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Jean-Pierre de Bougainville

Éloge de M. Fréret
[Histoire de l'Académie des Incriptions, t. XXIII, 1756, pp. 314-337] (*)

Jean-Pierre de Bougainville, «Éloge de M. Fréret» [Histoire de l'Académie des Incriptions, t. XXIII, 1756, pp. 314-337];
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Édition HTML pour Cromohs© par Guido Abbattista, Janvier 1997.

Assemblée publique du 14 Novembre 1749

[314] NICOLAS FRÉRET, Pensionnaire & Secrétaire perpétuel de l'Académie des Belles Lettres, Associé-libre de celle de Peinture, Membre de celles de Bordeaux & de Cortone, naquit à Paris le 15 février 1688, de Charles-Antoine Fréret, Procureur au Parlement, & d'Anne-Antoinette Améline. Dès la plus tendre enfance il montra pour la lecture un goût presque incroyable. Elle fut le seul amusement de ses premières années. Son caractère sérieux, ennemi du frivole, indifférent aux plaisirs, se développoit de jour en jour, & l'on prévit sans peine que l'étude seroit son unique passion. Il fit de rapides progrès sous les auspices de M. Rollin, qui donna tous ses soins à cultiver le génie naissant d'un élève si digne de lui. Le professeur de Philosophie dont il prit ensuite les leçons, au collège du Plessis, s'aperçut bien-tôt par ses réponses, & plus encore par ses fréquentes objections, qu'il avoit un disciple à qui Platon, Descartes & Mallebranche n'étoient pas inconnus. Incapable en effet de se contenter d'un examen superficiel, il approfondissoit tout, il puisoit dans toutes les sources; & des-lors il aimoit les vérités, même indifferentes, avec une chaleur qui ne lui permettoit pas de ménager des opinions qu'il auroit cru fausses.

Les actes publics que M. Fréret soûtint, eurent tout le succès que méritoit son application. Cependant, quelque charme que la Métaphysique & les Sciences exactes dussent avoir pour un esprit de cette trempe, elles ne l'avoient pas empêché de se livrer à d'autres objets, pendant les deux années que dura son cours. La Philosophie occupoit toutes les heures consacrées àl'étude; mais les heures de loisir étoient pour l'Histoire. à l'âge de seize ans il avoit lu & même extrait [315] les principaux ouvrages de Scaliger, de Dodwel, d'Ussérius, du savant père Pétau, & des autres grands Chronologistes. Il avoit commencé, pour son usage, un dictionnaire mythologique qui se trouve encore parmi ses papiers.

Le goût des conférences Littéraires étoit alors plus commun qu'il ne l'est aujourd'hui. L'établissement des Académies avoit faire sentir les avantages du commerce entre les esprit; & de toutes parts on voyoit naître des Sociétés particulières qui les prenoient pour modèles. Il s'en forma, vers la fin de l'année 1707, une assez nombreuse, qui s'étant d'abord proposé pour objet l'étude de l'Ecriture, embrassa dans la suite l'Histoire Universelle. M . Fréret y fut admis; & quoiqu'il n'eût encore que dix-neuf ans, il y parut avec éclat. J'ai retrouvé, dans le nombre de ses manuscrits, neuf Mémoires lus dans les séances de cette Société. Ils roulent presque tous sur la religion Grecque: l'auteur en examine quelques points; entre autre les cultes de Bacchus, de Cérès, de Cybèle & d'Apollon. Ces ouvrages de sa jeunesse, quoique fort inférieurs à ceux qu'il a composés dans un âge plus mûr, portent visiblement son empreinte. Ce sont les essais d'un génie prêt à prendre l'essor.

L'état d'homme de Lettre étoit le seul pour lequel il se sentit des attraits; mais sa famille avoit sur lui des vûes différentes. Elle regardoit le Barreau comme une profession aussi noble, plus utile, & dans laquelle ses talens pourroient se deployer avec un succès égal. M. Fréret crut devoir sacrifier son goût à la volonté d'un père qu'il aimoit. Par obéissance il fit quelques pas dans cette carrière: il plaida deux causes: & plein d'estime pour la Jurisprudence, il voulut l'aimer. Des commentaires de sa composition sur la coutûme de Paris, sont une preuve incontestable de la sincérité de ses efforts. Mais il luttoit en vain contre la Nature. Lassé d'une constance infructueuse, il supplia sa famille de ne plus contraindre son inclination.

Cette démarche le rendit à lui-même. Il profita de la liberté, pour se dévouer sans réserve àdes travaux dont il [316] ne s'étoit privé qu'à regret. Des desagrémens continuels lui faisoient acheter chaque jour une tolérance qu'il avoit plustôt arrachée qu'obtenue. Mais la contrariété donne de nouveaux charmes aux objets de nos passions. Quoique sensible, il la supportoit avec une indifférence stoïque. Bien-tôt il n'eut d'autre société que ses livres. Son cabinet devint une retraite inaccessible, dans laquelle il passoit délicieusement ses jours à lire, à méditer, à composer. On ne l'en voyoit sortir que pour converser avec quelques gens de Lettres, entre autres avec le fameux comte de Boulainvilliers, dont il étoit ami, malgré la différence de l'âge; & qui dès-lors étonné de son érudition, pronostiqua qu'il seroit un des plus savans hommes de son siècle.

Un pareil horoscope ne paroîtra pas sans doute hasardé: le présent répondoit de l'avenir. On juge sans peine quels devoient être les progrès d'un solitaire avide de connoissances, toûjours maître de son loisir, jamais oisif, & qui trovoit dans l'étude une force de plaisirs inépuisable. En peu d'année il acheva la lecture réfléchie de presque tous les écrivains de l'antiquité, de tous les Journaux littéraires sans exception, & d'un nombre prodigieux d'auteurs modernes dans tous les genres. Ce fut aussi dans le même temps qu'il jeta les fondemens de son système chronologique; & lorsque les instances de ses amis l'arrachèrent à sa solitude, il étoit décidé sur presque toutes les questions qu'il a discutées depuis.

M. L'abbé Sevin le fit connoître, vers la fin de l'année 1713, à l'abbé Bignon, qui charmé de l'étendue de ses connoissances & de la solidité de son jugement, le regarda comme un sujet que l'Académie ne pouvoit trop se hâter d'acquérir. M. Fréret y fut reçu le 23 mars 1714, en qualité d'Elève; titre assez fait pour son âge, mais peu convenable à son érudition, & moins encore à son caractère. L'ouvrage par lequel il débuta, fut un Discours sur l'Origine des François, qu'il lut dans la séance publique du 13 novembre suivant. Depuis long-temps il étudoit notre Histoire; & si dans la suite il a paru sacrifier ce genre de recherches à d'autres [317] objets, ce fut moins par légèreté, que par les conseils d'une prudence peut-être excessive; mais dont l'excès sembloit autorisé par l'événement qui suivit la lecture de ce Discours. Je n'en rappellerai ni la cause, ni les circonstances. Ce seroit un détail inutile à la mémoire de M. Fréret, qui fut assez justifié par la voix publique & par un prompt élargissement.

M. Fréret, trop sûr de voir l'orage se dissiper pour en concevoir de vives alarmes, tira de cette solit6ude forcée le même parti que si elle eût été volontaire. Il fit des extraits, composa des vocabulaires de diverses langues, & relut la plupart des auteurs Grecs & Latins, pour soûmettre à sa propre censure les premiers jugemens qu'il en avoit portés. Xénophon fut un de ceux auxquels il s'attacha le plus; & nous devons à l'examen qu'il en fit alors, son excellent Mémoire sur la Cyropédie.

Le règlement de 1716, qui supprima la classe des Elèves, fit passer M. Fréret dans celle des Associés. Cette même année & les trois suivantes sont les époques de plusieurs de ses Dissertations, toutes également curieuses; mais dont la plus remarquable est celle qu'il composa sur l'origine du jeu des Echecs. Elle l'est par la singularité du sujet, & de la circonstance dans laquelle l'auteur en fit la lecture. Ce fut dans une assemblée tenue le 24 juillet 1719, en présence du Roi, qui voulut, en présidant cette fois à nos exercices, nous donner un gage de sa protection, au commencement d'un règne dont la suite glorieuse devoit offrir de si nobles sujets aux travaux de l'Académie.

M. Le maréchal de Noailles, dont l'estime est un éloge flatteur, donna vers le même temps à M. Fréret une marque éclatante de confiance, en le priant de présider à l'éducation de ses enfans. Il se montra digne de ce choix par son zèle, sans néanmoins que l'Académie eût à réclamer les droits qu'elle avoit acquis sur ses talens. Les soins qu'il devoit à des Elèves si capables d'y répondre, ne nuisirent point à ses travaux littéraires. Mais les efforts qu'il fit pour concilier ces deux engagemens dérangèrent sa santé. Elle s'altéra de plus en [318] plus, & le repos devint nécessaire pour la rétablir. M. Fréret alla chercher, dans une maison de l'Oratoire voisine de Paris, cette tranquillité dont il avoit besoin. Après six mois de retraite, il revint dans la maison paternelle au commencement de l'année 1723.

Depuis cette époque, sa vie n'offre aucun événement particulier. C'est celle d'un homme de Lettres, qui partage son temps entre les livres & quelques amis. Tel est le sort de la pluspart des ceux qui se sont distingués par la beauté du génie, ou par la profondeur de savoir. Uniquement occupés de l'étude, & renfermés dans la sphère étroite d'une société peu nombreuse, ils ont à peine été connus des hommes que leurs ouvrages éclairent. Tous leurs jours se ressemblent: il en résulte un tout simple, uniforme, & qui présente une ample matière à l'éloquence d'un panégyriste , sans fournir le moindre détail au récit d'un historien. Cette uniformité, soutenue pendant un grand nombre d'années, mérite peut-être autant de fixer nos regards, que cette suite fastueuse de faits éblouissants, qui jettent tant de variété dans la vie d'un politique ou d'un guerrier. Le spectacle est moins brillant; mais il satisfait davantage des observateurs capables d'apprécier les objets. Au reste l'éloge d'un Savant, d'un Philosophe, d'un grand Écrivain, n'est proprement que l'histoire de son esprit. Des problèmes résolus, des vérités découvertes, des écrits ingenieux & solides; voilà les exploits & les monumens des héros de la Littérature. C'est parler d'eux que de faire connoître leurs ouvrages.

Ceux de M. Fréret ont tous la forme de Dissertations. Il aimoit l'Académie comme un Spartiate aimoit Lacédémone. Toûjours occupé d'elle, lors même qu'il a paru négliger les intérêts, il n'a lu, médité, travaillé que pour elle. Il lui consacra, dès qu'il y fut admis, cette plume féconde, qui pouvoit l'immortaliser par des écrits d'un autre genre; & renonçant dès-lors à tout esprit de propriété, il a toûjours voulu que l'honneur de ses productions rejaillit sur le corps auquel il appartenoit: espèce de désintéressement qui seul autoriseroit [319] l'étendue que nous donnons à son Éloge. Mais ces morceaux divers, dont la pluspart sont encore manuscrits (1), quoique détachés en apparence, ont ensemble une véritable liaison. C'est un corps dont toutes les parties se tiennent, par un enchainement qui se découvre aux yeux d'un lecteur attentif: Par-tout on voit le même esprit: ce sont par-tout les mêmes principes; les mêmes suppositions, les mêmes calculs, & l'analyse formeroit de leurs résultats un ouvrage systématique, & peut-être complet, sur l'Histoire ancienne.

Elle fut le principal objet des recherches de M. Fréret. Mais la Chronologie & la Géographie sont les yeux de l'Histoire: sans elles on s'égare bien-tôt dans les ténèbres de l'antiquité. La connoissance générale des Langues n'est pas moins nécessaire. Elle offre un moyen de débrouiller l'origine des Nations, & d'autres points également obscurs. Enfin l'Histoire n'est pas un simple amas de faits rangés par ordre. Outre les révolutions, qui tant de fois ont changé la scène du monde, elle offre à nos yeux le spectacle intéressant & varié des moeurs, des Religions, des systèmes philosophiques de tous les peuples de l'Univers; celui de la naissance des arts & des progrès de l'esprit humain. Ce sont donc autant de branches de cette étude; branches dont chacune en porte d'autres à l'infini. M. Fréret les embrassa toutes; & s'attachant à chacune d'elles comme si elle eût été seule, il fut à la fois Chronologiste, Géographe, Philosophe, Mytologiste & Grammairien. Nous allons l'envisager sous ces différens regards.

La Chronologie ne plaît pas au premier coup d'oeil. Son abord rebute les esprits superficiels, qui ne jugent les objets que sur l'apparence. Elle a pour eux la sécheresse de l'algèbre; & parce que la certitude n'en est pas la même, ils la regardent comme une science frivole sans agrément, & difficile sans utilité. Les détails dans lesquels l'entraîne souvent la discussion d'un point particulier, paroissent autoriser cette censure. Ils [320] en reconnoîtroient l'injustice, s'ils daignoient observer que ces détails, peu curieux en eux- même, font quelquefois partie d'un tout intéressant; que tous les corps sont des composés de corpuscules, & que dans la combinaison de ces atomes brille un esprit philosophique d'autant plus juste, qu'elle semble plus arbitraire. Quel tableau que celui des fastes de l'Univers! Une succession rapide y présente à nos regards les principaux événements dont l'Histoire ait conservé le souvenir. L'oeil qui parcourt à la fois ces nombreuses suites de faits contemporains, en aperçoit mieux la liaison & la correspondance. Mais si ce tableau nous instruit & nous plaît, les travaux dont il est le fruit ne sont pas méprisables. Ces discussions pénibles, ces immenses calculs, dont s'effraient ceux qui n'aiment qu'à cueillir les fleurs de la Littérature, peuvent donc avoir des charmes pour certains esprits solides, patiens, capables d'efforts, & dont la vigueur redoutable la vue des difficultés. Tel étoit le génie de M. Fréret. Les épines dont la Chronologie est hérissée, n'en dérobèrent point les avantages réels aux yeux de sa raison. Il perça cette écorce, & frappé de l'utilité d'une science essentielle à la perfection de l'Histoire, il la crut digne d'occuper une partie de son loisir.

Les écrits des plus célèbres Chronologistes du siècle dernier avoient déjà répandu tant de lumière sur les temps postérieurs à Cyrus, qu'il étoit difficile de rien ajoûter à leurs découvertes. Mais le jour ne s'étendoit point au de-là de cette époque. Une nuit obscure couvroit encore les temps plus anciens. La haute antiquité parut à M. Fréret un vaste champ presque inculte.

Ce n'est pas que ces Savans n'eussent entrepris de le défricher. Mais le défaut de leur méthode avoit rendu leurs effort infructueux. La plupart décidé d'avance pour une hypothèse particulière, semblent n'avoir songé qu'à l'établir; & leurs yeux prévenus ne voyoient dans les anciens que ce qu'ils avoient intérêt d'y voir. De-là tant de systèmes élevés avec art sur des fondemens peu solides: monumens [321] curieux, mais presque inutiles de l'érudition & du génie de leurs auteurs.

Il étoit néanmoins essentiel de fixer nos idées sur cette matière. Quoique les premiers âges du monde paroissent intéresser moins la curiosité que le siècles modernes, ce sont, à certains égards, des objets d'étude très-importants. La connoissance de l'origine des nations influe beaucoup sur celle du reste de leur histoire. On ne peut s'en former une idée juste, si les ténèbres en dérobent une partie; si la chaîne des faits, au lieu d'être attachée fermement à quelque point fixe, flotte par son extrémité dans un espace obscure & vague. De plus, quelques Nations célèbres dans l'Orient s'attribuoient une antiquité qu'on ne peut accorder avec le récit de l'Ecriture; & de nos jours le Pyrrhonisme historique d'une part, l'irréligion de l'autre, abusent également de ces chimériques prétentions. Ainsi, débrouiller l'origine des Peuples, en dégageant leur histoire d'avec leurs fables, c'est à la fois jeter un nouveau jour sur les temps postérieurs, arracher à l'incrédulité des armes foibles, mais spécieuses, que lui prêtent ces fictions, & dissiper les nuages qu'elles répandent sur la certitude historique.

L'entreprise étoit grande, & digne d'un savant Philosophe. M. Fréret s'y dévoua. Né dans un siècle où l'estime due aux grands hommes ne se confond pas avec un servile respect pour leurs sentimens, & de lui-même capable de cette distinction, quand son siècle ne l'eût pas faite, il osa parcourir de nouveau des routes, où les pas des Scaligers, des Marshams & de tant d'autres étoient encore imprimés. Plein de leur génie, en se proposant le même but, il suivit une méthode toute différente. Sans préjugé, sans projet formé d'avance, il recueillit avec soin les citations, les passages, les vestiges de traditions, en un mot, tous les fragmens des annales du monde, épars dans les auteurs anciens. Il les sépara des gloses ajoûtées depuis, pesa ces différens témoignages, & les rapprochant ensuite les uns des autres, il eut le plaisir d'y remarquer un accord dont il fut étonné lui-même.[322]

Ce premier examen lui fit entrevoir que les traditions de tous les peuples étoient composées de deux parties, qu'on ne pouvoit trop distinguer. En remontant, on trouve toûjours une époque au-delà de laquelle ces traditions ne renferment rien d'historique. Les habitans de la terre ne sont plus des hommes: ce sont des génies, des monstres, des géans. La Nature suit des loix d'un ordre différent; tous les événemens sont des prodiges. Dans l'histoire de certains peuples, en particulier dans celle des Grecs, ces fictions ne sont liées entre elles par aucune chronologie. Elles ont au contraire cette espèce de liaison chez les Chaldéens, chez les Egyptiens, chez les peuples de l'Inde Orientale; & de plus elles forment une sorte de système. C'est l'exposition allégorique des idées de leurs Philosophes sur la naissance de l'Univers, & sur les révolutions d'un monde qu'ils supposoient avoir précédé celui-ci. L'énorme durée qu'ils donnoient à ces temps fabuleux semble presque toûjours avoir été réglée sur quelque période astronomique multipliée par elle-même. En descendant de cette époque les traditions deviennent historiques. Ce sont les seules qui méritent d'être discutée par un Chronologiste, & comparée avec ce que Moyse nous apprend.

M. Fréret, dont j'expose ici les idées, s'attacha donc à séparer dans l'histoire de chaque peuple les traditions historiques d'avec celles du genre opposé. Cette distinction fut suivie d'un examen attentif de tous les passages qui renfermoient les premières. Il en conclut que ces passages disposés dans leur ordre naturel, mettoient entre les événements des siècles reculés la suite et la liaison qui caractérisent l'histoire véritable; mais qu'aucun d'eux ne remontoit jusqu'au temps vers lequel la chronologie du manuscrit Samaritain & celle de septante placent le repeuplement de la terre par la famille de Noé.

Personne n'a mis ces vérités dans un si grand jour que M. Fréret. Ce sont deux conséquences nécessaires des Dissertations qu'il a composée sur l'histoire des Affaires de Ninive, sur la chronologie des Chaldéens, des Egyptiens, des peuples de [323] l'Inde , ou sur l'origine des premiers habitants de la Grèce: morceaux importants, dont le premier est le seul qui jusqu'à présent ait vû le jour. Il en résulte que l'histoire d'Egypte, la plus ancienne de toutes, ne commence qu'à l'an 2900 avant Jésus-Christ. Elle est donc postérieure de plusieurs siècles à la dispersion des hommes, marquée dans les livres sacrés comme l'époque & la cause de la formation des diverses sociétés.

Si l'objet & le résultat des recherches chronologiques de M. Fréret en font sentir l'importance; la méthode & les principes qu'il a constamment suivis dans les discussions, donnent l'idée la plus avantageuse de son systhéme. Pour connoître à fond cette méthode, il suffit de lire ses réflexions sur l'étude des anciennes histoires ou sur le dégré de certitude de leurs preuves. Ce discours, imprimé dans le Vie volume de nos Mémoires, est comme la préface de tout ce qu'il a fait sur la haute antiquité. La lecture de cet ouvrage vraiment philosophique, & que Descartes eût composé, si Descartes avoit réfléchi sur ces sortes d'objets, doit inspirer une grande confiance pour les opinions d'un homme capable d'avoir des vûes si justes. La chronologie ancienne est un labyrinthe; mais on le parcourt avec succès, lorsque l'Erudition a reçu des mains de la Critique le fil qui doit y conduire ses pas.

Cependant malgré tant de travaux entrepris pour la conciliation de l'histoire profane & du texte sacré, ce grand ouvrage n'étoit pas encore terminé. Il restoit un obstacle plus difficile à lever que tous ceux dont avoient triomphé les efforts de M. Fréret. Un Empire contemporain des plus anciennes Monarchies, & tel aujourd'hui qu'il étoit du vivant de Sésostris, l'empire Chinois opposoit au témoignage de l'Ecriture des annales qui placent sa fondation au-delà du déluge universel. L'examen de ces annales étoit d'autant plus nécessaire, que les Chinois sont un peuple lettré, curieux de sa propre histoire, & qui paroissoit plus en état qu'aucun autre de la préserver de toute altération.

L'importance & la grandeur de la difficulté frappèrent [324] M. Fréret: mais il comprit en même temps que la solution de ce problème dépendoit d'une étude approfondie de l'histoire Chinoise. Et comme à ses yeux tout devoit céder au plaisir d'augmenter le nombre & la certitude de ses connoissances, il avoit presque résolu de faire en 1714 le voyage de la Chine, uniquement pour étudier cette histoire dans les sources mêmes. Es liens qui l'attachoient à la famille empêchèrent l'exécution de ce projet, dont il m'a plusieurs fois entretenu. Il y suppléa, du moins autant qu'il pouvoit, par ses liaisons avec Arcadio Hoangh, Chinois lettré, que M. De Lionne, évêque de Rosalie avoit amené ici en 1712, & par ses correspondances avec les plus habiles de nos Missionnaires. Au éclaircissemens qu'il tira de leurs réponses, sur-tout de celles du savant Père Gaubil, il joignit ses propres recherches, avec une ardeur digne de l'objet. Le succès passa ses espérances. A force de calculs & de combinaisons, il parvint à découvrir le véritable système de la chronologie Chinoise; système fort différent de celui qu'on adopte à la Chine. Le Résultat de ses études fut un Traité curieux, dans lequel il démontre que l'Histoire Chinoise ne remonte point au-delà de l'an 2575 avant Jésus-Christ, & que dès-lors elle quadre parfaitement avec le récit de Moyse. Les quatre premiers articles de ce traité, sont insérés dans le XVème volume de nos Mémoires: il en reste six autres encore manuscrits (2).

En s'occupant à détruire la chimérique antiquité de certains peuples, quelques Chronologistes semblent être tombés dans l'excès opposé, par la réduction trop forte qu'ils prétendent faire à la durée de ces Monarchies. M. Fréret, dans la fixation des premières époques, s'éloignit également de ces deux extrémités; & le juste milieu sur ce point comme sur tout autre, lui paroissoit le seul parti raisonnable, lorsqu'il vit avec surprise M. Newton se déclarer pour le calcul abrégé. Ce grand homme est l'auteur d'un nouveau systhème, qui diminue d'environ cinq cens ans la durée des temps [325] historiques. Son hypothèse roule sur deux point fondamentaux: sur une évaluation nouvelle des générations, & sur l'époque de Chiron, rapprochée par une méthode astronomique du siècle des Ptolémées. On sait qu'après avoir exposé, dans un ouvrage fort étendu, les preuves de ce systhème singulier, M. Newton en fit lui-même un abrégé pour la princesse de Galles; qu'une copie de cet abrégé tomba quelque temps après entre les mains de M. Fréret, qui le traduisit & le fit imprimer avec des observations générales contre la Chronologie qu'il renfermoit; que M. Newton repliqua par une lettre fort vive; qu'après sa mort M. Halley se déclara son partisan; enfin que le célèbre Whiston, astronome Anglois, & le P. Souciet l'attaquèrent, le premier par un traité sous le titre de réfutation; le second par cinq lettres, auxquelles a répondu M. De la Nauze. Tous ces faits sont connus; mais le véritable détail des principaux est encore ignoré. Je le supprime ici, parce qu'il faut abréger; & je me contente d'ajoûter que M. Fréret a composé, pour défendre ses premières observations, un grand ouvrage dont les trois parties forment un traité complet sur la Chronologie ancienne; que ce morceau, fini dès l'an 1728, & destiné dès lors à l'impression par l'auteur, n'a point encore vû le jour & qu'il est d'une étendue assez considérable pour former un volume séparé, que j'espère être bien-tôt en état de publier, comme une suite de nos Mémoires.

Cet ouvrage & le traité sur la chronologie Chinoise, remplis l'un & l'autre de calculs effrayans, mais nécessaires, supposant dans M. Fréret une connoissance peu commune de l'Astronomie ancienne & moderne. Elle ne brille pas moins dans la pluspart de ses dissertations Chronologiques, que je ne puis même indiquer ici, sur-tout dans celles qu'il a composées sur les Calendriers des Chaldéens, des Perses, des Romains & des quelques autres Nations. Les différens espèces d'années parviennent toutes, par différens moyens, au même but; à celui de mesurer la durée du temps par les révolutions de la Lune ou du Soleil, ou par la réunion de ces astres avec certaines étoiles fixes, dans des points déterminés de leur [326] écliptique. Pour avoir une juste idée de ces diverses périodes, il faut être profondément versé dans cette astronomie usuelle, qui servoit à leur donner une forme stable & régulière.

Les connoissances astronomiques influent beaucoup aussi sur une autre science, que M. Fréret n'a pas moins cultivée que la science des temps, sur la Géographie. Il s'y livroit avec une ardeur inexprimable; & si nous n'avions des monumens nombreux de ses autres études, ce qui nous reste de ses travaux géographiques, feroit croire que ce genre de recherches a rempli tous les instans d'une vie longue & laborieuse.

Le détail en seroit infini. C'est en donner une idée superficielle, que de dire qu'il a tiré d'une multitude d'auteurs, soit anciens, soit du moyen âge, tout ce qu'ils contenoient de relatif à la Géographie; qu'aux extraits de la pluspart des voyageurs, des journaux d'un grand nombre de Pilotes, de plusieurs Portulans, de tous les itinéraires connus, il a joint des recueils d'observations astronomiques, & des tables de presque toutes les longitudes & latitudes fixées avec précision. Tout ce que M. de Fontenelle observe, dans l'Éloge de M. Delisle, sur les difficultés de la Géographie, sur la quantité, le choix & la combinaison des matériaux nécessaires pour la construction d'une carte, peut s'appliquer à M.. Fréret. Le nombre prodigieux de cartes qu'il a composées justifiera cette application: il s'en est trouvé parmi ses papiers treize cens cinquante-sept, toutes de sa main, dont une partie considérable m'a été remise. Ce sont les suites de morceaux concernant la Gaule, l'Italie, La Grèce & les îles de l'Archipel, l'Asie mineure, l'Arménie, la Perse & l'Afrique. M. Buache, genre de M.Delisle & premier Géographe du Roi, les a mis en ordre pour m'en faciliter l'examen; & la notice qu'il en a dressé donne une grande idée du mérite de la pluspart. Tous ces morceaux peuvent se ranger sous trois classes.

On ne trouve plusieurs qui paroissent au premier coup d'oeil se répéter. Ce sont des Cartes différentes des mêmes pays, dressées sur les relations des différens auteurs. Elles [327] peuvent servir à les entendre; mais il ne faut pas y chercher le système de M. Fréret.

D'autres renferment le détail & la discussion des points particuliers qui doivent, en se réunissant, former des Cartes plus générales, dont la pluspart ne sont pas encore exécutées.

Enfin la troisième classe, beaucoup moins nombreuse que les deux autres, offre quelques-unes de ces Cartes générales, qu'on doit considérer comme le résultat d'un nombre infini de recherches & de combinaisons.

M. Buache ne doute pas que ce recueil ne puisse être d'une grande utilité pour la Géographie. En l'examinant avec soin, il a remarqué des vûes nouvelles en très-grand nombre, des détails inconnus & curieux, plusieurs découvertes intéressantes. Dans les Cartes du détroit des Dardanelles, on voit toutes les mesures anciennes assujetties aux observations des Astronome, & au plan géométrique de M. Le Chevalier de Clérac. L'Asie mineure n'avoit pas encore été décrite exactement. Toutes les Cartes (3) défigurent cette contée, dont la connoissance est importante pour l'histoire ancienne, & pour celle du moyen âge. M. Fréret a donné tous ses soins à réformer cette partie; & les Cartes, au nombre de cent cinquante, donnent un détail absolument neuf. Elles suivent toutes les côtes de l'Asie mineure, depuis Trébisonde sur la mer noire; jusqu'à Seyde & Tripoli sur la Méditerranée. On pourroit en former une Carte générale, où la configuration extérieure de cette vaste étendue s'offriroit avec des changemens assez considérables pour influer sur l'intérieur du pays.

Une autre remarque à faire sur les Cartes de M. Fréret, c'est qu'on y trouve un nombre infini de routes tracées, avec la représentation sensible des montagnes, des défilés, des passages qui s'y rencontrent. Il s'étoit appliqué sur- tout à connoître la structure, &, pour ainsi dire, l'organisation du globe terrestre. La Géographie, telle qu'il l'a toûjours étudiée, ne tenoit pas moins à la Phisique qu'à l'Astronomie. On [328] pourra s'en convaincre en lisant sa description de la Grèce qui fait un des articles du Traité sur l'origine des Grecs, & son Mémoire sur la prétendue élévation du sol de l'Egypte par les débordemens du Nil.

Les Cartes que je viens d'annoncer ne sont pas les seuls ouvrages Géographiques de M. Fréret. Il a composé plusieurs écrits en ce genre; mais le plus curieux est encore manuscrit. Il a pour titre: Observations générales sur la Géographie ancienne. C'est un traité qui renferme en trois articles tout ce qu'on peut dire d'essentiel sur cette matière importante. Dans le premier, l'auteur examine la forme des Cartes construites par les anciens, & fixe l'époque des premières. Dans le second, il fait l'histoire de leurs connoissances géographiques, depuis Homère jusqu'au temps de Plutarque & de Ptolomée. Le troisième est une comparaison de leur Géographie astronomique avec la nôtre. Ce parallèle fait voir qua les Anciens savoient déterminer les longitudes & les latitudes avec plus de précision qu'on ne le croit communément.

Cette justesse des Anciens dans leurs calculs avoit fait concevoir à M. Fréret une haute mérite Philosophique; & c'est principalement sous ce point de vûe qu'il les estimoit. Convaincu que cette différence qu'on a prétendu mettre entre les hommes, tombe plustôt sur les siècles que sur les esprits; que les anciens & les modernes sont égaux que pour apprécier leurs talens on doit moins considérer le progrès qu'ils ont fait, que le point d'où il sont partis, avoit pour principe que le nombre de nos idées est trop borné, pour ne pas s'être épuisé de bonne heure; & que par conséquent il est aujourd'hui peu d'opinions nouvelles, peu de découvertes qui méritent ce nom pris à la rigueur: La réflexion seule l'avoit conduit à ce raisonnement; & si on fut d'abord un préjugé de sa part, ce préjugé ne peut être que celui d'un Philosophe. Mais ses études l'y confirmèrent bien-tôt. La preuve de ce sentiment si raisonnable se trouve dans tous les ouvrages des Anciens. Il s'étoit attaché dans ses lectures à recueillir tout ce qui nous reste de leurs opinions [329] philosophiques, à rapprocher les débris de leurs hypothèses, à les examiner avec attention. Aussi personne n'a-t-il mieux connu la Philosophie ancienne: elle avoit peu de mystères dont ses yeux n'eussent percé la profondeur. Presque tous les systèmes de Métaphysique ou de Physique, imaginés par les différentes testes, étoient nettement arrangés dans son esprit; & la facilité, la précision, la méthode avec laquelle il les développoit, annonçoient un homme supérieur à sa matière, & qui l'a souvent envisagée sous toutes ses faces. Les vûes neuves & lumineuses qu'il laissoit échapper dans les entretiens, firent desirer plus d'une fois qu'il voulû travailler à l'histoire de la Philosophie. Ses amis l'exhortoient à l'entreprendre; mais d'autres travaux l'en empêchèrent. Cependant le Mémoire qu'il a composé sur la Philosophie ancienne, sous le titre d'Observations générales, est un monument de ses connoissances en ce genre. D'ailleurs elles sont éparses dans la pluspart de ses Dissertations. Il avoit sur-tout étudié les hypothèses des Anciens, sur la formation de l'Univers, parce qu'il les regardoit comme la source de tous les systèmes philosophiques adoptés dans les temps postérieurs. Nous trouvons dans ses ouvrages l'exposition des principales de ces cosmogonies, de celles des Phéniciens, des Chaldéens, des Egyptiens & des peuples de l'Inde.

Si les système philosophiques des hommes offrent à la Raison un spectacle utile & curieux, celui que présentent les diverses religions ne l'est pas moins. Quelque humiliante que soit pour l'amour propre la vûe des égaremens de nos semblables, c'est peut- être la plus instructive portion de l'histoire de l'esprit humain. Plus le Paganisme paroît absurde, plus on doit examiner avec soin comment des idées si grossières se sont accréditées parmi des êtres raisonnables. Remonter à la source de l'Idolâtrie, en considérer les progrès, en parcourir toutes les branches chez les différens peuples, découvrir la naissance de tant de culte divers, &, su je l'ose dire, le berceau des Dieux, suivre leurs établissemens chez des Nations [330] étrangères, leurs conquêtes, leurs usurpations réciproques; distinguer ce qui fit d'abord l'essence de leur culte, & ce qui dans la suite y fut ajoûté par une multitude superstitieuse; reconnoitre une même Divinité sous les différens noms qu'elle portoit en Egypte, en Phénicie, dans la Grèce; percer le voile des mystères, expliquer les fables, & ne pas confondre celles qui renfermoient ou des idées physiques, ou de simples allégories, avec celles dont le fond est historique; en un mot porter le jour dans cet amas obscur de traditions & de mensonges, c'est étudier la Mythologie en Philosophe, & comme a fait M. Fréret.

Elle fut un de principaux objets de ses réflexions. Tous ses ouvrages semblent l'annoncer à l'envi. Dans son Mémoire sur l'année Persanne, il expose les dogmes des partisans de Zoroastre: Dans celui sur les antiquités de Babylone, il explique la théologie Chaldéenne. Ailleurs, on trouve un précis de celle des Indiens. Son traîté de l'origine des Grecs, est rempli d'un détail curieux sur la Religion de ce peuple. Dans celui contre la chronologie de M. Newton, les lecteurs le verront combattre l'hypothèse d'Evhémère, & développer le système religieux des Egyptiens, dont la connoissance influe sur celle de ce paganisme moins grossier, que les nouveaux Platoniciens voulurent opposer aux progrès de la religion Chrétienne. Je ne parle ni de son Mémoire sur le culte de Bacchus, ni de celui qu'il a composé sur la religion des Gaulois & des Germains. Tous ces morceaux, en montrant l'érudition de M. Fréret, contribueront à prouver qu'il n'est point de genre de recherches, auquel on ne puisse appliquer avec succès l'esprit philosophique.

Il n'en a pas fait un usage moins fréquent, ni moins heureux dans l'étude des langues; étude dont il sentoit l'importance, & qui l'a mis plusieurs fois en état de résoudre des questions difficiles. Les réflexions & les remarques qui se trouvent presque toûjours jointes à plus de trente-deux vocabulaires différens, qu'il avoit tirés de plusieurs écrivains, ou composés lui-même, montreroient seules à quel point il possédoit les [331] principes de la grammaire générale. Cette confusion que le melange des peuples a mise entre leurs langues, ne l'empêchoit pas d'en démêler l'origine & le fond. La plupart ne se sont enrichies que par un alliage qui les défigure, & le nombre des termes adoptifs étouffe presque celui des racines & de leurs dérivés. Pour les ramener à leur simplicité primitive, il faut les décomposer par de savantes analyses; & le seul moyen d'y réussir, c'est de les renfermer sous certaines classes, de les diviser, comme les Botanistes divisent les plantes, en différens genres, subdivisés chacun en plusieurs espèces, qui convenant toutes dans les caractères essentiels, ajoûtent des variétés spécifiques, à ces caractères communs. Tel étoit le procédé de M. Fréret. Il rapportoit tous les idiomes connus à quelques langues mères; & s'attachant à l'essence de ce langues primitives, il observoit dans chacune d'elles ce génie grammatical qui lui est propre, & qui commun à tous ses dialectes, leur donne en quelque sorte un air de famille qui les décèle, malgré la différence des traits:

Une méthode si simple le faisoit marcher, d'un pas sûr dans les routes incertaines de l'étymologie. Cet art ingénieux, mais téméraire, hardi, prodigue de conjectures, & si souvent accusé de prendre de légères probabilités pour des démonstrations, étoit soûmis par M. Fréret aux lois d'une critique éclairée. Libre sans licence, circonspect sans timidité, difficile sur le choix des preuves, il n'hasardoit qu'avec retenue, & ne donnoit les découvertes que pour des vraisemblances.

La science de M. Fréret ne se bornoit pas aux règles fondamentales des langues. S'il s'étoit contenté d'apprendre la grammaire & les racines de presque toutes celles du Nord & de l'Orient, quelques autres avoient été l'objet particulier de ses études, il possédoit les  langues savantes, l'Anglois, l'Italien, & sur-tout l'Espagnol, auquel il s'étoit singulièrement appliqué. Ses entretiens avec Arcadio Hoangh lui frayèrent dès 1713 la connoissance du Chinois. Il y fit de grands progrès; & l'on ne peut douter qu'il en eût pénétré tous les mystères, s'il avoit pû s'y livrer sans réserve. La simple inspection de [332] quelques pages d'un Dictionnaire Chinois, le conduisit à l'importante découverte du système général de l'écriture Chinoise. Il comprit qu'on doit l'envisager comme une langue véritable, absolument indépendante de l'autre, & qui ne parle qu'aux yeux; que ses caractères sont les signes immédiates des idées, que leur nombre prodigieux se réduit à deux cens quatorze caractères radicaux, & que tous les autres ne se forment que par différentes combinaisons de ces élémens. Cette théorie, jusqu'alors inconnue en Europe, parut pour la première fois dans une Dissertation qu'il lut au mois de novembre 1718, sur les principes généraux de l'art d'écrire, ou particulièrement sur ceux de l'écriture Chinoise. En lisant ce discours, imprimé dans le Vie volume de nos Mémoires, ainsi que ses réflexions sur la langue des Chinois, & sur celle des Grecs, on sera pleinement convaincu qu'il a joint dans l'étude des langues le savoir d'un Grammairien habile, aux vûes d'un Métaphysicien profond.

Peut-être aura-t-on peine à croire que le même homme ait pû réunir à la fois tant de genres de connoissance, & les porter au plus haut degré. Cependant les divers points de vûe sous lesquels je viens de présenter M. Fréret, ne donnent pas, à beaucoup près, une idée complète de son mérite littéraire. Dans ce qui me reste à dire on trouveroit encore de quoi former plusieurs Savans. Tous ceux qu'un liaison plus intime a mis à portée de l'approfondir, savent qu'il a fait une étude particulière de la Tactique des anciens; qu'il s'occupoit avec plaisir de l'Histoire Naturelle, & du détail des Arts; qu'il avoit assez de Géométrie pour devenir Physicien; qu'il auroit pû comparer entr'elles les moeurs & les loix de toutes les nations; qu'il étoit très- versé dans l'Histoire & dans la Littérature moderne; enfin qu'il connoissoit tous les romans & les théatres de presque tous les peuples, comme si ses lectures n'avoient jamais eu d'autre objet. Tous les ouvrages dramatiques, anciens, modernes, François, Italiens, Anglois, Espagnols, étoient présents à sa mémoire. Il faisoit sur le champ l'analyse d'une pièce de Lopès de Vega, comme il auroit fait celle d'une [333] tragédie de Corneille; & l'on étoit surpris de s'entendre raconter les anectodes littéraires & politiques du temps, par un homme que les Grecs, les Romains, les Celtes, Les Chinois, les Péruviens auroient pris pour leur compatriote & leur contemporain.

Des connoissances si variées formoient dans son esprit un tout systématique, dont les partie les plus éloignées avoient une correspondance qui le mettoit à portée de se servir mutuellement. Parce qu'il avoit étudié la grammaire, il savoit mieux la Géographie, que s'il n'eut été que Géographe; & l'on doit en dire autant des autres Science qu'il a cultivées. Dans un de ses Mémoires imprimés, il propose de regarder un phénomène céleste, arrivé du temps d'Ogygès, comme une ancienne apparition de la fameuse comète de 1680. Qu'on examine les motifs sur lesquels est appuyée cette ingénieuse conjecture, on verra, sans avoir besoin d'autres preuves, avec quel art il faisoit contribuer plusieurs Sciences à l'éclaircissement d'une question qui sembloit n'être du ressort que d'une seule.

On prétend, & sans doute avec raison, qu'il s'est trompé sur quelques points particuliers; que le nombre des objets qu'il embrassoit, a nui plus d'une fois à son exactitude; qu'à force de s'étendre, soit dans ses écrits, soit dans le4s dissertations qu'il faisoit souvent de vive voix, il perdoit le fil de la matière. Mais malgré ces écarts, on sera toûjours forcé de reconnoître qu'il avoit l'esprit d'analyse; qu'écrivain méthodique, & profond dissertateur, il possédoit l'art de discuter une question, de la développer avec clarté, d'en élaguer les branches; & que s'il a quelquefois négligé de mettre un certain ordre dans ses idées, il l'a fait avec succès quand il l'a voulu. Les erreurs dans lesquelles il a pû tomber sur quelques détails peu importans, n'empêcheront pas qu'on ne puisse avancer, qu'il sut réunir au même degré des qualités presque incompatibles, la profondeur & la variété, la précision & l'étendue des connoissances.

En effet, personne n'a plus mérité que lui de savoir beaucoup [334] et de savoir bien. Il avoit reçû de la Nature tous les talens nécessaires; & pour seconder la Nature, il faisoit plus qu'un autre n'eût fait pour en dompter la résistance. A beaucoup d'esprit, il a joint un travail infatigable & continuel; aux avantages de la plus heureuse mémoire, ceux d'une méthode, qui seule y pourroit suppléer, & dont l'exemple de Leibnitz & le sien montrent l'utilité. Il faisoit des extraits raisonnés de tout ce qu'il lisoit, en les arrangeant selon l'ordre des matières & la nature des objets. C'étoit entre ses mains un amas immense de matériaux de toute espèce; & de- là vient cette facilité qu'il avoit de composer d'un jour à l'autre, & même sur le champ, de longues Dissertations. Tous ces extraits m'ont été remis. Ils forment un recueil prodigieux, qui pourra servi9r à convaincre les incrédules, s'il en est quelqu'un, de l'exactitude presque superstitieuse qu'il portoit dans ses recherches.

On peut juger par tout ce qui précède, que M. Fréret a peu connu les plaisirs de la société. Il étoit presque toûjours seul, & ne sortoit que pour aller à l'Académie, ou dans des assemblées de gens de Lettres, où la conversation rouloit toûjours sur des matières sérieuses. Dès sa jeunesse il avoit pris l'habitude de ne mettre pour le travail aucune différence entre la nuit et le jour. Il dormoit peu; & pour se défendre contre l'affaissement qui suit une application trop longue, il prenoit du café quatre ou cinq fois en vingt-quatre heures.

Une pareille conduite eut le double effet qu'elle devoit produire. En peu de temps il acquit un savoir peu commun, & perdit la santé. Son tempérament succomba, malgré sa force, à ce genre d'excès aussi dangereux qu'il est rare. Il devint sujet à toutes les infirmités qu'entraîne l'altération du sang. Le lait auquel il se réduisit, pendant un grand nombre d'années, le soûtint, & l'eût peut- être rétabli. Mais pour rendre le régime efficace, il auroit fallu l'étendre sur le travail, & c'est à quoi M. Fréret n'eut jamais la force de consentir. Son esprit toûjours actif, toûjours sérieux, ne pouvoit [335] se résoudre à faire tréve pour un instant avec l'étude ou la méditation.

Cette langueur habituelle est une des causes qui l'ont empêché de remplir, comme il auroit dû, les fonctions de Secrétaire de l'Académie. Il s'en chargea au commencement de l'année 1743, & nous sommes contraints d'avouer que depuis cette époque (4) la publication de nos Mémoires est interrompue, quoique le travail ne se soit jamais rallenti. Le Public, accoûtumé depuis long-temps à l'exactitude de M. De Boze, s'est étonné d'un silence si subit, & d'autant plus singulier que le nouvel Interprète de l'Académie étoit zélé pour sa gloire, capable de la soûtenir par ses talens, possédé de l'amour du travail, & qu'il avoit de plus un modèle dans son prédécesseur. Un Panégyriste qui doit s'attacher à justifier tout ce qui ne peut pas être un sujet d'éloge, se rejetteroit sur les infirmités de M. Fréret. Il diroit que trop plein de ses idées il avoit peine à s'occuper de celles des autres; que d'immenses travaux, utiles en eux-mêmes, lui causoient une distraction continuelle, & peut-être excusable; que son génie trop libre, & jusque-là trop maître de tous ses instans, secouoit malgré lui-même le joug d'une occupation forcée; que par tempérament, par principe, par habitude, il remettoit toûjours au lendemain. Pour nous, qui sommes Histories, nous dirons simplement qu'il eut tort; & si nous entrons dans le détail de ses raisons, c'est moins pour faire son apologie, que pour expliquer comment il est possible qu'un homme qui respectoit en tout ses devoirs, leur ait manqué précisément sur cet article. Au reste, vers la fin de ses jours il songeoit sérieusement à réparer les suites d'une négligence presqu'involontaire; & quoiqu'elle cause un retard de huit ans, nous osons nous flatter de faire bien-tôt oublier ce délai. M. De Foncemagne, qui s'est offert volontairement, & par zèle pour l'Académie, à partager avec nous le travail de la rédaction [336] des Mémoires, est sur le point d'en donner deux volumes à l'impression (5).

Le genre d'étude auxquels M. Fréret s'est livré par préférence, ont un mérite réel, mais revêtu de dehors sauvages. Son caractère leur sembloit assorti. Né sérieux, il avoit contracté dans la solitude du cabinet une rudesse extérieure, qui pouvoit rebuter d'abord. Quoique sensible à la contradiction, il n'avoit pas sur lui-même assez d'empire pour l'épargner aux autres. Il est vrai que quoique les hostilités parussent toûjours commencer de sa part, il étoit le plus souvent sur la défensive, lors même qu'il sembloit attaquer. Comme il avoit réfléchi sur tout, il avoit un parti pris sur tout; & c'étoit moins pour combattre les idées d'autrui, que pour défendre les siennes, qu'il discutoit des opinions hasardées en sa présence. Il ne se fioit pas assez à la supériorité de son mérite, & le croyoit trop dépendant du fort d'une hypothèse particulière. L'intérêt qu'il y prenoit, presque toûjours trop vif, pour l'importance apparente de la question, venoit aussi quelquefois de ce qu'il en apercevoit la liaison avec des parties essentielles de son système. Un homme d'esprit a dit de lui, qu'il avoit toûjours raison, quand il parloit le premier. C'est assez faire entendre que la dispute l'emportoit souvent trop loin. Mais ne savons-nous pas que l'amour de nos opinions est une des branches les plus délicates de l'amour propre? Au reste, s'il soûtenoit les siennes, c'étoit moins par opiniâtreté, que par conviction. Il avoit pour le vrai un zèle intolérant, mais sincère. Toûjours armé pour la querelle, il s'en croyoit l'avocat & le champion; Rôle difficile à soûtenir, & qui souvent expose à déplaire: mais [337] cette façon de déplaire n'est pas à la portée du commun des hommes; elle suppose trop de connoissance & de jugement. Ce goût de M. Fréret pour la dispute, cet air sombre, cet éloignement des plaisirs le faisoient passer pour un Philosophe, à prendre ce terme dans le sens impropre que lui donne la langage de la société.

Ce Philosophe avoit néanmoins des amis; & méritoit d'en avoir. Cet extérieur stoïque cachoit une ame sensible, généreuse, & désintéressée. Fils tendre & respectueux, homme & citoyen, juste estimateur du mérite, vertueux par principe, quoique sans effort, ami sûr, bienfaisant, fidèle; il chérissoit les occasions de rendre service, au point d'avoir de la re4connoissance pour ceux qu'il obligeoit. Il étoit tout ce que tant d'autres affectent de paroître. Les trésors de son érudition s'ouvroient à quiconque le consultoit. Charmé de contribuer aux progrès des gens de Lettres, il leur communiquoit avec plaisir ses propres idées, sans se réserver le moindre hommage sur ce qu'il avoit une fois donné. Ces sortes de secours n'étoient pas les seuls qu'il leur prodigât. Sa mort a fait perdre un bienfaiteur à plus d'une famille, qui trouvoit en lui des ressources aussi promptes que secrètes.

Cette mort, qui prive la république des Lettres d'un de ses plus illustres citoyens, arriva le 8 mars dernier, après une maladie longue & douloureuse, dont M. Fréret ne connut jamais le danger. Il venoit d'entrer dans la soixante-deuxième année de son âge. Si c'est vivre que de penser, personne n'a vécu plus long-temps que lui.

(*) Les numéros de pages sont indiqués en gras entre crochet. Les notes appartient au texte original. [B]

(1) Ils ont presque tous paru successivement depuis la lecture de cet Éloge, dans les Mémoires de l'Académie, où nous les avons publiés les uns entiers, les autres par extrait. Voy. les vol. XVI, XVII, XVIII, & suiv. jusqu'au XXIV. [B]

(2) Ils ne le sont plus maintenant. Nous les avons publiés depuis, dans le volume XVIII de nos Mémoires. [B]

(3) La carte de l'Asie, par M. Danville, n'avoit point encore paru quand j'ai composé cet Éloge. [B]

(4) On prie le Lecteur de se rappeler que cet Éloge a été lû en 1749. [B]

(5) M. De Foncemagne a rempli ses engagemens, par la publication des tomes XVI & XVII; les volumes suivans, y compris les trois nouveaux que nous donnons aujourd'hui, font monter à vingt-quatre volumes la suite des Mémoires de l'Académie, qui n'en avoit que quinze à la mort de M. Fréret. Ainsi voilà neuf volumes publiés dans l'intervalle de 1749 à 1756, écoule entre la lecture & l'impression de son Éloge. Ses torts n'ont été que passagers; l'honneur que ses ouvrages feront à la Compagnie, durera autant que le goût des Lettres. [B]