Eliohs: Electronic Library of Historiography
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B. le Bovier de Fontenelle

Sur l'histoire

Fontenelle, Sur l'histoire,
URL: testi/700/fontenelle/histoire.htm
Html edition for Eliohs by Guido Abbattista (Mars 1998)

[Biographical Note]

Tout le monde convient de l’utilité de l’histoire; mais, ce qui est assez surprenant, elle n’est guères utile de la manière dont presque tout le monde entend qu’elle l’est, et elle peut l’être assez d’une certaine autre manière que bien peu de gens connoissent. Comme ce que je pense là-dessus est d’une discussion un peu difficile, je demande la permission de prendre la chose d’assez loin, et de faire l’histoire de l’histoire même.

Naturellement les pères content à leurs enfans ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont vus; et sans doute cela s’est pratiqué dans les premiers siècles du monde. Ces récits doivent porter le caractère de ce temps-là. Comme l’ignorance y étoit parfaite, la plupart des choses étoient des prodiges. Ainsi un père ne manquoit pas d’en remplir les contes qu’il faisoit à ses enfans.

Quand on dit quelque chose de surprenant, l’imagination s’échauffe sur son objet, l’agrandit encore, et est même portée à y ajouter ce qui manqueroit pour le rendre tout-à-fait merveilleux, comme si elle avoit regret de laisser une belle chose imparfaite. De plus, on est frappé des sentimens de surprise et d’admiration que l’on cause à ses auditeurs, et on est bienaise de les argumenter encore, parce qu’il semble qu’il en revient je ne sais quoi à notre vanité. Ces deux raisons jointes ensemble font que tel homme qui n’a pas envie de mentir, en commençant un récit un peu extraordinaire, pourra se surprendre lui-même en mensonge sur quelque circonstance, s’il y prend bien garde, et que l’on a besoin d’une attention particulière et d’une espèce d’effort pour ne dire exactement que la vérité. Que sera-ce après cela de ceux qui naturellement aiment à en imposer aux autres, et à inventer ?

Les premiers hommes ont donc vu bien des prodiges, parce qu’ils étoient fort ignorans; mais parce qu’ils étoient hommes, ils les ont exagérés en les racontant, soit de bonne foi, pour ainsi dire, soit de mauvaise foi. Si ces récits sont déjà gâtés à leur source, assurément ce sera bien pis quand ils passeront de bouche en bouche. Chacun en ôtera quelque petit trait de vrai, et y en mettra quelqu’un de faux, et principalement du faux merveilleux, qui est le plus agréable; et peut-être qu’après un siècle ou deux, il n’y restera rien du vrai qui y étoit d’abord, et même peu du premier faux.

À ces récits fabuleux, qui ne contenoient que des faits, se sont joints des systêmes de philosophie aussi fabuleux; car il y a eu de la philosophie même dans ces siècles grossiers. Les hommes sont toujours curieux, toujours portés naturellement à rechercher la cause de ce qu’ils voient; j’entends les hommes qui ont un peu plus de génie que les autres. D’où peut venir cette rivière qui coule toujours, a dû dire un contemplatif de ces siècles-là, qui étoit assurément une étrange espèce de contemplatif ? Après une longue méditation, il a trouvé fort heureusement qu’il y avoit quelqu’un qui avoit soin de verser toujours cette eau de dedans une cruche. Mais qui lui fournissoit toujours cette eau ? Le contemplatif n’alloit pas si loin.

Il faut prendre garde que ces idées que nous appellons les systêmes de ces temps-là, étoient toujours copiées d’après les choses les plus connues. On avoit vu souvent verser de l’eau de dedans une cruche: on s’imaginoit donc fort bien comment un Dieu versoit celle d’une rivière; et par la facilité même qu’on avoit à l’imaginer, on étoit tout-à-fait porté à le croire. Ainsi, pour rendre raison du tonnerre, on se représentoit volontiers un Dieu de figure humaine lançant sur nous des flèches de feu; idées qui sont manifestement prises sur des objets très-familiers, et dont l’imagination s’accommode si bien, qu’encore à l’heure qu’il est, la poësie et la peinture ne s’en peuvent passer.

Si je voulois rapporter un plus grand nombre d’exemples, je ferois voir en détail que l’origine de tous ces systêmes d’imagination a toujours été la même: mais cette application est très-aisée à faire, et elle me détourneroit inutilement de mon but.

Cependant je ne puis m’empêcher de remarquer en passant que la philosophie de ce temps-là et celle de celui-ci roulent sur le même principe; c’est-à-dire que dans l’une et dans l’autre on ne fait qu’expliquer les choses inconnues de la Nature, par celles que l’expérience nous met devant les yeux, et transporter à la Physique les idées qu’elle nous fournit. Nous avons reconnu par l’usage, et non pas deviné, ce que peuvent les poids, les ressorts, les leviers; nous ne faisons agir la Nature que par des leviers, des poids, des ressorts. Ces pauvres Sauvages qui ont les premiers habité le monde, ou ne connoissoient point ces choses-là, ou n’y avoient pas fait d’attention. Ils n’expliquoient donc les effets de la Nature que par les choses plus grossières et plus palpables qu’ils connoissoient. Qu’avons-nous fait les uns et les autres ? Nous nous sommes toujours représenté l’inconnu sous la figure de ce qui nous étoit connu; mais heureusement il y a tous les sujets du monde de croire que l’inconnu ne peut pas ne point ressembler à ce qui nous est connu présentement. Ces systêmes d’imagination des premiers siècles étant une fois établis, ils se sont alliés avec l’histoire des faits. Un jeune homme est tombé dans une rivière, et on ne sauroit retrouver son corps. Qu’est-il devenu ? La philosophie du temps enseigne qu’il y a des jeunes filles dans cette rivière qui la gouvernent. Les jeunes filles ont enlevé le jeune homme, cela est fort naturel. Et où ? dans leur palais qui est sous la rivière, et par conséquent inaccessible. Que l’on examine la plus grande partie des fables, et l’on trouvera qu’elles ne sont qu’un mêlange des faits avec la philosophie chimérique des premiers hommes. Elle étoit la plus propre du monde à expliquer tout ce qu’il y avoit de plus extraordinaire à expliquer dans une histoire, et ce qu’elle y mettoit s’y lioit fort naturellement. Ce n’étoit que Dieux et Déesses faits comme nous, à fort peu de chose près; et ces personnages étoient fort bien assortis sur la scène avec les hommes.

Jusqu’ici tout s’est passé de bonne foi. On est ignorant, et on est étonné de bien des choses: on les exagère naturellement en les racontant; elles se chargent encore de diverses faussetés en passant par plusieurs bouches; il s’établit de mauvais systêmes, mais il ne peut encore s’en établir d’autres; ils se trouvent propres à expliquer tous les faits qui paroissent extraordinaires, et on les mêle avec ces faits: il n’y a point encore à tout cela, pour ainsi dire, de la faute des hommes. Mais comme ces histoires fabuleuses eurent cours, on commença à en forger sans aucun fondement et l’on ne raconta plus les faits un peu remarquables, sans les revêtir des ornemens que l’on savoit qui étoient propres à plaire, et qui n’avoient rien alors d’absolument incroyable. Cela s’entendra mieux par une comparaison de notre histoire moderne à l’histoire ancienne.

Dans les temps où on a eu le plus d’esprit, comme dans le siècle d’Auguste et dans celui-ci, on a aimé à raisonner sur les actions des hommes et en pénétrer les motifs, et à connoître les caractères. Les Historiens se sont conformés à ce goût-là; ils se sont bien gardés d’écrire les faits nuement et séchement: ils les ont accompagnés de motifs, et y ont mêlé les portraits de leurs personnages. Croyons-nous que ces portraits et ces motifs soient exactement vrais ? y avons-nous la même foi qu’aux faits ? Non; nous savons fort bien que les Historiens les ont devinés comme ils ont pu, et qu’il est presque impossible qu’ils aient deviné juste. Cependant nous ne trouvons point mauvais que les Historiens aient donné cet embellissement à leurs histoires; et malgré ce mêlange de faux que nous y connoissons, nous ne les traitons pas de fables.

De même, après que le goût du faux, et principalement du merveilleux, eut été établi chez les premiers Peuples, par les voies que nous avons dites, on ne débita plus d’histoires sans les orner de ce faux et de ce merveilleux, qui étoit alors reconnu pour un ornement qu’on avoit affecté.

Ce n’est pas que cela passât pour être impossible; les motifs de politique que Tacite a imaginés, ne passent pas non-plus pour l’être: mais comme on sait qu’ils peuvent n’être pas vrais, et qu’apparemment ils ne le sont pas, on savoit aussi que ces merveilles des anciennes histoires n’étoient pas nécessairement vraies pour avoir été publiées et reçues sans contradiction. Quand je dis qu’on le savoit, je parle de gens un peu éclairés; car pour le Peuple il est destiné à être la dupe de tout. Encore aujourd’hui les Arabes remplissent leurs histoires de prodiges et de miracles, le plus souvent ridicules. Je ne crois pas que chez leurs Savans cela soit pris pour autre chose que pour des ornemens, auxquels ils n’ont garde d’être trompés, parce que c’est entr’eux une espèce de convention d’écrire ainsi: mais quand ces sortes d’histoires passent chez d’autres Peuples qui ont le goût de vouloir que l’on écrive les faits dans leur exacte vérité, ou ces merveilles sont crues au pied de la lettre, ou du moins on se persuade qu’elles ont été crues par ceux qui les ont écrites. Certainement le mal-entendu est considérable.

Telles étoient toutes les histoires qui se débitoient chez les anciens Peuples, lorsque l’art d’écrire fut inventé. Alors on écrivit ce qui se trouva dans la mémoire des hommes, et l’on y gagna que l’incertitude de la tradition fut un peu fixée. Mais que put-on ramasser ? des contes absurdes, quoique souvent agréables, bâtis d’abord sur quelque fondement de vrai, mais où ce vrai ne pouvoit presque plus paroître au travers de tout ce qui l’enveloppoit.

On attribue ordinairement l’origine des fables à l’imagination vive des Orientaux; pour moi, je l’attribue à l’ignorance des hommes. Mettez un Peuple nouveau sous le pole, ses premières histoires seront des fables; et en effet les anciennes histoires du Septentrion n’en sont-elles pas toutes pleines ? Je ne dis pas qu’un soleil vif et ardent ne puisse encore donner aux esprits une dernière coction qui perfectionne la disposition qu’ils ont à se repaître de fables: mais tous les hommes ont pour cela des talens indépendans du soleil. Aussi dans tout ce que je viens de dire, je n’ai supposé dans les hommes que ce qui leur est commun à tous, et ce qui doit avoir son effet sous les zones glaciales comme sous la torride.

Et même s’il falloit pousser la chose plus loin, je prouverois bien que la même ignorance a produit à peu-près les mêmes idées, et je montrerois une conformité étonnante entre les fables des Américains et celles des Grecs. Il se trouveroit que les Grecs avec tout leur esprit, lorsqu’ils étoient un Peuple encore nouveau ne pensèrent point plus raisonnablement que les Barbares d’Amérique; ce qui nous disposeroit à croire que les Américains seroient venus à penser aussi raisonnablement et aussi finement que les Grecs, si on leur en avoit laissé le loisir; mais ces réflexions ne seroient pas assez de mon dessein.

L’ignorance diminua peu-à-peu, et par conséquent on vit moins de prodiges, on fit moins de faux systêmes, les histoires furent moins fabuleuses, car tout cela s’enchaîne. Jusques-là on n’avoit gardé le souvenir des choses passées que par une vaine curiosité: mais on s’apperçut que l’histoire pouvoit être utile, soit pour conserver des choses dont les Nations se faisoient honneur, soit pour décider des différends qui pouvoient naître entre les Peuples, soit pour fournir des exemples de vertu; et je crois que cet usage a été le dernier auquel on ait pensé, quoique ce soit celui dont on fait le plus de bruit. Tout cela demandoit que l’histoire fût vraie, j’entends vraie par opposition aux anciennes fables qui n’étoient pleines que d’absurdités. On commença donc à écrire l’histoire d’une manière raisonnable, et qui avoit ordinairement de la vraisemblance.

Alors il ne paroît plus de nouvelles fables; on se contente seulement de conserver les anciennes. On eût peut-être aussi bien fait de les laisser périr; mais quoi ! peut-on renoncer à quelque chose d’ancien ? De plus, les fausses Religions de Paganisme en avoient consacré une bonne partie, et elles étoient devenues nécessaires à la poësie et à la peinture. Les sottises une fois établies entre les hommes, ont coutume de jetter des racines bien profondes, et de s’accrocher à bien des choses différentes qui les soutiennent.

Tout ceci est pris dans le fond de la nature humaine, et s’applique par conséquent à tous les Peuples du monde. Aussi n’y en a-t-il aucun dont l’histoire ne commence par des fables, hormis le Peuple élu, chez qui un soin particulier de la Providence a conservé la vérité. Avec quelle prodigieuse lenteur les hommes arrivent à quelque chose de raisonnable, quelque simple qu’elle soit ! Conserver la mémoire des faits tels qu’ils ont été, ce n’est pas une grande merveille: cependant il se passera plusieurs siècles avant que l’on soit en état de le faire; et jusques-là les faits dont on gardera le souvenir, ne seront que des visions et des extravagances. On auroit grand tort après cela d’être surpris que la philosophie et la manière de raisonner aient été pendant un grand nombre de siècles très-grossières et très-imparfaites.

Quand on fut venu à écrire les faits selon la vérité, ou plutôt avec quelque vraisemblance, on les écrivit d’abord assez confusément; mais, ce qui est plus remarquable, très-séchement, et presque sans en exposer les motifs, ni sans raisonner sur le caractère des hommes.

À cette manière d’écrire l’histoire, en succéda une plus parfaite qui entroit dans les motifs et dans les caractères, et c’est elle qui a toujours été en usage dans les siècles polis et savans.

Elle ressemble assez à la manière dont on fait un systême de philosophie. Le Philosophe a devant lui un certain nombre d’effets de la nature et d’expériences; il faut qu’il en devine des causes vraisemblables, et que de ce qu’il voyoit, et de ce qu’il devine, il en compose un tout bien lié; voilà le systême. L’Historien a aussi un certain nombre de faits dont il imagine les motifs, et sur lesquels il bâtit le mieux qu’il peut un systême d’histoire, plus incertain encore et plus sujet à caution qu’un systême de philosophie. Tacite et Descartes me paroissent deux grands inventeurs de systêmes en deux espèces bien différentes; mais tous deux également hardis, d’un génie également élevé et fécond, et par ces endroits là même également sujets à se tromper. Voilà ce que j’ai prétendu quand je me suis proposé d’abord de faire l’histoire de l’histoire: nous serons présentement plus en état de raisonner sur son utilité.

J’appelle utile, quant à ce qui regarde l’esprit, tout ce qui nous conduit ou à nous connoître, ou à connoître les autres; et ces deux choses me paroissent à-peu-près également utiles, parce que souvent on se connoît mieux dans les autres que dans soi même, et qu’enfin il est fort à propos de savoir comment sont faits ces hommes avec qui l’on a tant de liaisons différentes. Tout ce qui ne nous conduit pas à ces connoissances, ne peut passer que sous le nom d’amusement agréable.

Quelqu’un qui auroit bien de l’esprit, en considérant simplement la nature humaine, devineroit toute l’histoire passée et toute l’histoire à venir, sans avoir jamais entendu parler d’aucun événement. Il diroit: la nature humaine est composée d’ignorance, de crédulité, de vanité, d’ambition, de méchanceté, d’un peu de bon sens et de probité par dessus tout cela, mais dont la dose est fort petite en comparaison des autres ingrédiens. Donc ces gens-là feront une infinité d’établissemens ridicules, et un très-petit nombre de sensés; ils se battront souvent les uns avec les autres, et puis feront des traités de paix presque toujours de mauvaise foi; les plus puissans opprimeront les plus foibles, et tâcheront de donner à leurs oppressions des apparences de justice, etc. Après quoi, si cet homme vouloit examiner toutes les vérités que peuvent produire ces principes généraux, et les faire jouer, pour ainsi dire, de toutes les manières possibles, il imagineroit en détail une infinité de faits, ou arrivés effectivement, ou tout pareils à ceux qui sont arrivés.

Cette méthode d’apprendre l’histoire ne seroit assurément pas mauvaise; on seroit à la source des choses, et de-là on en contempleroit en se divertissant les suites qu’on auroit déjà prévues: car les principes généraux étant une fois bien saisis, on envisage d’une vue universelle tout ce qui en peut naître, et les détails ne sont plus qu’un divertissement que l’on peut même négliger quelquefois à cause de son inutilité ou de son trop de facilité.

Mais la plupart des gens n’en sont pas là, il s’en faut bien. Ils ne font qu’errer sans fin dans les détails, et ne s’avisent point de remonter jusqu’aux principes généraux, où tous les détails se réunissent et se confondent. Entasser dans sa tête faits sur faits, retenir bien exactement les dates, se remplir l’esprit de guerres, de traités de paix, de mariages, de généalogies, voilà ce qu’on appelle savoir l’histoire. Mais ceux qui sont chargés de cette sorte de science-là, savent-ils quels sont les ressorts du coeur humain qui ont causé tous ces événemens ? Ils n’en ont pas le moindre soupçon; ou s’ils en savent quelque chose, ils le savent encore historiquement, c’est-à-dire, qu’ils l’ont pris dans quelque Historien. Mais de raisonner par eux-mêmes sur les faits dont ils ont un si grand amas dans la tête, de remonter de ces faits aux principes qui les ont produits, ils ne sont pas gens à cela.

J’aimerois autant qu’un homme apprit exactement l’histoire de toutes les pendules de Paris, en quel temps et par quel ouvrier chacune a été faite, combien de fois et combien de temps chacune s’est déréglée, lesquelles sonnent plus clair que les autres; mais qu’il ne se souciât nullement de savoir comment cette machine est composée, et quels ressorts la font jouer.

En vérité, de la manière dont on fait ordinairement l’histoire des Peuples et des Nations, celle d’une famille particulière seroit presque toute aussi bonne à savoir. Mettez à part le plus ou le moins d’éclat des objets, et ne regardez que l’utilité; il vaut autant apprendre comment s’est passé le procès de deux Bourgeois, que la guerre de Princes; je ne vois pas qu’on tire plus de lumières de l’un que de l’autre, ni que pour savoir l’histoire de toutes les guerres, on soit obligé à être habile homme, et c’est ce que l’expérience confirme parfaitement.

Je n’entends pas parler ici de l’utilité que peut avoir l’histoire pour établir de certains droits à des Princes ou à des Peuples; pour décider de leurs intérêts; pour régler des rangs. Je ne parle de l’histoire que par rapport à la morale, qui est l’usage le plus général et le plus important dont elle puisse être. À cet égard il est certain qu’on peut savoir tout ce qui s’est fait entre les hommes, et ignorer comment les hommes eux-mêmes sont faits; et au contraire on peut savoir parfaitement comment les hommes sont faits, et par cette raison-là même ne s’amuser guère à apprendre ce qui s’est fait entré eux.

Cependant comme nous ne saisissons presque jamais les principes généraux si parfaitement, que notre esprit n’ait besoin d’y être soutenu par les applications particulières, et que tout au moins ces applications particulières donnent un spectacle agréable à ceux qui ont le mieux saisi les principes généraux, il est bon que l’histoire accompagne et fortifie la connoissance que nous pourrons avoir de l’homme. Elle nous fera voir, pour ainsi dire, l’homme en détail, après que la morale nous l’aura fait voir en gros; et ce qui sera peut-être échappé à nos réflexions générales, des exemples et des faits particuliers nous le rendront. Je conçois donc que l’histoire n’est bonne à rien, si elle n’est alliée avec la morale. Son utilité n’est pas dans tous ces faits différens qu’elle nous présente, mais dans l’ame de ces faits qu’elle nous laisse le plus souvent à découvrir. Ce n’est point l’histoire des révolutions des Etats, des guerres et des mariages des Princes, qu’il faut étudier; mais sous cette histoire il faut développer celle des erreurs et des passions humaines qui y est cachée, et donner tous ses soins à l’apprendre exactement.

Nous avons parlé de deux sortes d’histoires, de l’histoire fabuleuse des premiers siècles, et de l’histoire vraisemblable et véritable, si on veut, des siècles qui ont suivi. Pourra-t-on bien croire qu’elles sont toutes deux également utiles, de cette sorte d’utilité que j’entends ? Pourra-t-on croire qu’on puisse tirer quelque chose de bon de cet amas de chimères qui compose l’histoire des Dieux et des Héros du Paganisme ? Ne sembleroit-il pas plutôt que pour l’honneur du genre humain, la mémoire de ces impertinences devroit être abolie à jamais ?

Il le faudroit, sans doute, pour son honneur, mais non pas pour son utilité. Nous sommes des foux qui ne ressemblent pas tout-à-fait à ceux des Petites Maisons. Il n’importe à chacun d’eux de savoir quelle est la folie de son voisin, ou de ceux qui ont habité sa loge avant lui; mais il nous est fort important de le savoir. L’esprit humain est moins capable d’erreur, dès qu’il sait et à quel point et en combien de manières il en est capable, et jamais il ne peut trop étudier l’histoire de ses égaremens.

Ce n’est pas une science de s’être rempli la tête de toutes les extravagances des Phéniciens et des Grecs; mais c’en est une de savoir ce qui a conduit les Phéniciens et les Grecs à ces extravagances. Tous les hommes se ressemblent si fort, qu’il n’y a point de Peuple dont les sottises ne nous doivent faire trembler.

Nous sommes éclairés des lumières de la vraie Religion, et, à ce que je crois, de quelques rayons de la vraie Philosophie, et par conséquent nos erreurs sont incomparablement moindres que celles des anciens Peuples; cependant elles se sont établies, et elles se conservent tout comme les leurs.

En expliquant la génération des fables, nous avons vu que ce monstrueux amas de chimères n’est pas sorti tel qu’il est de la tête des hommes; il s’est formé par degrés: l’ignorance grossière en a été la base; mais plusieurs autres choses ont entré dans sa composition, et principalement deux qui font merveilleusement fructifier les sottises.

La première en est la ressemblance ou la liaison d’une sottise à une autre. Quelque chose d’extraordinaire aura fait croire à des Peuples ignorans, qu’un Dieu avoit été amoureux d’une femme; aussi-tôt les Histoires ne seront pleines que de Dieux amoureux. Vous croyez bien l’un, pourquoi ne croirez-vous pas l’autre ? Si les Dieux ont des enfans, ils les aiment, s’intéressent pour eux; si les enfans des différens Dieux sont en querelles, les Dieux y sont aussi: tout cela se tient.

La seconde chose qui favorise beaucoup les erreurs, est le respect de l’Antiquité. Nos Pères l’ont cru; prétendrions-nous être plus sages qu’eux ? Ces deux choses, jointes ensemble, font des merveilles. L’une, sur le moindre fondement que la foiblesse de la nature humaine ait donné, étend une sottise à l’infini, et l’autre la conserve à jamais: l’une, parce que nous sommes déjà sots, nous engage à l’être davantage; et l’autre nous défend de cesser de l’être, parce que nous l’avons été long-temps.

Voilà certainement ce qui a poussé les fables à ce haut degré d’absurdité où elles sont arrivées, et ce qui les y a maintenues; car ce que la nature y a mis directement du sien, n’étoit ni tout-à-fait si ridicule, ni en si grande quantité: et les hommes ne sont point si foux, qu’ils eussent pu d’abord enfanter de telles rêveries, y ajouter foi, et être un fort long temps à s’en désabuser, à moins qu’il ne s’y mêlât ce que nous avons dit.

Examinons les erreurs de ces siècles-ci; nous trouverons que les mêmes choses les ont établies, étendues et conservées. Il est vrai que nous ne sommes arrivés à aucune absurdité si considérable que les anciennes fables des Grecs; mais c’est que nous ne sommes pas partis d’abord d’un point si absurde. Nous savons aussi bien qu’eux étendre et conserver nos erreurs, mais heureusement elles ne sont pas si grandes. Lorsque les Chrétiens, et même avant eux quelques Philosophes, vinrent à découvrir publiquement le ridicule des fables païennes, que n’imagina-ton pas pour tâcher de les défendre ? On alla jusqu’à les réduire en allégories, parce qu’assurément le sens littéral étoit insoutenable; et l’on attribua aux premiers hommes, c’est-à-dire à des hommes très-grossiers et très-ignorans, d’avoir su tous les secrets de physique et de morale, et d’avoir eu l’art de les envelopper sous des images empruntées. Il falloit qu’on Mt réduit à une étrange extrémité pour entreprendre de justifier les fables par cette voie-là; mais à l’heure qu’il est, lorsqu’une erreur est en possession de nos esprits, que ne faisons-nous pas pour empêcher qu’on l’en arrache ? à quoi n’avons-nous pas recours pour la soutenir ?

Je ne pousserai pas plus loin le parallèle des fables anciennes et de nos erreurs. Je veux seulement montrer comment on peut dans ces fables étudier les égaremens de l’esprit humain, voir d’où il part, et jusqu’où il va; le suivre dans tous les degrés d’absurdité; et ensuite nous faire à nous-mêmes l’application de ce que nous aurons trouvé et dans d’autres Peuples et dans d’autres siècles, fort assurés qu’il y aura toujours sujet de la faire.

Si l’histoire fabuleuse nous donne matière d’étudier les erreurs de l’esprit humain, nous devons chercher dans l’histoire véritable la connoissance des passions de coeur; il semble que ces deux sortes d’histoires aient partagé l’homme ensemble. Il y a une troisième chose qui résulte et des opinions de l’esprit, et des passions du coeur; ce sont les moeurs des hommes, leurs coutumes, leurs différens usages: et c’est ordinairement ce que l’histoire nous montre le moins, quoique ce fût peut-être ce qu’elle auroit de plus utile et de plus agréable. Qu’on lise l’Histoire d’Alexandre et celle de Charlemagne, on ne s’appercevra presque que par les noms, que l’on est dans des siècles et dans des pays fort différens; ce sont des guerres, des conquêtes, des conjurations qui se font à-peu-près de la même façon; mais la différence des moeurs n’est point assez marquée, les Grecs ne sont points assez Grecs, ni les François assez François; et l’on me pourroit mettre les uns en la place des autres, que je ne serois presque point blessé du changement.

Cependant il vaudroit mieux que l’on me fît entrer dans les vrais caractères des Peuples, que de m’apprendre quelles Provinces ils ont usurpées les uns sur les autres. Je vois d’une vue générale les Nations répandues sur la surface de la terre, se la disputant incessamment, et se poussant et repoussant les uns les autres contre les flots; et il me semble que ma curiosité n’en demande pas beaucoup davantage pour être satisfaite. Mais je serois bien-aise de voir, au lieu de ce mouvement qui ne se fait que sur la surface de la terre, celui qui se fait continuellement dans les esprits des Peuples, ces goûts qui se succèdent insensiblement les uns les autres, cette espèce de guerre qu’ils se font en se chassant et en se détruisant, cette révolution éternellc d’opinions et de coutumes; et je sens que les détails de tout cela plairoient à ma curiosité, sur-tout si on me montroit comment ces goûts, ces opinions, ces coutumes se produisent ou s’abolissent les uns les autres.

Car les Dieux souvent ce n’est point par hasard qu’un goût succède à un autre; il y a ordinairement une liaison nécessaire, mais cachée. Par exemple le goût d’aujourd’hui est très-différent de ce qu’il étoit il ya vingt ou trente ans. Les gens d’esprit étoient extrêmement courus, l’esprit donnoit entrée par-tout, et la figure que Voiture a faite dans le monde en est une belle preuve. Les Vers, les Romans, tout cela étoit fort à la mode; un petit Ouvrage de Vers un peu agréable se répandoit en un moment par toute la France, un Roman ne fatiguoit point par ses douze tomes; surtout on faisoit grand cas de la conversation, et ceux qui y avoient quelque talent étoient adorés. Aujourd’hui c’est tout le contraire: il ne s’en faut guères qu’il né soit honteux d’être homme d’esprit; du moins il est bien sûr que rien n’est moins utile. Les meilleurs Ouvrages ont bien de la peine à se faire lire; le Public est de mauvaise humeur, et se défend tant qu’il peut d’approuver. Le jeu a pris entièrement la place de la conversation; et si Voiture renaissoit, il ne pourroit rentrer dans le grand monde que par l’inclination qu’il auroit pour le jeu, et nullement par les charmes et les agrémens de son esprit. Un si grand changement, et qui n’a passé par aucuns degrés, n’a-t-il point de causes ? Il en a sans doute, mais qu’on ne se donne pas la peine de démêler. Il s’est fait, il y a vingt ou trente ans, un grand nombre de choses excellentes, et qu’on ne peut guères surpasser; le Public s’y est accoutumé, et ce qui n’est qu’égal à ces choses-là, les lasse. De plus, le goût du siècle passé n’étoit pas sans quelque ridicule; les conversations étoient un peu trop arrangées et trop méthodiques: on prenoit trop de peine pour y briller, et ceux qui y brilloient s’en faisoient trop valoir. On a reconnu ces ridicules, et on s’est bien gardé de les corriger en conservant ce qu’il y avoit de bon dans ces goûts-là: on a fait ce que les hommes savent parfaitement bien faire; on s’est jetté d’une extrémité dans une autre.

Voilà comme les goûts, et quelquefois ceux qui sont les plus opposés, ont entr’eux des liaisons qui règlent, pour ainsi dire, l’ordre selon lequel ils se succèdent. Les événemens du dehors, et ce qu’on appelle les hasards, contribuent quelquefois à ces changemens; mais il est même agréable de considérer et comment et de combien ils y contribuent.

Quand un homme ne devroit point mourir, quand son corps ne s’affaibliroit en aucune manière, il vieilliroit cependant à de certains égards; il deviendroit plus timide, plus défiant, moins sensible à l’amitié, et cela par les seuls effets de l’expérience.

Ainsi, quand un Peuple seroit toujours dans le même état, toujours sous la même forme de gouvernement, toujours composé, si on veut, des mêmes hommes, ses goûts, ses opinions, ses moeurs ne laisseroient pas de changer, parce qu’il faut que naturellement un goût s’absorbe par un autre, qu’une sorte de moeurs conduise à une autre, et cela sans fin. Ce sont ces liaisons naturelles que nous devons principalement tâcher d’attraper, mais sans négliger en même temps d’observer ce que la fortune y a mis du sien.

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