de l'éloquence; c'est alors que l'historien doit prendre, comme Xénophon et César, le ton le plus simple. Il résultera de cette simplicité une espèce de sublime, et vous m'attacherez par l'admiration. Sans aimer César dont je connois les projets injustes, j'aime à le voir lutter contre les périls, et en triompher par cette prodigieuse célérité et ce courage toujours supérieurs aux événemens. La modestie de Xénophon augmente son mérite à mes yeux. Je ne suis tranquille sur le sort de dix mille Grecs qui ont suivi le jeune Cyrus dans le fond de l'Asie, que quand je les vois rentrer dans leur pays. Après avoir été plus inquiet que leurs généraux, je partage enfin leur joie quand ils découvrent et saluent cette mer heureuse qui doit les transporter dans la Grèce.

Tite-Live, dans une histoire qui embrasse plusieurs siècles, et présente les plus grands succès [491] et les plus grandes disgraces, les plus grandes vertus et les plus grands vices, semble avoir épuisé toutes les ressources du génie et de l'art. Toujours il m'intéresse et m'attache, jamais je ne me fatigue à sa lecture. Pourquoi? c'est que jamais historien n'a mieux su animer sa narration par l'art de peindre les passions de ses personnages et de remuer les miennes. Il est toujours sûr de réussir, parce qu'il saisit dans chaque événement les circonstances les plus propres à me rendre attentif ou à me toucher. Je ne suis point tranquille spectateur du combat des Horace et des Curiace, et je partage les craintes et les espérances de l'armée romaine. Rappelez-vous celle qui passa sous le joug aux Fourches-Caudines. Les soldats furieux veulent venger leur humiliation en déchirant les consuls, et les chargent de malédictions; mais ils passent subitement de la rage à la pitié, quand ces magistrats à demi- nuds, sans armes et sans licteurs, ont perdu leur majesté et avili celle de la république. Les soldats détournent les yeux, ils ne sont plus occupés de leur propre ignominie; et je ne vois qu'une consternation lugubre et farouche qui m'annonce une vengeance éclatante.

Qui ne seroit pas frappé de la manière dont Tite-Live prépare ses lecteurs à la bataille de Zama qui devoit terminer la guerre opiniâtre que se faisoient les deux républiques les plus puissantes du monde? Annibal et Scipion ont [492] une entrevue: Paulisper alter alterius conspectu, admiratione mutuâ prope attoniti, conticuere. Lisez la harangue d'Annibal et la réponse de Scipion, vous éprouverez un sentiment d'admiration, et attendrez avec une sorte de crainte une bataille qui va changer la face du monde. Comment resterai-je tranquille en lisant le départ du consul Licinius pour faire la guerre à Persée? Le peuple se presse sur les pas du général chargé de la fortune publique. Je partage ses inquiétudes, en songent avec lui aux événemens incertains de la guerre. J'hésite comme lui, et n'ose m'arrêter à aucune pensée. Le consul qui descend du Capitole, après y avoir sacrifié, y remontera-t-il sur un char de triomphe? ou ne prépare-t-il pas lui- même un triomphe à ses ennemis? Je me rappelle toute la gloire, la grandeur, la puissance des anciens Macédoniens; je flotte entre la crainte et l'espérance, et j'attends avec impatience les événemens dont l'historien va m'instruire. C'est par cet art, qu'on n'imite point et qu'il faut trouver dans la sensibilité de son cour et l'élévation de son esprit, que Tite-Live me rend son ouvrage toujours nouveau; je sais le gros des faits, mais ces détails précieux échappent à ma mémoire, et je ne les retrouve jamais sans être plus content de l'historien et de moi.

Je vous ennuie peut-être, mais il faut que je vous parle encore du tableau admirable de la défaite de Persée, ou plutôt du moment où [493] ce prince prisonnier entre dans la tente de Paul Emile. Voyez avec quelle adresse Tite-Live prépare les contrastes qui doivent me frapper. Les soldats romains ne peuvent se rassasier de voir un roi si puissant dans leurs fers, et croient triompher d'Alexandre le Grand et de son père. Quand je me livre à ces idées magnifiques, Persée qui ne me paroît que le dernier des hommes se jette aux pieds du consul qui le relève, et ne répond que par des larmes aux bontés de Paul Emile qui détourne les yeux. Vous voyez, dit-il aux jeunes Romains qui l'entourent, un grand exemple de la fragilité des choses humaines. Soyons modestes dans la prospérité, puisque nous ignorons le sort que la fortune nous prépare, et apprenons par cette modestie à supporter avec constance les revers. Je prends ma part de cette leçon, quoiqu'elle ne regarde en quelque sorte que des hommes élevés au-dessus de la condition privée. Mais en train de réfléchir, je ne m'arrête pas à la ruine de Persée, je m'occupe de celle de la Macédoine. Voilà donc, me dis-je, où aboutissent tant de guerres, de politique, de vertus et de vices; il n'est donc point de puissance qui ne doive être brisée ! et je plains les Romains d'élever avec tant de peine un empire qui succombera par ses propres forces et sous son poids. Tite-Live est plein de ces beautés, on les retrouve par-tout; c'est en remuant toujours mon [494] cour, qu'il grave profondément dans mon esprit les grandes vérités par lesquelles il m'éclaire.

Le second moyen pour plaire, c'est de rendre votre narration rapide. On n'y réussira pas, en mutilant, pour ainsi dire, les faits; vous me laisseriez cent choses à désirer, et je ne verrois qu'une stérilité sans jugement et sans goût. Ne négligez aucune des circonstances propres à me faire connoître la nature d'un événement qui m'intéresse; mais disposez-les si sagement qu'elles ne s'embarrassent point les unes les autres. Vous voyez des historiens, par exemple M. Guibbon, qui s'empêtrent dans leur sujet, ne savent ni l'entamer ni le finir, et tournent, pour ainsi dire, toujours sur eux- mêmes. Les uns, faute d'ordre, ne peuvent venir à bout de lier leurs événemens, et perdent beaucoup de temps et de paroles à faire une froide et ennuyeuse transition; les autres font les philosophes mal-à-propos, parce qu'ils n'ont point une vraie philosophie, et m'ennuient par leurs réflexions. Quelquefois Tite-Live se contente d'avertir son lecteur de réfléchir. Au lieu de s'étendre sur une vérité triviale et commune, il se contente de dire: ut fit, comme il arrive ordinairement; et cet ut fit fait plaisir à tout le monde, aux gens instruits parce qu'il est court, aux autres parce qu'il leur donne occasion de méditer sur une vérité qu'ils croient découvrir. La faction Barcine ayant pris l'ascendant sur ses ennemis, les Carthaginois ordonnèrent, après la bataille [495] de Cannes les secours qu'Annibal demandoit. Haec, ajoute l'historien, ut in secundis rebus segniter otioseque gesta. Jamais Tite-Live ne détache sa réflexion, que quand elle est de la plus grande importance et mérite toute l'attention du lecteur. Les occasions en sont rares, je vous en citerai un exemple. Scipion se trouvant très-mal d'avoir dans son armée un nombre d'auxiliaires beaucoup plus grand que celui des Romains: Id quidem, dit TiteLive, cavendum semper Romanis ducibus erit, exemplaque haec pro documentis habenda, ne ita externis credant auxiliis, ut non plus sui roboris suarumque propriè virium in castris habeant.

Si vous écrivez pour des enfans, je vous pardonnerai les longues réflexions de M. Rollin; je les louerai même, parce qu'il s'agit de former des esprits encore incapables de réfléchir. Mais si vous écrivez pour des personnes dignes de lire l'histoire et qui cherchent à éclairer leur raison, vous suivrez la manière des grands historiens dont ie vous ai parlé; vous déguiserez vos réflexions; tantôt vous m'apprendrez ce que je dois penser, en me rendant compte des opinions publiques, ou vous donnerez à une réflexion l'air d'un fait. Cet art n'a pas été ignoré des historiens modernes. Buccanan, Grotius et Freinshémius vous en fourniront cent exemples. Fra-Paolo est un modèle parfait en ce genre. "Prince foible et peu habile, dit [496] le père Bougeant en parlant de Jacques Ier, roi d'Angleterre, qui aimoit à négocier, parce qu'il n'aimoit pas la guerre, et qui par- là même négocioit toujours mal". Combien de nos philosophes, s'ils avoient une pareille pensée, la délayeroient-ils insipidement dans trois ou quatre pages? "Gustave, dit-il ailleurs, marche à la tête de son armée avec cette confiance qui promet la victoire, et qui la donne quelquefois". Je crois avoir remarqué que plus les historiens ont de connoissances et de goût, plus ils sont courts et rapides dans leurs réflexions quand ils parlent en leur nom.

Je conseillerois à un historien, après avoir médité sur son art en étudiant les grands modèles, de choisir un sujet convenable à ses talens. Une histoire générale en exige un si grand nombre et si différens, qu'il seroit téméraire de l'entreprendre, si on ne se sentoit pas cette heureuse facilité de génie qui embrasse les plus grandes connoissances et sait l'art de les rendre agréables. N'a-t-on pas tous les génies, tous les tons et les styles pour être toujours égal à la matière qu'on traite, et répandre cette variété enchanteresse qui soutient et anime un lecteur dans le cours d'un long ouvrage? On pourra instruire, mais on ne plaira pas. Il me semble que Thucydide, Salluste et Tacite, malgré tout leur mérite, auroient fatigué dans une histoire générale de la Grèce et des Romains. Leur esprit me paroît infiniment moins flexible que celui de Tite-Live; il me semble qu'ils ont un caractère plus décidé, et une manière dont ils n'auroient pu se séparer sans perdre une partie de leur mérite. Le grand homme connoît ses bornes, et ne tente jamais de les passer. Après avoir étudié les secrets de son art pour étendre et guider son génie, il s'y abandonne; et, jusque dans ses erreurs, il a des grâces qu'on lui pardonne. Tel est Plutarque: jamais historien n'a été plus habile à choisir des sujets convenables à ses talens et à son génie. Une naïveté noble, qu'on croit inséparable de la vérité et de l'honnêteté, lui concilie la confiance, ou plutôt l'amitié de ses lecteurs. On croit causer familièrement avec lui; on ne lit pas, on l'entend. On lui pardonne, que dis-je pardonner? on lui sait gré de la longueur de ses réflexions. Il m'arrête quelquefois pour me dire des choses que, je crois, je me serois dites sans lui; mais je sens qu'il s'exprime mieux que je n'aurois fait, et je m'applaudis de penser comme un historien que je révère. On lui passe ses digressions, parce qu'on n'est point pressé d'arriver à la mort de son héros, comme à la fin d'une guerre laborieuse, ou d'une révolution inquiétante. Il est bien dangereux de vouloir imiter un historien dont les grâces, si je puis m'exprimer ainsi, sont toujours voisines de quelque défaut. Je comparerois Plutarque à la Fontaine, qui est le plus [498] grand des fabulistes. En voulant l'imiter, on grimacera, et on n'aura pas ses grâces si on n'a pas son génie. Je conseillerois plutôt d'imiter Phèdre; sans l'atteindre, on ne se rendra point ridicule en marchant sur ses traces.

Le style est une partie essentielle dans l'histoire, car il est presqu'inutile de bien penser, si on ne sait pas bien s'exprimer. Que votre ton soit tantôt plus élevé, tantôt plus simple, suivant que les objets que vous présentez sont plus ou moins importans. Soyez maître de votre langue; évitez ces tours lents, si familiers à nos historiens; apprenez à les varier de même que vos expressions; c'est le seul secret pour avoir cette abondance que Cicéron recommande aux écrivains, parce qu'elle charme les lecteurs et ne les lasse jamais. N'embarrassez point votre marche par des parenthèses; coupez inégalement vos périodes; c'est de-là que naît l'harmonie dans notre langue, et sans harmonie le style n'est jamais excellent. Que vos expressions, disoit Lucien aux historiens de son temps, soient entendues du peuple, et plaisent aux personnes qui ont l'esprit cultivé;. Erit rebus ipsis par et aequalis oratio. Jamais personne n'a mieux observé que Cicéron cette loi qu'il imposoit à tous les écrivains. Tite-Live y a fidèlement obéi, et a réuni les qualités différentes qu'on a admirées dans Hérodote et dans Thucydide: tantôt c'est un torrent qui se précipite, [499] et tantôt un fleuve qui roule ses eaux avec majesté. Vous ne frapperez que foiblement l'esprit, si vous offensez l'oreille: Voluptati aurium morigerari debet oratio. Cicéron reprochoit à Thucydide de n'être ni assez lié ni assez arrondi; Tacite a le même défaut, et le rachète par les plus grandes beautés. Je l'ai éprouvé, je ne quitte jamais TiteLive sans peine; et en admirant Tacite, je l'abandonne quelquefois sans regret. Un style haché, décousu et sans liaison, est condarnné comme vicieux par notre maître dans l'art d'écrire: je le pardonnerois, dit Cicéron, si dans chacune de ces phrases, peu faites pour marcher les unes à la suite des autres, on trouvoit des beautés pareilles à celles qu'on trouveroit dans chaque morceau du bouclier de Minerve, fait par Phidias, qu'on auroit mis en morceaux. L'économie générale de l'ouvrage seroit perdue, mais on auroit le plaisir de voir des fragmens précieux, et dignes encore de notre admiration.

Il me parut, mon cher Cléante, que Théodon étoit très-content de moi; Cidamon m'a trouvé trop difficile; il seroit fâché que j'écrivisse sur cette matière, il craindroit de manquer d'historiens. Vous et moi nous craindrons d'en avoir encore trop, et nous nous consolerons en ne les lisant point.

note