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B. le Bovier de Fontenelle Sur l'histoire |
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Tout le monde convient de lutilité de lhistoire; mais, ce qui est assez surprenant, elle nest guères utile de la manière dont presque tout le monde entend quelle lest, et elle peut lêtre assez dune certaine autre manière que bien peu de gens connoissent. Comme ce que je pense là-dessus est dune discussion un peu difficile, je demande la permission de prendre la chose dassez loin, et de faire lhistoire de lhistoire même. Naturellement les pères content à leurs enfans ce quils ont fait, ce quils ont vus; et sans doute cela sest pratiqué dans les premiers siècles du monde. Ces récits doivent porter le caractère de ce temps-là. Comme lignorance y étoit parfaite, la plupart des choses étoient des prodiges. Ainsi un père ne manquoit pas den remplir les contes quil faisoit à ses enfans. Quand on dit quelque chose de surprenant, limagination séchauffe sur son objet, lagrandit encore, et est même portée à y ajouter ce qui manqueroit pour le rendre tout-à-fait merveilleux, comme si elle avoit regret de laisser une belle chose imparfaite. De plus, on est frappé des sentimens de surprise et dadmiration que lon cause à ses auditeurs, et on est bienaise de les argumenter encore, parce quil semble quil en revient je ne sais quoi à notre vanité. Ces deux raisons jointes ensemble font que tel homme qui na pas envie de mentir, en commençant un récit un peu extraordinaire, pourra se surprendre lui-même en mensonge sur quelque circonstance, sil y prend bien garde, et que lon a besoin dune attention particulière et dune espèce deffort pour ne dire exactement que la vérité. Que sera-ce après cela de ceux qui naturellement aiment à en imposer aux autres, et à inventer ? Les premiers hommes ont donc vu bien des prodiges, parce quils étoient fort ignorans; mais parce quils étoient hommes, ils les ont exagérés en les racontant, soit de bonne foi, pour ainsi dire, soit de mauvaise foi. Si ces récits sont déjà gâtés à leur source, assurément ce sera bien pis quand ils passeront de bouche en bouche. Chacun en ôtera quelque petit trait de vrai, et y en mettra quelquun de faux, et principalement du faux merveilleux, qui est le plus agréable; et peut-être quaprès un siècle ou deux, il ny restera rien du vrai qui y étoit dabord, et même peu du premier faux. À ces récits fabuleux, qui ne contenoient que des faits, se sont joints des systêmes de philosophie aussi fabuleux; car il y a eu de la philosophie même dans ces siècles grossiers. Les hommes sont toujours curieux, toujours portés naturellement à rechercher la cause de ce quils voient; jentends les hommes qui ont un peu plus de génie que les autres. Doù peut venir cette rivière qui coule toujours, a dû dire un contemplatif de ces siècles-là, qui étoit assurément une étrange espèce de contemplatif ? Après une longue méditation, il a trouvé fort heureusement quil y avoit quelquun qui avoit soin de verser toujours cette eau de dedans une cruche. Mais qui lui fournissoit toujours cette eau ? Le contemplatif nalloit pas si loin. Il faut prendre garde que ces idées que nous appellons les systêmes de ces temps-là, étoient toujours copiées daprès les choses les plus connues. On avoit vu souvent verser de leau de dedans une cruche: on simaginoit donc fort bien comment un Dieu versoit celle dune rivière; et par la facilité même quon avoit à limaginer, on étoit tout-à-fait porté à le croire. Ainsi, pour rendre raison du tonnerre, on se représentoit volontiers un Dieu de figure humaine lançant sur nous des flèches de feu; idées qui sont manifestement prises sur des objets très-familiers, et dont limagination saccommode si bien, quencore à lheure quil est, la poësie et la peinture ne sen peuvent passer. Si je voulois rapporter un plus grand nombre dexemples, je ferois voir en détail que lorigine de tous ces systêmes dimagination a toujours été la même: mais cette application est très-aisée à faire, et elle me détourneroit inutilement de mon but. Cependant je ne puis mempêcher de remarquer en passant que la philosophie de ce temps-là et celle de celui-ci roulent sur le même principe; cest-à-dire que dans lune et dans lautre on ne fait quexpliquer les choses inconnues de la Nature, par celles que lexpérience nous met devant les yeux, et transporter à la Physique les idées quelle nous fournit. Nous avons reconnu par lusage, et non pas deviné, ce que peuvent les poids, les ressorts, les leviers; nous ne faisons agir la Nature que par des leviers, des poids, des ressorts. Ces pauvres Sauvages qui ont les premiers habité le monde, ou ne connoissoient point ces choses-là, ou ny avoient pas fait dattention. Ils nexpliquoient donc les effets de la Nature que par les choses plus grossières et plus palpables quils connoissoient. Quavons-nous fait les uns et les autres ? Nous nous sommes toujours représenté linconnu sous la figure de ce qui nous étoit connu; mais heureusement il y a tous les sujets du monde de croire que linconnu ne peut pas ne point ressembler à ce qui nous est connu présentement. Ces systêmes dimagination des premiers siècles étant une fois établis, ils se sont alliés avec lhistoire des faits. Un jeune homme est tombé dans une rivière, et on ne sauroit retrouver son corps. Quest-il devenu ? La philosophie du temps enseigne quil y a des jeunes filles dans cette rivière qui la gouvernent. Les jeunes filles ont enlevé le jeune homme, cela est fort naturel. Et où ? dans leur palais qui est sous la rivière, et par conséquent inaccessible. Que lon examine la plus grande partie des fables, et lon trouvera quelles ne sont quun mêlange des faits avec la philosophie chimérique des premiers hommes. Elle étoit la plus propre du monde à expliquer tout ce quil y avoit de plus extraordinaire à expliquer dans une histoire, et ce quelle y mettoit sy lioit fort naturellement. Ce nétoit que Dieux et Déesses faits comme nous, à fort peu de chose près; et ces personnages étoient fort bien assortis sur la scène avec les hommes. Jusquici tout sest passé de bonne foi. On est ignorant, et on est étonné de bien des choses: on les exagère naturellement en les racontant; elles se chargent encore de diverses faussetés en passant par plusieurs bouches; il sétablit de mauvais systêmes, mais il ne peut encore sen établir dautres; ils se trouvent propres à expliquer tous les faits qui paroissent extraordinaires, et on les mêle avec ces faits: il ny a point encore à tout cela, pour ainsi dire, de la faute des hommes. Mais comme ces histoires fabuleuses eurent cours, on commença à en forger sans aucun fondement et lon ne raconta plus les faits un peu remarquables, sans les revêtir des ornemens que lon savoit qui étoient propres à plaire, et qui navoient rien alors dabsolument incroyable. Cela sentendra mieux par une comparaison de notre histoire moderne à lhistoire ancienne. Dans les temps où on a eu le plus desprit, comme dans le siècle dAuguste et dans celui-ci, on a aimé à raisonner sur les actions des hommes et en pénétrer les motifs, et à connoître les caractères. Les Historiens se sont conformés à ce goût-là; ils se sont bien gardés décrire les faits nuement et séchement: ils les ont accompagnés de motifs, et y ont mêlé les portraits de leurs personnages. Croyons-nous que ces portraits et ces motifs soient exactement vrais ? y avons-nous la même foi quaux faits ? Non; nous savons fort bien que les Historiens les ont devinés comme ils ont pu, et quil est presque impossible quils aient deviné juste. Cependant nous ne trouvons point mauvais que les Historiens aient donné cet embellissement à leurs histoires; et malgré ce mêlange de faux que nous y connoissons, nous ne les traitons pas de fables. De même, après que le goût du faux, et principalement du merveilleux, eut été établi chez les premiers Peuples, par les voies que nous avons dites, on ne débita plus dhistoires sans les orner de ce faux et de ce merveilleux, qui étoit alors reconnu pour un ornement quon avoit affecté. Ce nest pas que cela passât pour être impossible; les motifs de politique que Tacite a imaginés, ne passent pas non-plus pour lêtre: mais comme on sait quils peuvent nêtre pas vrais, et quapparemment ils ne le sont pas, on savoit aussi que ces merveilles des anciennes histoires nétoient pas nécessairement vraies pour avoir été publiées et reçues sans contradiction. Quand je dis quon le savoit, je parle de gens un peu éclairés; car pour le Peuple il est destiné à être la dupe de tout. Encore aujourdhui les Arabes remplissent leurs histoires de prodiges et de miracles, le plus souvent ridicules. Je ne crois pas que chez leurs Savans cela soit pris pour autre chose que pour des ornemens, auxquels ils nont garde dêtre trompés, parce que cest entreux une espèce de convention décrire ainsi: mais quand ces sortes dhistoires passent chez dautres Peuples qui ont le goût de vouloir que lon écrive les faits dans leur exacte vérité, ou ces merveilles sont crues au pied de la lettre, ou du moins on se persuade quelles ont été crues par ceux qui les ont écrites. Certainement le mal-entendu est considérable. Telles étoient toutes les histoires qui se débitoient chez les anciens Peuples, lorsque lart décrire fut inventé. Alors on écrivit ce qui se trouva dans la mémoire des hommes, et lon y gagna que lincertitude de la tradition fut un peu fixée. Mais que put-on ramasser ? des contes absurdes, quoique souvent agréables, bâtis dabord sur quelque fondement de vrai, mais où ce vrai ne pouvoit presque plus paroître au travers de tout ce qui lenveloppoit. On attribue ordinairement lorigine des fables à limagination vive des Orientaux; pour moi, je lattribue à lignorance des hommes. Mettez un Peuple nouveau sous le pole, ses premières histoires seront des fables; et en effet les anciennes histoires du Septentrion nen sont-elles pas toutes pleines ? Je ne dis pas quun soleil vif et ardent ne puisse encore donner aux esprits une dernière coction qui perfectionne la disposition quils ont à se repaître de fables: mais tous les hommes ont pour cela des talens indépendans du soleil. Aussi dans tout ce que je viens de dire, je nai supposé dans les hommes que ce qui leur est commun à tous, et ce qui doit avoir son effet sous les zones glaciales comme sous la torride. Et même sil falloit pousser la chose plus loin, je prouverois bien que la même ignorance a produit à peu-près les mêmes idées, et je montrerois une conformité étonnante entre les fables des Américains et celles des Grecs. Il se trouveroit que les Grecs avec tout leur esprit, lorsquils étoient un Peuple encore nouveau ne pensèrent point plus raisonnablement que les Barbares dAmérique; ce qui nous disposeroit à croire que les Américains seroient venus à penser aussi raisonnablement et aussi finement que les Grecs, si on leur en avoit laissé le loisir; mais ces réflexions ne seroient pas assez de mon dessein. Lignorance diminua peu-à-peu, et par conséquent on vit moins de prodiges, on fit moins de faux systêmes, les histoires furent moins fabuleuses, car tout cela senchaîne. Jusques-là on navoit gardé le souvenir des choses passées que par une vaine curiosité: mais on sapperçut que lhistoire pouvoit être utile, soit pour conserver des choses dont les Nations se faisoient honneur, soit pour décider des différends qui pouvoient naître entre les Peuples, soit pour fournir des exemples de vertu; et je crois que cet usage a été le dernier auquel on ait pensé, quoique ce soit celui dont on fait le plus de bruit. Tout cela demandoit que lhistoire fût vraie, jentends vraie par opposition aux anciennes fables qui nétoient pleines que dabsurdités. On commença donc à écrire lhistoire dune manière raisonnable, et qui avoit ordinairement de la vraisemblance. Alors il ne paroît plus de nouvelles fables; on se contente seulement de conserver les anciennes. On eût peut-être aussi bien fait de les laisser périr; mais quoi ! peut-on renoncer à quelque chose dancien ? De plus, les fausses Religions de Paganisme en avoient consacré une bonne partie, et elles étoient devenues nécessaires à la poësie et à la peinture. Les sottises une fois établies entre les hommes, ont coutume de jetter des racines bien profondes, et de saccrocher à bien des choses différentes qui les soutiennent. Tout ceci est pris dans le fond de la nature humaine, et sapplique par conséquent à tous les Peuples du monde. Aussi ny en a-t-il aucun dont lhistoire ne commence par des fables, hormis le Peuple élu, chez qui un soin particulier de la Providence a conservé la vérité. Avec quelle prodigieuse lenteur les hommes arrivent à quelque chose de raisonnable, quelque simple quelle soit ! Conserver la mémoire des faits tels quils ont été, ce nest pas une grande merveille: cependant il se passera plusieurs siècles avant que lon soit en état de le faire; et jusques-là les faits dont on gardera le souvenir, ne seront que des visions et des extravagances. On auroit grand tort après cela dêtre surpris que la philosophie et la manière de raisonner aient été pendant un grand nombre de siècles très-grossières et très-imparfaites. Quand on fut venu à écrire les faits selon la vérité, ou plutôt avec quelque vraisemblance, on les écrivit dabord assez confusément; mais, ce qui est plus remarquable, très-séchement, et presque sans en exposer les motifs, ni sans raisonner sur le caractère des hommes. À cette manière décrire lhistoire, en succéda une plus parfaite qui entroit dans les motifs et dans les caractères, et cest elle qui a toujours été en usage dans les siècles polis et savans. Elle ressemble assez à la manière dont on fait un systême de philosophie. Le Philosophe a devant lui un certain nombre deffets de la nature et dexpériences; il faut quil en devine des causes vraisemblables, et que de ce quil voyoit, et de ce quil devine, il en compose un tout bien lié; voilà le systême. LHistorien a aussi un certain nombre de faits dont il imagine les motifs, et sur lesquels il bâtit le mieux quil peut un systême dhistoire, plus incertain encore et plus sujet à caution quun systême de philosophie. Tacite et Descartes me paroissent deux grands inventeurs de systêmes en deux espèces bien différentes; mais tous deux également hardis, dun génie également élevé et fécond, et par ces endroits là même également sujets à se tromper. Voilà ce que jai prétendu quand je me suis proposé dabord de faire lhistoire de lhistoire: nous serons présentement plus en état de raisonner sur son utilité. Jappelle utile, quant à ce qui regarde lesprit, tout ce qui nous conduit ou à nous connoître, ou à connoître les autres; et ces deux choses me paroissent à-peu-près également utiles, parce que souvent on se connoît mieux dans les autres que dans soi même, et quenfin il est fort à propos de savoir comment sont faits ces hommes avec qui lon a tant de liaisons différentes. Tout ce qui ne nous conduit pas à ces connoissances, ne peut passer que sous le nom damusement agréable. Quelquun qui auroit bien de lesprit, en considérant simplement la nature humaine, devineroit toute lhistoire passée et toute lhistoire à venir, sans avoir jamais entendu parler daucun événement. Il diroit: la nature humaine est composée dignorance, de crédulité, de vanité, dambition, de méchanceté, dun peu de bon sens et de probité par dessus tout cela, mais dont la dose est fort petite en comparaison des autres ingrédiens. Donc ces gens-là feront une infinité détablissemens ridicules, et un très-petit nombre de sensés; ils se battront souvent les uns avec les autres, et puis feront des traités de paix presque toujours de mauvaise foi; les plus puissans opprimeront les plus foibles, et tâcheront de donner à leurs oppressions des apparences de justice, etc. Après quoi, si cet homme vouloit examiner toutes les vérités que peuvent produire ces principes généraux, et les faire jouer, pour ainsi dire, de toutes les manières possibles, il imagineroit en détail une infinité de faits, ou arrivés effectivement, ou tout pareils à ceux qui sont arrivés. Cette méthode dapprendre lhistoire ne seroit assurément pas mauvaise; on seroit à la source des choses, et de-là on en contempleroit en se divertissant les suites quon auroit déjà prévues: car les principes généraux étant une fois bien saisis, on envisage dune vue universelle tout ce qui en peut naître, et les détails ne sont plus quun divertissement que lon peut même négliger quelquefois à cause de son inutilité ou de son trop de facilité. Mais la plupart des gens nen sont pas là, il sen faut bien. Ils ne font querrer sans fin dans les détails, et ne savisent point de remonter jusquaux principes généraux, où tous les détails se réunissent et se confondent. Entasser dans sa tête faits sur faits, retenir bien exactement les dates, se remplir lesprit de guerres, de traités de paix, de mariages, de généalogies, voilà ce quon appelle savoir lhistoire. Mais ceux qui sont chargés de cette sorte de science-là, savent-ils quels sont les ressorts du coeur humain qui ont causé tous ces événemens ? Ils nen ont pas le moindre soupçon; ou sils en savent quelque chose, ils le savent encore historiquement, cest-à-dire, quils lont pris dans quelque Historien. Mais de raisonner par eux-mêmes sur les faits dont ils ont un si grand amas dans la tête, de remonter de ces faits aux principes qui les ont produits, ils ne sont pas gens à cela. Jaimerois autant quun homme apprit exactement lhistoire de toutes les pendules de Paris, en quel temps et par quel ouvrier chacune a été faite, combien de fois et combien de temps chacune sest déréglée, lesquelles sonnent plus clair que les autres; mais quil ne se souciât nullement de savoir comment cette machine est composée, et quels ressorts la font jouer. En vérité, de la manière dont on fait ordinairement lhistoire des Peuples et des Nations, celle dune famille particulière seroit presque toute aussi bonne à savoir. Mettez à part le plus ou le moins déclat des objets, et ne regardez que lutilité; il vaut autant apprendre comment sest passé le procès de deux Bourgeois, que la guerre de Princes; je ne vois pas quon tire plus de lumières de lun que de lautre, ni que pour savoir lhistoire de toutes les guerres, on soit obligé à être habile homme, et cest ce que lexpérience confirme parfaitement. Je nentends pas parler ici de lutilité que peut avoir lhistoire pour établir de certains droits à des Princes ou à des Peuples; pour décider de leurs intérêts; pour régler des rangs. Je ne parle de lhistoire que par rapport à la morale, qui est lusage le plus général et le plus important dont elle puisse être. À cet égard il est certain quon peut savoir tout ce qui sest fait entre les hommes, et ignorer comment les hommes eux-mêmes sont faits; et au contraire on peut savoir parfaitement comment les hommes sont faits, et par cette raison-là même ne samuser guère à apprendre ce qui sest fait entré eux. Cependant comme nous ne saisissons presque jamais les principes généraux si parfaitement, que notre esprit nait besoin dy être soutenu par les applications particulières, et que tout au moins ces applications particulières donnent un spectacle agréable à ceux qui ont le mieux saisi les principes généraux, il est bon que lhistoire accompagne et fortifie la connoissance que nous pourrons avoir de lhomme. Elle nous fera voir, pour ainsi dire, lhomme en détail, après que la morale nous laura fait voir en gros; et ce qui sera peut-être échappé à nos réflexions générales, des exemples et des faits particuliers nous le rendront. Je conçois donc que lhistoire nest bonne à rien, si elle nest alliée avec la morale. Son utilité nest pas dans tous ces faits différens quelle nous présente, mais dans lame de ces faits quelle nous laisse le plus souvent à découvrir. Ce nest point lhistoire des révolutions des Etats, des guerres et des mariages des Princes, quil faut étudier; mais sous cette histoire il faut développer celle des erreurs et des passions humaines qui y est cachée, et donner tous ses soins à lapprendre exactement. Nous avons parlé de deux sortes dhistoires, de lhistoire fabuleuse des premiers siècles, et de lhistoire vraisemblable et véritable, si on veut, des siècles qui ont suivi. Pourra-t-on bien croire quelles sont toutes deux également utiles, de cette sorte dutilité que jentends ? Pourra-t-on croire quon puisse tirer quelque chose de bon de cet amas de chimères qui compose lhistoire des Dieux et des Héros du Paganisme ? Ne sembleroit-il pas plutôt que pour lhonneur du genre humain, la mémoire de ces impertinences devroit être abolie à jamais ? Il le faudroit, sans doute, pour son honneur, mais non pas pour son utilité. Nous sommes des foux qui ne ressemblent pas tout-à-fait à ceux des Petites Maisons. Il nimporte à chacun deux de savoir quelle est la folie de son voisin, ou de ceux qui ont habité sa loge avant lui; mais il nous est fort important de le savoir. Lesprit humain est moins capable derreur, dès quil sait et à quel point et en combien de manières il en est capable, et jamais il ne peut trop étudier lhistoire de ses égaremens. Ce nest pas une science de sêtre rempli la tête de toutes les extravagances des Phéniciens et des Grecs; mais cen est une de savoir ce qui a conduit les Phéniciens et les Grecs à ces extravagances. Tous les hommes se ressemblent si fort, quil ny a point de Peuple dont les sottises ne nous doivent faire trembler. Nous sommes éclairés des lumières de la vraie Religion, et, à ce que je crois, de quelques rayons de la vraie Philosophie, et par conséquent nos erreurs sont incomparablement moindres que celles des anciens Peuples; cependant elles se sont établies, et elles se conservent tout comme les leurs. En expliquant la génération des fables, nous avons vu que ce monstrueux amas de chimères nest pas sorti tel quil est de la tête des hommes; il sest formé par degrés: lignorance grossière en a été la base; mais plusieurs autres choses ont entré dans sa composition, et principalement deux qui font merveilleusement fructifier les sottises. La première en est la ressemblance ou la liaison dune sottise à une autre. Quelque chose dextraordinaire aura fait croire à des Peuples ignorans, quun Dieu avoit été amoureux dune femme; aussi-tôt les Histoires ne seront pleines que de Dieux amoureux. Vous croyez bien lun, pourquoi ne croirez-vous pas lautre ? Si les Dieux ont des enfans, ils les aiment, sintéressent pour eux; si les enfans des différens Dieux sont en querelles, les Dieux y sont aussi: tout cela se tient. La seconde chose qui favorise beaucoup les erreurs, est le respect de lAntiquité. Nos Pères lont cru; prétendrions-nous être plus sages queux ? Ces deux choses, jointes ensemble, font des merveilles. Lune, sur le moindre fondement que la foiblesse de la nature humaine ait donné, étend une sottise à linfini, et lautre la conserve à jamais: lune, parce que nous sommes déjà sots, nous engage à lêtre davantage; et lautre nous défend de cesser de lêtre, parce que nous lavons été long-temps. Voilà certainement ce qui a poussé les fables à ce haut degré dabsurdité où elles sont arrivées, et ce qui les y a maintenues; car ce que la nature y a mis directement du sien, nétoit ni tout-à-fait si ridicule, ni en si grande quantité: et les hommes ne sont point si foux, quils eussent pu dabord enfanter de telles rêveries, y ajouter foi, et être un fort long temps à sen désabuser, à moins quil ne sy mêlât ce que nous avons dit. Examinons les erreurs de ces siècles-ci; nous trouverons que les mêmes choses les ont établies, étendues et conservées. Il est vrai que nous ne sommes arrivés à aucune absurdité si considérable que les anciennes fables des Grecs; mais cest que nous ne sommes pas partis dabord dun point si absurde. Nous savons aussi bien queux étendre et conserver nos erreurs, mais heureusement elles ne sont pas si grandes. Lorsque les Chrétiens, et même avant eux quelques Philosophes, vinrent à découvrir publiquement le ridicule des fables païennes, que nimagina-ton pas pour tâcher de les défendre ? On alla jusquà les réduire en allégories, parce quassurément le sens littéral étoit insoutenable; et lon attribua aux premiers hommes, cest-à-dire à des hommes très-grossiers et très-ignorans, davoir su tous les secrets de physique et de morale, et davoir eu lart de les envelopper sous des images empruntées. Il falloit quon Mt réduit à une étrange extrémité pour entreprendre de justifier les fables par cette voie-là; mais à lheure quil est, lorsquune erreur est en possession de nos esprits, que ne faisons-nous pas pour empêcher quon len arrache ? à quoi navons-nous pas recours pour la soutenir ? Je ne pousserai pas plus loin le parallèle des fables anciennes et de nos erreurs. Je veux seulement montrer comment on peut dans ces fables étudier les égaremens de lesprit humain, voir doù il part, et jusquoù il va; le suivre dans tous les degrés dabsurdité; et ensuite nous faire à nous-mêmes lapplication de ce que nous aurons trouvé et dans dautres Peuples et dans dautres siècles, fort assurés quil y aura toujours sujet de la faire. Si lhistoire fabuleuse nous donne matière détudier les erreurs de lesprit humain, nous devons chercher dans lhistoire véritable la connoissance des passions de coeur; il semble que ces deux sortes dhistoires aient partagé lhomme ensemble. Il y a une troisième chose qui résulte et des opinions de lesprit, et des passions du coeur; ce sont les moeurs des hommes, leurs coutumes, leurs différens usages: et cest ordinairement ce que lhistoire nous montre le moins, quoique ce fût peut-être ce quelle auroit de plus utile et de plus agréable. Quon lise lHistoire dAlexandre et celle de Charlemagne, on ne sappercevra presque que par les noms, que lon est dans des siècles et dans des pays fort différens; ce sont des guerres, des conquêtes, des conjurations qui se font à-peu-près de la même façon; mais la différence des moeurs nest point assez marquée, les Grecs ne sont points assez Grecs, ni les François assez François; et lon me pourroit mettre les uns en la place des autres, que je ne serois presque point blessé du changement. Cependant il vaudroit mieux que lon me fît entrer dans les vrais caractères des Peuples, que de mapprendre quelles Provinces ils ont usurpées les uns sur les autres. Je vois dune vue générale les Nations répandues sur la surface de la terre, se la disputant incessamment, et se poussant et repoussant les uns les autres contre les flots; et il me semble que ma curiosité nen demande pas beaucoup davantage pour être satisfaite. Mais je serois bien-aise de voir, au lieu de ce mouvement qui ne se fait que sur la surface de la terre, celui qui se fait continuellement dans les esprits des Peuples, ces goûts qui se succèdent insensiblement les uns les autres, cette espèce de guerre quils se font en se chassant et en se détruisant, cette révolution éternellc dopinions et de coutumes; et je sens que les détails de tout cela plairoient à ma curiosité, sur-tout si on me montroit comment ces goûts, ces opinions, ces coutumes se produisent ou sabolissent les uns les autres. Car les Dieux souvent ce nest point par hasard quun goût succède à un autre; il y a ordinairement une liaison nécessaire, mais cachée. Par exemple le goût daujourdhui est très-différent de ce quil étoit il ya vingt ou trente ans. Les gens desprit étoient extrêmement courus, lesprit donnoit entrée par-tout, et la figure que Voiture a faite dans le monde en est une belle preuve. Les Vers, les Romans, tout cela étoit fort à la mode; un petit Ouvrage de Vers un peu agréable se répandoit en un moment par toute la France, un Roman ne fatiguoit point par ses douze tomes; surtout on faisoit grand cas de la conversation, et ceux qui y avoient quelque talent étoient adorés. Aujourdhui cest tout le contraire: il ne sen faut guères quil né soit honteux dêtre homme desprit; du moins il est bien sûr que rien nest moins utile. Les meilleurs Ouvrages ont bien de la peine à se faire lire; le Public est de mauvaise humeur, et se défend tant quil peut dapprouver. Le jeu a pris entièrement la place de la conversation; et si Voiture renaissoit, il ne pourroit rentrer dans le grand monde que par linclination quil auroit pour le jeu, et nullement par les charmes et les agrémens de son esprit. Un si grand changement, et qui na passé par aucuns degrés, na-t-il point de causes ? Il en a sans doute, mais quon ne se donne pas la peine de démêler. Il sest fait, il y a vingt ou trente ans, un grand nombre de choses excellentes, et quon ne peut guères surpasser; le Public sy est accoutumé, et ce qui nest quégal à ces choses-là, les lasse. De plus, le goût du siècle passé nétoit pas sans quelque ridicule; les conversations étoient un peu trop arrangées et trop méthodiques: on prenoit trop de peine pour y briller, et ceux qui y brilloient sen faisoient trop valoir. On a reconnu ces ridicules, et on sest bien gardé de les corriger en conservant ce quil y avoit de bon dans ces goûts-là: on a fait ce que les hommes savent parfaitement bien faire; on sest jetté dune extrémité dans une autre. Voilà comme les goûts, et quelquefois ceux qui sont les plus opposés, ont entreux des liaisons qui règlent, pour ainsi dire, lordre selon lequel ils se succèdent. Les événemens du dehors, et ce quon appelle les hasards, contribuent quelquefois à ces changemens; mais il est même agréable de considérer et comment et de combien ils y contribuent. Quand un homme ne devroit point mourir, quand son corps ne saffaibliroit en aucune manière, il vieilliroit cependant à de certains égards; il deviendroit plus timide, plus défiant, moins sensible à lamitié, et cela par les seuls effets de lexpérience. Ainsi, quand un Peuple seroit toujours dans le même état, toujours sous la même forme de gouvernement, toujours composé, si on veut, des mêmes hommes, ses goûts, ses opinions, ses moeurs ne laisseroient pas de changer, parce quil faut que naturellement un goût sabsorbe par un autre, quune sorte de moeurs conduise à une autre, et cela sans fin. Ce sont ces liaisons naturelles que nous devons principalement tâcher dattraper, mais sans négliger en même temps dobserver ce que la fortune y a mis du sien. |
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