[49] Les écrivains de l'ancienne histoire,
& de celle du moyen âge, sont remplis des difficultés,
dont la plus grande est l'embarras où jette à tous momens
cette multitude de peuples inconnus, qu'on voit tout d'un coup paroître
sur la scène, se succéder, se détruire; dont on ignore
l'origine & sur lesquels les auteurs ne sont presque jamais d'accord.
La mémoire a peine se charger de leurs noms; l'esprit les confond;
l'imagination se forme des faux systèmes, & l'on finit par
se dégoûter d'une étude pénible & presque
toûjours infructueuse.
Mais le peu de fruit qu'on tire souvent des recherches de ce genre vient
moins de la nature des objets, que de la manière dont on les examine.
On procède sans méthode, ou l'on se sert de méthodes
vicieuses: il est certain cependant que l'érudition ne suffit pas
pour réussir dans une étude si difficile; & que si l'esprit
philosophique ne la conduit dans sa marche, elle s'égare &
se perd. Toutes les sciences, tous les arts ont leurs principes: ceux
qu'on peut appliquer aux discussions dont il s'agit ici, sont en petit
nombre; mais simples, féconds, très-étendus &
capables de jeter un grand jour sur des questions importantes.
M. Fréret, qui s'étoit attaché particulièrement
aux recherches de ce genre, a sémé dans quelques Mémoires
sur l'origine de diverses Nations la plupart de ces principes, dont il
s'étoit fait une loi de ne point s'écarter. Mais comme ils
sont épars & presque égaré dans une foule de
dissertations qui ne font point corps; dont quelques-unes ne sont même
qu'ébauchées; où l'auteur les a souvent placés
en forme de digressions, sans les appliquer à des exemples qui
pussent en [50] rendre sur le champ la vérité
sensible; nous avons cru devoir les détacher des morceaux dans
lesquels ils sont des espèces de hors d'oeuvre, & les présenter
tous à la fois au lecteur. C'étoit le moyen de faire mieux
apercevoir la justesse & l'étendue de ces principes, qui se
fortifient & s'éclairent par leur liaison & leur dépendance
mutuelle. Les exemples dont nous avons cherché à les appuyer,
sont encore tous tirés de divers écrits de M. Fréret:
ainsi c'est à lui qu'appartiennent ces matériaux, que nous
n'avons fait que mettre en oeuvre. L'essai que nous offrons au public
est un ouvrage de rapport, résultant de l'assemblage d'un grand
nombre de parties auparavant séparées, mais qui sembloient
tendre d'elles-mêmes à se réunir.
{I.ère Observation. } Premièrement, pour
se faire une juste idée de l'origine de certaines Nations &
de leurs mélanges; pour fixer le pays d'où elles sont sorties
& le temps où elles ont d'abord été connues,
développer les circonstances de leur établissement, déterminer
l'étendue & la durée de leur puissance, il ne suffit
pas de compiler tout ce qu'en ont écrit les anciens. Il faut savoir
lier entre eux tous les passages épars, en former un corps dont
toutes les parties s'accordent & se soutiennent, & les réunir
sous un point de vûe qui présente naturellement à
l'esprit, jusque-là sans préjugé, le véritable
système qu'il doit embrasser.
{II.e Observation. } Secondement, toutes les autorités
ne sont pas à beaucoup près, d'un poid égal: si la
Critique compte quelquefois les suffrages, elle les pèse toûjours.
On ne sauroit employer trop de discernement, lorsqu'il s'agit d'accorder
aux différens auteurs le degré de confiance que chacun d'eux
mérite, & de régler, pour ainsi dire, les rangs entre
eux. Pour juger un écrivain, il faut avoir égard à
son génie, à celui de sa profession, à celui de sa
nation, à celui de son siècle, à mille autres considérations.
En général M. Fréret pense, avec tous les Critiques,
qu'on doit préférer les auteurs contemporains, ou voisins
du temps dont on étudie l'histoire, & à leur défaut,
ceux qui sont les plus anciens & les mieux instruits.
[51] Les écrivains postérieurs n'ont
fait, le plus souvent, qu'altérer les témoignages des anciens,
dont il n'étoient que des échos infidèles. Gardons-nous
d'accumuler leurs passages, & plus encore d'alléguer les écrivains
fabuleux de l'antiquité. Il ne faut pas s'y tromper; elle avoit
ses voyages de Sadeur, & ses histoires des Sevarambes.
Les anciens qui puisèrent dans de pareilles sources, comme dans
le poëme sur les Arimaspes, dans les descriptions du pays des Atlantes
& des Hyperboréens, méritent de notre part le même
mépris, qu'avoient sans doute pour eux les plus sensés de
leurs contemporains. Si l'ancienneté de ces romans devoit nous
imposer; s'il ne nous étoit pas permis de juger les écrivains
Grecs & Latins, par les mêmes règles que les écrivains
modernes; les recherches de littérature & d'érudition,
ne mériteroient pas d'occuper un homme raisonnable.
{III.e Observation. } Troisièmement, il faut
distinguer avec soin les Nations qui diffèrent essentiellement
les unes des autres par le langage, par les moeurs, ou du moins par certaines
usages singulièrs, qui ont dû les empêcher de s'unir
& de se mêler entre elles. La contrariété des
usages annonce toûjours une différente origine: cette proposition
peut passer pour une règle générale. Il n'en est
pas de même de la proportion inverse, qui, vraie dans bien des cas
particuliers, souffre plus d'une exception: expliquons-nous.
De ce que deux peuples ont des coutumes diamétralement opposées,
assez anciennes chez l'un & l'autre pour que l'origine s'en confonde
avec celle des peuples mêmes, on peut conclure que leur tige est
différente. Mais il ne s'ensuit pas que celle de deux peuples soit
commune, de ce que leurs usages, même les plus bizarres, ont entre
eux des traits frappans de ressemblance. Un seul exemple, pris au hasard,
justufiera cette remarque. L'usage de se matacher, c'est-à-
dire de se peindre & de s'imprimer sur la peau diverse figures, a
régné & règne encore parmi des Nations qui n'eurent
jamais de relation entre elles. C'étoit la coutume des anciens
Bretons; elle leur fit donner, par les [52] Gaulois,
le nom de Brithi, & de Brithon. Britannia ou
Brithènes signifie encore en Gallois l'île des hommes
peints; & les Romains, par la même raison, appelèrent
Picti les Calédoniens ou Bretons du Nord, qui conservèrent
plus long-temps la mode nationale. A l'autre extrémité de
notre hémisphère, les Tongouses du Sénisca,
hommes & femmes, se font taillader cruelement le visage. Dans toute
l'Amérique méridionale, on se barbouille de diverses couleurs,
& l'on s'imprime différentes figures, lorsque par des exploits
militaires on a mérité le privilège de se donner
cet étrange agrément: tant il est vrai que souvent les hommes
sont originaux, lors même qu'on croiroit qu'ils ne font que copier
les autres. Car nous ne pensons pas que la conformité de tant de
peuples éloignés, sur un point si singulier, paroisse à
qui que ce soit une preuve que leur origine est la même: il le faudroit
cependant inférer, si l'on suivoit la méthode de certains
auteurs, qui tirent de cette ressemblance un argument général.
Il est certain que de pareils rapports peuvent concourir avec des preuves
d'un autre genre , & leur donner même beaucoup de force; mais
s'ils sont seuls, ils ne décident pas absolument.
{IV.e Observation. } Quatrièmement, on doit rechercher,
autant qu'il est possible, quelles causes ont portés certaines
Nations à se diviser en divers corps politiques, dont le gouvernement
& les intérêts fussent séparés; en Cités
distinguées par des noms particuliers, & très-souvent
ennemies les unes des autres. Tels étoient, par exemple, les Sarmates,
desquels Méla {Mela, I, cap.19 } dit, Una
gens, aliquot populi & aliquot nomina; & les Lygii,
qui occupoient les pays situés entre la Gérmanie & le
Borysthène, ou ce que nous désignons aujourd'hui par le
nom général de Pologne: Lygiorum nomen in plures civitates
diffusum.
Quand il s'agit de l'histoire du moyen âge, nous employons, avec
M. Frèret, le terme de Nation, pour désigner un certain
nombre de Cités dont l'origine est la même; qui parlent
une même langue, mais avec des dialectes différens; qui joignent,
au nom commun à toutes, un nom particulier [53]
à chacune d'elles; où quelquefois, enfin, on remarque parmi
les hommes une certaine configuration propre, qui les distingue de ceux
d'une autre Nation: à peu près comme dans les plantes, ou
dans les fleurs, toutes les espèces d'un même genre ont certains
caractères communs. Nous employons le terme de Cité,
pour désigner l'association politique de plusieurs peuples;
& par le terme Peuple, nous entendons un certain nombre d'hommes
unis par des liens qui les rendent membres d'un même corps, les
soûmettent aux même loix, les attachent aux même intérêts.
{V.e Observation. } Cinquièmement, il faut observer
que les combinaisons qui, des diverses parties d'une même Nation,
forment différents assemblages, peuvent varier & varient en
effet à l'infini suivant les conjonctures. En conséquence
de tel ou tel évènement, il peut arriver que plusieurs petits
peuples se réunissent en une seule Cité, & qu'au contraire
une Cité se divise en plusieurs petits peuples. Au premier cas,
le nom d'un peuple peu considérable dans son origine, & qui
n'occupoit qu'une très-petite étendue de pays, pourra devenir
tout d'un coup celui d'une Cité puissante; parce que ce peuple
aura donné son nom à tous les autres qui se seront unis
à lui. C'est ainsi que le nom des Goths ou Gouthons, sortis d'un
canton peu étendu de la Scandinavie, est devenu le nom général
d'une Cité très-nombreuse. Par une raison semblable, le
petit canton de Schouitz, a donné son nom à la ligue
entière des Suisses, quelque peu considérable qu'il soit
par son étendue. Au second cas, c'est-à-dire lorsque la
ligue qui avoit réuni divers peuples en une même Cité
s'est détruite, il est arrivé que le nom d'un peuple qui
avoit été long-temps célèbre, a disparu presque
entièrement; parce qu'alors les différens peuples particuliers
ont repris les noms qui servoient auparavant à les distinguer entre
eux, mais qui n'étoient pas connus des étrangres.
Dans l'un & l'autre cas, il est très-possible qu'il ne soit
arrivé aucun changement dans la Nation qui occupoit un
[54] pays, que ses anciens habitans n'aient été
ni détruits, ni chassés, & qu'il n'en soit pas venu
de nouveaux s'y établir.
Presque tous les écrivains, faute d'avoir fait cette réflexion,
se sont trouvés dans des embarras dont il n'ont pû sortir
qu'en multipliant des suppositions toûjours gratuites & souvent
absurdes: cependant les exemples s'offrent en foule pour rendre ce principe
important aussi sensible qu'il est vrai. Les Sicambres formoient au temps
de Jules César une Cité puissante dans la Gérmanie
inférieure: depuis la fin de l'empire d'Auguste, il n'est plus
parlé d'eux dans l'histoire, mais de plusieurs peuples particuliers
qui occupoient le même pays. Tacite {Tacit. Annal. XII,
c. 39. } s'exprime, à la vérité, comme si
le corps entier des Sicambres eût été détruit
& transporté dans la Gaule: Sugambri excisi & in Gallias
trajecti. Mais cela ne se doit entendre que du petit peuple qui, dans
l'origine, avoit donné son nom à toute la Cité. Les
armes Romaines ayant forcé les différens peuples qui la
composoient, de renoncer à la ligue qui les unissoit, chacun d'eux
resta dans les pays qu'il avoit toûjours habité; mais quitta
le nom de Sicambres pour reprendre son nom particulier. Les choses restèrent
sur le même pied jusque vers l'an 240 de J. C., que ces peuples,
qui avoient autrefois composé la cité des Sicambres, s'unirent
par une nouvelle association qui prit le nom de (a)
Francs, & qui, par se bravoure & par son attention à profiter
des circonstances, se mit en état de former une monarchie puissante.
La même chose a dû fréquemment arriver, sur-tout chez
les peuples qui n'avoient de demeure fixe. Tels étoient les peuples
de la nation Sarmatique; & tels sont encore aujourd'hui ceux de la
nation Scythique, désignés en occident par le nom général
de Tartares. ce qui se passe de nos jours chez les Tartares doit être
regardé comme une image fidèle de ce qui se passoit autrefois
chez les Scythes & chez les Sarmates. [55] Les Tartares
sont partagés en diverses tribus ou (b)
aimak, qui se regardent toutes comme descendues d'un même homme,
& comme n'ayant formé dans leur origine qu'une seule famille;
les différentes tribus sont comme les branches de cette famille.
Une tribu ne perd jamais son nom, à quelque petit nombre qu'elle
se trouve réduite, & il n'y a point de Tartare, quelque grossier
qu'il soit, qui ignore le nom de son aimak.
Chaque tribu a un chef pris dans la famille principale, suivant l'ordre
successif. Lorsqu'une tribu est divisée en plusieurs branches,
chacune de ces branches a son chef; on lui paie, en temps de paix, une
certaine redevance annuelle, & à la guerre, il a une part plus
forte dans le butin. Les tartares Mahométans donnent à ces
chefs particuliers le titre de Marses ou Mirsah; chez les
autres, il a ceux de Bey & de Taischy ou Taïky.
Chaque tribu a un certain canton ou territoire circonscrit, où
elle a seule le droit de pâture & de chasse. Il arrive souvent
qu'il s'allume entre elles des guerres, soit à l'occasion de ces
limites, soit par d'autres motifs; & comme ces tribus ne connoissent
point de supérieur, le différent se décide toûjours
par les armes. Le vainqueur fait des prisonniers & les incorpore à
sa tribu; car chez ces peuples on ne connoît guère l'usage
des esclaves. Les Tartares Mahométans n'en font que pour les vendre
aux Persans & aux Turcs.
On n'estime la puissance d'une tribu, qu'à proportion du nombre
d'hommes dont elle est composée: l'étendue du terrein qu'elle
occupe ne se compte pour rien, si elle n'est en état de le remplir.
[56] La tribu vaincue peut se trouver réduite
par sa défaite à un tel degré de foiblesse, qu'elle
soit obligée de s'unir & de se soûmettre à quelque
autre tribu plus puissante; ou d'abandonner son domaine, pour aller au
loin chercher une nouvelle demeure. Quelquefois y rencontrant d'autres
tribus, ou plus foibles, ou moins aguerries, elle les soûmet ou
les sengages à ne faire qu'un même corps avec elle; &
par de semblables incorporations, elle peut parvenir à un si grand
degré de force, qu'elle se trouve en état de rentrer dans
son ancien térritoire, & même de subjuguer la tribu qui
l'en avoit jadis chassée. Alors on voit un peuple, dont le nom
avoit disparu pendant plusieurs siècles, se remontrer avec éclat
& jouer de nouveau un grand rôle.
Lorsqu'une tribu s'est rendue assez puissante pour en soûmettre
plusieurs autres, le chef de cette tribu prend le titre de Khan
ou Kahan, qui se prononce quelquefois Kakhan. Alors le nom
particulier de la tribu dominante devient celui de la Cité ou du
nouvel État: du moins c'est sous ce nom qu'il est connu des Tartares.
C'est ainsi que dans le cinquième siècle de J. C., le nom
de la tribu des Turcs ou Tourk, nommée Toukué
par les Chinois, devint celui de tous les peuples de la nation Tartare.
Les annales Chinoises nous apprennent que la domination de ces Toukué
s'étendoit depuis le Volga & la Mer Caspienne, jusqu'au nord
de la Chine & du Japo, & comprenoit la Tartarie entière.
Nous avons, dans la collection de l'histoire Byzantine, un fragment de
l'histoire de Ménandre, qui contient le détail des différentes
ambassades envoyées par l'empereur Justin au Khan de ces Turcs,
qui résidoit à l'orient de la mer Caspienne. Nous y apprenons
qu'ils avoient soûmis, ou même détruit dans ce pays
la puissance des Huns blancs, nommés Euthalites par
les écrivains Grecs, & que les (c)
Avares, qui s'étoient avancés vers l'occident, étoit
regardés par ces Turcs comme des rebelles. Le chef de ces Avares
[57] n'avoit alors que le titre de Beyan ou
de Bey; mais dans la suite, & lorsque sa tribu fut devenue
plus puissante, il prit celui de Khan.
Dans le dixième siècle les Seljou- kides (c'étoit
une branche de ces Toukué qui avoit embrassé le Mahométisme)
entrèrent dans la Perse l'an 997 de J. C., la soûmirent toute
entière, de même que les deux Irak & la plus grande partie
de l'Anatolie. Ils formèrent alors trois dynasties différentes
sous le nom de Seljou-kides de l'Iran, du Kerman & du pays de Roum.
Le nom de Turcs étoit le nom national. Les Turcs Osmanly,
ou ceux qui ont détruit l'empire Grec, viennent d'une autre tribu
de ces mêmes Turcs, qui abandonna les bords du Gihon, dans
l'Arménie, d'où s'étant répandue dans l'Asie
Mineure, elle y forma un nouvel État.
Au douzième siècle la tribu des Mogols, sortie des
pays situés au nord de la Chine, établit dans la Tartarie,
sous la conduite de Genghiz-khan, une nouvelle domination qui acheva d'anéantir
dans la Tartarie la puissance, & même le nom des Toukué,
déjà fort affoiblis par le grand nombre de ceux qui s'étoient
avancés vers l'occident, & par les divisions de ceux qui étoient
restés das le pays. Les Mogols avoient la même origine que
les Toukué, & parloient à peu près la
même langue: il y a peu de différence entre celle des Tartares
de Crim, descendus des Mogols, & celle des Turkomans, qui sont un
reste des Toukués.
Les Mogols soûmirent la Tartarie entière, conquirent la Chine,
la Perse, les deux Irak, la Russie, & pénétrèrent
même jusque dans la Hongrie & la Pologne: ils éteignirent
le Khalifat à Bagdad.
Ce fut alors que leur nom commença à être connu dans
l'Orient; & c'est lui que se donnent dans leur langue presque tous
les différens peuples de la Tartarie: ils y ajoûtent seulement
divers surnoms pour se distinguer entre eux.
Quelquefois le nom de Khan qui régnoit sur un État particulier,
au temps où les étrangers ont commencé à le
[58] {Strahlenberg } connoître,
est devenu chez eux le nom de cet État: c'est pour cette raison
que les Russes donnent aux Calmouks le nom de Contaischini, de
celui de Contaisch que portoit un de leurs Khans; & qu'ils désignent
un peuple de la tribu de Nogais, voisin du Jaïk, sous le nom
d'Ayoukini, à cause du khan Ayouki. On a même
des exemples que des peuples ont pris dans leur propre langue le nom de
leurs Rois. {Aboulgas. hist des Tatars, l. V, c. 5, p. 457. Voyez
la note, p. 458 } Aboulgasican nous apprend que les Mogols du
Deschté-kipzak, ou des plaines désertes à
l'orient de Karisme & la Boukarie, ont pris le nom d'Usbeks, de celui
d'un leurs Khans, mort l'an 1391 de notre &Egrav;re, sous lequel ils embrassèrent
le Mahométisme. On a quelques exemples de cet usage: mais ils sont
si rares, qu'on ne doit point y avoir recours, pour donner l'origine de
certains noms de peuples dont la signification est inconnue. Les Grecs,
& à leur exemple la pluspart de nos Critiques, n'ont point
connu d'autre méthode que celle-là; dès qu'ils étoient
embarassés sur l'origine d'un nom, ils imaginoient un Prince qui
l'avoit donné au peuple qu'il gouvernoit: là-dessus les
faits ne leur coûtoient rien à supposer.
{VI.e Observation. } Sixièmement, les anciens
habitans d'une contrée ne la quittent jamais pour passer dans une
autre, qu'ils n'y soient engagés par un motif très-puissant.
Lorsqu'une Cité, soit parce qu'elle se trouve à l'étroit
dans son propre pays, soit par les suites d'une guerre civile, soit par
quelque autre raison, prend le parti d'envoyer une colonie au dehors,
il n'y a point d'exemple qu'elle ait abandonné totalement sa première
demeure: il y reste toûjours une partie des anciens habitans. Lors
même que l'invasion d'un peuple étranger est ce qui la force
à chercher de nouveaux établissemens, jamais la migration
n'est totale.
De ce principe, que nous croyons incontestable, naît une conséquence
importante; c'est qu'on ne doit pas regarder comme l'ancienne patrie d'un
peuple, un pays où l'on ne peut démêler ni restes
de la même nation, ni traces de [59] l'ancienne
langue. A l'orient du Volga, par exemple, on ne trouve aucun peuple qui
parle la langue Esclavonne: excepté quelques colonies envoyées
par les Russiens, ceux qu'on y voit sont des Permaques, des Ostiaks,
des Vagoulitz & des Czérémisses; peuples
d'origine Fennique. Par conséquent, les divers peuples compris
sous le nom de Slaves, de Russes, de Bulgares, de
Polonois, de Bohémiens, ne sont pas, comme plusieurs
écrivains le prétendent, originaires des régions
situées à l'orient du Volga; mais de celles qui sont à
l'occident du Tanaïs. Leurs ancêtres ont de tout temps habité
les pays connus aujourd'hui sous le nom de Russie grande & petite,
Manc, noire & rouge; & c'est eux qu'Hérodote
a nommés Andropophages, mangeurs d'hommes, Melanchlæni,
robes noires, & qu'on a depuis désignés sous le nom
de Sarmates & d'Alains (d)
& sous celui de Rhoxalani, &c.
{ VII.e Observation. } Septièmement, dans les
cas ordinaires la colonie n'est pas originairement fort nombreuse; mais
pour peu que le pays où tendent ses pas soit éloigné,
elle se grossit sur la route par un grand nombre de dètachemens
des peuples qu'elle traverse, & ces détachemens prennent le
nom de la Cité qui a fourni le premier fonds de la colonie: souvent
même après l'établissement, il vient encore de nouveaux
détachemens se joindre à elle. C'est à quoi l'on
ne fait pas toûjours assez d'attention; & voilà pour
quelle raison, en voyant une seule colonie peupler en peu de temps une
vaste étendue de pays, on est forcé de recourir aux conjectures,
pour expliquer comment le canton, quelquefois très-petit, d'où
elle sort, & qui n'est pas resté désert, a pû
fournir une multitude si podigieuse.
Les Goths, dont nous avons éjà parlé, fournissent
un exemple sensible de ce que nous disons. Le Gothland ou la Gothie, d'où
sortoit cette colonie, est une province peu [60] considérable
qui ne demeura point déserte. Il n'est pas possible qu'elle ait
jamais contenu un nombre d'habitans proportionné à celui
des Goths voisins du Danube, divisés en trois peuples très-nombreux;
qui occupoit une grande étendue de pays; auxquels les historiens
contemporains donnent des armées formidables de deux & trois
cens mille hommes; & qui malgré la destruction de plusieurs
de ces armées, se sont trouvés encore en état de
faire trembler l'empire Romain, & de conquérir l'Espagne &
l'Italie.
Pour se former une idée juste de ce qui arriva lors du départ
de la colonie des Goths, il faut se rappeler ce que nos ancêtres
ont vû au temps des Croisades. L'imagination s'effraie en rassemblant
le nombre prodigieux d'hommes sortis alors de la France, de l'Italie,
de l'Allemagne, de l'Angleterre, & qui monte à plusieurs millions:
& comme on sait qu'ils périrent presque tous ou restèrent
dans la Syrie, on seroit tenté de croire que les pays qu'ils abandonnoient
durent être changés en déserts; sur-tout lorsqu'on
fera réflexion que ces pays étoient alors beaucoup moins
peuplés qu'ils ne le sont aujourd'hui: qu'il y avoit peu de villes
considérables & qu'une parties des terres, maintenant cultivées,
étoient alors couvertes de bois.
Ces formidables armées portoient dans l'orient le nom de Francs
ou de François; & ce nom est devenu, jusque dans l'Inde, celui
par lequel tous les Chrétiens de l'occident sont encore désignés.
Les Francs ou François étoient les premiers auteurs de l'entreprise;
leurs troupes tenoient le premier rang dans l'armée conduite par
Godefroi de Bouillon; les capitaines François furent ceux qui se
distinguèrent le plus, & qui formèrent les premiers
établissemens lors de la conquête: c'en fut assez pour faire
donner par les Orientaux le nom de Francs à tous ceux qui vinrent
dans la suite joindre la colonie, de quelque nation qu'ils fussent.
Une raison presque semblable à généralisé
de même le nom de Tartares ou Tatars, (car c'est ainsi que
le prononcent tous les Orientaux, & même les Russes & les
[61] Polonois). Ce nom, qui désigne aujourd'hui
toute la nation Scythique, étoit autrefois celui d'une de ses Tribus
particulières. Mais comme cette Tribu formoit l'avant-garde, dans
les expéditions des Mogols vers l'occident, les étrangers
la connurent la première. Les Chrétiens occidentaux établis
en Syrie, s'accoutumèrent à désigner de son nom toute
la nation; & c'est d'eux que nous tenons cet usage, ou plustôt
cet abus, dont, au reste, on trouveroit des exemples dans la plus haute
antiquité. Les anciens Perses donnèrent le nom de Saques
{Herod. I. VIII, c. 67. Plin. l., cap. 17 } à
tous les peuples de la même nation Scythique, & cela, comme
Pline nous l'apprend, parce que la tribu des Sacques, établie sur
leurs frontières, leur étoit seule connue.
Les diverses colonies des Cimmériens, des Goths, des Scythes, des
Huns, des Avares & des Hongrois sont encore dans un cas à peu
près pareil à celui de nos Croisés. Les établissemens
des différentes Cités Sarmatiques ou Esclavonnes, telles
que les Russes, les Polonois, Les Moraves, les Bohémiens, les Bulgares
&c. sont d'un autre genre. Les Cités Esclavonnes se sont formées
par de nouvelles ligues ou associations entre les anciens habitans, qui
voyant à l'occident & au midi de leur pays, des cantons fertiles,
mais déserts & conséquemment incultes, y sont passé
de proche en proche, & s'y sont établis sans aucune difficulté.
{VIII.e Observations. } Huitièmement, le nom
qu'une Nation ou qu'une Cité se donne à elle-même,
est assez ordinairement une epithète honorable prise de la langue
qu'elle parle. Tels étoient les noms des Cimmériens ou des
Cimbres & des Sicambres, des Celtes Galates, des Francs, des Goths,
des Slaves, &c. qui tous désignent la bravoure, l'intrépidité,
la célébrité, &c.
Lorsque le nom d'une Cité lui étoit donné par d'autres
de la même Nation, il avoit rapport à la situation du pays,
à quelque coutume ou à quelque singularité, par laquelle
ceux qui composoient cette cité, se distinguoient des cités
voisines.
Quelquefois il arrivoit que ce snoms étoient des espèces
[62] de sobriquets ou d'épithètes injurieuses,
que les Cités voisines employoient en parlant du nouvel État,
& ceux à qui on le donnoit n'adoptoient jamais. Tel est, par
exemple, celui d'Alamanni, donné dans le commencement du
troisième siècle à cette portion de Suèves
qui occupoit la Franconie, la Souabe, & la plus grande partie de la
Bavière. Ce nom qui signifioit, selon Asinius Quadratus, cité
par Agathias, un mélange d'hommes rassemblés de divers pays,
n'a jamais été employé que par les étrangers,
c'est-à-dire, par les écrivains Latins & par ceux de
la Gaule & de l'Espagne, qui l'ont même étendu à
tous les peuples de la Germanie. Valafrid Strabon, moine de saint Gal,
qui écrivoit sous Louis le Débonnaire dans le neuvième
siècle, observe, en parlant des habitans de la Suisse & de
ceux des pays voisins, que les étrangers seuls les nomment Alamanni,
mais qu'eux mêmes se donnoient le nom de Suevi.
Les Hongrois ne connoissent point non plus le nom d'Hungari, que
nous leur donnons dans l'occident, ni celui de Tourkæ, que
leur donnoient les Grecs: ils se nomment dans leur langue Magyarètes
ou Magyares. Il en est de même des Calmoucks & de plusieurs
autres peuples qui regarderoient comme des injures dans leur langue les
noms par lesquels les étrangers les désignent: Kalmouk signifie
un homme qui n'a pas suivi les autres, un traîneur. Enfin
on a vû quelquefois le nom honorable qu'un peuple s'étoit
imposé, recevoir chez les étrangers une interpretation toute
contraire. Les Antes & les Vénèdes se nommèrent
Slavi, c'est-à-dire illustres, du mot Slava, gloire,
honneur: les Grecs écrivirent ce nom Sklavoì &
Sklavenoì; de Sclavi nous avons formé le nom
d'esclaves ou serfs.
{IX.e Observation. } Neuvièmement, il faut remarquer,
& cette observation est très-importante, que le nom d'un pays
ayant, dans l'origine, été formé sur celui de la
Nation, de la Cité, du peuple qui l'habitoit d'abord, on continue
souvent de lui donner ce nom, après l'expulsion ou même l'anéantissement
de cette Nation, de cette Cité, de ce peuple qu'ont remplacé
d'autres [63] habitans, qui par une sorte d'héritage,
prennent ou reçoivent le nom de leurs prédécesseurs;
en sorte que l'on employe toujours le nom ancien, en parlant de cette
nouvelle Nation. C'est ainsi que chez les Arabes, les Persans, les Mogols
de l'Inde & ceux de la Tartarie, le nom de Roumi est devenu
celui des Turcs & que le titre de sultan de Roum sert à désigner
le Souverain de cette Nation.
Cet abus des anciens noms n'est pas une chose nouvelle. Les Grecs ont
long-temps donné aux Perses de l'Empire fondé par Cyrus,
le nom de Médes, celui de Perses aux Parthes Arsacides, qui étoient
une nation Scythique, & celui de Parthes aux Perses Sassanides, de
la dynastie détruite par les Arabes. Plusieurs écrivains
de l'histoire Byzantine donnent aux Arabes, sujets des Califes, les noms
d'Assyriens, de Babyloniens, & d'Achéménides. Chez ces
mêmes écrivains Byzantins, les noms de Scythes ou de Gètes
désignent des peuples appartenans à des Nations très-différentes,
les Goths, les Vandales, les Gépides & les autres peuples Germains,
les Huns & les Avares, les Slaves, les Russes & les Bulgares;
en sorte qu'il faut une attention particulière pour distinguer
quels sont ceux dont ils parlent sous ces noms.
Nos écrivains occidentaux, encore plus ignorans que les Grecs du
Bas Empire, sont tombés dans les fautes semblables. Ils donnent,
par exemple, le nom de Gètes ou de Huns aux Hongrois,
qui sont une Nation absolument différente. Quelques-uns même
ayant corrompu le nom de Magyares, que les Hongrois se donnent dans leur
langue, en ont fit celui d'Agareni, {Hépidani Chronic.
} employé par quelques chroniques en parlant d'eux. Cette
première erreur en ayant occasionné une seconde, quelques
romanciers ont pris ces Agareni pour des Sarrasins, & ont imaginé
des incursions, faites par ceux-ci, en Bourgogne & en Lorraine, dans
le dixième & dans le onzième siècles. Les courses
des Hongrois ou Magyares qui pénétrèrent alors
dans la Suisse & dans l'Italie, sont le fondement historique de ces
romans.
Cette confusion des noms anciens & des modernes a fait [64]
imaginer aux historiens un grand nombre de fables sur l'origine
& sur l'ancienne histoire de la pluspart des nations du nord de l'Europe.
C'est sur ce fondement qu'on a fait entrer dans l'histoire des Suédois
tout ce que les anciens nous apprennent des Scythes & des Gètes,
& que l'histoire des Huns d'Attila a fait partie de celle des Hongrois.
C'est de là que sont sortis tant de faux systèmes historiques,
proposés & défendus avec la plus grande chaleur, par
des écrivains qui ont cru qu'il y alloit de leur honneur de rapporter
à la Nation dont ils étoient sortis, les actions de toutes
celles qui ont occupé les mêmes pays, ou de celles dont les
noms avoient quelque resemblance avec celui de cette Nation. On rencontre,
à chaque pas dans l'étude de l'hiftoire, des exemples de
ces faux systèmes; & notre siècle n'est pas même
encore bien guéri de cette maladie.
La différence ou la conformité du langage est, comme nous
l'avons déjà dit en proposant la troisième observation,
le caractére le plus propre à distinguer & à
reconnoître les Nations qui ont une origine commune. Ceux qui n'ont
qu'une connoissance superficielle des langues, se persuadent qu'il y en
a un très-grand nombre d'essentiellement différentes, parce
qu'ils prennent des variétés dialectiques pour des différences
essentielles. Par exemple, on jugera au premier coup d'oeil que le Latin,
l'Italien, l'Espagnol, le Gascon & le François sont autant
de langues; & la difficulté où celui qui ne connoît
qu'un seul de ces langages se trouve d'entendre les autres, lui paroîtra
une preuve demonstrative. Mais un examen attentif montrera que presque
tous les mots de ces cinq langues sont les mêmes dans leur partie
essentielle, & ont la méme signification; qu'ils ne diffèrent
que par quelques altérations, & par des variétés
de prononciation. Celui qui entend un de ces langages, éprouve
une très- grande facilité dans l'étude des autres,
où il retrouve presque tous les termes radicaux pris au même
sens, n'ayant que de légères différences, qu'il s'accoutume
bien-tôt à connoître.
Nous remarquons encore, d'après M. Fréret, que dans
[65] le langage on doit considérer deux objets: 1. Les
mots que les hommes ont etablis pour signes de leurs idées &
de leurs sentiment. 2 . Les variétés ou changemens qui surviennent
à ces mots, & qui servent à désignér les
rapports que les idees ont entr'elles & les changemens qui arrivent
dans ces rapports. Cette dernière partie constitue proprement ce
qu'on appelle le grammatical d'une langue: nous ne nous arrêtons
point à expliquer; nous supposons qu'aucun de ceux qui entreprendront
de lire ceci, n'aura besoin de cette explication. Cela posé, il
faut observer qu'il y a deux genres différens de variétés
dans les dialectes d'un même langage.
Dans le premier genre, les inflexions grammaticales diffèrent très-peu
d'un dialecte à l'autre: tels étoient les dialectes Ionien,
Eolien & Dorien chez les Grecs; tels sont aujourd'hui ceux de la langue
Sclavonne; le Russe, le Polonois, le Bohémien, le Croatien, le
Bulgare, &c. Tels sont enfin divers dialectes de la langue Germanique.
Les variétés du second genre ont été produites
par le mélange de deux peuples qui parloient deux langues essentiellement
différentes, que ce mélange a tellement unies & confondues,
que chacune d'elles a perdu une partie des mots qui lui étoient
propres, tandis qu'elle adoptoit plusieurs de ceux de la langue avec laquelle
elle se mêloit.
Lorsque cette union des deux langues s'est faite par l'établissement
d'un peuple savant & policé, dans un pays dont il a contraint
les habitans d'adopter ses loix, ses moeurs & ses usages, elle a détruit
presque entièrement la langue du peuple conquis. Les vaincus cherchant
à rassembler aux vainqueurs, devenus leurs maîtres, se sont
appliqués à en parler la langue avec le plus de pureté
qu'il leur a été possible; & si cette domination étrangère
a subsisté pendant un certain temps, l'usage de l'ancienne langue
a été totalement aboli, même parmi ceux du peuple.
Il est vrai qu'ils ne parloient pas correctement le nouveau langage, qu'ils
en violoient presque toutes les regles grammaticales, & qu'ils conservoient
encore un certain nombre de leurs anciens mots, auxquels ils tâchoient
[66] de donner une forme approchante des mots de la
langue dominante.
C'est là ce qui est arrivé dans la Gaule & dans l'Espagne,
où l'ancien langage fut totalement détruit, & où
l'on parloit la langue Romaine avec plus ou moins d'exactitude & de
pureté. Cet ancien langage ne subsista plus que dans quelques cantons
sauvages & de difficile accès, où les vainqueurs dédaignèrent
de s'établir, & où il s'altéroit même tous
les jours par le commerce des naturels avec les étrangers. C'est
ainsi que les Cantabres, & les peuples de l'extémité
occidentale des Pyrénées, ont conservé l'ancienne
langue Ibérienne, dont les Basques parlent encore auujourd'hui
un dialecte.
Lorsque l'union des deux langues s'est faite par l'établisseiment
d'un peuple barbare & grossier, qui a conquis un pays policé,
dont les habitans parloient une langue savante cultivée & riche,
on a vû précisement arriver le contraire. Les vainqueurs,
en assujéttissant les vaincus à leur gouvernement, ont adopté
en grande partie leurs moeurs & leurs coutumes; & comme leur ancienne
langue étoit nécessairement moins riche, moins abondante
& moins cultivée que celle des vaincus, ils en ont emprunté
un assez grand nombre de mots, qu'ils ont ajustés aux règles
de leur propre langue, dont ils conservoient en même temps les règles
& la forme grammaticale. L'introduction des termes nouveaux s'est
faite peu à peu, & presque sans qu'on l'apercût; mais
il n'en étoit pas de même d'un changement dans la grammaire:
pour qu'un pareil changement eut pû se faire, il auroit fallu que
toute la Nation eût pû oublier celle qu'elle avoit suivie
jusqu'alors & en apprendre une nouvelle.
C'est par cette raison que les dialectes du Latin formés dans l'Italie,
dans la Gaule & dans l'Espagne, après la conquête que
firent de ces pays les Francs, les Vandales & les Goths, sont presque
tous composés de mots latins altérés, mais assujétis
à la grammaire des langues Germaniques, où les noms ne se
déclinent point, & où les verbes n'ayant que
[67] trois temps, on supplée les autres par le secours
des verbes auxiliaires.
Les vainqueurs avoient conservé d'abord, avec assez de soin, l'ancienne
langue Germanique dans sa pureté. Une sorte de respect pour le
nom des Romains, respect dans lequel on étoit confirmé par
la Religion, maintenoit en même temps l'usage assez pur de la langue
Latine dans la plûpart des actes civils & religieux: mais dans
la suite elle s'y défigura insensiblement. On n'y observa plus
aucune des anciennes règles de la grammaire, & ces actes furent
énoncés dans un jargon barbare; tandis que d'un autre côté
les langues Germaniques s'altéroient peu à peu par l'introduction
des mots latins, qui prirent enfin le dessus. C'est par cet alliage de
deux langues, qui conserve les mots de l'une assujétie à
la grammaire de l'autre, que se sont formées les langues modernes
de l'Italie, de la France & de l'Espagne.
Nous nous fommes un peu étendus sur cet article, parce qu'il nous
a semblé que ceux qui ont traité de l'origine des langues,
n'ont pas toûjours assez réfléchi sur les deux différentes
espèces d'altérations, qui ont formé les deux genres
de dialectes dont nous venons de parler. On sait que l'Italien, l'Espagnol,
le Gascon, le François, & toutes leurs soudivisions ne sont
au fond que des altérations du latin, qui n'étoit lui même
qu'une corruption de l'ancien grec Pélasgique, mêlé
avec les langues des Sicules ou Ibériens, des Liburnes ou Illyriens,
& des anciens habitans de l'Ombrie, peuple Gaulois. Pour toutes les
langues que l'on parle dans le nord de notre continent, elles peuvent
se rapporter à quatre langues matrices qui se subdivisent en un
grand nombre de dialectes.
La première est la langue Germanique qui se parle dans l'Allemagne
& dans les pays où les colonies Allemandes se sont établies.
La seconde est la langue Esclavonne, qui s'étend en général
depuis la Vistule jusqu'au Volga vers l'orient, & depuis les pays
voisins de la mer Baltique, jusqu'au midi du Danube & aux confins
de la Grèce. [68] La troisième langue
matrice est celle des Tartares, en donnant à ce nom l'acception
la plus étendue. L'usage de cette langue s'étend depuis
la petite Tartarie & depuis les bords du Pont-Euxin, jusqu'à
l'Océan oriental; & jusqu'aux pays situés au nord de
la Chine: elle a même été portée par les Vakouti
sur les bords de la mer Glaciale, & à l'embouchure du fleuve
Léna. Strahlenberg, savant Suédois qui a long- temps habité
la Sibérie, nous a donné des échantillons, si l'on
peut employer ce terme, des différens dialectes de la langue des
Tartares. Celle que parlent les Tartares Mantcheou, ou les conquérans
de la Chine, est la plus éloignée de la langue commune,
quoiqu'elle ait bien des ressemblances avec elle. La langue des Mogols,
celle des Calmouks ou des Oïroths (car le premier nom est,
comme nous l'avons dit ci-dessus, un sobriquet qu'ils n'aiment pas qu'on
leur donne) & celle des Tartares de Crim & du Budziak, sont la
même; à quelques différences dialectiques prés.
Celle des Turcs d'Anatolie & d'Europe, mêlée d'Arabe,
de Persan, de Grec, & même d'Esclavon, est un peu plus altérée:
ce qui n'empéche pas que le plus grand nombre des mots radicaux
de l'ancienne langue ne s'y retrouve encore. Une quatrième langue
matrice eft celle des peuples de notre Europe, que Tacite désigne
par le nom de Fenni, pour les distinguer, en géneral, des
nations Germaniques & Sarmatique: il comprenoit sous ce nom les peuples
de Finland, d'Esthonie, de Livonie, de
Lithuanie, & de quelques autres cantons. Nous pouvons y en joindre
plusieurs autres, tels que ceux de Pennie, les Vagoulits,
les Ostiaks, les Samoïèdes, &c. en avançant
vers l'orient du nord de l'Afie, & en descendant le long du Volga;
les Morduaies & les Czérémisses.
M. Fréret penfe que les Hongrois ou Magyares, établis
sur le Danube, sont une colonie de quelques-uns de ces peuples: leur langue,
totalement différente des trois autres langues matrices, a un rapport
absolument marqué avec celle des Finniens de Livonie & de Courlande,
& avec celle des peuples voisins du Volga.
[69] Nous ne parlerons pas ici de certaines langues
peu étendues, reste visible d'un ancien langage qui ne subsiste
plus, ou du moins de quelques anciens dialectes si fort altérés,
qu'il est difficile d'en démêler l'origine. Telles sont,
dans notre occident, les langues Basque, Galloise & Irlandoise; telle
est, au voisinage de la Gréce, celle des Albanois ou montagnards
de l'Epire. Nous avons un dictionnaire de cette dernière langue,
& il semble qu'elle ne.foit qu'un mélange de plusieurs langages
différens.
Ordinairement les peuples qui parlent les dialectes d'une même langue,
habitent les uns auprès des autres, & forment une espèce
de chaîne: mais celà n'est pas toûjours vrai, même
pour les Nations qui ont des habitations fixes; en voici un exemple entre
plusieurs. Les Transylvains, les Valaques & les Moldaves sont au-delà
du Danube; des peuples Esclavons, Hongrois, Germaniques, les séparent
absolument de l'Italie: cependant ils parlent un dialecte latin, moins
corrompu peut-être que certains jargons de l'Italie. C'est que les
colonies & les garnisons Romaines, qui remplissoient l'Illyrie, la
Pannonie, les deux Mésies & la Dalmatie, avant la décadence
de l'Empire, cherchèrent, contre la fureur des barbares, un asile
dans la Transylvanie & les pays voisins. Le langage de ces Romains
s'y est conservé reconnoissable, quoique ces pays aient été
souvent envahis par les Goths, les Huns, les Avares & les Bulgares.
La connoissance du langage que parloit une Nation nous conduit à
celle de son origine, & du pays d'où elle a dû sortir
d'abord. Par ce moyen nous. pouvons juger du degré de croyance
que méritent les traditions débitées par les étrangers
sur son anciennetés & même l'opinion qu'elle avoit adopté
en certain temps: car il y a souvent des traditions nationales, qui pour
être reçues assez unanimement, n'en sont pas moins des erreurs
grossières. Nous avons cru pendant long-temps que les premiers
Francs étoient venus de la Pannonie, & encore aujourdhui les
Hongrois veulent descendre des anciens Huns d'Attila.
[70] Un autre avantage, qui résultera de la
connoissance de la langue que parloit un ancien peuple dont nous étudions
l'histoire, sera de ne pas aller chercher, dans une langue étrangère
à ce peuple, l'étymologie du nom de ses Rois, de ses chefs,
des tribus dont il étoit composé, &c. Par- là
nous serons en état de distinguer les noms qu'il employoit, de
ceux qui étoient seulement en usage chez les étrangers:
en conséquence de cette observation, nous rejetterons toutes les
étymologies grecques des noms adoptés par les Scythes, les
Sarmates & les Germains. Nous aurons recours pour les premiers, aux
racines turques & tartares; pour les seconds, à celles de la
langue Esclavonne. Car quoique nous ignorions duquel des dialectes de
la langue matrice un peuple se servoit dans son origine, nous pouvons
user de la même licence que nos plus habiles critiques se sont donnée
au sujet des langues orientales; supposer une langue commune, & choisir
dans les différens dialectes les termes radicaux qui nous paroîtront
les plus convenables. À l'égard des peuples qui firent partie
de la nation Germanique, nous prendrons indifféremment les mots
radicaux qui se trouvent dans l'ancienne version Gothique du nouveau Testament,
dans les poësie des Scaldes, dans les inscriptions Runiques, dans
les livres Anglo-Saxons, & dans quelques autres monumens de l'ancienne
langue. Nous en userons de même pour les dialectes Sarmatiques ou
Esclavons, & pour ceux de la langue Tartare ou Scythique.
Il n'arrive que trop souvent qu'un Critique, s'affectionnant pour une
langue, ou parce qu'elle est celle des ancêtres de sa Nation, ou
parce qu'il en a fait une certaine étude, veut tout rapporter à
cette langue, quoique non seulement on ne la parlât point dans le
pays dont il examine l'ancienne histoire, mais que le plus souvent elle
n'y fût pas même connue.
Un Critique sensé saura résister à la tentation de
chercher dans le Grec, ou même dans l'Hébreu, l'origine du
nom des Rois, des peuples, des rivières, des villes, &c. qu'il
[71] rencontrera dans l'histoire des Germains, des Scythes,
des Sarmates &c., mais en même temps il ne se défendra
pas avec moins de soin contre cette autre méthode si commune, par
laquelle on donne aux noms des Dieux & des anciens peuples de la Grèce,
une origine Hébraïque, Scythique, ou Germanique, comme ont
fait Bochart, Otroczi, Rudbeks, & un grand nombre
de Critiques moins célèbres.
Telles sont en partie les vûes générales que M. Fréret
avoit sur l'étude de l'origine des anciennes Nations; elles sont
répandues dans les différens écrits qu'il a composés
sur cette matière. En établissant de tels principes, il
avoit moins pour objet de donner des règles aux autres, que de
s'en prescrire à lui-même: il se méttoit par-là
dans la nécessité de les suivre, & d'éviter les
défauts qu'il reprochoit à des écrivains dont il
reconnoissoit d'ailleurs avec plaisir l'esprit & l'érudition.
La critique qui règne dans ses ouvrages, où la force &
la solidité des raisonnemens nous paroît égaler la
profondeur & l'étendue des recherches, montre assez qu'il savoit
s'imposer des loix, & ne s'en point s'écarter. Nous avons cru
les rendre plus utiles, en les rassemblant ici sous un même point
de vûe.
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