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[Nicolas Fréret]

Vues générales sur l'origine & le mélange des anciennes Nations, & sur la manière d'en étudier l'histoire

Nicolas Fréret (attr.), Vues générales sur l'origine & le mélange des anciennes Nations, & sur la manière d'en étudier l'histoire,
in Histoire de l'Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres, avec les Mémoires de Littérature tirés des Registres de cette Académie, depuis l'année MDCCXLIV jusques et compris l'année MDCCXLVI , vol.XVIII, A' Paris, de l'Imprimérie Royale, 1753, pp.49-71.
URL: testi/700/freret/vues.html
© Cromohs - HTML edition by Rolando Minuti and Guido Abbattista: October 1995

Nota editoriale

[49] Les écrivains de l'ancienne histoire, & de celle du moyen âge, sont remplis des difficultés, dont la plus grande est l'embarras où jette à tous momens cette multitude de peuples inconnus, qu'on voit tout d'un coup paroître sur la scène, se succéder, se détruire; dont on ignore l'origine & sur lesquels les auteurs ne sont presque jamais d'accord. La mémoire a peine se charger de leurs noms; l'esprit les confond; l'imagination se forme des faux systèmes, & l'on finit par se dégoûter d'une étude pénible & presque toûjours infructueuse.
Mais le peu de fruit qu'on tire souvent des recherches de ce genre vient moins de la nature des objets, que de la manière dont on les examine. On procède sans méthode, ou l'on se sert de méthodes vicieuses: il est certain cependant que l'érudition ne suffit pas pour réussir dans une étude si difficile; & que si l'esprit philosophique ne la conduit dans sa marche, elle s'égare & se perd. Toutes les sciences, tous les arts ont leurs principes: ceux qu'on peut appliquer aux discussions dont il s'agit ici, sont en petit nombre; mais simples, féconds, très-étendus & capables de jeter un grand jour sur des questions importantes.
M. Fréret, qui s'étoit attaché particulièrement aux recherches de ce genre, a sémé dans quelques Mémoires sur l'origine de diverses Nations la plupart de ces principes, dont il s'étoit fait une loi de ne point s'écarter. Mais comme ils sont épars & presque égaré dans une foule de dissertations qui ne font point corps; dont quelques-unes ne sont même qu'ébauchées; où l'auteur les a souvent placés en forme de digressions, sans les appliquer à des exemples qui pussent en [50] rendre sur le champ la vérité sensible; nous avons cru devoir les détacher des morceaux dans lesquels ils sont des espèces de hors d'oeuvre, & les présenter tous à la fois au lecteur. C'étoit le moyen de faire mieux apercevoir la justesse & l'étendue de ces principes, qui se fortifient & s'éclairent par leur liaison & leur dépendance mutuelle. Les exemples dont nous avons cherché à les appuyer, sont encore tous tirés de divers écrits de M. Fréret: ainsi c'est à lui qu'appartiennent ces matériaux, que nous n'avons fait que mettre en oeuvre. L'essai que nous offrons au public est un ouvrage de rapport, résultant de l'assemblage d'un grand nombre de parties auparavant séparées, mais qui sembloient tendre d'elles-mêmes à se réunir.
{I.ère Observation. } Premièrement, pour se faire une juste idée de l'origine de certaines Nations & de leurs mélanges; pour fixer le pays d'où elles sont sorties & le temps où elles ont d'abord été connues, développer les circonstances de leur établissement, déterminer l'étendue & la durée de leur puissance, il ne suffit pas de compiler tout ce qu'en ont écrit les anciens. Il faut savoir lier entre eux tous les passages épars, en former un corps dont toutes les parties s'accordent & se soutiennent, & les réunir sous un point de vûe qui présente naturellement à l'esprit, jusque-là sans préjugé, le véritable système qu'il doit embrasser.
{II.e Observation. } Secondement, toutes les autorités ne sont pas à beaucoup près, d'un poid égal: si la Critique compte quelquefois les suffrages, elle les pèse toûjours. On ne sauroit employer trop de discernement, lorsqu'il s'agit d'accorder aux différens auteurs le degré de confiance que chacun d'eux mérite, & de régler, pour ainsi dire, les rangs entre eux. Pour juger un écrivain, il faut avoir égard à son génie, à celui de sa profession, à celui de sa nation, à celui de son siècle, à mille autres considérations. En général M. Fréret pense, avec tous les Critiques, qu'on doit préférer les auteurs contemporains, ou voisins du temps dont on étudie l'histoire, & à leur défaut, ceux qui sont les plus anciens & les mieux instruits.
[51] Les écrivains postérieurs n'ont fait, le plus souvent, qu'altérer les témoignages des anciens, dont il n'étoient que des échos infidèles. Gardons-nous d'accumuler leurs passages, & plus encore d'alléguer les écrivains fabuleux de l'antiquité. Il ne faut pas s'y tromper; elle avoit ses voyages de Sadeur, & ses histoires des Sevarambes. Les anciens qui puisèrent dans de pareilles sources, comme dans le poëme sur les Arimaspes, dans les descriptions du pays des Atlantes & des Hyperboréens, méritent de notre part le même mépris, qu'avoient sans doute pour eux les plus sensés de leurs contemporains. Si l'ancienneté de ces romans devoit nous imposer; s'il ne nous étoit pas permis de juger les écrivains Grecs & Latins, par les mêmes règles que les écrivains modernes; les recherches de littérature & d'érudition, ne mériteroient pas d'occuper un homme raisonnable.
{III.e Observation. } Troisièmement, il faut distinguer avec soin les Nations qui diffèrent essentiellement les unes des autres par le langage, par les moeurs, ou du moins par certaines usages singulièrs, qui ont dû les empêcher de s'unir & de se mêler entre elles. La contrariété des usages annonce toûjours une différente origine: cette proposition peut passer pour une règle générale. Il n'en est pas de même de la proportion inverse, qui, vraie dans bien des cas particuliers, souffre plus d'une exception: expliquons-nous.
De ce que deux peuples ont des coutumes diamétralement opposées, assez anciennes chez l'un & l'autre pour que l'origine s'en confonde avec celle des peuples mêmes, on peut conclure que leur tige est différente. Mais il ne s'ensuit pas que celle de deux peuples soit commune, de ce que leurs usages, même les plus bizarres, ont entre eux des traits frappans de ressemblance. Un seul exemple, pris au hasard, justufiera cette remarque. L'usage de se matacher, c'est-à- dire de se peindre & de s'imprimer sur la peau diverse figures, a régné & règne encore parmi des Nations qui n'eurent jamais de relation entre elles. C'étoit la coutume des anciens Bretons; elle leur fit donner, par les [52] Gaulois, le nom de Brithi, & de Brithon. Britannia ou Brithènes signifie encore en Gallois l'île des hommes peints; & les Romains, par la même raison, appelèrent Picti les Calédoniens ou Bretons du Nord, qui conservèrent plus long-temps la mode nationale. A l'autre extrémité de notre hémisphère, les Tongouses du Sénisca, hommes & femmes, se font taillader cruelement le visage. Dans toute l'Amérique méridionale, on se barbouille de diverses couleurs, & l'on s'imprime différentes figures, lorsque par des exploits militaires on a mérité le privilège de se donner cet étrange agrément: tant il est vrai que souvent les hommes sont originaux, lors même qu'on croiroit qu'ils ne font que copier les autres. Car nous ne pensons pas que la conformité de tant de peuples éloignés, sur un point si singulier, paroisse à qui que ce soit une preuve que leur origine est la même: il le faudroit cependant inférer, si l'on suivoit la méthode de certains auteurs, qui tirent de cette ressemblance un argument général. Il est certain que de pareils rapports peuvent concourir avec des preuves d'un autre genre , & leur donner même beaucoup de force; mais s'ils sont seuls, ils ne décident pas absolument.
{IV.e Observation. } Quatrièmement, on doit rechercher, autant qu'il est possible, quelles causes ont portés certaines Nations à se diviser en divers corps politiques, dont le gouvernement & les intérêts fussent séparés; en Cités distinguées par des noms particuliers, & très-souvent ennemies les unes des autres. Tels étoient, par exemple, les Sarmates, desquels Méla {Mela, I, cap.19 } dit, Una gens, aliquot populi & aliquot nomina; & les Lygii, qui occupoient les pays situés entre la Gérmanie & le Borysthène, ou ce que nous désignons aujourd'hui par le nom général de Pologne: Lygiorum nomen in plures civitates diffusum.
Quand il s'agit de l'histoire du moyen âge, nous employons, avec M. Frèret, le terme de Nation, pour désigner un certain nombre de Cités dont l'origine est la même; qui parlent une même langue, mais avec des dialectes différens; qui joignent, au nom commun à toutes, un nom particulier [53] à chacune d'elles; où quelquefois, enfin, on remarque parmi les hommes une certaine configuration propre, qui les distingue de ceux d'une autre Nation: à peu près comme dans les plantes, ou dans les fleurs, toutes les espèces d'un même genre ont certains caractères communs. Nous employons le terme de Cité, pour désigner l'association politique de plusieurs peuples; & par le terme Peuple, nous entendons un certain nombre d'hommes unis par des liens qui les rendent membres d'un même corps, les soûmettent aux même loix, les attachent aux même intérêts.
{V.e Observation. } Cinquièmement, il faut observer que les combinaisons qui, des diverses parties d'une même Nation, forment différents assemblages, peuvent varier & varient en effet à l'infini suivant les conjonctures. En conséquence de tel ou tel évènement, il peut arriver que plusieurs petits peuples se réunissent en une seule Cité, & qu'au contraire une Cité se divise en plusieurs petits peuples. Au premier cas, le nom d'un peuple peu considérable dans son origine, & qui n'occupoit qu'une très-petite étendue de pays, pourra devenir tout d'un coup celui d'une Cité puissante; parce que ce peuple aura donné son nom à tous les autres qui se seront unis à lui. C'est ainsi que le nom des Goths ou Gouthons, sortis d'un canton peu étendu de la Scandinavie, est devenu le nom général d'une Cité très-nombreuse. Par une raison semblable, le petit canton de Schouitz, a donné son nom à la ligue entière des Suisses, quelque peu considérable qu'il soit par son étendue. Au second cas, c'est-à-dire lorsque la ligue qui avoit réuni divers peuples en une même Cité s'est détruite, il est arrivé que le nom d'un peuple qui avoit été long-temps célèbre, a disparu presque entièrement; parce qu'alors les différens peuples particuliers ont repris les noms qui servoient auparavant à les distinguer entre eux, mais qui n'étoient pas connus des étrangres.
Dans l'un & l'autre cas, il est très-possible qu'il ne soit arrivé aucun changement dans la Nation qui occupoit un [54] pays, que ses anciens habitans n'aient été ni détruits, ni chassés, & qu'il n'en soit pas venu de nouveaux s'y établir.
Presque tous les écrivains, faute d'avoir fait cette réflexion, se sont trouvés dans des embarras dont il n'ont pû sortir qu'en multipliant des suppositions toûjours gratuites & souvent absurdes: cependant les exemples s'offrent en foule pour rendre ce principe important aussi sensible qu'il est vrai. Les Sicambres formoient au temps de Jules César une Cité puissante dans la Gérmanie inférieure: depuis la fin de l'empire d'Auguste, il n'est plus parlé d'eux dans l'histoire, mais de plusieurs peuples particuliers qui occupoient le même pays. Tacite {Tacit. Annal. XII, c. 39. } s'exprime, à la vérité, comme si le corps entier des Sicambres eût été détruit & transporté dans la Gaule: Sugambri excisi & in Gallias trajecti. Mais cela ne se doit entendre que du petit peuple qui, dans l'origine, avoit donné son nom à toute la Cité. Les armes Romaines ayant forcé les différens peuples qui la composoient, de renoncer à la ligue qui les unissoit, chacun d'eux resta dans les pays qu'il avoit toûjours habité; mais quitta le nom de Sicambres pour reprendre son nom particulier. Les choses restèrent sur le même pied jusque vers l'an 240 de J. C., que ces peuples, qui avoient autrefois composé la cité des Sicambres, s'unirent par une nouvelle association qui prit le nom de (a) Francs, & qui, par se bravoure & par son attention à profiter des circonstances, se mit en état de former une monarchie puissante.
La même chose a dû fréquemment arriver, sur-tout chez les peuples qui n'avoient de demeure fixe. Tels étoient les peuples de la nation Sarmatique; & tels sont encore aujourd'hui ceux de la nation Scythique, désignés en occident par le nom général de Tartares. ce qui se passe de nos jours chez les Tartares doit être regardé comme une image fidèle de ce qui se passoit autrefois chez les Scythes & chez les Sarmates. [55] Les Tartares sont partagés en diverses tribus ou (b) aimak, qui se regardent toutes comme descendues d'un même homme, & comme n'ayant formé dans leur origine qu'une seule famille; les différentes tribus sont comme les branches de cette famille. Une tribu ne perd jamais son nom, à quelque petit nombre qu'elle se trouve réduite, & il n'y a point de Tartare, quelque grossier qu'il soit, qui ignore le nom de son aimak.

Chaque tribu a un chef pris dans la famille principale, suivant l'ordre successif. Lorsqu'une tribu est divisée en plusieurs branches, chacune de ces branches a son chef; on lui paie, en temps de paix, une certaine redevance annuelle, & à la guerre, il a une part plus forte dans le butin. Les tartares Mahométans donnent à ces chefs particuliers le titre de Marses ou Mirsah; chez les autres, il a ceux de Bey & de Taischy ou Taïky.

Chaque tribu a un certain canton ou territoire circonscrit, où elle a seule le droit de pâture & de chasse. Il arrive souvent qu'il s'allume entre elles des guerres, soit à l'occasion de ces limites, soit par d'autres motifs; & comme ces tribus ne connoissent point de supérieur, le différent se décide toûjours par les armes. Le vainqueur fait des prisonniers & les incorpore à sa tribu; car chez ces peuples on ne connoît guère l'usage des esclaves. Les Tartares Mahométans n'en font que pour les vendre aux Persans & aux Turcs.
On n'estime la puissance d'une tribu, qu'à proportion du nombre d'hommes dont elle est composée: l'étendue du terrein qu'elle occupe ne se compte pour rien, si elle n'est en état de le remplir.
[56] La tribu vaincue peut se trouver réduite par sa défaite à un tel degré de foiblesse, qu'elle soit obligée de s'unir & de se soûmettre à quelque autre tribu plus puissante; ou d'abandonner son domaine, pour aller au loin chercher une nouvelle demeure. Quelquefois y rencontrant d'autres tribus, ou plus foibles, ou moins aguerries, elle les soûmet ou les sengages à ne faire qu'un même corps avec elle; & par de semblables incorporations, elle peut parvenir à un si grand degré de force, qu'elle se trouve en état de rentrer dans son ancien térritoire, & même de subjuguer la tribu qui l'en avoit jadis chassée. Alors on voit un peuple, dont le nom avoit disparu pendant plusieurs siècles, se remontrer avec éclat & jouer de nouveau un grand rôle.
Lorsqu'une tribu s'est rendue assez puissante pour en soûmettre plusieurs autres, le chef de cette tribu prend le titre de Khan ou Kahan, qui se prononce quelquefois Kakhan. Alors le nom particulier de la tribu dominante devient celui de la Cité ou du nouvel État: du moins c'est sous ce nom qu'il est connu des Tartares.
C'est ainsi que dans le cinquième siècle de J. C., le nom de la tribu des Turcs ou Tourk, nommée Toukué par les Chinois, devint celui de tous les peuples de la nation Tartare. Les annales Chinoises nous apprennent que la domination de ces Toukué s'étendoit depuis le Volga & la Mer Caspienne, jusqu'au nord de la Chine & du Japo, & comprenoit la Tartarie entière. Nous avons, dans la collection de l'histoire Byzantine, un fragment de l'histoire de Ménandre, qui contient le détail des différentes ambassades envoyées par l'empereur Justin au Khan de ces Turcs, qui résidoit à l'orient de la mer Caspienne. Nous y apprenons qu'ils avoient soûmis, ou même détruit dans ce pays la puissance des Huns blancs, nommés Euthalites par les écrivains Grecs, & que les (c) Avares, qui s'étoient avancés vers l'occident, étoit regardés par ces Turcs comme des rebelles. Le chef de ces Avares [57] n'avoit alors que le titre de Beyan ou de Bey; mais dans la suite, & lorsque sa tribu fut devenue plus puissante, il prit celui de Khan.
Dans le dixième siècle les Seljou- kides (c'étoit une branche de ces Toukué qui avoit embrassé le Mahométisme) entrèrent dans la Perse l'an 997 de J. C., la soûmirent toute entière, de même que les deux Irak & la plus grande partie de l'Anatolie. Ils formèrent alors trois dynasties différentes sous le nom de Seljou-kides de l'Iran, du Kerman & du pays de Roum. Le nom de Turcs étoit le nom national. Les Turcs Osmanly, ou ceux qui ont détruit l'empire Grec, viennent d'une autre tribu de ces mêmes Turcs, qui abandonna les bords du Gihon, dans l'Arménie, d'où s'étant répandue dans l'Asie Mineure, elle y forma un nouvel État.
Au douzième siècle la tribu des Mogols, sortie des pays situés au nord de la Chine, établit dans la Tartarie, sous la conduite de Genghiz-khan, une nouvelle domination qui acheva d'anéantir dans la Tartarie la puissance, & même le nom des Toukué, déjà fort affoiblis par le grand nombre de ceux qui s'étoient avancés vers l'occident, & par les divisions de ceux qui étoient restés das le pays. Les Mogols avoient la même origine que les Toukué, & parloient à peu près la même langue: il y a peu de différence entre celle des Tartares de Crim, descendus des Mogols, & celle des Turkomans, qui sont un reste des Toukués.
Les Mogols soûmirent la Tartarie entière, conquirent la Chine, la Perse, les deux Irak, la Russie, & pénétrèrent même jusque dans la Hongrie & la Pologne: ils éteignirent le Khalifat à Bagdad.
Ce fut alors que leur nom commença à être connu dans l'Orient; & c'est lui que se donnent dans leur langue presque tous les différens peuples de la Tartarie: ils y ajoûtent seulement divers surnoms pour se distinguer entre eux.
Quelquefois le nom de Khan qui régnoit sur un État particulier, au temps où les étrangers ont commencé à le [58] {Strahlenberg } connoître, est devenu chez eux le nom de cet État: c'est pour cette raison que les Russes donnent aux Calmouks le nom de Contaischini, de celui de Contaisch que portoit un de leurs Khans; & qu'ils désignent un peuple de la tribu de Nogais, voisin du Jaïk, sous le nom d'Ayoukini, à cause du khan Ayouki. On a même des exemples que des peuples ont pris dans leur propre langue le nom de leurs Rois. {Aboulgas. hist des Tatars, l. V, c. 5, p. 457. Voyez la note, p. 458 } Aboulgasican nous apprend que les Mogols du Deschté-kipzak, ou des plaines désertes à l'orient de Karisme & la Boukarie, ont pris le nom d'Usbeks, de celui d'un leurs Khans, mort l'an 1391 de notre &Egrav;re, sous lequel ils embrassèrent le Mahométisme. On a quelques exemples de cet usage: mais ils sont si rares, qu'on ne doit point y avoir recours, pour donner l'origine de certains noms de peuples dont la signification est inconnue. Les Grecs, & à leur exemple la pluspart de nos Critiques, n'ont point connu d'autre méthode que celle-là; dès qu'ils étoient embarassés sur l'origine d'un nom, ils imaginoient un Prince qui l'avoit donné au peuple qu'il gouvernoit: là-dessus les faits ne leur coûtoient rien à supposer.
{VI.e Observation. } Sixièmement, les anciens habitans d'une contrée ne la quittent jamais pour passer dans une autre, qu'ils n'y soient engagés par un motif très-puissant. Lorsqu'une Cité, soit parce qu'elle se trouve à l'étroit dans son propre pays, soit par les suites d'une guerre civile, soit par quelque autre raison, prend le parti d'envoyer une colonie au dehors, il n'y a point d'exemple qu'elle ait abandonné totalement sa première demeure: il y reste toûjours une partie des anciens habitans. Lors même que l'invasion d'un peuple étranger est ce qui la force à chercher de nouveaux établissemens, jamais la migration n'est totale.
De ce principe, que nous croyons incontestable, naît une conséquence importante; c'est qu'on ne doit pas regarder comme l'ancienne patrie d'un peuple, un pays où l'on ne peut démêler ni restes de la même nation, ni traces de [59] l'ancienne langue. A l'orient du Volga, par exemple, on ne trouve aucun peuple qui parle la langue Esclavonne: excepté quelques colonies envoyées par les Russiens, ceux qu'on y voit sont des Permaques, des Ostiaks, des Vagoulitz & des Czérémisses; peuples d'origine Fennique. Par conséquent, les divers peuples compris sous le nom de Slaves, de Russes, de Bulgares, de Polonois, de Bohémiens, ne sont pas, comme plusieurs écrivains le prétendent, originaires des régions situées à l'orient du Volga; mais de celles qui sont à l'occident du Tanaïs. Leurs ancêtres ont de tout temps habité les pays connus aujourd'hui sous le nom de Russie grande & petite, Manc, noire & rouge; & c'est eux qu'Hérodote a nommés Andropophages, mangeurs d'hommes, Melanchlæni, robes noires, & qu'on a depuis désignés sous le nom de Sarmates & d'Alains (d) & sous celui de Rhoxalani, &c.
{ VII.e Observation. } Septièmement, dans les cas ordinaires la colonie n'est pas originairement fort nombreuse; mais pour peu que le pays où tendent ses pas soit éloigné, elle se grossit sur la route par un grand nombre de dètachemens des peuples qu'elle traverse, & ces détachemens prennent le nom de la Cité qui a fourni le premier fonds de la colonie: souvent même après l'établissement, il vient encore de nouveaux détachemens se joindre à elle. C'est à quoi l'on ne fait pas toûjours assez d'attention; & voilà pour quelle raison, en voyant une seule colonie peupler en peu de temps une vaste étendue de pays, on est forcé de recourir aux conjectures, pour expliquer comment le canton, quelquefois très-petit, d'où elle sort, & qui n'est pas resté désert, a pû fournir une multitude si podigieuse.
Les Goths, dont nous avons éjà parlé, fournissent un exemple sensible de ce que nous disons. Le Gothland ou la Gothie, d'où sortoit cette colonie, est une province peu [60] considérable qui ne demeura point déserte. Il n'est pas possible qu'elle ait jamais contenu un nombre d'habitans proportionné à celui des Goths voisins du Danube, divisés en trois peuples très-nombreux; qui occupoit une grande étendue de pays; auxquels les historiens contemporains donnent des armées formidables de deux & trois cens mille hommes; & qui malgré la destruction de plusieurs de ces armées, se sont trouvés encore en état de faire trembler l'empire Romain, & de conquérir l'Espagne & l'Italie.
Pour se former une idée juste de ce qui arriva lors du départ de la colonie des Goths, il faut se rappeler ce que nos ancêtres ont vû au temps des Croisades. L'imagination s'effraie en rassemblant le nombre prodigieux d'hommes sortis alors de la France, de l'Italie, de l'Allemagne, de l'Angleterre, & qui monte à plusieurs millions: & comme on sait qu'ils périrent presque tous ou restèrent dans la Syrie, on seroit tenté de croire que les pays qu'ils abandonnoient durent être changés en déserts; sur-tout lorsqu'on fera réflexion que ces pays étoient alors beaucoup moins peuplés qu'ils ne le sont aujourd'hui: qu'il y avoit peu de villes considérables & qu'une parties des terres, maintenant cultivées, étoient alors couvertes de bois.
Ces formidables armées portoient dans l'orient le nom de Francs ou de François; & ce nom est devenu, jusque dans l'Inde, celui par lequel tous les Chrétiens de l'occident sont encore désignés. Les Francs ou François étoient les premiers auteurs de l'entreprise; leurs troupes tenoient le premier rang dans l'armée conduite par Godefroi de Bouillon; les capitaines François furent ceux qui se distinguèrent le plus, & qui formèrent les premiers établissemens lors de la conquête: c'en fut assez pour faire donner par les Orientaux le nom de Francs à tous ceux qui vinrent dans la suite joindre la colonie, de quelque nation qu'ils fussent.
Une raison presque semblable à généralisé de même le nom de Tartares ou Tatars, (car c'est ainsi que le prononcent tous les Orientaux, & même les Russes & les [61] Polonois). Ce nom, qui désigne aujourd'hui toute la nation Scythique, étoit autrefois celui d'une de ses Tribus particulières. Mais comme cette Tribu formoit l'avant-garde, dans les expéditions des Mogols vers l'occident, les étrangers la connurent la première. Les Chrétiens occidentaux établis en Syrie, s'accoutumèrent à désigner de son nom toute la nation; & c'est d'eux que nous tenons cet usage, ou plustôt cet abus, dont, au reste, on trouveroit des exemples dans la plus haute antiquité. Les anciens Perses donnèrent le nom de Saques {Herod. I. VIII, c. 67. Plin. l., cap. 17 } à tous les peuples de la même nation Scythique, & cela, comme Pline nous l'apprend, parce que la tribu des Sacques, établie sur leurs frontières, leur étoit seule connue.
Les diverses colonies des Cimmériens, des Goths, des Scythes, des Huns, des Avares & des Hongrois sont encore dans un cas à peu près pareil à celui de nos Croisés. Les établissemens des différentes Cités Sarmatiques ou Esclavonnes, telles que les Russes, les Polonois, Les Moraves, les Bohémiens, les Bulgares &c. sont d'un autre genre. Les Cités Esclavonnes se sont formées par de nouvelles ligues ou associations entre les anciens habitans, qui voyant à l'occident & au midi de leur pays, des cantons fertiles, mais déserts & conséquemment incultes, y sont passé de proche en proche, & s'y sont établis sans aucune difficulté. {VIII.e Observations. } Huitièmement, le nom qu'une Nation ou qu'une Cité se donne à elle-même, est assez ordinairement une epithète honorable prise de la langue qu'elle parle. Tels étoient les noms des Cimmériens ou des Cimbres & des Sicambres, des Celtes Galates, des Francs, des Goths, des Slaves, &c. qui tous désignent la bravoure, l'intrépidité, la célébrité, &c.
Lorsque le nom d'une Cité lui étoit donné par d'autres de la même Nation, il avoit rapport à la situation du pays, à quelque coutume ou à quelque singularité, par laquelle ceux qui composoient cette cité, se distinguoient des cités voisines.
Quelquefois il arrivoit que ce snoms étoient des espèces [62] de sobriquets ou d'épithètes injurieuses, que les Cités voisines employoient en parlant du nouvel État, & ceux à qui on le donnoit n'adoptoient jamais. Tel est, par exemple, celui d'Alamanni, donné dans le commencement du troisième siècle à cette portion de Suèves qui occupoit la Franconie, la Souabe, & la plus grande partie de la Bavière. Ce nom qui signifioit, selon Asinius Quadratus, cité par Agathias, un mélange d'hommes rassemblés de divers pays, n'a jamais été employé que par les étrangers, c'est-à-dire, par les écrivains Latins & par ceux de la Gaule & de l'Espagne, qui l'ont même étendu à tous les peuples de la Germanie. Valafrid Strabon, moine de saint Gal, qui écrivoit sous Louis le Débonnaire dans le neuvième siècle, observe, en parlant des habitans de la Suisse & de ceux des pays voisins, que les étrangers seuls les nomment Alamanni, mais qu'eux mêmes se donnoient le nom de Suevi.
Les Hongrois ne connoissent point non plus le nom d'Hungari, que nous leur donnons dans l'occident, ni celui de Tourkæ, que leur donnoient les Grecs: ils se nomment dans leur langue Magyarètes ou Magyares. Il en est de même des Calmoucks & de plusieurs autres peuples qui regarderoient comme des injures dans leur langue les noms par lesquels les étrangers les désignent: Kalmouk signifie un homme qui n'a pas suivi les autres, un traîneur. Enfin on a vû quelquefois le nom honorable qu'un peuple s'étoit imposé, recevoir chez les étrangers une interpretation toute contraire. Les Antes & les Vénèdes se nommèrent Slavi, c'est-à-dire illustres, du mot Slava, gloire, honneur: les Grecs écrivirent ce nom Sklavoì & Sklavenoì; de Sclavi nous avons formé le nom d'esclaves ou serfs.
{IX.e Observation. } Neuvièmement, il faut remarquer, & cette observation est très-importante, que le nom d'un pays ayant, dans l'origine, été formé sur celui de la Nation, de la Cité, du peuple qui l'habitoit d'abord, on continue souvent de lui donner ce nom, après l'expulsion ou même l'anéantissement de cette Nation, de cette Cité, de ce peuple qu'ont remplacé d'autres [63] habitans, qui par une sorte d'héritage, prennent ou reçoivent le nom de leurs prédécesseurs; en sorte que l'on employe toujours le nom ancien, en parlant de cette nouvelle Nation. C'est ainsi que chez les Arabes, les Persans, les Mogols de l'Inde & ceux de la Tartarie, le nom de Roumi est devenu celui des Turcs & que le titre de sultan de Roum sert à désigner le Souverain de cette Nation.
Cet abus des anciens noms n'est pas une chose nouvelle. Les Grecs ont long-temps donné aux Perses de l'Empire fondé par Cyrus, le nom de Médes, celui de Perses aux Parthes Arsacides, qui étoient une nation Scythique, & celui de Parthes aux Perses Sassanides, de la dynastie détruite par les Arabes. Plusieurs écrivains de l'histoire Byzantine donnent aux Arabes, sujets des Califes, les noms d'Assyriens, de Babyloniens, & d'Achéménides. Chez ces mêmes écrivains Byzantins, les noms de Scythes ou de Gètes désignent des peuples appartenans à des Nations très-différentes, les Goths, les Vandales, les Gépides & les autres peuples Germains, les Huns & les Avares, les Slaves, les Russes & les Bulgares; en sorte qu'il faut une attention particulière pour distinguer quels sont ceux dont ils parlent sous ces noms.
Nos écrivains occidentaux, encore plus ignorans que les Grecs du Bas Empire, sont tombés dans les fautes semblables. Ils donnent, par exemple, le nom de Gètes ou de Huns aux Hongrois, qui sont une Nation absolument différente. Quelques-uns même ayant corrompu le nom de Magyares, que les Hongrois se donnent dans leur langue, en ont fit celui d'Agareni, {Hépidani Chronic. } employé par quelques chroniques en parlant d'eux. Cette première erreur en ayant occasionné une seconde, quelques romanciers ont pris ces Agareni pour des Sarrasins, & ont imaginé des incursions, faites par ceux-ci, en Bourgogne & en Lorraine, dans le dixième & dans le onzième siècles. Les courses des Hongrois ou Magyares qui pénétrèrent alors dans la Suisse & dans l'Italie, sont le fondement historique de ces romans.
Cette confusion des noms anciens & des modernes a fait [64] imaginer aux historiens un grand nombre de fables sur l'origine & sur l'ancienne histoire de la pluspart des nations du nord de l'Europe. C'est sur ce fondement qu'on a fait entrer dans l'histoire des Suédois tout ce que les anciens nous apprennent des Scythes & des Gètes, & que l'histoire des Huns d'Attila a fait partie de celle des Hongrois. C'est de là que sont sortis tant de faux systèmes historiques, proposés & défendus avec la plus grande chaleur, par des écrivains qui ont cru qu'il y alloit de leur honneur de rapporter à la Nation dont ils étoient sortis, les actions de toutes celles qui ont occupé les mêmes pays, ou de celles dont les noms avoient quelque resemblance avec celui de cette Nation. On rencontre, à chaque pas dans l'étude de l'hiftoire, des exemples de ces faux systèmes; & notre siècle n'est pas même encore bien guéri de cette maladie.
La différence ou la conformité du langage est, comme nous l'avons déjà dit en proposant la troisième observation, le caractére le plus propre à distinguer & à reconnoître les Nations qui ont une origine commune. Ceux qui n'ont qu'une connoissance superficielle des langues, se persuadent qu'il y en a un très-grand nombre d'essentiellement différentes, parce qu'ils prennent des variétés dialectiques pour des différences essentielles. Par exemple, on jugera au premier coup d'oeil que le Latin, l'Italien, l'Espagnol, le Gascon & le François sont autant de langues; & la difficulté où celui qui ne connoît qu'un seul de ces langages se trouve d'entendre les autres, lui paroîtra une preuve demonstrative. Mais un examen attentif montrera que presque tous les mots de ces cinq langues sont les mêmes dans leur partie essentielle, & ont la méme signification; qu'ils ne diffèrent que par quelques altérations, & par des variétés de prononciation. Celui qui entend un de ces langages, éprouve une très- grande facilité dans l'étude des autres, où il retrouve presque tous les termes radicaux pris au même sens, n'ayant que de légères différences, qu'il s'accoutume bien-tôt à connoître.
Nous remarquons encore, d'après M. Fréret, que dans [65] le langage on doit considérer deux objets: 1. Les mots que les hommes ont etablis pour signes de leurs idées & de leurs sentiment. 2 . Les variétés ou changemens qui surviennent à ces mots, & qui servent à désignér les rapports que les idees ont entr'elles & les changemens qui arrivent dans ces rapports. Cette dernière partie constitue proprement ce qu'on appelle le grammatical d'une langue: nous ne nous arrêtons point à expliquer; nous supposons qu'aucun de ceux qui entreprendront de lire ceci, n'aura besoin de cette explication. Cela posé, il faut observer qu'il y a deux genres différens de variétés dans les dialectes d'un même langage.
Dans le premier genre, les inflexions grammaticales diffèrent très-peu d'un dialecte à l'autre: tels étoient les dialectes Ionien, Eolien & Dorien chez les Grecs; tels sont aujourd'hui ceux de la langue Sclavonne; le Russe, le Polonois, le Bohémien, le Croatien, le Bulgare, &c. Tels sont enfin divers dialectes de la langue Germanique.
Les variétés du second genre ont été produites par le mélange de deux peuples qui parloient deux langues essentiellement différentes, que ce mélange a tellement unies & confondues, que chacune d'elles a perdu une partie des mots qui lui étoient propres, tandis qu'elle adoptoit plusieurs de ceux de la langue avec laquelle elle se mêloit.
Lorsque cette union des deux langues s'est faite par l'établissement d'un peuple savant & policé, dans un pays dont il a contraint les habitans d'adopter ses loix, ses moeurs & ses usages, elle a détruit presque entièrement la langue du peuple conquis. Les vaincus cherchant à rassembler aux vainqueurs, devenus leurs maîtres, se sont appliqués à en parler la langue avec le plus de pureté qu'il leur a été possible; & si cette domination étrangère a subsisté pendant un certain temps, l'usage de l'ancienne langue a été totalement aboli, même parmi ceux du peuple. Il est vrai qu'ils ne parloient pas correctement le nouveau langage, qu'ils en violoient presque toutes les regles grammaticales, & qu'ils conservoient encore un certain nombre de leurs anciens mots, auxquels ils tâchoient [66] de donner une forme approchante des mots de la langue dominante.
C'est là ce qui est arrivé dans la Gaule & dans l'Espagne, où l'ancien langage fut totalement détruit, & où l'on parloit la langue Romaine avec plus ou moins d'exactitude & de pureté. Cet ancien langage ne subsista plus que dans quelques cantons sauvages & de difficile accès, où les vainqueurs dédaignèrent de s'établir, & où il s'altéroit même tous les jours par le commerce des naturels avec les étrangers. C'est ainsi que les Cantabres, & les peuples de l'extémité occidentale des Pyrénées, ont conservé l'ancienne langue Ibérienne, dont les Basques parlent encore auujourd'hui un dialecte.
Lorsque l'union des deux langues s'est faite par l'établisseiment d'un peuple barbare & grossier, qui a conquis un pays policé, dont les habitans parloient une langue savante cultivée & riche, on a vû précisement arriver le contraire. Les vainqueurs, en assujéttissant les vaincus à leur gouvernement, ont adopté en grande partie leurs moeurs & leurs coutumes; & comme leur ancienne langue étoit nécessairement moins riche, moins abondante & moins cultivée que celle des vaincus, ils en ont emprunté un assez grand nombre de mots, qu'ils ont ajustés aux règles de leur propre langue, dont ils conservoient en même temps les règles & la forme grammaticale. L'introduction des termes nouveaux s'est faite peu à peu, & presque sans qu'on l'apercût; mais il n'en étoit pas de même d'un changement dans la grammaire: pour qu'un pareil changement eut pû se faire, il auroit fallu que toute la Nation eût pû oublier celle qu'elle avoit suivie jusqu'alors & en apprendre une nouvelle.
C'est par cette raison que les dialectes du Latin formés dans l'Italie, dans la Gaule & dans l'Espagne, après la conquête que firent de ces pays les Francs, les Vandales & les Goths, sont presque tous composés de mots latins altérés, mais assujétis à la grammaire des langues Germaniques, où les noms ne se déclinent point, & où les verbes n'ayant que [67] trois temps, on supplée les autres par le secours des verbes auxiliaires.
Les vainqueurs avoient conservé d'abord, avec assez de soin, l'ancienne langue Germanique dans sa pureté. Une sorte de respect pour le nom des Romains, respect dans lequel on étoit confirmé par la Religion, maintenoit en même temps l'usage assez pur de la langue Latine dans la plûpart des actes civils & religieux: mais dans la suite elle s'y défigura insensiblement. On n'y observa plus aucune des anciennes règles de la grammaire, & ces actes furent énoncés dans un jargon barbare; tandis que d'un autre côté les langues Germaniques s'altéroient peu à peu par l'introduction des mots latins, qui prirent enfin le dessus. C'est par cet alliage de deux langues, qui conserve les mots de l'une assujétie à la grammaire de l'autre, que se sont formées les langues modernes de l'Italie, de la France & de l'Espagne.
Nous nous fommes un peu étendus sur cet article, parce qu'il nous a semblé que ceux qui ont traité de l'origine des langues, n'ont pas toûjours assez réfléchi sur les deux différentes espèces d'altérations, qui ont formé les deux genres de dialectes dont nous venons de parler. On sait que l'Italien, l'Espagnol, le Gascon, le François, & toutes leurs soudivisions ne sont au fond que des altérations du latin, qui n'étoit lui même qu'une corruption de l'ancien grec Pélasgique, mêlé avec les langues des Sicules ou Ibériens, des Liburnes ou Illyriens, & des anciens habitans de l'Ombrie, peuple Gaulois. Pour toutes les langues que l'on parle dans le nord de notre continent, elles peuvent se rapporter à quatre langues matrices qui se subdivisent en un grand nombre de dialectes.
La première est la langue Germanique qui se parle dans l'Allemagne & dans les pays où les colonies Allemandes se sont établies.
La seconde est la langue Esclavonne, qui s'étend en général depuis la Vistule jusqu'au Volga vers l'orient, & depuis les pays voisins de la mer Baltique, jusqu'au midi du Danube & aux confins de la Grèce. [68] La troisième langue matrice est celle des Tartares, en donnant à ce nom l'acception la plus étendue. L'usage de cette langue s'étend depuis la petite Tartarie & depuis les bords du Pont-Euxin, jusqu'à l'Océan oriental; & jusqu'aux pays situés au nord de la Chine: elle a même été portée par les Vakouti sur les bords de la mer Glaciale, & à l'embouchure du fleuve Léna. Strahlenberg, savant Suédois qui a long- temps habité la Sibérie, nous a donné des échantillons, si l'on peut employer ce terme, des différens dialectes de la langue des Tartares. Celle que parlent les Tartares Mantcheou, ou les conquérans de la Chine, est la plus éloignée de la langue commune, quoiqu'elle ait bien des ressemblances avec elle. La langue des Mogols, celle des Calmouks ou des Oïroths (car le premier nom est, comme nous l'avons dit ci-dessus, un sobriquet qu'ils n'aiment pas qu'on leur donne) & celle des Tartares de Crim & du Budziak, sont la même; à quelques différences dialectiques prés. Celle des Turcs d'Anatolie & d'Europe, mêlée d'Arabe, de Persan, de Grec, & même d'Esclavon, est un peu plus altérée: ce qui n'empéche pas que le plus grand nombre des mots radicaux de l'ancienne langue ne s'y retrouve encore. Une quatrième langue matrice eft celle des peuples de notre Europe, que Tacite désigne par le nom de Fenni, pour les distinguer, en géneral, des nations Germaniques & Sarmatique: il comprenoit sous ce nom les peuples de Finland, d'Esthonie, de Livonie, de Lithuanie, & de quelques autres cantons. Nous pouvons y en joindre plusieurs autres, tels que ceux de Pennie, les Vagoulits, les Ostiaks, les Samoïèdes, &c. en avançant vers l'orient du nord de l'Afie, & en descendant le long du Volga; les Morduaies & les Czérémisses.
M. Fréret penfe que les Hongrois ou Magyares, établis sur le Danube, sont une colonie de quelques-uns de ces peuples: leur langue, totalement différente des trois autres langues matrices, a un rapport absolument marqué avec celle des Finniens de Livonie & de Courlande, & avec celle des peuples voisins du Volga.
[69] Nous ne parlerons pas ici de certaines langues peu étendues, reste visible d'un ancien langage qui ne subsiste plus, ou du moins de quelques anciens dialectes si fort altérés, qu'il est difficile d'en démêler l'origine. Telles sont, dans notre occident, les langues Basque, Galloise & Irlandoise; telle est, au voisinage de la Gréce, celle des Albanois ou montagnards de l'Epire. Nous avons un dictionnaire de cette dernière langue, & il semble qu'elle ne.foit qu'un mélange de plusieurs langages différens.
Ordinairement les peuples qui parlent les dialectes d'une même langue, habitent les uns auprès des autres, & forment une espèce de chaîne: mais celà n'est pas toûjours vrai, même pour les Nations qui ont des habitations fixes; en voici un exemple entre plusieurs. Les Transylvains, les Valaques & les Moldaves sont au-delà du Danube; des peuples Esclavons, Hongrois, Germaniques, les séparent absolument de l'Italie: cependant ils parlent un dialecte latin, moins corrompu peut-être que certains jargons de l'Italie. C'est que les colonies & les garnisons Romaines, qui remplissoient l'Illyrie, la Pannonie, les deux Mésies & la Dalmatie, avant la décadence de l'Empire, cherchèrent, contre la fureur des barbares, un asile dans la Transylvanie & les pays voisins. Le langage de ces Romains s'y est conservé reconnoissable, quoique ces pays aient été souvent envahis par les Goths, les Huns, les Avares & les Bulgares.
La connoissance du langage que parloit une Nation nous conduit à celle de son origine, & du pays d'où elle a dû sortir d'abord. Par ce moyen nous. pouvons juger du degré de croyance que méritent les traditions débitées par les étrangers sur son anciennetés & même l'opinion qu'elle avoit adopté en certain temps: car il y a souvent des traditions nationales, qui pour être reçues assez unanimement, n'en sont pas moins des erreurs grossières. Nous avons cru pendant long-temps que les premiers Francs étoient venus de la Pannonie, & encore aujourdhui les Hongrois veulent descendre des anciens Huns d'Attila.
[70] Un autre avantage, qui résultera de la connoissance de la langue que parloit un ancien peuple dont nous étudions l'histoire, sera de ne pas aller chercher, dans une langue étrangère à ce peuple, l'étymologie du nom de ses Rois, de ses chefs, des tribus dont il étoit composé, &c. Par- là nous serons en état de distinguer les noms qu'il employoit, de ceux qui étoient seulement en usage chez les étrangers: en conséquence de cette observation, nous rejetterons toutes les étymologies grecques des noms adoptés par les Scythes, les Sarmates & les Germains. Nous aurons recours pour les premiers, aux racines turques & tartares; pour les seconds, à celles de la langue Esclavonne. Car quoique nous ignorions duquel des dialectes de la langue matrice un peuple se servoit dans son origine, nous pouvons user de la même licence que nos plus habiles critiques se sont donnée au sujet des langues orientales; supposer une langue commune, & choisir dans les différens dialectes les termes radicaux qui nous paroîtront les plus convenables. À l'égard des peuples qui firent partie de la nation Germanique, nous prendrons indifféremment les mots radicaux qui se trouvent dans l'ancienne version Gothique du nouveau Testament, dans les poësie des Scaldes, dans les inscriptions Runiques, dans les livres Anglo-Saxons, & dans quelques autres monumens de l'ancienne langue. Nous en userons de même pour les dialectes Sarmatiques ou Esclavons, & pour ceux de la langue Tartare ou Scythique.
Il n'arrive que trop souvent qu'un Critique, s'affectionnant pour une langue, ou parce qu'elle est celle des ancêtres de sa Nation, ou parce qu'il en a fait une certaine étude, veut tout rapporter à cette langue, quoique non seulement on ne la parlât point dans le pays dont il examine l'ancienne histoire, mais que le plus souvent elle n'y fût pas même connue.
Un Critique sensé saura résister à la tentation de chercher dans le Grec, ou même dans l'Hébreu, l'origine du nom des Rois, des peuples, des rivières, des villes, &c. qu'il [71] rencontrera dans l'histoire des Germains, des Scythes, des Sarmates &c., mais en même temps il ne se défendra pas avec moins de soin contre cette autre méthode si commune, par laquelle on donne aux noms des Dieux & des anciens peuples de la Grèce, une origine Hébraïque, Scythique, ou Germanique, comme ont fait Bochart, Otroczi, Rudbeks, & un grand nombre de Critiques moins célèbres.
Telles sont en partie les vûes générales que M. Fréret avoit sur l'étude de l'origine des anciennes Nations; elles sont répandues dans les différens écrits qu'il a composés sur cette matière. En établissant de tels principes, il avoit moins pour objet de donner des règles aux autres, que de s'en prescrire à lui-même: il se méttoit par-là dans la nécessité de les suivre, & d'éviter les défauts qu'il reprochoit à des écrivains dont il reconnoissoit d'ailleurs avec plaisir l'esprit & l'érudition. La critique qui règne dans ses ouvrages, où la force & la solidité des raisonnemens nous paroît égaler la profondeur & l'étendue des recherches, montre assez qu'il savoit s'imposer des loix, & ne s'en point s'écarter. Nous avons cru les rendre plus utiles, en les rassemblant ici sous un même point de vûe.

Note

[54] (a) Ce nom étoit un épithète, & il n'apparenoit à aucune Nation en particulier

[55] (b) Aimak est le nom qui signifie une tribu en général. Horde désigne une même Tribu assemblée & armée, soit pour une expédition militaire, soit pour une grande chasse. Il semble, par quelque anciennes relations publiées dans Ramusio, que les Tartares de Crim nomment Kadi, ce que les autres Tartares appellent Aimak. Voyez Aboulgasican, hist. des Tartares, p. 83, & la note du Trad. Voyez aussi la description de la Tartarie septentrion. par Strahlenberg. Peut- être ce mot Kadi, ou Kédi, est-il le même que la termination geth, dans le nom de Massagètes.

[56] (c) Le nom d'Awar, qui signifie un fugitif, un vagabond, est resté un terme d'injure chez les Persans & chez les Turcs.

[59] (d) On a quelquefois, par abus, donné le nom d'Alani & de Rhoxalani à des peuples du Caucase, de la même nations que les Circasses, & que les Allanes voisins de la Mingrelie; & même à des peuples d'origine Fennique, venus du nord. Cette confusion de noms est une des principales causes de l'obscurité qui règne dans l'histoire du moyen âge.

Nota editoriale

Questa edizione è stata condotta sulla base del testo presente nel vol.XVIII dell'Histoire de l'Académie des Inscriptions, conservato presso la Biblioteca dell'Accademia delle Scienze di Torino ( collocazione F.V.37 ). Sono state conservate le particolarità grafiche del testo (corsivi, maiuscole, punteggiatura), pur correggendo eventuali ed accidentali errori tipografici. Le note a piè di pagina sono state rese in formato ipertestuale. La numerazione originale delle pagine è stata riprodotta tra parentesi quadre e in grassetto. Le titolature e i richiami a margine sono stati riprodotti in corsivo tra parentesi graffe, rispettando il punto di inserimento nel testo. Le parole greche nel testo (data l'attuale impossibilità tecnica di una loro esatta riproduzione) sono state traslitterate. Abbiamo posto tra parentesi quadra il nome dell'autore in quanto il testo è costituito da una sintesi delle ricerche e degli interventi di Fréret realizzata da Jean-Pierre de Bougainville, suo successore - dal 1749 - nella carica di segretario perpetuo dell'Académie des Inscriptions.