Eliohs: Electronic Library of Historiography
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Gabriel Bonnot, abbé de Mably

Premier entretien
Des différens genres d'histoire. Des études par lesquelles il faut se préparer à l'écrire. Des histoires générales et universelles.

De la manière d'écrire l'histoire

[321] Voici un nouvel entretien, mon cher Cléante, n'en soyez point effrayé; je vous promets que vous n'y trouverez pas un seul mot de notre guerre avec les Anglois, ni de leurs intérêts, ni des nôtres, ni de ceux des Espagnols et des insurgens. Vous êtes parti trop ennuyé d'entendre raconter le combat d'une frégate ou d'un armateur, comme s'il s'agissoit de la bataille d'Actium, pour que je veuille [322] troubler le repos de votre retraite. Occupez-vous de vos pensées, je les respecterai tant que nous ne ferons que méditer et préparer nos triomphes; mais quand enfin nos forces et celles des Espagnols nous auront donné l'empire de la mer par une victoire complète, et que nous réduirons l'orgueil des Anglois à reconnoître notre puissance et à ne se plus croire supérieurs aux insurgens; je vous en avertis, je ne vous promets plus rien: il vous faudra essuyer un débordement de ma politique. Quelles lois imposerons-nous à l'Angleterre humiliée? Nos intérêts bien entendus ne nous prescriront-ils pas de consulter une généreuse modération? En attendant mes réflexions sur un événement qui fera une véritable révolution dans les deux mondes, et auxquelles je n'ose encore me livrer, dans la crainte qu'une caprice de la fortune ne vienne les déranger, je ne m'occupe que de littérature.

Il n'y avoit que quelques jours que vous nous aviez quittés, lorsque, me promenant seul dans cette allée que votre présence et vos entretiens m'ont rendu si chère, je vis arriver à moi Cidamon et Théodon. Nous vous rencontrons fort à propos, me dit le premier, et après les complimens ordinaires, si vous vouliez bien me seconder, ajouta-t-il, j'espère que nous corrigerons Théodon de sa paresse, ou si vous le voulez, de cette inconstance qui lui fait effleurer [323] tous les genres de littérature, et lui rend ses talens inutiles. Je lui dis très- sérieusement qu'il est jeune trop long-temps, et qu'à trente ans, au lieu de s'essayer encore et de flatter les caprices de son esprit, il faut se livrer tout entier à une étude particulière. Sans ce régime on ne sait rien à force de savoir un peu de tout. L'esprit partagé s'accoutume insensiblement à céder à toutes les répugnances, ne voit que la superficie des objets dont il se lasse trop tôt, et devient enfin incapable de ces réflexions profondes et nécessaires pour que les plus grands talens ne soient point perdus. N'être toute sa vie qu'un bel esprit qui disserte sur des riens, quelle triste condition ! Au fleurs du printemps doivent enfin succéder les fruits de l'automne. J'ai ébranlé Théodon, ajouta Cidamon en m'adressant la parole, je lui conseille d'écrire l'histoire et d'entreprendre un ouvrage important; si vous voulez me seconder, je ne doute point qu'il ne se rende à votre invitation.

Peut-être, répondit modestement Théodon, que cette légèreté que condamne Cidamon est une preuve que je n'ai de véritable talent pour rien. En parcourant différens genres de littérature, poésie, éloquence, histoire, j'ai eu, il est vrai, assez de plaisir pour y consacrer tous les jours quelques heures. J'ai beaucoup lu, j'ai même été tenté de prendre la plume, et j'ai succombé; mais je vous l'avouerai, je n'ai [324] jamais éprouvé ce charme secret qui s'empare de nous malgré nous quand la nature nous a donné de vrais talens. Ne dois-je pas en conclure qu'il faut me contenter de profiter des lumières des autres, sans aspirer à l'honneur de me faire des lecteurs, et de les éclairer ou de les amuser? Mais puisque Cidamon le veut, je vais faire un effort, et me voilà fort résolu à entreprendre, puisqu'il le faut, quelque grand morceau d'histoire, pourvu cependant que vous me donniez votre parole d'honneur que vous critiquerez les premiers cahiers de mon essai avec la plus grande sévérité, que vous détromperez mon amour propre, et que vous ne me permettrez pas de grossir le nombre de ces historiens dont parle Juvenal, qui entassent volumes sur volumes, et ne sont que d'insipides compilateurs. Où irai-je donc prendre des héros ? Quelle est la nation malheureuse que je suis peut-être condamné à barbouiller ? L'histoire ancienne me plairoit beaucoup; les hommes y ont je ne sais quel air de noblesse et de grandeur qu'on ne trouve point chez les peuples modernes; mais outre qu'elle a été traitée par de si grands génies qu'il seroit de la dernière témérité de retoucher les mêmes sujets: me répondriez-vous qu'en voulant peindre de tels personnages, je ne leur donnerois point une attitude forcée, ou que je ne les rendrois pas platement? Serois-je plus heureux que les peintres qui viennent [325] d'exposer au louvre Hector et Popilius? Il faut donc me jeter dans l'histoire moderne, qui, ne présentant que des hommes fort inférieurs aux Grecs et aux Romains, ne demande pas dans un écrivain cette touche mâle, hardie et vigoureuse qui étoit nécessaire à Thucydide et à Tite-Live. Me conseillez-vous de me borner à quelque événement mémorable ou à un règne particulier? Je tâcherai de dévorer l'ennui de nos chroniques; s'il le faut, je feuilleterai des manuscrits poudreux; je chercherai la vérité à travers les ténèbres où elle se cache. Prononcez, je suivrai vos conseils; ils sont des ordres pour moi.

Mon cher Théodon, lui répondis-je, vous m'embarrassez beaucoup. Donner des conseils généraux, rien n'est plus aisé; mais prendre un parti et se décider pour un sujet préférablement à tout autre, voilà la difficulté: et Cidamon, qui veut absolument vous faire historien, hésiteroit sans doute à vous dire quelle est l'histoire qu'il attend de vous. Vous nous avez demandé notre parole d'honneur de vous critiquer avec la plus grande sévérité; je vous la donne; et pour commencer à vous dire franchement ma pensée, je vous avouerai dès ce moment que, malgré tout l'esprit que j'admire en vous, ie ne sais point de quel côté vous porte votre goût. On naît historien, comme on naît poëte, orateur, etc. Si vous n'avez point été frappé d'une sorte d'émulation en lisant les grands historiens ; [326] si les peintures de Tite- Live, de Salluste et de Tacite n'ont pas excité en vous une sorte d'enthousiasme, j'en demande pardon à Cidamon, je vous conseillerois de ne point vous jeter dans l'histoire; car malgré votre talent pour écrire avec grâce et même avec force, vous seriez incapable de lui donner cette ame qui la rend également utile et agréable.

En supposant que vous soyez né historien, personne n'est plus capable que vous-même de juger de l'histoire que vous devez entreprendre. Rappelez-vous quelles sont les idées auxquelles vous avez été le plus sensible en lisant nos grands modèles. Par exemple, si naturellement et par une sorte d'instinct, vous vous êtes arrêté dans Tite Live aux détails particuliers qui servent à développer et former le génie des Romains; si les lois ont eu un attrait marqué pour vous; si les révolutions arrivées dans le gouvernement de la république vous ont porté à faire des réflexions; n'en doutez point, vous pouvez entreprendre une histoire générale. Mais avez-vous été plus frappé des guerres des Romains, de leur discipline militaire et des exploits des consuls que de tout le reste? Bornez-vous à écrire l'histoire de quelque guerre mémorable et qui ait causé un changement dans la fortune des états. Si la partie des moeurs vous a intéressé; si vous aimez à réfléchir sur les passions, les vices, les vertus des hommes célèbres [327] dont on vous a conté les exploits ou l'administration; marchez sur les traces de Plutarque, et tâchez de nous éclairer et de nous rendre meilleurs, en nous présentant le portrait des hommes dont les talens ont honoré l'humanité, et dont la vie doit être pour nous une leçon éternelle.

Il y a différens genres d'histoire qui exigent des lumières et des talens différens. Etudiez vos forces, ont dit Horace et Despréaux aux jeunes poëtes, pour ne pas vous charger d'un fardeau sous lequel vous succomberiez. Ce précepte s'adresse à tous les écrivains, et il faut bien se garder de juger de l'ouvrage qu'on veut entreprendre, par son importance et sa dignité; ne consultez que vos talens, et croyez toujours que votre amour-propre vous les exagère. Si Anacréon et Catulle, par un orgueil mal-entendu, avoient dédaigné les bagatelles agréables qui les amusoient et les ont couverts de gloire, pour emboucher la trompette de Calliope ou s'armer du poignard de Melpomène, ils se seroient rendus ridicules. J'en dis autant des historiens. De combien de connoissances et de talensTite-Live n'avoit-il pas besoin, qui n'étoient nécessaires ni à Salluste ni à Tacite? Il offre une suite immense de tableaux dont les caractères demandent une touche et des couleurs différentes. Suivant les Romains, dans tous leurs progrès et leurs révolutions, il faut qu'il en développe les causes [328] et l'enchaînement. Pour attacher le lecteur, il doit peindre toutes les passions et successivement les vertus et les vices qui ont fait et détruit la grandeur des Romains. Vous sentez, mon cher Théodon, que ce vaste génie qui embrasse tout n'étoit pas nécessaire à Salluste pour rendre parfaitement la conjuration de Catilina et la guerre de Jugurtha. J'en dis autant de Tacite, qui, ayant excellé à peindre les passions ténébreuses de Tibère, l'imbécillité de Claudius, la scélératesse de Néron, les intrigues des affranchis qui gouvernoient, la bassesse d'un sénat qui cédoit à la crainte ou se prostituoit à la faveur, n'auroit peut-être pas démêlé les ressorts de la fortune de Rome, puisqu'il semble ne pas prévoir sa ruine que prépare et annonce le despotisme des successeurs d'Auguste. Je vous parlerai plus affirmativement de Plutarque, qui est un modèle parfait quand il n'est question que d'écrire la vie d'un homme illustre. Il peint toujours à la fois l'homme et le héros, il le met sous nos yeux, il nous ouvre son ame toute entière, démêle tous les ressorts qui la font agir et allume en nous l'amour de l'honnête et du beau. Cependant cet historien, que peut-être on n'égalera jamais, n'auroit sûrement pas été capable de faire l'histoire générale de la Grèce. Les passions ont dans le corps entier de la société un jeu, une marche et des caprices plus difficiles à [329] suivre, et qu'il ne démêle pas toujours avec la même sagacité. I1 y a grande apparence que, faute de certains principes de droit naturel et de politique, il n'auroit pas été en état de rendre avec la même supériorité que Thucydide la guerre du Péloponèse ou tel autre événement particulier de cette nature.

Mais je m'arrête, mon cher Théodon, et avant que de vous parler des différens genres d'histoire qui exigent des talens différens, et sont soumis à des lois différentes, permettez-moi de vous demander si vous avez fait certaines études que j'appellerois préparatoires, et dont un historien ne peut se passer. Avez-vous étudié le droit naturel? Si vous ne connoissez pas l'origine de la puissance publique dans la société, les devoirs de l'homme comme citoyen et comme magistrat; si vous ignorez les droits et les devoirs des nations les unes à l'égard des autres; quelle règle, je vous prie, aurez-vous pour juger de la justice ou de l'injustice des entreprises que vous raconterez? S'il s'élève quelque querelle domestique dans l'état entre le prince et ses sujets, vous la déciderez donc au gré des préjugés publics; une erreur accréditée deviendra pour vous une vérité. Vous nous direz avec le père d'Orléans ; « qu'à considérer la puissance des rois d'Angleterre, nulle autre n'est originairement plus absolue et plus arbitraire, puisqu'elle est fondée [330] sur un droit de conquête». De cette première sottise réduite en principes, ne doit-il pas se répandre dans toute une histoire une doctrine fausse, ridicule et dangereuse: vous déplairez aux gens éclairés, soit qu'on vous prenne pour un flatteur ou pour un ignorant. Vous tromperez les autres, et l'histoire, que Cicéron appelle magistra vitæ, nous conduira aux erreurs qu'elle doit nous apprendre à éviter. Vous serez d'autant plus pernicieux pour les personnes peu instruites, c'est-à-dire presque pour tout le monde, que vous aurez écrit avec agrément, et semé par-ci par- là dans votre histoire quelques lieux communs d'une morale triviale et domestique; je dis triviale et domestique, parce que sans le droit naturel on ne s'élèvera point jusqu'à connoître les devoirs du citoyen et du magistrat, et les grandes vertus dont le nom nous est presque inconnu et que nous regardons presque comme des chimères. En vérité, mon cher Théodon, ce n'est pas la peine d'écrire l'histoire pour n'en faire qu'un poison, comme Strada, qui, sacrifiant la dignité des Pays-Bas à celle de la cour d'Espagne, invite les sujets à la servitude, et prépare ainsi les progrès du despotisme. S'il en faut croire cet historien, il est permis à Philippe II de fouler aux pieds toutes les lois anciennes, tous les traités, tous les pactes de ses sujets, parce qu'il tient sa couronne de Dieu; et ce casuiste [331] dangereux condamne les Pays-Bas à souffrir patiemment la ruine de leurs priviléges et l'oppression la plus cruelle pour ne se pas rendre coupable d'une désobéissance sacrilége.

Je ne sais, continuai-je, si je me trompe: mais il me semble que c'est à cette ignorance du droit naturel ou à la lâcheté avec laquelle la plupart des historiens modernes trahissent par flatterie leur conscience, qu'on doit l'insipidité dégoûtante de leurs ouvrages. Pourquoi Grotius leur est-il si supérieur? C'est qu'ayant profondément médité les droits et les devoirs de la société, je retrouve en lui l'élévation et l'énergie des anciens. Je dévore son histoire de la guerre des Pays-Bas, et Strada, qui a peut-être plus de talens pour raconter, me tombe continuellement des mains. J'ai un autre exemple à vous donner du pouvoir de l'étude dont je parle; c'est Buchanan. Quand on a lu le savant morceau qu'il a fait sous le titre, de jure regis apud Scotos, de la souveraineté en Ecosse, on n'est point surpris que cet écrivain qui pensoit seul dans son temps, comme Locke a pensé depuis et sans doute d'après lui, ait composé une histoire qui respire un air de noblesse, de générosité et d'élévation qui fait facilement excuser les defauts d'ordre et de liaison qu'on peut lui reprocher.

A cette étude du droit naturel, il faut joindre celle de la politique. Mais remarquez, [332] je vous prie, qu'il y en a deux. L'une est fondée sur les lois que la nature a établies pour procurer aux hommes le bonheur dont elle les rend susceptibles; ces lois sont invariables comme elle, et le monde eût été heureux s'il les eût suivies. L'autre politique est l'ouvrage des passions qui ont égaré notre raison, et ne produit que quelques avantages passagers et sujets aux plus fâcheux retours. Il est nécessaire d'étudier d'abord la première; elle nous servira de mesure pour juger quelles nations sont plus ou moins éloignées du terme qu'elles doivent se proposer: mais on n'en développera les principes qu'en entrant dans l'examen des mouvemens du coeur humain, et de la manière dont notre esprit et notre cour sont affectés par les objets qui nous entourent. Cette étude est trop longue et trop difficile pour espérer d'y faire de grands progrès sans le secours des philosophes qui nous ont précédés. C'est dans leurs écrits qu'on apprendra ce que c'est que le bonheur auquel nous devons aspirer, et par quels moyens les plus savans législateurs ont voulu le fixer dans leurs républiques.

Quoi donc ! me dit Théodon en m'interrompant, il faudra s'occuper sérieusement des folies de Platon, de Thomas Morus et de je ne sais combien d'autres rêveurs qui ne parlent que d'une politique qui n'a peut-être [333] jamais été connue, mais qui certainement ne sera d'aucun usage à un historien, puisque les monumens les plus anciens de l'histoire nous représentent déjà les sociétés dans un état de dépravation auquel toute cette belle philosophie ne peut être appliquée, et dont on ne peut par conséquent tirer aucun secours.

N'importe, repartis-je froidement, je n'en rabattrai rien, et je n'exige pas seulement que l'historien connoisse ce que vous appelez des rêveries; je le condamne à les méditer assez pour qu'elles lui paroissent autant de vérités incontestables. Je conviens que l'empire des passions est peut-être aussi ancien que le monde, et durera certainement autant que lui; mais de votre côté vous ne pouvez nier que les sociétés qui en éprouvoient les troubles, les désordres et les commotions, n'ayent fait des efforts continuels pour établir la sureté, l'union et la paix. De là toutes les passions mises en mouvement, les guerres étrangères et domestiques, les partis, les factions, toutes les lois, les différentes formes de gouvernement qui se sont succédées les unes aux autres; de là en un mot la ruine des empires, et de nouveaux états qui se sont élevés sur leurs débris pour éprouver le même sort. Voilà le tableau que les historiens doivent nous mettre sous les yeux, non pas pour satisfaire une vaine curiosité, mais pour suppléer à notre inexpérience, et en [334] nous rendant prudens, nous apprendre à éviter les mêmes malheurs, et nous donner une boussole sur cette mer orageuse et sans bornes. Or, je vous le demande, mon cher Théodon, comment l'historien s'acquittera-t-il de ce devoir essentiel, s'il n'a pas ce que Lucien dans sa manière d'écrire l'histoire appelle la science ou l'art de l'administration? Si je ne remonte pas jusqu'aux vues primitives de la nature, je donnerai comme autant de principes incontestables et salutaires les caprices, les préjugés et les erreurs des passions; et tandis que j'imiterai les magistrats et les législateurs qui ont égaré les premiers hommes, croyez-vous que j'acquerrai cette science politique que Lucien désire dans un historien?

Si en étudiant la nature de l'homme, je ne remonte pas jusqu'à la source de notre bonheur ou de notre malheur; si je ne démêle pas le caractère de chacune de nos vertus et de chacun de nos vices; si je ne découvre pas dans mes méditations par quels ressorts admirables nos vertus concilient les intérêts de tous les citoyens, développent leurs talens, et multiplient les forces de la société, tandis que les vices les divisent au contraire, étouffent leurs talens, et les soumettent à tous les caprices de la fortune; il faut nécessairement que j'égare mes lecteurs après m'être égaré moi-même. J'admirerai de bonne foi les ministres et les [335] magistrats qui, sans s'apercevoir de l'abyme qu'ils creusoient sous leurs pieds, ont quelquefois réussi en étendant l'empire des passions; j'accréditerai leurs erreurs; comme eux, je prêterai un masque séduisant au vice; et ce n'étoit pas certainement la peine de prendre la plume.

Je lis dans vos yeux, mon cher Théodon, que vous voulez me faire une objection; je la devine et j'y réponds. Les anciens législateurs dont nous admirons le plus la sagesse, n'ont pu, dans des temps plus heureux que les nôtres, ramener leurs citoyens à cette politique dont je parle; de quelle utilité nous seroit-elle donc aujourd'hui? J'avoue que, voyant les rivalités, les haines, les dissentions, que de mauvaises lois et de mauvaises mours avoient fait naître dans les républiques, ces grands hommes, pour détruire quelques maux et commencer à produire quelque bien, eurent raison de céder en quelque sorte au torrent qui les emportoit. Je loue Lycurgue d'avoir laissé quelques vices aux Spartiates, parce qu'il ne seroit point parvenu à en faire les plus sages des hommes, s'il avoit voulu les rendre parfaits. A qui voulez-vous donc, me direz-vous, qu'un historien prêche votre politique qui ne paroîtra qu'un vrai radotage; et pourquoi, à l'exemple des plus sages législateurs, ne céderoit-il pas au torrent qui l'entraîne? Pourquoi? C'est, vous répondrai-je, qu'une loi à laquelle les [336] esprits ne sont pas préparés les révolte, et qu'un bon législateur ménage notre foiblesse pour nous corriger, et ne doit jamais avoir la conduite d'un tyran. Un historien au contraire ne peut jamais nous reprocher avec trop de force nos préjugés, nos erreurs et nos vices. Jamais sa philosophie ne causera aucun trouble ni aucun désordre; les sots ne l'apercevront pas, les gens d'esprit corrompus la siffleront, mais elle familiarisera peu-à-peu les bons esprits avec la vérité; elle leur fera connoître nos besoins, et nous disposera, s'il est encore possible, à ne pas nous refuser aux remèdes qui nous sont nécessaires.

Dès que l'historien se sera instruit de cette politique de la nature, il aura un fil pour conduire sa marche et l'empêcher de s'égarer.Sans crainte de se tromper, il jugera de la fortune des états, en comptant et en mesurant les distances par lesquelles ils se sont ou plus rapprochés ou plus éloignés des vues de la nature. Il ne se laissera point tromper par une prospérité ou par un revers, comme la plupart de nos historiens, qui, ne sachant point ce qui fait la grandeur, la force ou la foiblesse des nations, en admirent la prospérité quand elles touchent à leur ruine.

Voyez au contraire Salluste; c'étoit sans doute un fort malhonnête homme; il profitoit de tous les vices accrédités chez les Romains lui-même [337] pour s'abandonner mollement aux siens; mais s'élevant par les lumières de son génie au-dessus de lui-même, il ne prend point le faste, les richesses, les voluptés et la vaste étendue des provinces de la république pour des signes et des preuves de sa prospérité. Il voit que Rome, qui chancelle sous le poids de ses richesses, est prête à se vendre, si elle trouve un acheteur. Le père Rapin lui reproche d'étre toujours mécontent du gouvernement, et de donner une trop mauvaise opinion de la république par ses réflexions sur le luxe dans lequel elle étoit abymée. A ce reproche, je présume que ce critique qui dit ailleurs qu'on ne doit pas se permettre toutes sortes de vérités, n'auroit pas été, malgré tous ses talens, un meilleur historien que Strada, d'Orléans, Daniel et ses autres confrères. A la bonne heure que le père Rapin veuille des faits sans en connoître les causes. Pour moi, j'aime une histoire qui m'instruit, étend ma raison et qui m'apprend à juger de ce qui se passe sous mes yeux, et à prévoir la fortune du peuple où je vis par celle des étrangers.

Si Tite-Live n'avoit pas connu cette politique dont je parle, il n'auroit sans doute point manqué, pour me paroître plus intéressant, de me faire trembler par le récit des premières querelles des patriciens et du peuple: j'aurois vu à chaque instant la guerre civile prête à [338] s'allumer; c'est alors que triomphe l'éloquence d'un historien médiocre; et je me serois chargé d'erreurs et de préjugés. Me montrant au contraire que la liberté est le fruit de ces dissentions, que la liberté produira l'égalité, et que sans cette égalité, mille citoyens, qui ont été l'honneur et l'ornement de Rome, n'auroient été que de vils esclaves, j'aperçois sur quels fondemens s'élève la grandeur romaine. J'acquiers sans efforts des lumières utiles à un citoyen. Je cornpare malgré moi les divers gouvernemens. Dès qu'on m'a prouvé que la liberté et l'égalité élèvent les ames et nous rapprochent heureusement des vues de la nature, je dois me dire que le gouvernement qui les proscrit nous en éloigne: je dois en conclure qu'il ne tolèrera que des vertus obscures, et sera même assez stupide pour gêner les talens dont il aura le plus besoin.

Prenez de l'historien, mon cher Théodon, l'idée relevée que vous devez en avoir ; il doit exercer une sorte de magistrature, et vouloir le réduire à ne coudre que des faits à des faits et les raconter avec agrément pour amuser notre curiosité ou plaire à notre imagination, c'est l'avilir, et n'en faire qu'un insipide gazetier ou un bel esprit. Mais puisque les passions ont renversé toutes les barrières que leur avoient opposées les plus sages législateurs; puisqu'elles sont même parvenues à donner des lois aux [339] sociétés dégénérées, c'est à dire, à gouverner le monde; il faut connoître les ruses, l'artifice, et si je puis parler ainsi, la politique par laquelle elles affermissent leur despotisme. Si l'historien ne l'étudie pas, il se livrera, comme le peuple, à des espérances, des craintes et des joies insensées. N'ayant point appris à se défier des promesses, des passions, il en sera la dupe. Il louera des lois ou des établissemens qui procureront un bien passager, sans s'apercevoir que ce sont les germes d'une longue suite de calamités; et ses écrits, qui devoient enseigner la vérité, ne serviront qu'à multiplier et affermir l'erreur.

Vous m'effrayez, me dit alors Théodon, en me parlant de toutes ces études préliminaires; la vie d'un homme peut à peine y suffire. Mais supposons qu'on ait acquis toutes ces connoissances, ne nuiront-elles pas à un historien ? Possesseur de tant de richesses, son amour-propre le portera malgré lui à les prodiguer. Comment résister à la tentation d'enchasser dans son histoire tant de belles réflexions sur le droit naturel et la politique? Qu'en arrivera-t-il? La narration qui veut de la rapidité marchera lentement. Ma qualité de philosophe fera tort à ma qualité d'historien. On premier entretien bâillera, on s'ennuiera, mon histoire tombera des mains, et parce que j'aurois voulu être trop savant, je n'instruirai personne.

[340] Vous avez raison, repartis-je, si votre historien sans goût est un pédant qui ne cherche qu'à faire parade de ses connoissances, et qui ne veut rien perdre de ce qu'il pense; ou un de ces philosophes ignorans que nous rencontrons par-tout, et qui ne laissent échapper aucune occasion de faire de longues réflexions sur les vérités les plus triviales. Mais je demande un Thucydide, un Xénophon, un Tite-Live, un Salluste, un Tacite qui connoissoient le coeur humain, la nature des passions, et qui avoient trop de génie pour abuser de leurs lumières et les employer mal à propos. Je veux que l'historien soit en état de faire un traité de morale, de politique et de droit naturel, mais je ne veux pas qu'il le fasse: qu'il se contente d'en fournir les matériaux à un lecteur intelligent. Il n'est pas question entre nous dans ce moment de rechercher avec quelle sagesse, quelle sobriété et quel art un historien doit se servir de sa philosophie pour ne point ennuyer en voulant instruire. Nous y viendrons dans la suite si vous le désirez; mais permettez-moi actuellement de continuer à vous parler des connoissances préliminaires dont un historien a besoin, s'il veut faire un ouvrage utile.

Pour connoître cette politique des passions dont je vous parlois, il faut étudier leur jeu, leur marche, leur progrès, le caractère propre de chacune d'elles, et apprendre comment [341] elles s'unissent, se servent mutuellement, s'enchaînent les unes les autres, s'usent en quelque sorte, se cachent quelquefois pour se reproduire avec une nouvelle force. C'est après cette étude qu'on voit que le présent est garant de l'avenir, et dans le plus léger abus on découvre le germe des désordres les plus pernicieux. Un historien tel que je me le représente attachera nécessairement les bons esprits. Qu'il sera loin de vous présenter de ces réflexions niaises et insipides qui décèlent un homme qui, ne voyant que la superficie des choses, est étonné d'un événement qui devoit nécessairement arriver. Par exemple, que diriez-vous? Je vous cite le premier trait qui se présente à ma mémoire, quoiqu'il ne soit peut-être pas le plus ridicule : que diriez-vous d'un historien assez simple pour remarquer avec surprise «que les chrétiens se livrèrent à la vengeance, lors même que leur triomphe sous Constantin devoit leur inspirer l'esprit de paix?». Oh l'admirable connoissance du cour humain, s'écria Cidamon en éclatant de rire ! Votre historien, ajouta-t-il, ne savoit donc pas ce que personne n'ignore, que la prospérité étend et multiplie nos espérances. Vouloit-il donc que les chrétiens sans mémoire et sans ressentiment oubliassent dans un instant tous les maux qu'ils avoient soufferts? Cet homme avisé et prudent leur auroit sans doute conseillé de se venger quand l'idolâtrie [342] étoit encore sur le trône, qu'il falloit la craindre, l'éclairer et non pas l'irriter pour se rendre dignes d'être tolérés.

On ne finiroit point, repris-je, si on vouloit entrer dans le détail de tout ce que cette réflexion contient de gauche et de puéril: mais, continuai-je, voici quelque chose de plus admirable encore. Le même historien convient que la cour voluptueuse de Léon X pouvoit blesser les yeux ; et il ajoute tout de suite «qu'on auroit dû voir aussi que cette cour même poliçoit l'Europe et rendoit les hommes plus sociables». Voilà la première fois que j'ai entendu dire que la société se perfectionnoit par des vices et non pas des vertus. Ce qui m'étonne davantage de la part de cet historien, le patriarche de nos philosophes, et qu'ils nous présentent comme le plus puissant génie de notre nation, c'est qu'il ne soit qu'un homme, pardonnez-moi cette expression, qui ne voyoit pas au bout de son nez. Etoit-il donc si difficile de s'apercevoir que les voluptés si indécentes de Léon X devoient avilir sa cour, son clergé, et scandaliser la chrétienté? Que de ce scandale naîtroit le mépris de la cour de Rome et même le mépris de son pontife ? De là la tentation d'examiner sa doctrine et de la comparer à celle des premiers temps. Les esprits révoltés doivent s'échauffer. N'en résultera-t- il pas nécessairement des nouveautés dans les opinions? De [343] là des disputes théologiques, des injures, des schismes, des persécutions, des partis, dont l'avarice et l'ambition des grands devoient profiter pour allumer des guerres civiles qui sans doute ont été bien propres à rendre nos pères plus sociables.

Velléius Paterculus n'étoit qu'un historien bel esprit; cependant il se garde bien de tomber dans une erreur aussi grossière que celle de Voltaire au sujet de la liaison et de l'enchaînement des vices et des passions. Au contraire, voyez le commencement de son second livre ; le premier Scipion, dit-il, ouvrit la plus grande carrière à la fortune des Romains, et le second aux vices qui devoient les ruiner. Après la destruction de Carthage, la république n'étant plus contenue par une puissance rivale, ce ne fut pas peu-à- peu, mais précipitamment que les vices succédèrent aux vertus. Les plaisirs, les voluptés, le luxe, suites nécessaires d'une ambition heureuse, et les sources d'une avarice insatiable, énervent subitement le courage des Romains. Viriathus, un chef de voleurs, devient un ennemi redoutable; et Numance, qui ne pouvoit armer que dix mille citoyens, réduit Rome à faire des traités honteux. Une république qui appesantit son joug sur tant de vastes contrées n'est plus en état de faire parler les lois contre des citoyens séditieux qui aspirent à la tyrannie. N'en soyez pas étonné, [344] ajoute Paterculus, la moindre licence quand on la tolère conduit à un forfait; le vice qui s'essaye d'abord d'une manière timide lèvera bientôt une tête altière s'il est impuni, et cessera enfin d'être honteux dans un gouvernement assez corrompu pour le rendre utile à la fortune des citoyens.

Pardonnez-moi, mon cher Théodon, de m'arrêter si long-temps sur la connoissance des passions; mais rien à mon gré n'est plus nécessaire à un historien qui veut instruire, c'est son premier devoir, et même qui ne voudroit que plaire. S'il a bien étudié leur conduite, il verra sans effort comment elles dénaturent un gouvernement, et l'ont déjà détruit quand une nation, trompée par de fausses apparences, croit encore avoir les mêmes lois, les mêmes magistrats et l'ancien mérite de ses pères. Quelles lumières utiles ne répandront pas ses profondes réflexions, s'il peint ces mêmes passions lorsque par un caprice elles remuent quelquefois un état et semblent vouloir le retirer de son engourdissement? Alors le pinceau de l'historien sera hardi, sa touche sera fière; et si ses lecteurs ne sont pas de francs imbécilles, ils s'intéresseront malgré eux aux événemens d'une nation qui ne subsiste plus; ils les compareront à ce qui se passe sous leurs yeux, parce qu'une histoire écrite par un homme habile dans la connoissance des [345] passion n'est étrangère dans aucun siècle ni dans aucun pays. Convenez-en, jamais vous n'avez lu Tite-Live, Salluste, Tacite, sans vous écrier mille fois avec plaisir: fabula de me narratur, c'est nous. Pour moi, je sais bien qu'en lisant, il y a peu.de jours, l'histoire de Thucydide j'ai cru voir dans les passions insensées de là Grèce la peinture de celles qui agitent aujourd'hui l'Europe, et qui nous asserviront comme elles ont asservi les républiques grecques, s'il s'éleve parmi nous un Philippe de Macédoine.

Mais si on ne peut se flatter d'égaler les grands historiens que je viens de vous nommer, il faut du moins assez étudier les passions pour ne pas débiter avec emphase des sottises; par exemple, que «l'Europe ne seroit aujourd'hui qu'un vaste cimetière si la philosophie n'avoit étouffé le fanatisme et l'enthousiasme». Quelle ignorance du cour humain de ne pas voir que le fanatisme s'use pour ainsi dire par les maux qu'il se fait à lui-même, et que les passions qu'il exalte doivent, après de vains efforts, devenir moins agissantes, plus molles, et enfin disparoître entièrement ! Il faut savoir que la nature nous a donné des passions opposées les unes aux autres, qui se combattent, et dont nous nous servons pour les modérer toutes. Distinguant avec Cicéron les vices de l'homme et les vices du siècle, non vitia hominis [346] sed vitia saeculi, un historien s'en seroit pris à la foiblesse du gouvernement, et l'auroit accusé des maux dont la doctrine de Luther et de Calvin n'ont été que le prétexte et l'instrument. Il auroit jugé que le jansénisme, tout métaphysique qu'il est, et par conséquent peu propre à remuer la multitude, allumeroit encore des guerres civiles à la barbe de messieurs les philosophes et de messieurs leurs cliens, si nous avions le même caractère, les mêmes passions, les mêmes préjugés, les mêmes mours que nos pères ambitieux et sortant de l'anarchie féodale, avoient encore sous les règnes de François premier et de son fils.

Otez à un historien la connoissance des passions, sa politique sera dès-lors aussi incertaine et chancelante que celle de certains hommes d'état qui se laissent balloter par la fortune. Dans un chapitre il sera machiaveliste, dans l'autre il louera la bonne foi. Partisan zélé du luxe, il se moquera des gouvernemens qui font des lois somptuaires; et ailleurs il vous dira que les Suisses ignoroient les sciences et les arts que le luxe a fait naître, mais qu'ils étoient sages et heureux. Les maximes raisonnables qui lui échappent quelquefois ne servent qu'à prouver qu'il a peu de sens. On ne trouvera dans son ouvrage que des demi-vérités qui seront autant d'erreurs, parce qu'il leur aura donné ou trop [347] ou trop peu d étendue. Rien ne sera présenté dans ses justes proportions, ni peint avec des couleurs véritables.

Telle est, pour vous le dire en passant, l'histoire universelle de Voltaire. J'étois tres-disposé à lui pardonner sa mauvaise politique, sa mauvaise morale, son ignorance et la hardiesse avec laquelle il tronque, défigure et altère la plupart des faits. Mais j'aurois au moins voulu trouver dans l'historien un poëte qui eût assez de sens pour ne pas faire grimacer ses personnages, et qui rendît les passions avec le caractère qu'elles doivent avoir. J'aurois désiré un écrivain qui eût assez de goût pour savoir que l`histoire ne doit jamais se permettre des bouffonneries et qu'il est barbare et scandaleux de rire et de plaisanter des erreurs qui intéressent le bonheur des hommes. Ce qu'il dit n'est ordinairement qu'ébauché; veut-il atteindre au but? il le passe, il est outré. Je n'en suis pas surpris depuis qu'un de ses plus zélés admirateurs nous a appris qu'il recommandoit aux jeunes gens qui le consultoient de frapper plutôt fort que juste. Précepte admirable pour plaire à la multitude; mais la multitude ne donne qu'une vogue passagère, et il me semble qu on doit plutôt en croire Lucien. Il recommande à un historien de la mépriser, de ne pas écrire pour elle, de ne pas même se [348] conformer au goût de son siècle, et d'avoir toujours devant les yeux le jugement de la postérité qui ne se trompe jamais.

Si l'historien n'avoit à parler que des intérêts, des querelles, des guerres des états, de leur constitution, de leurs lois et de leurs révolutions, les connoissances dont je viens de vous parler pourroient lui suffire. Mais l'objet de l'histoire n'est pas d'éclairer simplement l'esprit, elle se propose encore de diriger le coeur et de le disposer à aimer le bien; tandis que les hommes supérieurs y puiseront les lumières nécessaires pour gouverner la république, il faut que les autres s'y instruisent des devoirs du citoyen. Je veux que l'historien ait le respect le plus profond pour les moeurs; qu'il m'apprenne à aimer le bien public, la patrie, la justice; qu'il démasque le vice pour faire honorer la vertu. Les principes d'honnêteté que j'aurai puisés dans l'histoire me prépareront à seconder les lumières des magistrats qui sont à la tête des affaires et qui veulent le bien. Ils craindront ma censure, et si je puis parler ainsi, je les soutiendrai contre les passions violentes auxquelles ils sont plus exposés que les simples citoyens, et je les affermirai dans la pratique de la justice.

Vous voyez donc, mon cher Théodon, que l'étude la plus approfondie de la morale [349] est absolument nécessaire pour que l'historien soit en état de remplir le double devoir dont il est chargé. C'est par cette morale que la lecture des historiens anciens, je ne parle pas de tous, car Rome a ses Cotins, est si utile et même si intéressante, qu'on les relit sans cesse, tandis qu'après avoir ri une fois des plaisanteries de Voltaire, on ne peut s'empêcher de les mépriser si on a quelque goût. La plupart de nos historiens modernes n'ont aucun principe sur l'ordre et la dignité des vertus, et les désordres plus ou moins grands que produisent les vices. Ils n'ont pour règle que les préjugés publics ou ceux de l'état auquel ils se sont consacrés. Les uns admireront l'ambition de Charles-Quint, et la magnificence ruineuse de Louis XIV. Les autres loueront la piété barbare de Philippe II, ou Guillaume le conquérant, parce qu'il entendoit tous les jours la messe, et assistoit aux heures canoniales et même à matines. Etudions la nature des vertus, et connoissons les bornes qu'elles ne peuvent passer sans devenir des vices ou du moins des minuties ridicules.

Soyez persuadé, disoit Cicéron à Brutus, que sans le secours de la philosophie on ne s'élèvera point à cette éloquence parfaite que nous cherchons et dont nous voulons nous faire une idée. Ce n'est pas, ajoute-t-il, que [350] la philosophie puisse fournir à l'orateur toutes les richesses dont il a besoin, mais elle lui donnera celles dont il ne peut se passer sans être maigre et décharné. J'en dis autant de l'histoire, et peut-être avec d'autant plus de fondement que l'éloquence ne veut souvent qu'éblouir et séduire, et que l'histoire se proposant constamment de nous instruire et nous rendre meilleurs, ne peut jamais se passer de connoître les vertus les plus importantes pour les hommes. Sans la philosophie, dit encore Cicéron, on raisonne mal de la religion, de la mort, de la douleur et de nos devoirs. Elle est donc nécessaire à l'historien obligé de mettre sans cesse sous nos yeux tous ces différens objets.

Il n'auroit pas besoin de beaucoup d'habileté pour rendre notre ame sensible à l'attrait de la vertu, si comme le poëte, maître des personnages qu'il fait agir et des événemens, il étoit libre de récompenser à son gré la vertu et de punir le vice. Mais la vérité, qui doit être toujours sacrée pour l'historien, le forcera à ne point déguiser que le vice heureux ne triomphe que trop souvent de la vertu. Qu'il fasse alors remarquer que ce malheur est le juste châtiment que mérite une société qui, s'éloignant des vues de la nature, se laisse gouverner par les passions. Je veux qu'en me peignant les succès passagers de [351] l'injustice, de l'ambition et de l'avarice, on m'annonce les revers durables dont ils seront suivis; que la vertu opprimée trouve en elle-même une consolation, tandis que le vice en apparence heureux est souvent dévoré de remords, et toujours déchiré par les craintes, les alarmes et les inquiétudes qui l'accompagnent. C'est dans cette partie que Plutarque est peut- être le premier des historiens. On ne le lit point sans aimer davantage la vertu. Je voudrois être Aristide, dussé-je être exilé comme lui. J'admire les talens de Thémistocle, et plus je plains sa fin malheureuse, plus je m'attache à la vertu dont je connois le prix, et qu'il avoit abandonnée.

La vie d'Auguste n'est-elle pas une leçon importante de morale? Quel triomphe glorieux pour la vertu, que de voir ce triumvir barbare et couvert du sang de ses concitoyens, ne se délivrer de ses craintes et des conjurations, qu'en affectant des vertus qu'il n'avoit pas, et qu'il finit peut-être par aimer quand il vit qu'il leur devoit son repos et sa sûreté. Que j'ai de regret, mon cher Théodon que Tacite ne nous ait pas tracé ce tableau interessant; lui qui a rendu le vice si odieux et la vertu si estimable dans la vie de Tibère ! Rappelez-vous avec quelles couleurs il peint ce maître du monde devant qui tout tremble et qui tremble lui-même au milieu des précipices dont il se croit [352] environné. Las de lui- même, las de Rome et de sa puissance, fuit-il à Caprée? Il éprouve qu'il ne se peut fuir lui-même. En vain il veut étouffer ses remords et faire taire ses craintes par les voluptés infames où il se plonge; il semble me dire à chaque instant: Discite justitiam moniti. Malgré que j'en aye, j'apprends dans ma vie privée que les richesses et l'empire du monde entier ne peuvent rendre heureux. Si Tibère, me dis-je nécessairement, avoit imité Auguste, il auroit joui de la même tranquillité.

Vous voyez combien l'histoire s'embellit par la morale dans des mains aussi habiles que celles de Tacite. Je suis touché de la mort d'Helvidius; mais la tranquillité avec laquelle il la reçoit me fait presque envier son sort, ou du moins m'élève l'ame. Aucun homme de bien ne périt par les ordres de l'empereur sans que Tacite n'en tire une leçon importante pour ses lecteurs. En effet, remarquez, je vous prie, que la morale s'associe d'autant plus naturellement à l'histoire, que par les lois éternelles de la Providence il est établi que la vertu porte la paix dans le cour de l'homme, et que le vice y établit le trouble et la crainte. L'une me rend cher à mes concitoyens; l'autre me rend odieux. J'ajoute, et je n'ai pas besoin de le prouver, que le bonheur ou le malheur des états est soumis aux mêmes lois. Une politique injuste peut procurer une prospérité passagère; mais craignez [353] un revers, car on ne se fie plus à vous, et vos ennemis se réuniront pour conjurer votre perte. Jamais vous ne verrez une nation se dégrader et tomber en décadence, qu'après avoir perdu ses mours, et quand ses vices ont affoibli ses lois.

Voilà la philosophie morale que doit avoir un historien; s'il la néglige, il manque à un de ses devoirs les plus essentiels. Sous prétexte d'exciter à la vertu, en prouvant que la providence ne l'abandonne jamais, ne faites point intervenir des miracles en sa faveur. Strada emploie la Vierge et Saint-Jacques en toute occasion pour procurer des succès aux catholiques contre les novateurs. Ces inepties monacales ôtent à un historien la confiance qu'il doit inspirer à ses lecteurs; et dès qu'il est assez téméraire pour vouloir pénétrer les secrets cachés de la Providence, il tombera dans une superstition puérile, et dégradera la sagesse divine. A entendre Strada, on diroit que Dieu a sommeillé pendant quelque temps; que Luther et Calvin ont profité de ce sommeil pour enfanter leur doctrine et se faire des sectateurs; et que Dieu en se réveillant a besoin des armées des princes pour se venger des hérétiques. Combien n'est-il pas insensé de faire partager à Dieu les injustices cruelles de Philippe II, de Grandvelle et du duc d'Albe? Que jamais ces absurdités impies ne souillent une histoire. C'étoit bien la peine [354] d'avoir imaginé vingt miracles pour empécher les catholiques d'être vaincus, ou pour leur faire remporter quelques petit avantages ; tandis que dans l'occasion la plus importante et la plus décisive, la vierge et Saint-Jacques manquent leur coup, et permettent aux vents de détruire cette célébre flotte dont Strada se promettoit la soumission des Pays-Bas, la conquête de l'Angleterre, et dans ces deux pays le rétablissement de l'ancienne religion.

Le merveilleux du poëme épique, si agréable pour notre amour-propre et notre imagination, en nous mettant en commerce avec des dieux qui ont nos passions, déplaît dans l'histoire qui ne parle qu'à notre raison. Je lis avec plaisir dans Homère et dans Virgile, qu'Achille et Enée reçoivent du ciel des armes fabriquées par Vulcain; mais je veux qu'un historien m'apprenne qu'un grand homme et les états n'ont point d'autre bouclier que leurs talens et la sagesse des lois. Laissons agir les causes secondes, et, sans recourir à des prodiges pour orner notre narration ou expliquer des événemens dont nous ne découvrons pas la cause, permettons au monde d'obéir aux lois générales que Dieu a établies à la naissance des choses.

J'approuve votre pensée, me dit alors Cidamon, et tous ces historiens qui font témérairement intervenir Dieu dans nos affaires me [355] paroissent aussi ignorans et aussi grossiers que nos pères, quand ils croyoient à l'épreuve du fer chaud, de l'eau bénite, et au duel judiciaire. Mais, je vous prie, comment un Tite-Live, que vous regardez comme un historien parfait, et qui raconte cependant autant de prodiges que Strada, échappera-t-il à votre critique? Très-aisément, répondis-je, car, écrivant l'histoire d'un peuple très-superstitieux, très-ignorant, qui croyoit voir dans des événemens naturels le signe avant-coureur de quelque calamité, ou la colère d'un dieu qu'il falloit appaiser par des sacrifices ou quelque cérémonie religieuse, l'historien auroit manqué au devoir de peindre les mours et la religion des Romains, s'il eût passé sous silence des faits qui occupoient très-sérieusement la prudence d'un sénat qui jette les fondemens du plus grand empire du monde. J'ose vous assurer que Tite-Live n'étoit point superstitieux. S'il avoit cru aux prodiges qu'il rapporte, il en auroit parlé sur un autre ton; mais il ne s'en est point moqué comme nos philosophes. C'est qu'il ne pensoit point comme eux, que la superstition fût le plus grand des maux et la source de tous les autres. César, l'homme le moins superstitieux, et trop partisan d'Epicure pour croire à une providence incommode pour la paresse des dieux, ne rapporte-t-il pas lui-même les prétendus prodiges qui annonçoient sa victoire [356] à Pharsale? Il n'y croyoit pas, mais son armée y croyoit: les prodiges qu'elle croyoit voir augmentoient sa confiance, et contribuèrent au succès de cette célébre journée. Tite-Live écrivoit après César, et peut-on croire raisonnablement qu'il crût à tant de misères, dans un temps où la philosophie des Grecs étoit si familière aux Romains, et que les écrits philosophiques de Cicéron, sur-tout ses traités de la divination et de la nature des dieux, avoient éclairé toutes les personnes qui cultivoient leur esprit.

Voilà à-peu-près, mon cher Théodon, les connoissances par lesquelles on doit se préparer à écrire l'histoire. Et en voilà assez, me répondit-il en riant, pour me bien convaincre que Cidamon me donnoit un conseil pernicieux: je m'y rendois sur la foi de Voltaire qui a dit quelque part avec son bon sens ordinaire, que «l'histoire ne demande que du travail, du jugement et un esprit commun». Me voilà détrompé: mais quoique j'espère que désormais Cidamon préférera ma paresse et mon silence à une histoire médiocre pour ne rien dire de pis; vous nous avez présenté des idées nouvelles qui m'ont fait beaucoup de plaisir. Vous avez distingué différens genres qui demandent des talens différens et sont soumis à des lois différentes. Je ne vous en tiens pas quitte. Vous avez piqué ma curiosité, et Cidamon, [357] qui ne vous a pas écouté avec moins d'attention que moi, a le même désir. Il fait beau, nous pouvons prolonger notre promenade. Quand vous nous aurez fait part de vos réflexions, Cidamon laissera les ignorans en repos. De mon côté je relirai les historiens anciens avec d'autant plus de plaisir, que j'y remarquerai peut- être des défauts et sûrement des beautés qui m'échappoient faute de connoissances. Mon cher Théodon, lui répondis-je, je ferai trèsvolontiers ce que vous exigez de moi, car je compte sur votre amitié et celle de Cidamon. D'ailleurs j'y trouverai mon avantage; vous avez l'un et l'autre trop d'esprit et de goût pour que je ne sois pas ravi de vous communiquer mes idées: je les réformerai si vous m'apprenez que j'ai tort; et si vous les approuvez, je m'y attacherai plus fortement.

Il ne faut que jeter les yeux sur ce que se propose Tite-Live en commençant son histoire, pour juger du plan que doit se faire l'auteur d'une histoire générale. Sans m'arrêter, dit- il, aux fables par lesquelles nos aïeux grossiers croyoient donner plus de lustre à leur origine, bornon-nous à connoître les mours, les lois soit civiles soit militaires, et les hommes illustres qui ont étendu l'empire de la république sur le monde entier; et comment notre prospérité nous a trompés et conduits à ce terme fatal, où, accablés sous le poids de notre avarice et de [358] notre ambition, nous n'avons plus même la force nécessaire pour nous corriger.

Il me semble que le plan de Tite-Live embrasse tout ce qu'un lecteur raisonnable est en droit d'attendre d'un historien. Que pourroit-il désirer au-delà? On ne peut négliger aucun de ces objets sans que l'histoire ne perde de son intérêt, et ne devienne obscure. Si je ne suis pas instruit des mours publiques et des lois qui forment la constitution politique, vous me présentez en vain des événemens qui méritent d'être connus; je n'en démêle point les causes, et j'en attribue les succès aux hommes qui ont commandé. Je crois que c'est le hasard seul qui les produit, comme il produisit autrefois Annibal chez les Carthaginois, et Charlemagne parmi nous, qui sont deux espèces de prodige dans leur nation. Au lieu d'un grand tableau, vous ne m'offrez, si je puis parler ainsi, qu'un portrait. Mon intérêt diminue, la vérité m'echappe, et je ne trouve point dans l'histoire l'instruction que je doit y chercher. Si vous me faites connoître au contraire les mours et le gouvernement de la république, je vois que les grands hommes qui paroissent sur la scène sont l'ouvrage des lois. Je m'attache à la république qui leur communique son génie; l'intérêt s'agrandit et ma raison s'éclaire sans effort.

Tite-Live qui a connu cette vérité, que je n'ai découverte qu'en me rendant compte [359] du plaisir que me fait sa lecture suit avec soin tous les établissemens des Romains; aucune des lois qui peuvent apporter quelque changement dans les intérêts et les passions des patriciens ou du peuple n'est oubliée. Je vois se former sous mes yeux les mours, les usages, les coutumes et le droit public de la république. J'aperçois le mélange des vertus et des vices qui se combattent avec des forces inégales. Tout citoyen qui par son exemple ébranle la constitution ou l'affermit, est mis sous mes yeux; de sorte que pour peu que je sois capable de réfléchir sur les faits qu'on me présente, j'en vois résulter la fortune prodigieuse des Romains. Quelques vices, l'avarice, par exemple, et l'ambition que les lois n'ont pu détruire, qui obéissent ordinairement à l'amour de la gloire et de la patrie, mais qui par bouffées se présentent encore quelquefois, m'annoncent quel sera un jour leur empire: je prévois qu'elles s'empareront de la puissance publique, et feront succéder la tyrannie à la liberté.

Si une histoire générale est bien fait, on doit juger, par la conduite que tient un peuple en se formant et par les efforts qu'il fait pour parvenir à la fin qu'il se propose, de la manière dont il jouira de sa fortune. Dans cette jouissance même, l'historien doit me faire pressentir les causes de sa décadence. Alors tout se développe de soi-même, les faits naissent [360] naturellement les uns des autres; et c'est en cela que consiste dans une histoire générale tout l'art de préparer les événemens. La narration, qui n'est point obligée de s'interrompre pour donner des éclaircissemens nécessaires, marche avec rapidité, ne languit jamais et entraîne le lecteur. Mais mon cher Théodon, n'attendez rien de pareil d'un écrivain qui, par les études dont je viens de vous parler, ne se sera pas préparé à écrire l'histoire. Il faut qu'il ait long-temps médité son ouvrage, qu'il en ait étudié toutes les parties, et qu'il les embrasse toutes d'un coup d'oil.

Je sais bien qu'aucune nation ne présente un aussi beau tableau que la république romaine ; mais distinguons, je vous prie, la matière sur laquelle travaille un historien, de l'habileté avec laquelle il la manie et la met en ouvre. Les Barbares qui ont fondé nos états modernes valoient certainement les brigands à qui Romulus ouvrit un asyle. Les uns ont vu détruire leur puissance avant qu'elle pût s'affermir; les autres ont jeté les fondemens de plusieurs états qui subsistent encore; et par un reste de leur barbarie primitive, croient dans leur faste et leur foiblesse offrir le modèle de la politique la plus parfaite. Pourquoi ces histoires n'intéressent-elles point le lecteur? C'est qu'on a toujours négligé de m'instruire des mours, des lois, des coûtumes et du droit public de ces [361] Barbares. Je marche alors à la suite d'un historien qui ne sait lui-même où il va. L'ennui me gagne au milieu de ces combats, de ces guerres, de ces victoires dont on m'entretient sans me dire où tout ce fracas me conduira. Qu'on m'ait fait connoître, par exemple, le caractère des soldats de Clovis, l'esprit de liberté qu'ils avoient apporté de Germanie, et l'esprit de servitude qu'ils trouvoient dans les Gaules, et il me semble que j'en aurois vu résulter tout ce qui est arrivé, c'est-à-dire, le progrès du despotisme dans les uns et de la servitude dans les autres. J'aurois pu faire peu de cas de la nation qu'on auroit mise sous mes yeux, mais j'aurois admiré la sagesse et l'habileté de l'historien. Je n'aurois pas approuvé, mais j'aurois plaint. Cet intérêt m'eût préservé de l'ennui. Ma raison se seroit éclairée, et peut-être n'aurois-je pas eu moins de plaisir à connoître comment un peuple reste dans une éternelle enfance, qu'à démêler les ressorts de la grandeur romaine.

Rappelez-vous Tite-Live; voyez comment en commençant son histoire il pique la curiosité de son lecteur, et le rend attentif. Res romana quae ab exiguis profecta initiis eo creverit ut jam magnitudine laboret suâ. Je me plais à considérer et à mesurer l'intervalle immense qu'il y a entre Rome naissante et Rome maîtresse du monde. Dès-lors je prends intérêt [362] aux petites choses qu'on me raconte de Romulus et de ses successeurs. Rien ne m'annonce encore les prémices d'un grand empire mais heureusement pour les Romains, Tarquin sé rend odieux et se fait chasser. L'historien réveille mon attention et ma curiosité, en m'avertissant que ce n'étoit que sous Tarquin que la liberté devoit être établie, pour que les citoyens n'en abusassent pas. Ces mots me préparent à la grandeur et à la décadence de la république. Voilà l'objet que je me propose de connoître. Je dévore avec plaisir les premières guerres des Romains contre les Eques, les Volsques, les Toscans, les Sabins, etc. et les dissentions éternelles des patriciens et des plébéiens. Pourquoi? C'est que je vois un peuple qui, dans des entreprises et des démêlés en apparence peu importans, acquiert de grandes vertus et de grands talens, se prépare à faire de plus grandes choses, et approche, quoique lentement, du terme où les destinées, ou plutôt ses mours et son gouvernement l'appellent. En voyant rassembler les matériaux immenses d'un vaste édifice, vous les considéreriez avec plaisir; parce que votre imagination se feroit d'avance un tableau magnifique du palais qu'on va élever: il en est de même de l'histoire romaine. Quand vous rencontrerez, mon cher Théodon, quelqu'un de ces lecteurs qui prétendent que la première décade de Tite-Live est inférieure [363] aux autres, ne balancez point à écrire que c'est un de ces lecteurs qui ne savent pas lire et ne voient pas dans l'événement qui est sous leurs yeux celui qui doit le suivre.

Cette unité d'action et d'intérêt, si recommandée au poëte épique, pour m'intéresser aux entreprises de son héros, n'est pas moins nécessaire à l'historien: car elle est fondée sur la nature même de notre esprit, qui ne peut s'occuper de plusieurs objets à la fois sans se partager, recevoir par conséquent une impression moins vive, se lasser, s'embarrasser, se dégoûter et ne tirer enfin aucun fruit de ses études. Homère m'intéresse au retour d'Ulysse à Ithaque, et Virgile à l'établissement d'Enée en Italie. Ils n'oublient jamais que c'est là le but de leur poëme, et pour fixer mon attention, ils me le rappellent souvent. De même l'historien doit ne point me laisser perdre de vue le terme où il a promis de me conduire. Alors l'histoire devient en quelque sorte un poëme épique; elle marche à son but à travers les obstacles qu'opposent les passions et les événemens de la fortune. Les Gaulois dans Rome embrasée, Pyrrhus et Annibal en Italie tiennent lieu du merveilleux d'Homère et de Virgile, et ne m'inquiètent pas moins sur le sort des Romains, que Junon et Neptune sur celui d'Enée et d'Ulisse.

Après Tite-Live, je puis vous citer Grotius. [364] Son histoire des guerres qui ont donné naissance à la république des Provinces-Unies est un ouvrage qui mérite les plus grands éloges. Je ne vous dirai pas qu'il est rempli de maximes que la politique doit adopter; que les passions y sont peintes avec autant de force que d'adresse; ce n'est pas sous ce point de vue que je le considère actuellement.

Rappelez-vous avec quel soin Grotius me fait connoître les mours et le génie d'un peuple qui peut souffrir un maître, mais non pas un tyran; qui s'essaye à secouer le joug, et conserve par habitude les préjugés qu'il doit à son ancien gouvernement. Vous le voyez qui se défie de lui- même, qui doute, qui hésite, qui suit sa colère en tâtonnant; et qui, n'ayant plus le caractère convenable à la monarchie, n'a pas cependant encore celui qui convient à des républicains. C'est pour mieux peindre cette situation incertaine que Grotius donne aux premiers livres de son ouvrage la forme d'annales; rapportant les événemens par ordre de leur date, je vois les succès et les revers se balancer; je flotte entre la crainte et l'espé- rance. En admirant la prudence de Guillaume, prince d'Orange, je voudrois quelquefois hâter son courage; mais bientôt je blâme moi-même mon impatience, et dans cette agitation je m'éclaire, et sens combien il est difficile d'établir la liberté sur les débris de la monarchie. Cependant [365] Guillaume a jeté les fondemens de la république; son fils Maurice va élever l'édifice, et Grotius donne une nouvelle forme à son ouvrage; j'avance à plus grands pas vers le terme que l'historien m'a proposé, et je connois tous les ressorts du gouvernement. En lisant Tite-Live, je devine toute l'histoire romaine. Rien ne m'arrête; si j'ai réfléchi sur la première décade, j'ai le dénouement de tout. Les Romains, maîtres de l'Italie, seront exposés à des guerres plus dangereuses, mais le passé m'instruit de l'avenir, et je m'attends à trouver dans les plus grandes adversités des Fabius, des Marcellus et des Scipion. De même, quoique Grotius termine son histoire à la fameuse trêve de 1609, il me semble que j'y vois le germe de tous les événemens qui sont arrivés depuis dans les Provinces-Unies, et des passions qui en ont été l'ame. L'ambition de la république et son goût pour la guerre qui la mêlent dans toutes les affaires des potentats ne m'étonnent pas; mais à travers tout cet éclat, je découvre cet esprit mercantille qui doit s'accroître au milieu des dépenses et des disgraces inséparables de la guerre; il parviendra à dominer, et la république, après son commerce, regardera la paix comme le souverain bien.

Vous l'avouerai-je? Par la disposition générale de son ouvrage, Grotius me paroît fort supérieur à Tacite. On diroit que ce dernier [366] historien a pris la plume avant que d'avoir bien connu toute l'étendue du projet qu'il méditoit. Rien n'est plus beau que la peinture qu'il nous fait du règne de Tibère, et Racine a eu raison de l'appeler le plus grand peintre de l'antiquité; mais il me laisse quelque chose à désirer. En ouvrant ses annales, je ne suis point préparé à la politique ténébreuse d'un tyran qui croit n'être jamais assez puissant et craint toujours de le trop paroître. Je vois le despotisme le plus intolérable se former, et je ne sais point à quoi cela aboutira. Je me lasse des cruautés et des injustices presque uniformes qu'on me rapporte, et je ne vois point qu'il soit nécessaire de multiplier ces détails pour me faire connoître Tibère, sa cour, la honteuse patience du sénat et la lâcheté du peuple.

Vous blâmez peut-être ma témérité, mon cher Théodon, convenez cependant que si Tacite, au lieu de se borner à nous entretenir de Tibère, de Claude, de Néron et de quelques autres princes, eût fait l'histoire de l'empire et non pas des empereurs, il auroit attaché ses lecteurs par un plus grand intérêt, et répandu des lumières qui auroient instruit dans tous les siècles et tous les pays. Nos pères, pouvoit dire Tacite en commençant son ouvrage, ont vaincu le monde parce qu'ils ont aimé la vertu et la liberté. Les dépouilles de leurs ennemis les ayant corrompus, ils n'ont plus été dignes [367] d'être libres. Les dissentions nous ont asservis, en faisant passer la puissance publique dans les mains de quelques citoyens avares et ambitieux. Marius et Sylla avoient préparé la puissance de Jules-César, qui usurpa l'autorité souveraine et en fut puni; mais Brutus et Cassius étoient destinés à être les derniers Romains. Un nouvel ordre de choses s'est formé; ayant les vices de la servitude, nous nous sommes accoutumés à porter nos chaînes: et les Barbares qui apprendront à nous mépriser détruiront jusqu'à notre nom.

Ou je me trompe fort, ou cette exposition auroit été bien plus propre que celle de Tacite à piquer la curiosité de ses lecteurs, et à les intéresser. Au lieu de quelques princes dont la cruauté et l'imbécillité font horreur, j'aurois été occupé du sort des Romains. Voilà donc, me serai-je dit, la postérité des ces hommes qui ont d'abord étonné le monde par leurs vertus et ensuite par leurs talens, condamnée à devenir la proie de quelques hordes de Barbares. Par quel venin secret, me serois-je demandé, les forces de cette puissance redoutable vont-elles s'engourdir? Si Tacite avoit voulu développer les progrès de la monarchie comme les historiens précédens avoient fait connoître ceux de la liberté, il est sensible qu'il auroit commencé son ouvrage par le commencement, et non pas par le règne de Tibère. Au lieu de garder [368] l'histoire d'Auguste pour occuper les dernières années de sa vie, c'est ce prince qu'il auroit d'abord mis sous nos yeux.

Que ne donnerois-je pas pour qu'il se fût tracé ce plan? Avec quel intérêt, avec quelle avidité n'auroit-on pas lu la vie du plus habile et du plus adroit des tyrans, écrite par l'historien qui connoissoit le mieux les ruses et l'artifice du cour humain, et qui, d'un oil sûr, aperçoit chaque passion sous le masque dont elle se couvre. J'aurois frémi pour le sort de l'état, en voyant périr tous les citoyens dont les vertus font ombrage à l'usurpateur qui cessa d'être cruel en cessant de craindre. Quelle instruction pour moi, si Tacite m'eût fait connoître les ressorts de cette ambition qui se cachoit pour dominer plus sûrement, et qui appela à son secours toutes les passions basses qui devoient avilir les Romains et les rendre patiens. Je n'en dis pas assez, cette ambition se fit aimer et regretter. Cet Octave qui n'auroit jamais dû naître, les Romains dégradés finirent par dire qu'il n'auroit jamais dû mourir.

Après avoir peint Auguste avec cette touche et ces couleurs qu'on ne peut trop admirer, Tacite se seroit encore surpassé lui-même dans la vie de Tibère. Il auroit démêlé les vices que ce prince devoit à ses passions et ce que les circonstances y avoient ajouté. Auguste cachoit ses sentimens et ne vouloit pas qu'on le devinât. [369] Tibère exigeoit qu'on le vît à travers le voile dont il cherchoit à se couvrir. De là cette tyrannie sourde à laquelle les timides Romains ne peuvent se soustraire. Tous ces détails de délations et de supplices que Tacite s'excuse quelquefois de rapporter, parce qu'il craint de fatiguer ses lecteurs, je les lirois avec avidité, parce qu'ils rne serviroient à former cette chaîne qui lie tous les événemens, et à comprendre comment les Romains qui se servoient encore du terme de république sous des empereurs absolus devoient tomber dans un tel excès de bassesse et de corruption qu'ils regretteroient Néron.

Permettez-moi de vous dire encore une chose que je ne vous dis qu'en tremblant, c'est que Tacite, par le plan que je propose, m'eût fait penser, m'eût éclairé, et se fût éclairé lui-même sur la situation et la fortune de l'empire. J'ai de la peine à vous comprendre, me dit Cidamon avec un ton qui me marquoit sa surprise, expliquez-vous. Est-ce que vous prétendez sérieusement, comme vous nous l'avez déjà laissé entrevoir, que Tacite pensât que les Romains, en obéissant aux empereurs, ne marchassent pas à leur ruine? Et vraiment oui, répondis-je le plus doucement qu'il me fut possible, je le pense: car quoiqu'il dise dans sa Germanie que l'empire n'est plus en état de résister aux forces de ses ennemis, urgentibus [370] imperii fatis, nihil jam præstare fortuna majus potest quam hostium discordiam, je vois que c'est une vérité qui lui échappe par hasard ou par humeur, et non pas une conséquence de sa politique, puisque dans le second livre de ses annales, sous Tibère, il dit qu'Arminius attaqua la puissance romaine dans le temps qu'elle étoit le plus florissante. Je me rappelle ses expressions: Liberator haud dubie Germaniae et qui non primordia populi romani, sicut alii reges ducesque, sed florentissimum imperium lacessierit. Vous voyez par ces expressions, qu'il croyoit alors la fortune de Rome plus solidement affermie que quand les Samnites, Pyrrhus et Annibal tentèrent de la renverser.

Dans l'éloge d'Agricola, il loue Nerva d'avoir concilié la puissance du prince et la liberté du peuple, res olim dissociabiles, dit-il; il croyoit donc qu'après le règne de Nerva on pouvoit les associer. Il ajoute que Trajan affermit la sûreté publique. Ce ne sont plus de simples espérances. Nec spem modo ac votum securitas publica, sed ipsius voti fiduciam ac robur assumpserit. Tacite qui n'étoit pas un flatteur se repaît de chimères agréables; et il me semble que s'il eût commencé par écrire le règne d'Auguste, et démêlé avec sa profondeur ordinaire la politique qui trompoit les Romains et les accoutumoit à la servitude, il auroit juge que Tibère pouvoit s'épargner les [371] ruses, les perfidies et les cruautés qu'il crut nécessaires à sa sureté; mais qu'ayant appris aux Romains qu'il étoit dangereux d'avoir des vertus et des talens, l'empire tomba dans une extrême foiblesse. Pour ne pas craindre les citoyens, il faudra ménager les soldats, et les corrompre pour les rendre dociles. Les armées disposèrent de l'empire après la mort de Néron, parce qu'il n'y avoit plus dans l'état de puissance publique. En étudiant le règne d'Auguste, Tacite auroit découvert que c'est à l'abri de cette puissance, ou plutôt de son image, que ce prince avoit trouvé sa sûreté, et que dès le moment que ce fantôme disparoîtroit, il n'y avoit plus à attendre que les plus déplorables calamités.

En voilà trop; car j'ai toujours présent à l'esprit le sage précepte de Quintilien, et ce n'est point sans scrupule que j'ose blâmer un homme tel que Tacite. Quoi qu'il en soit de mes réflexions j'insiste sur la nécessité de faire connoître, en commençant une histoire générale, le terme auquel on veut la conduire, et tous les détails particuliers qui m'apprendront que tous les faits sont liés les uns aux autres, et que les dernières révolutions sont l'ouvrage des premières.

Un exemple va vous faire entendre ma pensée, et je vous citerai l'histoire des révolutions romaines par l'abbé de Vertot. Je le [372] regarde comme celui de tous nos écrivains qui a été le plus capable d'écrire l'histoire. Il a l'ame élevée et généreuse; son imagination vive ne le domine pas, et ne lui sert qu'à donner aux objets qu'il traite les ornemens qui leur sont convenables. Ses peintures sont dessinées avec hardiesse, ses réflexions courtes. Il connoît le coeur humain et la marche des passions, et sa narration est rapide. Voilà certainement les talens les plus heureux; mais soit que, trompé par la facilité et les grâces de son génie, il eût négligé les connoissances préliminaires dont je vous ai d'abord parlé; soit que, content de plaire à ces lecteurs dont Paris est plein, et qui se croient toujours assez instruits quand ils se sont amusés, il forma le dessein de nous donner une histoire romaine dégagée des détails de Tite-Live. Toutes nos femmes beaux esprits, et cette multitude innombrable d'hommes qui ne sont que des femmes, l'ont lu avec avidité; et en citant mal à propos des noms et des faits dont ils ont chargé leur mémoire, ils font le supplice des personnes sensées. Je l'ai souvent éprouvé par moi-même, en lisant les révolutions romaines de l'abbé de Vertot; j'ai été obligé de suppléer à ce qu'il avoit passé sous silence. Si je n'avois pas été un peu au fait des affaires des Romains, il m'auroit été impossible d'y rien comprendre, parce qu'une histoire est nécessairement obscure pour un esprit [373] raisonnable, quand elle ne développe pas les causes générales des événemens, et ne fait pas remarquer la liaison intime qu'ils ont entr'eux.

Mais quand je dis, mon cher Théodon, que les plus petits détails plaisent, instruisent et intéressent s'ils touchent aux mours, aux lois et au gouvernement d'une nation, je n'entends pas qu'il faille les prodiguer. Que les détails soient nécessaires; que l'historien qui veut instruire et plaire, omne tulit punctum qui miscuit utile dulci, choisisse parmi tous ces détails ceux qui sont les plus propres à rendre la vérité piquante et agréable. Ne fatiguez point vos lecteurs par une surabondance d'érudition et de faits uniformes; l'esprit rassasié les rejette à l'instant. L'abbé Fleury, je l'avoue, n'a pas quelquefois fait assez attention à ce précepte de nos maîtres. Dans son histoire ecclésiastique il fatigue les gens qui ont plus de pénétration et de goût que de piété par les détails qu'il rapporte; ils sont entassés sans ménagement, et certainement inutiles pour faire voir comment la religion devoit triompher de la politique des princes, de l'orgueil des philosophes et de la jalousie des prêtres des faux dieux. Je me trompe peut-être; peut-être que l'histoire ecclésiastique doit être soumise à d'autres règles que l'histoire profane. Je suis tenté de le croire, puisque l'abbé Fleury lui-même s'impose la loi de rapporter les faits comme un [374] simple témoin sans se permettre de porter aucun jugement, ni même de faire aucune réflexion. Quoi qu'il en soit, n'oublions point que cet écrivain est un de ces hommes de génie, qui ont fait le plus d'honneur à notre nation. Nous lui devons des discours sur l'histoire ecclésiastique qu'on lira toujours avec admiration, et qui prouvent que leur auteur avoit en lui-même ce riche fonds de probité, de sagesse et de lurnières qui doit être l'ame d'un historien.

En se proposant le même plan, le même dessein, les mêmes vues que Tite-Live s'est proposés, il me semble que les historiens modernes, s'ils avoient eu d'ailleurs le génie et les connoissances nécessaires pour écrire l'histoire, auroient pu présenter un tableau instructif, intéressant et agréable de leur nation. La France, l'Angleterre, l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne, etc. ont eu des mours extrêmement barbares, et cependant plusieurs siècles, les lois ou les coutumes qui étoient l'ouvrage de ces mours ont conservé dans leurs habitans, que je n'ose appeler ni citoyens ni magistrats, une grossièreté, une ignorance, mais en même temps une force et une énergie qui leur ont fait exécuter des choses très-extraordinaires et précieuses pour qui veut connoître tout ce dont l'homme est capable. De révolutions en révolutions ces peuples ont été conduits à cette [375] politesse dont nous nous glorifions aujourd'hui, et qui dans le fond n'est qu'une barbarie différente, puisque nous la devons à des mours efféminées, à des vices bas et lâches, et non pas à des lois sages qui nous ayent rapprochés des vues de la nature. Il falloit peindre ce tumulte des passions, qui toujours mal à leur aise se choquent continuellement; et la fortune au milieu de ce cahos qui décide des intérêts des rois, des grands, du peuple, et se joue du sort des nations. Avec le génie et les connoissances de Tite-Live, quel tableau intéressant ne nous eût-on pas présenté ! Ce grand historien profite des erreurs des hommes comme de leurs actions les plus sages; et le lecteur, en s'instruisant de ce qu'il faut éviter, apprend ce qu'on doit faire.

Si vous lisez le père Daniel, vous verrez qu'il ne s'est pas même douté du plan qu'il auroit dû se proposer. Au lieu d'étudier l'ancien temps, il a trouvé plus commode d'en juger par le nôtre. Voyant la monarchie par-tout où il trouve le nom de roi, il ne parle jamais des coutumes tantôt plus, tantôt moins grossières, qui formoient le seul droit public de la nation. Il vous mène de Clovis jusqu'à nos jours, sans que vous soupçonniez ces révolutions tantôt sourdes, tantôt bruyantes que nous avons éprouvées. Mézerai n'est point flatteur comme le père Daniel, mais il manque [376] comme lui des connoissances nécessaires pour instruire. Sa morale est plus digne de l'histoire que celle de Daniel. Son style est moins languissant, mais il est dur. Ses tableaux sont grossièrement dessinés et n'ont point ce coloris qui attache le lecteur. A l'égard de l'abbé Vely, il a voulu, dit-on, prendre une autre route, rendre compte de nos lois et peindre les mours; mais il a tout confondu par ignorance. Il attribue à la première race des usages qui n'appartiennent visiblement qu'à la troisième. Son histoire est un cahos où tout est jeté, mêlé, confondu sans règle et sans critique. En un mot, je vois un historien qui s'est mis aux gages d'un libraire, et dont la stérile abondance fait la richesse. Ses continuateurs ont pris sans doute une autre méthode, et j'entends dire que le public les lit avec plaisir.

Je ne sais pas si les histoires étrangères ont été traitées plus heureusement que la nôtre. Je ne connois pas Mariana, et il seroit insensé à moi de vouloir en parler. Cependant j'oserois parier qu'un jésuite espagnol a dû composer une très-médiocre histoire d'Espagne. Un mauvais religieux ne connoît que l'intrigue; et celui qui pratique régulièrement sa règle ne connoît pas les vérités politiques qu'il méprise. Un chanoine de SainteGeneviève, dont j'ai oublié le nom, nous a donné une histoire de l'empire. Après la lecture de quelques pages, [377] il a fallu me contenter de la parcourir, et bientôt même je me suis lassé de ce travail ingrat. Rapin de Thoyras a étudié les Anglois et leur constitution avec beaucoup plus de soin que les autres historiens: ses vues sont droites, il aime la justice, et sa politique tient aux principes du droit naturel; mais sa narration marche avec une lenteur qui fatigue; tous les matériaux qu'il s'est donné la peine de ramasser, il veut malheureusement les faire entrer dans son ouvrage. Il est savant, mais il manque de goût. Hume raconte avec plus de rapidité; mais il ne connoît pas sa nation, et on ne découvre point l'influence du caractèré national dans les événemens qu'il rapporte. Quand ses réflexions sont à lui, elles sont communes, et trop souvent d'une fausse politique que la morale ne peut approuver. Ayant commencé son ouvrage par la fin, et avant que d'avoir étudié et démêlé la chaîne qui lie tous les siècles et tous les événemens d'une nation, il n'est pas surprenant que le règne des Stuarts laisse mille choses à désirer. Il a ensuite fait remonter son histoire jusqu'aux anciens Bretons, mais on retrouve un historien qui n'a lu que les chroniques; il a ignoré les lois des Normands; et tout ce qu'il dit sur la police des fiefs est inintelligible, ou du moins je n'y ai rien compris. Le père d'Orléans a prétendu faire une histoire des révolutions d'Angleterre. Au lieu [378] de ne parler que des guerres que se faisoient les princes, il auroit donc dû faire connoître le gouvernement des Bretons, des Anglo-Saxons, des Danois et des Normands, parce que c'est de ces différentes constitutions que sont sortis, comme de leur foyer, les intérêts différens, les querelles, les troubles et les révolutions qui ont agité l'Angleterre. Oh le plaisant historien ! qui néglige de me faire connoître la grande charte, et se contente de l'appeler l'écueil de l'autorité royale et la source des mouvemens qui agitèrent depuis les Anglois ! Il en faut convenir, le père d'Orléans ne vouloit traiter que les changemens que la religion a soufferts depuis Henri VIII. Mais pourquoi ne donnoit-il pas à son ouvrage le titre qui lui convenoit? Quand il est parvenu à cette époque, il entend mieux ce qu'il veut dire; il marche d'un pas plus ferme et plus rapide, et on le jugeroit digne d'écrire l'histoire, si ses préjugés lui eussent permis de voir et de dire toujours la vérité.

L'histoire d'Ecosse, par Buchanan, ne doit point être confondue avec celle dont je viens de vous parler. Vous trouverez un écrivain d'un génie supérieur, et formé à l'école des grands historiens de l'antiquité dont il étoit plein. Sa narration est vive et animée, il apprécie avec justesse les vertus et les vices. Ses réflexions, toujours courtes, renferment un grand sens, [379] et invitent le lecteur à méditer. Les mours et les passions sont peintes avec beaucoup de force et de vérité. Son histoire est courte, parce que, pensant qu'elle étoit faite pour instruire la postérité, elle ne devoit point se charger de ces minuties qui peuvent amuser notre curiosité dans des mémoires qui tombent dans l'oubli, dès que de nouveaux mémoires présentent à une nouvelle génération les mêmes inepties et les mêmes sottises sous d'autres noms.

J'aurois souhaité que Buchanan eût été aussi attentif que les anciens à faire connoître le gouvernement et le droit public de sa nation. Ce n'est pas qu'il ne dise des choses très-instructives à cet égard; mais elles sont trop séparées les unes des autres pour produire l'effet que je désire, comme l'a fait depuis le célébre Robertson: il falloit rassembler en une masse tout ce qui regarde la constitution féodale des Ecossois ; un historien ne peut trop se défier de la paresse et de la négligence de ses lecteurs. Il faut les frapper par de grands et longs traits de lumière qui éclairent leur esprit distrait, les forcent de remonter à la cause des événemens, et les mettent à portée d'en suivre l'enchaînement sans peine ou plutôt avec plaisir: et c'est là peut-être l'art le plus rare et le plus difficile de l'historien.

Je ne conseillerois à personne, mon cher Théodon, d'entreprendre une histoire générale. La plupart des états de l'Europe doivent [380] craindre la vérité; ils veulent des flatteurs et non pas des historiens. Une histoire qui, remontant à l'origine de leurs coutumes, de leurs moeurs, de leurs lois de leurs droits et de leurs prétentions, dévoileroit les progrès de leur fortune ou de leur décadence révolteroit leur amour-propre, et peut-être même passeroit pour l'ouvrage d'un mauvais citoyen. Mais indépendamment de ce premier obstacle voyez dans quelles sources impures nos historiens modernes sont obligés de chercher la vérité. Je sais que Tite-Live se plaint quelquefois des premiers monumens historiques des Romains, où les mêmes faits sont rapportés d'une manière différente; mais cette incertitude ne regardoit que des événemens particuliers dont les circonstances différentes ne peuvent occasionner aucune erreur sur la nature du gouvernement, des lois, des moeurs et du caractère d'une république dont les citoyens ont les mêmes connoissances et sont renfermés dans les murs d'une même ville. Il n'en est pas de même des peuples modernes; et pour se borner à ce qui nous regarde, rappelez-vous combien la Gaule comptoit dans son sein de différentes nations qui toutes avoient des coutumes, des lois, des préjugés différens et une ignorance égale. Jetez les yeux sur notre Grégoire de Tours et les chroniqueurs encore plus ignorans et plus barbares qui l'ont suivi. Aucun de ces historiens [381] n'a connu la nature du gouvernement sous lequel il vivoit. Pour découvrir une vérité incertaine et toujours prête à nous échapper, il faudra donc se jeter dans l'étude de nos diplomes, de nos formules anciennes, de nos capitulaires, et gémir sous ce fatras énorme de pièces propres à faire reculer d'effroi le savant le plus intrépide et le plus opiniâtre .

Après s'être desséché l'esprit dans ces études arides, comment ne composeroit-on pas une histoire barbare? On aura acquis, j'y consens, les lumières nécessaires pour faire connoître les mours, le droit public et le caractère d'une nation; mais comment conservera-t-on ce goût et cette éloquence qui attachent un lecteur? Voltaire se vante quelque part d'avoir lu nos capitulaires, mais il n'est pas donné à tout le monde d'y puiser assez de gaieté pour être le plus frivole et le plus plaisant des historiens. Je craindrois que tout écrivain qui voudra se mettre en état d'écrire raisonnablement une histoire générale ne passât les années les plus précieuses de sa vie à débrouiller le cahos historique d'une nation. Il ne lui resteroit pour l'écrire qu'une vieillesse languissante, une imagination presque éteinte et incapable d'échauffer assez la raison pour présenter avec autant de grâce que d'énergie les événemens et les hommes qu'on veut mettre sous les yeux de ses lecteurs.

En racontant les disgraces et les succès d'une [382] nation, que l'historien m'apprenne avec soin comment elle supporte sa bonne et sa mauvaise fortune. C'est par cette peinture, si elle est fidelle, que je démêlerai la liaison des événemens qui tour-à-tour, comme causes et effets les uns des autres, se succèdent sans conserver le même caractère. Alors l'histoire n'a pas besoin d'emprunter la morgue ou le ton étranger de la philosophie pour m'instruire du pouvoir des circonstances sur notre esprit, nos mours et nos lois; et dans les caprices de la fortune je découvrirai la source des caprices de notre conduite.

Si un historien, pour intéresser, exagère les malheurs d'une situation, et peint mal à propos un état sur le penchant de sa ruine, il pourra attacher un lecteur ignorant; mais un homme instruit rira de la bonhommie de l'auteur, et le livre lui échappera des mains. Il sait qu'un peuple ne fait des pertes véritables et essentielles, que quand il perd le caractère auquel il a dû ses succès.

La faute que je reprends est rare; celle des historiens qui se laissent éblouir par une fausse prospérité est plus commune. Il est si doux de se flatter et de croire qu'on ne doit qu'à soi les faveurs de la fortune, qu'un peuple doit être moins attentif sur lui-même, à mesure que la prospérité lui exagère ses forces et que sa puissance augmente ses espérances et diminue ses craintes. Voilà l'écueil de presque tous les [383] historiens; ils sont avec le peuple les dupes d'un état qui prépare et annonce une décadence. Ne découvrant d'abord dans cette révolution naissante qu'une vertu plus douce et plus facile, ils n'osent point prévoir, comme Caton, que les passions mises plus à leur aise introduiront bientôt une anarchie secrète dans le gouvernement, forceront les lois d'être plus indulgentes, et se porteront enfin aux excès les plus dangereux. Je voudrois de tout mon coeur qu'il me fût permis d'effacer les premières lignes du trente-quatrième livre de Tite-Live. Jusque-là la critique la plus sévère ne peut lui reprocher aucune erreur; et je suis d'autant plus étonné de lui voir traiter de bagatelle le débat qui s'éleva au sujet de la loi Oppia, qu'il fait tenir à Caton un discours digne de sa gravité et de sa prévoyante sagesse, tandis que le tribun Valerius ne favorise le luxe des femmes que par les plus foibles raisonnemens. Homère et Démosthène, selon Horace et Cicéron, ont sommeillé quelquefois; pardonnons à Tite-Live une distraction. Je voudrois donc, mon cher Théodon, qu'une histoire générale, en me racontant les entreprises et les succès d'une nation contre ses ennemis, me rapportât avec une égale attention les progrès de ses vices domestiques, et la décadence des mours qui annonce celle de l'état.

Il ne me reste qu'à vous dire un mot de la [384] manière dont je croirois qu'une histoire générale doit être écrite, quand un peuple est parvenu à ce point de dépravation qui ne peut souffrir aucun remède. Remarquez d'abord que toutes les décadences ne sont pas égales; les unes éclatent par des convulsions violentes, les autres sont accompagnées d'un assoupissement léthargique, ou d'une sorte de délire encore plus dangereux. Une nation qui a été libre, et dont le gouvernement long-temps ébranlé sur ses bases est enfin détruit, mérite qu'on en trace le tableau. Les mours, les lois et les magistrats de cette république n'ont plus, il est vrai, aucune force, mais le souvenir en subsiste. Les citoyens qui souffrent de cette anarchie réclament leurs droits, tandis que ceux qui en profitent veulent affermir leur tyrannie. L'injustice de ceux-ci rend les autres injustes. On ne voit plus que des vertus médiocres, mais il subsiste de grands talens, et l'histoire peut être encore aussi instructive qu'intéressante.

Pour vous faire mieux entendre ma pensée, permettez-moi de vous rappeler l'histoire de la guerre du Péloponèse par Thucydide. Cet historien, que toute l'antiquité a admiré, a fait un chef d'ouvre en nous faisant l'histoire de la décadence de la Grèce. Ses républiques, ivres de la gloire qu'elles avoient acquise en repoussant Xerxès, ne sentent plus le besoin qu'elles ont d'être unies. Thucydide me peint les [385] Grecs prêts à oublier les lois de leur confédération. L'orgueil d'Athènes blesse l'orgueil de Lacédémone, et toute la Grèce qui se partage est portée à servir l'ambition de ces deux villes avec le même courage et la même constance qu'elle auroit servi la patrie. Des vertus égales, des talens égaux offrent un spectacle intéressant; mais je m'apercois enfin que ces républiques s'épuisent en formant des entreprises au-dessus de leurs forces, et doivent bientôt se lasser d'un courage et d'une constance qui contrarient leurs nouveaux goûts. De cette situation d'Athènes et de Lacédémone doit naître l'anarchie de la Grèce, et de cette anarchie la grandeur de la Macédoine; et rien, comme vous voyez, n'est plus capable d'instruire et d'intéresser un lecteur pour qui le bonheur et le malheur des sociétés ne sont pas des objets indifférens.

Permettez-moi de vous citer encorc l'exemple de la république romaine. Ses richesses fruit de ses conquêtes, ayant détruit l'équilibre des magistratures et l'autorité des lois, il ne subsistoit plus de puissance publique; puisque Scipion Nasica, tant loué par les anciens, n'eut d'autres moyen pour s'opposer aux projets de Tiberius Gracchus, que de l'attaquer à main armée dans la place publique. L'audace généreuse de Nasica et le sang d'un tribun dont la personne étoit sacrée; voilà le germe de cette longue suite de guerres, de crimes et de malheurs toujours [386] produits les uns par les autres. Ce tableau n'est ni moins instructif ni moins intéressant que celui des beaux siècles de Rome. Je connois, si je puis parler ainsi, toutes les extremités de la nature humaine et dans le bien et dans le mal. Tandis que les Romains m'effraient par leurs vices, ils méritent encore mon admiration par leurs talens. Si l'historien a fait son devoir, s'il n'a pas négligé de me faire apercevoir la chaîne qui lie tous ces événemens, il faut ou que je sois le plus stupide des lecteurs, ou que je rapproche ces temps dont j'ai lu l'histoire, que je les compare, et que je conclue de ce rapprochement et de cette comparaison que la politique ne conduit au bonheur qu'autant qu'elle puise ses principes dans la morale .

Mais il n'en est pas de même de ces décadences qui ne se manifestent que par des signes de foiblesse, de lâcheté et de bassesse. Que l'histoire connoisse sa dignité, et laisse perdre le souvenir de ces temps méprisables. Si dans les fastes de cette nation esclave vous trouvez un prince qui n'ait pas été accablé de sa fortune, et dont la sagesse et les talens suspendent la ruine de son empire, prenez la plume; c'est un hommage que vous devez à la vertu. Si un monstre ou un imbécille d'une espèce distinguée hâte et précipite par ses vices ou ses inepties le moment fatal de sa nation, vous pouvez le retirer de son obscurité pour le punir, [387] et apprendre aux princes qui ne peuvent pas être vertueux, qu'ils se contentent du moins d'avoir des vices obscurs et médiocres.

Hérodien, l'un des historiens les plus judicieux de l'antiquité, me paroît s'être proposé cette règle. Vous vous rappelez qu'il choisit l'époque célébre où les malheurs de l'empire suspendus par quelques bons princes depuis Trajan jusqu'à Commode, reprennent leur cours avec la violence d'un torrent dont les eaux arrêtées rompent leur digue. Vous voyez Commode qui est embarrassé de la réputation de son père. Vous diriez que ce scélérat essaye d'échapper à sa scélératesse; mais bientôt encouragé par les vices de sa nation, ce monstre abominable sera regretté comme Néron qu'il n'aura que trop imité. C'est alors qu'est portée au comble cette démocratie militaire qu'on pouvoit prévoir dès le règne même de Tibère; car les légions avoient dès-lors commencé à soupçonner que l'empire devoit leur appartenir, puisqu'elles en faisoient la force. Les cohortes prétoriennes, familiarisées enfin avec ces idées ambitieuses, mettent l'empire à l'encan; à leur exemple, chaque armée veut faire et fait en effet son empereur pour n'en faire, si je puis parler ainsi, que son premier magistrat. Avec quelle heureuse hriéveté Hérodien raconte des faits auxquels nos historiens donneroient aujourd'hui plusieurs volumes qui ne m'instruiroient [388] point. Au milieu des guerres civiles, je vois subsister quelque trace des anciennes idées et se former le germe des révolutions qui doivent succéder aux dissentions présentes. Sévère qui craint Albin, le fait César pour se donner le temps de détruire Niger, et revenir ensuite sur lui et le perdre. On imagine bientôt de mettre l'empereur en sûreté en partageant l'empire, et Antonin régna avec Géta. Macrin qui leur succéda éleva son fils à la dignité de César pour être sûr de deux armées. Tout devient une instruction pour moi. Je vois comment la politique des passions n'a d'autre art que de se conformer aux circonstances, et d'y obéir. Je sais gré à Hérodien de m'avoir préparé à la révolution qui doit enfin donner une rivale à Rome, et faire de l'empire deux puissances séparées et indépendantes.

Un écrivain qui nous auroit donné l'histoire du règne de Constantin, et qui auroit eu autant de génie qu'Hérodien, n'auroit point manqué de nous faire connoître à quel genre de vices nouveaux on devoit s'attendre, dès que les légions auroient perdu leur courage avec leur esprit séditieux, et que les empereurs, plus tranquilles dans leur cour, s'endormiroient sur le trône. Vous ne trouverez plus que quelques princes qui méritent d'être connus, et l'histoire ne doit s'occuper alors que des barbares qui détruiront bientôt le nom romain. [389] Je vous l'avoue, je ne devine point par quels motifs M. le Beau, dont plusieurs personnes de mérite estiment les talens et les connoissances, a pu entreprendre une histoire générale de l'empire d'Orient; un volume suffisoit pour en peindre la misère éternelle et toujours la même. La longueur de l'ouvrage de M. le Beau m'a effrayé. On y trouves dit-on, beaucoup d'érudition, soit; mais à quoi sert une érudition qui ne m'apprend que des faits dont je ne puis tirer aucune instruction utile?

Voilà les premières idées qui se sont présentées à mon esprit au sujet des histoires générales; j'aurois encore cent choses à vous dire; et nous les entendrons, me dit Cidamon, avec beaucoup de plaisir. Mais j'ai eu tort, ajouta-t-il en plaisantant, de n'avoir pas conseillé à Théodon une histoire universelle. Nous rîmes de cette plaisanterie. Si j'ai bien compris, reprit Cidamon en m'adressant la parole, la doctrine que vous venez de nous exposer, il me semble qu'on en doit conclure que le projet d'une histoire universelle est insensé. Comment seroit-il possible, dans cette foule d'objets si différens, que l'historien trouvât cette unité si nécessaire dont vous nous avez parlé? Un intérêt si partagé ne me frappera pas assez fortement pour m'attacher. Quand je suis en train de suivre un peuple, l'historien me déplaît nécessairement toutes les fois [390] qu'il l'abandonne pour me transporter dans une autre nation. De ces faits morcelés et hâchés je ne puis tirer aucune instruction. Je ne vous parle pas de l'histoire universelle de Voltaire, qui n'est qu'une pasquinade digne des lecteurs qui l'admirent sur la foi de nos philosophes; mais je vous parle de M. de Thou. J'ai éprouvé en le lisant l'ennui d'un voyageur qui, allant de ville en ville, de province en province, tantôt à droite, tantôt à gauche, marcheroit toujours sans savoir où il va. De sorte que pour me débarrasser de ses narrations si longues, quoique courtes, si vagues, si incohérentes, je pris enfin le parti de l'abandonner toutes les fois qu'il abandonnoit lui-même la France pour passer dans d'autres états dont je ne me soucie point, et même en Amérique et aux grandes Indes.

Mon cher Cidamon, repris-je alors, vous avez raison; un historien doit être bien plus jaloux de montrer un bon jugement qu'une érudition dont je me défie malgré moi dès qu'elle veut tout embrasser. Si M. de Thou est répréhensible d'avoir entrepris l'histoire universelle d'un temps très-court, que penseroit-on d'un historien qui voudront nous entretenir de tout ce qui s'est passé depuis la naissance du monde; je ne croirois même pas qu'on pût faire un ouvrage raisonnable en se bornant à l'histoire de l'Europe depuis la ruine [391] de l'empire romain. L'exemple de M. Robertson doit nous rendre timides et circonspects. C'est certainement un homme d'un très-grand mérite, et la manière dont il a approfondi l'histoire de son pays est digne des plus grands éloges. Trop encouragé par ce premier succès, il a osé mettre à la tête de son histoire de Charles-Quint un tableau des révolutions que les états modernes de l'Europe ont éprouvées depuis leur établissement. Avant qu'on nous eut traduit cette introduction à la vie de Charles-Quint, je l'entendois louer comme un chef d'ouvre. J'en attendois la traduction avec la plus vive impatience. Elle parut enfin, qu'y trouvai-je ? Un ouvrage croqué, rien d'approfondi; et pour m'en tenir à ce qui regarde l'histoire de France, je rencontrai tous les préjugés et toutes les erreurs de nos historiens qu'on avoit parcourus trop légérement. Robertson cite le président de Montesquieu, l'abbé du Bos, le comte de Boulainvilliers et moi indigne; mais il paroît qu'il n'entend aucun de ces écrivains, puisqu'il en adopte à la fois différentes opinions qui ne peuvent s'associer, et qui, réunies, forment un parfait galimathias historique.

Il est juste que les hommes, que la misère de leur condition ne condamne pas à tout ignorer, ne soient pas étrangers dans le monde qu'ils habitent. Ils doivent prendre dans leur [392] éducation une idée générale de l'histoire universelle. Dans ces élémens destinés à instruire de jeunes gens dont la raison n'est pas encore formée, il n'est point question de développer les causes des événemens, et d'étaler les richesses de la politique. Que l'écrivain cependant soit assez instruit pour éviter des erreurs dangereuses et ne pas corrompre l'esprit et le coeur de ses lecteurs, en leur faisant prendre des préjugés nationaux pour des vérités. Il doit se borner à former le coeur de ses lecteurs, les instruire des préceptes généraux de la morale élever leur ame, et tâter simplement leur esprit en leur offrant quelquefois des réflexions qui piquent leur curiosité, et, s'ils ont de l'esprit, les invitent à penser et étudier plus particulièrement l'histoire de leur pays ou celle d'une nation plus illustre. Pour faciliter cette étude, je croirois qu'au lieu de suivre l'ordre des temps et de mêler et confondre des peuples qui n'ont rien de commune il faudroit adopter la manière de Puffendorff qui traite séparément chaque nation. Mais il faudroit ne point avoir sa sécheresse rebutante, et à son exemple, se contenter d'indiquer des faits qui, dénués de tout détail, ne laissent aucune trace dans la mémoire et rebutent par conséquent le lecteur. Cette histoire universelle dont je parle ne doit être qu'un recueil d'histoires particulières, faites à [393] l'imitation de celle de Florus, qui donne quelque idée des Romains.

On pourroit encore se former le plan d'une histoire universelle en ramenant tout à quelques peuples célébres qui se sont succédé sur la scène du monde, et à quelques époques principales qui ont été autant de révolutions pour le genre humain. C'est ce qu'avoit exécuté Trogue Pompée que nous ne connoissons que par son abréviateur qu'on lit presque sans fruit. Si Justin n'a rien changé à l'ordre de l'auteur qu'il abrégeoit, on peut dire que cet historien n'avoit pas assez médité sur l'art d'arranger et de disposer les faits; mais j'aime mieux penser que l'abréviateur a gâté son original, en supprimant les liaisons et les transitions par lesquelles Trogue Pompée avoit uni toutes les parties de son ouvrage. Je parle ainsi, parce qu'on rencontre quelquefois dans Justin de trop belles choses pour qu'elles lui appartiennent.

C'est sur ce plan que Bossuet a composé son discours sur l'histoire universelle, ouvrage inutile aux personnes peu instruites, mais qui fera éternellement les délices de celles qui sont dignes de l'entendre. Quel jugement profond dans le choix des événemens ! Quelle habileté dans la manière de les présenter ! On voit les empires se former, s'accroître, chanceler, tomber, se succéder les uns aux autres. La curiosité des [394] lecteurs est continuellement invitée à rechercher les causes de ces événemens qui présentent à la fois toute la grandeur et toute la foiblesse des choses humaines. Dans ce trouble où je suis, je trouve un maître qui m'instruit, qui me guide, qui m'éclaire. Un mot lui suffit pour me rappeler toute une histoire. Pyrrhus, dit-il, remporta contre les Romains des victoires qui le ruinèrent. Tout est plein de pareils traits; et sans choix, je vous cite ceux qui se présentent les premiers à ma mémoire. Rome, accablée par Annibal, dit-il ailleurs, doit son salut à trois citoyens, Fabius, Marcellus et Scipion. Après avoir peint à grands traits la Philosophie des Grecs et ses progrès, les Romains, dit-il, avoient une autre espèce de philosophie qui ne consistoit point en dispute ni en discours, mais dans la frugalité, dans la pauvreté, dans les travaux de la vie rustique et de la guerre, dans l'amour de la patrie et de la gloire, ce qui les rendit maîtres de l'Italie et de Carthage.

Dans sa troisième partie, Bossuet dit qu'il a passé trop vite sur beaucoup de choses pour pouvoir faire les réflexions qu'elles méritent. Il a raison; et je vous avouerai, par exemple, que venant au règne d'Augustule, c'est-à-dire, à la ruine de l'empire d'Occident, l'historien tourne un peu trop court. Sur les débris de cette puissance autrefois si formidable, je vois [395] s'élever de nouveaux états et un nouvel ordre de choses; et mon esprit étonné attend des réflexions qui m'aident à rapprocher le passé de l'avenir. Je me trompe peut-être; mais permettez-moi de le dire, la lecture de la première partie auroit été encore plus agréable et plus instructive, si l'historien qui semble prêter ses ailes à son lecteur lui eût ménagé quelques lieux de repos où il se seroit arrêté avec son maître pour démêler et connoître les causes de la prospérité et de la décadence des nations. Si Bossuet avoit semé dans sa première partie ces profondes et sublimes réflexions qu'on ne lit que dans la troisième, il me semble que malgré lui, il auroit comparé aux états anciens ceux qui s'élevoient sur les ruines de l'empire. Il auroit jugé que des Barbares ignorans qui s'emparoient des vices et des richesses des Romains ne ramèneroient jamais les beaux siècles de la Grèce et de Rome.

On ne finiroit point sur cette matière, mais je ne veux pas vous ennuyer; d'ailleurs, l'heure de la retraite approche, il faut nous séparer. Pas encore, me dit Théodon en me retenant par le bras, et je ne vous demande qu'un tour d'allée. Vous nous avez dit un mot de la sobriété avec laquelle un historien doit se servir de sa philosophie, et de l'art avec lequel il doit l'apprêter; sed lateant vires, nec sis in fronte disertus. Je sens la nécessité de cette sobriété [396] et de cet art; mais je suis embarrassé à me faire une idée claire et nette de la loi que vous imposez aux historiens. Plusieurs l'ont suivie, puisque plusieurs m'instruisent et me plaisent également; et je voudrois que vous m'aidassiez à démêler par quel artifice ils ont réussi.

Je ne sais, mon cher Théodon, si je pourrai vous satisfaire, mais essayons. Vous rappelez-vous, poursuivis-je, d'avoir lu Polybe? Sans doute, me répondit-il, et je m'en souviens si bien que malgré la profondeur et la sagesse de ses réflexions, je suis bien déterminé à ne plus le relire. Il m'occupe de lui quand je voudrois n'être occupé que des personnages qu'il met sur la scène. Il coupe sa narration par des espèces de dissertations, et j'admire en bâillant. Fort bien, repris-je, mais je gage que si ces espèces de dissertations qui vous ont ennuyé, au lieu de couper la narration et de la faire languir, la rendoient plus vive, plus animée et plus intéressante, vous les auriez lues avec le plus grand plaisir; et rien, poursuivis-je, n'étoit plus aisé. Polybe n'avoit qu'à faire ce qu' Hérodote, Thucydide, et Xénophon avoient fait avant lui, et Tite- Live et Salluste après ces grands modèles. Qu'Hérodote eût fait faire une dissertation sur la monarchie, le gouvernement populaire et l'aristocratie en son nom, il auroit infailliblement ennuyé; et le lecteur impatient auroit [397] passé par-dessus ces judicieuses réflexions pour courir à l'événement. Mettant au contraire toute cette politique dans la bouche d'Otanes, de Mégabyse et de Darius, le lecteur assiste avec plaisir à cette délibération, et partage avec ces chefs des Perses l'intérêt qui les anime. Autre exemple: que Tite-Live eût dit en son nom contre le luxe en faveur de la loi Oppia, ce qu'il met dans la bouche de Caton le censeur, on eût dû l'admirer, car il dit des choses admirables; mais non erat hic locus, lui aurois-je crié: contez et ne prêchez pas; et j'aurois eu raison, parce que Tite-Live auroit fait le rôle insipide d'un pédant qui étale de la morale; et que Caton fait celui d'un homme de bien, d'un homme de génie, d'un magistrat qui s'oppose à une corruption naissante dont il prévoit les progrès, et qu'il combat pour sauver la liberté de la république.

Votre réflexion est judicieuse, me dit Théodon, et je commence à me rendre raison du plaisir que m'a fait la lecture de certains historiens. Mais faites attention que vous introduisez le roman dans l'histoire. Le lecteur se défie de toutes ces harangues, il sent qu'elles sont l'ouvrage de l'historien, et dès-lors l'histoire ne lui inspire plus aucune confiance. Ne craignez rien, répondis-je, le plaisir nous fait illusion. Les lecteurs qui ne songent qu'à s'amuser ne chicaneront point un historien qui leur [398] plaît; et ceux qui ayant plus d'esprit, cherchent à s'instruire, savent bien que ces harangues n'ont point été prononcées; mais ils veulent connoître les motifs, les pensées, les intérêts des personnages qui agissent; on exige que l'historien qui doit les avoir étudiés éclaire et guide notre jugement; et on lui sait gré de prendre un tour qui frappe vivement notre imagination et rend la vérité plus agréable à notre raison. Ces harangues animent une narration; nous oublions l'historien, nous nous trouvons en commerce avec les plus grands hommes de l'antiquité, nous pénétrons leurs secrets, et leurs leçons se gravent plus profondément dans notre esprit. Je suis présent aux délibérations et à toutes les affaires; ce n'est plus un récit, c'est une action qui se passe sous mes yeux.

Jamais, mon cher Théodon, il n'y aura d'histoire à la fois instructive et agréable sans harangues. Essayez de les supprimer dans Thucydide, et vous n'aurez qu'une histoire sans ame; cet ouvrage, que tous les princes et leurs ministres devroient lire tous les ans, ou plutôt savoir par cour, vous tombera des mains, parce que vous ne connoîtrez ni le génie, ni les passions, ni les entreprises des Grecs déchus de leur ancienne vertu. Otez à Tite-Live ses harangues, et vous lui ôterez à la fois ses traits de lumière qui éclairent et élèvent ma raison, et un de ces principaux ornemens par [399] lesquels il réveille mon imagination et remue mon cour. C'est là que j'ai appris le peu que je sais de politique; je l'ai admiré en m'instruisant, et peut-être m'eût-il dégoûté, si parlant en son nom, il eût fait de longues et par conséquent de froides réflexions.

Mais ces harangues sont soumises à des lois sévères qu'il n'est jamais permis de violer sans devenir un misérable déclamateur. J'exigerois d'abord qu'elles fussent nécessaires, c'est-à-dire, qu'on ne les employât que dans des occasions importantes où il s'agit du salut et de la gloire de l'état, ou de former une entreprise hardie; cela ne suffit pas, il faut encore que l'affaire qu'on agite puisse être envisagée par de bons esprits d'une manière différente. Fuyez alors les lieux communs d'une éloquence de collège. Que rien ne soit dit pour l'ornement et l'ostentation. Ne consultez que la raison, donnez des preuves, entraînez-moi, et qu'il me soit impossible de vous résister. Pour vous le dire en passant, mon cher Théodon, vous jugez actuellement combien il est nécessaire de ne pas négliger les études par lesquelles je vous ai dit qu'il falloit se préparer à écrire l'histoire. L'historien sous un masque emprunté, tantôt remontera jusqu'aux premiers principes du droit naturel, et fera connoître à quelles conditions la nature permet aux sociétés d'être heureuses. Tantôt se bornant à m'instruire de [400] cette politique des passions qui gouvernent et agitent le monde, je découvrirai, à travers leurs caprices et leurs erreurs, la marche constante qu'elles tiennent; et je démêlerai d'avance, dans les discours du personnage qui m'entretient, les causes des succès heureux ou malheureux qui l'attendent. Je ne vous dis, mon cher Théodon, que ce que j'ai éprouvé en lisant Tite-Live. Je l'ai lu bien des fois, et toujours avec un nouveau plaisir; je le lirai encore, et j'y trouverai éternellement des beautés qui m'avoient échappé. Les faits que je sais le mieux me plairont encore, parce que je ne les sais point comme Tite-Live les raconte. Je n'ai pas oublié que les Romains après la prise et l'incendie de Rome veulent abandonner leur patrie pour se transporter à Veïes, et que Camille s'oppose à ce dessein pernicieux. Entre les mains d'un historien médiocre, ce fait n'est rien; mais dès que Camille prend la parole, je me sens intéresser: je jouis du spectacle de toutes les espérances qui agrandissent les vertus des Romains, et doivent leur donner l'empire du monde. Rome sort de ses ruines pour dominer; j'aime à suivre cette république dans ses progrès. La journée de Cannes rappelle-t-elle aux esprits la bataille d'Allia? Scipion destiné à vaincre Annibal est un second Camille. Le discours par lequel il rassura les Romains prêts à abandonner leur patrie calme les inquiétudes [401] du lecteur. Je ne cède point à la terreur que j'éprouve, j'espère comme Scipion, je m'attends à toute la politique courageuse, constante et sublime qui doit faire triompher la république.

Voilà pour ce qui regarde l'instruction: mais à l'égard de l'agrément, vous sentez sans peine combien les harangues doivent y contribuer. Elles réveillent l'attention du lecteur, interrompent la monotonie de la narration, et autorisent l'historien, ou plutôt le forcent à prendre tour-à-tour tous les tons d'une éloquence tantôt sublime et tantôt tempérée. Sans qu'on paroisse m'en instruire, on me fera connoître les opinions, les mours et le caractère de chaque siècle. L'historien mettra avec succès dans la bouche des personnages qu'il fait parler des choses qui choqueroient dans la sienne. Le goût est l'esclave des convenances; et il admire dans Camille cette confiance aux augures qu'il désapprouveroit dans Tite-Live, dont l'histoire, écrite sous le règne d'Auguste, ne devoit pas porter l'empreinte des anciennes superstitions. Ces harangues servent encore à fixer dans l'esprit du lecteur l'objet principal qui doit l'occuper, et qui rendra intéressans les plus petits détails. Si un historien, pour aider ma mémoire et se rendre plus clair, rappelle des situations ou des faits dont il m'a déjà entretenu, il me déplaît parce [402] qu'il ne sait pas me plaire à mon insçu. J'ai l'injustice de croire que je n'avois pas oublié ce qu'il me répète, et je me plains de son bavardage. Il n'en est pas de même d'un capitaine ou d'un magistrat qui veut persuader; je me mêle, pour ainsi dire, parmi ses auditeurs, et j'approuve dans le capitaine ou dans le magistrat ce que je blâmerois dans l'historien. Rappelez-vous enfin avec quel art les historiens emploient quelquefois des harangues pour exposer avec autant de force que de grâce la situation des affaires d'une république. Salluste, par exemple, s'est bien gardé de dire lui-même ce qu'il fait dire par Adherbal. Pourquoi? C'est qu'il a senti qu'il ne lui auroit pas convenu de se servir des mêmes tours ni des mêmes expressions pour peindre l'esprit des Romains encore conduits par d'anciennes idées, et cependant déjà vendus à l'avarice. Enfin, car il faut finir, les harangues sont nécessaires quand l'historien raconte une action qui doit étonner et peut-être soulever les ames ordinaires. Je vous citerai Manlius qui justifie l'arrêt de mort qu'il a prononcé contre son fils pour avoir vaincu contre ses ordres. Quelque lâche qu'on soit, on ne peut s'empêcher d'admirer un père qui a la force de sacrifier à la patrie un fils qu'il aime tendrement. En écoutant Manlius, je le plains; je frissonne en aimant son courage, le titre [403] et le nom du père me subjuguent. Je n'oserois imiter Manlius, et je serois honteux de ne le pas louer. Tandis que, selon toutes les apparences, j'aurois été révolté contre l'apologie que Tite-Live auroit voulu faire en son nom, je n'aurois cru entendre qu'un déclamateur qui auroit voulu se parer d'une magnanimité dont il auroit été incapable.

Quand vous ferez une histoire, mon cher Théodon, je vous conseille de faire parler chaque personnage suivant son caractère et celui de son siècle; cette règle, prescrite aux poëtes par les maîtres de l'art, est également faite pour les historiens. Qui pourroit souffrir qu'Alcibiade et Nicias eussent le même ton dans Thucydide? Marius, César et Caton ne s'expriment point de la même manière dans Salluste. Pour Tite-Live, il semble avoir eu l'éloquence différente de tous les grands hommes qu'il fait parler, et il faut le placer avec Cicéron à la tête de ces génies rares qui ont toujours le style convenable à la matière qu'ils traitent. Chez lui le sujet de Philippe ou d'Antiochus ne s'exprimera point comme le citoyen d'une république de la Grèce. Les anciens portoient cette délicatesse jusqu'au scrupule. Si Thucydide met dans la bouche de Brasidas un discours plus long et plus orné qu'on ne l'attend d'un Lacédémonien, il a soin d'avertir qu'il étoit plus éloquent que ses concitoyens. [404] Pour les harangues indirectes qui sont presque les seules dont nos historiens modernes fassent usage, elles sont par leur nature froides et languissantes. Les anciens les employoient rarement, et seulement dans les affaires moins importantes, ou quand la narration devoit marcher avec plus de rapidité.

Mais notre tour d'allée est fini. Tant pis, me répondit Théodon, car il s'en faut bien que vous ayez fini tout ce que vous avez à nous dire sur l'histoire. Je suis au désespoir que des affaires m'obligent de partir demain après-midi pour la campagne; permettez-nous donc, à Cidamon et à moi, de vous dérober votre matinée. De tout mon coeur, repartis-je, et je vous attendrai avec impatience.

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