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Marc Pierre de Voyer, comte d'Argenson(*) Réflexions sur les historiens françois et sur les qualités nécessaires pour composer l'histoire |
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[Lû le 14 Mars 1755] La France a dillustres Écrivains presque en tous genre. Nous le disputons aux Anciens dans le genre dramatique, dans le lyrique & dans le didactique; nous avons des Philosophes profonds, & des Orateurs sublimes & touchans; nos ouvrages dagrément ne le cèdent pas à ceux qua produits la Grèce; & ce nest point flatter le siècle de Louis XIV, que de le comparer à celui dAuguste. Mais nous avons fait jusquici peu de progrès dans le genre historique. Il nous reste un très-grand nombre de faiseurs de Mémoires mal digérés, de biographes diffus, de compilateurs qui ramassent plus de détails que danecdotes, qui surchargent leur narration de minuties & de dates indifférentes, & qui linterrompent par des recherches peu curieuses ou déplacées. Chez les uns tout est enflure & déclamation; chez les autres tout est discussion & critique. Presque toûjours les échaffaudages offusquent & déparent le bâtiment, ou, pour mieux dire, ils sont confondus avec les matériaux de lhistoire. Ceux de nos historiens qui montrent de lélévation & du génie, nont pas eu quelquefois assez de respect pour la vérité. Sils racontent les évènemens dont ils sont contemporains, ils donnent dans la flatterie; sils écrivent librement, ils vont jusquà la licence. Nous avons cependant quelques morceaux où lon trouve tout à la fois la fidélité, le goût & le vrai ton de lhistoire; mais outre quils sont en petit nombre, & très-courts, les auteurs [628] à qui nous en sommes redevables, se sont défié de leurs forces; ils ont craint de manquer dhaleine dans des ouvrages de plus longue étendue. Pourquoi les Anciens ont-ils eu des Thucydides, des Xénophons, des Polibes & des Tacites ! Pourquoi ne pouvons-nous leur comparer que des St. Réal, des Vertots & des Sarrasins ! Nous ne devons point attribuer cette disette à la décadence de lesprit humain. Il faut en chercher, si jose mexprimer ainsi, quelque raison nationale, quelque cause qui soit particulière aux François. La belle Littérature a fleuri sous Louis XIV, mais le succès dans le genre historique dépendoit de lesprit françois & de notre gouvernement, tandis que cette dépendance influoit moins sur les autres genres. Les Lettres, lorsquon les cultivoit dans la Grèce ou quelles étoient florissantes à Rome, sous Auguste & sous ses successeurs, trouvoient des esprits autrement disposés que les nôtres; & de-là vient, sans doute, la supériorité que les Grecs & les Romains ont sur nous dans la manière décrire lhistoire. Cest ce que je me propose de prouver. Quatre qualités principales sont nécessaires aux Historiens. 1° Une critique exacte & savante, fondée sur des recherches laborieuses, pour la collection des faits. 2° Une grande profondeur en morale & en politique. 3° Une imagination sage & fleurie, qui peigne les actions, qui déduise les causes, & qui présente les réflexions avec clarté & simplicité; quelquefois avec feu, mais toûjours avec goût & élégance. 4° Il faut de plus la constance dans le travail, un style égal & soûtenu, & une exactitude infatigable, qui ne montre jamais limpatience davancer, ni de lassitude pendant le cours dune longue carrière. Quon sépare ces qualités, on trouvera des chefs-doeuvres parmi nous; des Critiques, des Moralistes, des Politiques, des Peintres & des Littérateurs laborieux, dont le produit nous surprend. Mais quon cherche ces qualités rassemblées, on manquera dexemples à citer entre nos auteurs. [629] Nous nous perfectionnons tous les jours dans le genre critique. Notre Nation, toute accusée quelle est de légèreté, sen justifie par son application aux Sciences exactes. La Critique en fait partie, & cest peut-être celle qui exige le plus de patience & de suite. La vérification des dates, la Chronologie, & la Géographie par les calculs astronomiques, rien néchappe à nos gens de Lettres. La peinture en prose & en vers nous approche des Homère, des Virgiles & des Miltons. Télémaque, les Fables de la Fontaine sont simples ou élevées quand il le faut, & comme la Nature même; le bon goût na rien à desirer dans ces excellens écrivains. Corneille disserte sur lhéroïsme & sur la politique en vers forts & ingénieux; Racine sur les passions, Despréaux sur les murs & sur son art; Rousseau a le pinceau de lAlbane: je ne parle pas de ceux qui vivent encore. Ces grands hommes eussent peut-être écrit lhistoire mieux que les Anciens, sils avoient réuni les parties quils ont possédées séparément. Nous ne manquons pas de moralistes, qui ont, pour ainsi dire, disséqué le coeur humain. Nous avons peu de Philosophes politiques; rarement lesprit de suite, & presque jamais assez de talens réunis. Il falloit donc que les Anciens possédassent cette étendue de connoissance qui nous manque, puisquils ont mieux réussi dans lhistoire. Hérodote étoit voyageur: son histoire a été digne dêtre dédiée aux neuf Muses, & dêtre lûe à lassemblée de la Grèce. Il lui étoit permis de disserter librement sur les Religions opposées, & nulle raison dÉtat ne contraignoit ses raisonnemens politiques. Comme il y avoit alors peu de monumens écrits, on prenoit pour bon tout ce quil disoit, & nous manquons de preuves pour le contredire. Diodore de Sicile parloit, sous Jules César, des anciennes monarchies de lAfrique, de lAsie & de la Grèce. Plutarque étoit philosophe & historien; Xénophon homme de guerre, il pouvoit dire de lui-même sur son histoire, & quorum pars magna fui. Trogue Pompée, exercé dans tous les genres & [630] dun esprit supérieur, pouvoit embrasser lhistoire de tous les siècles; Thucidide étoit homme de Lettres & homme public. Tite-Live possédoit tous les talens, toute la force & la constance que demandoit une entreprise comme la sienne. Denys dHalicarnasse na pas écrit avec autant de dignité que Tite-Live, mais cest un écrivain dun grand sens; il a de la pureté dans la diction, & une agréable simplicité dans ses récits. Polybe, dont nous avons beaucoup perdu, est comparable à tout ce que la Grèce a produit dexcellent dans le genre historique. Rien ne contribue plus que cet auteur à prouver quil faudroit avoir été acteur pour être bon historien. Il avoit voyagé, il étoit versé dans lart militaire, il joignoit la pratique & lexpérience à la théorie & aux réflexions, il étoit capable du détail & porté au grand. Polybe est encore aujourdhui le modèle le plus parfait pour les Gènéraux & pour les Ministres, pour la conduite des armées, & pour le maniement des affaires dÉtat. Les Commentaires de César sont le journal dun grand Capitaine, éloquent, brave & prudent. Salluste instruit par lui-même des deux évènemens dont il a fait le récit, les a traités en Orateur & en Philosophe. Suéton parle des douze Césars avec toute la liberté queût pu faire un Tribun du peuple, pendant la liberté républicaine. Tacite enfin, que jaurois dû nommer le premier, est le plus grand & le plus profond politique qui sera jamais; il excelloit dans les Belles-Lettres & dans le Barreau; il sétoit fait un style concis, qui plioit, pour ainsi dire, sous ses pensées. Il avoit été Consul; il écrivoit sous un Empereur vertueux, & qui se faisoit honneur de lamitié de cet auteur. Il pouvoit parler avec liberté de la vertu & des vices, qui depuis lui ont exigé tant dexagérations & de palliatifs. Quavons-nous pour notre histoire? Beaucoup dannalistes, peu dhistoriens. Notre origine est encore moins connue que celle de Rome & de ses premiers Rois. Avant François Ier nous ne voyons quun temps dignorance & de grossièreté: le style de nos historiens est dun mauvais françois, dune [631] construction obscure. Au moins nous devoit-on la naïveté & la simplicité; mais nos pères avoient quelque légère connoissance des lettres Grecques & Romaines; ils affectoient ce quils ignoroient le plus; & ce mélange de ténèbres & de clarté na fait quembrouiller leur langage. Ils ont presque ignoré ce qui se passoit dans le monde hors de leur pays, & pendant leur temps; ils savoient encore moins ce qui les avoit précédés; tout leur mérite consistoit dans la bonne volonté quils avoient décrire ce quon leur avoit raconté, des faits incertains & même fabuleux, entendus avec assez de bon sens, mais sans esprit philosophique. Avant la renaissance des Lettres nous étions plongés dans la fable, non par une histoire héroïque & ornée de graces, comme celle des Grecs, mais par des contes puériles. Tous nos Historiens se ressentent de leur profession particulière; ils ne parlent quinspirés par une partialité personnelle, même dans les points les plus essentiels de lhistoire. Ce sont ordinairement des Ecclésiastiques, qui, seuls Lettrés de leur temps, montent, pour ainsi dire, dans la tribune pour haranguer en faveur des intérêts du Clergé; ils déclament contre tout ce qui leur nuit. Ce sont des Courtisans mécontens, des satyriques ou des flatteurs. Les meilleurs de nos faiseurs de Mémoires ont tourné en éloges personnels lapologie de leurs fautes, sous le pretexte dinstruire leurs descendans. Parlons de quelques-uns, sans prétendre leur assigner de rang. Je veux toûjours prouver que quelques-uns ont possédé les principales parties de lhistorien, mais quaucun ne les a réunies, comme les Anciens. [Lan 600 ou environ.] Grégoire de Tours, homme de qualité & fort pieux, écrit sans ordre & sans plan; son style est plein de fautes de Grammaire; il avoit prétendu écrire lhistoire Ecclésiastique de son temps, & ses digressions sur lhistoire prophane composent les trois quarts de son ouvrage. Il maltraite indiscrètement les personnages les plus respectables. Il parle de Chilpéric avec fureur; il le traite de nouveau Néron, & lui en attribue tous les vices. [632] [900 ] Aymoin de Fleury a écrit avec facilité, mais il a mêlé notre histoire de fables ridicule. [1300 ] Joinville accompagna St. Louis dans une de ses expéditions. Il a écrit dun style noble & naturel; il étoit fort ignorant; cest plustôt lhistorien du Roi que du règne. Quelques louanges quil donne à son héros, il nen remarque pas moins ce quil peut y avoir de répréhensible dans sa conduite. [1324 ] Jean Froissard, Flamand, a écrit ce qui cest passé dans le XIVe siècle en France, aux Pays-bas, en Angleterre et en Espagne. Il est plein de bon sens, de discernement & de goût. Son style est clair, & même dun si bon françois pour le temps, quon la soupçonné davoir été retouché depuis linvention de lImprimerie. Froissard nétoit pas satyrique, au contraire, son écueil étoit lamitié. Parce quil fut honoré de celle du roi Édouard dAngleterre, & de la Reine, fille du comte de Hainaut, par respect & par reconnoissance, il ne peut jamais rien dire de désavantageux des Anglois. Un historien est un juge, dit Baillet, il devroit immoler ses propres enfans à la vérité, comme Brutus à la patrie. Froissard sinformoit curieusement par lui-même de tout ce quil avoit à écrire; avide & prodigue de ces acquisitions, il nen a rien voulu perdre, & il est tombé dans une telle diffusion, quon ne peut le lire sans beaucoup de courage, & sans le zèle dun historiographe de profession. Sleidan a prétendu labréger en latin: lon peut bien abréger lhistoire, mais non lhistorien; les proportions gardées par une juste analyse, nous laissent des dates & les faits capitaux, mais ne conservent rien de ce qui est propre à lécrivain quon abrège. [1500 ] Robert Gaguin, moine Mathurin, a écrit toute notre histoire depuis son commencement jusquen 1499. Il avoit été employé dans les affaires du gouvernement. Son style est bon pour le temps, mais les Moines étoient crédules sur les contes du peuple; il donne pour costantes toutes les fables de nos vieux auteurs. [1500 ] Philippe de Comines peut passer pour le meilleur de nos historiens; il écrit avec une agréable simplicité; on démêle [633] le caractère de lauteur dans louvrage, sans quil ait été trop occupé de parler de lui; cest la bonne foi & la probité Flamande. On la nommé mal-à-propos le Tacite François; il nentend finesse à rien, & voit clair à tout; il ne montre jamais damertume contre les vicieux; pour tout sentiment, il plaint ceux quil blâme; il expose naïvement ce quil a vû, il en laisse lopinion & le jugement à ses lecteurs. Peut-être la différence de ces deux Historiens philosophes, consiste-t-elle principalement dans celle de la religion & du gouvernement où il vivoient. Tous deux étoient de bons & vertueux citoyens; mais Comines, comme Chrétien, attribue tout à la Providence, sans rien ôter au mérite & à la sagesse humaine. Il respecte, par devoir, lautorité monarchique en toutes choses; & Tacite pouvoit encore parler de République sous les Empereurs. Comines donne les meilleurs conseils aux Grands, & sur-tout aux Princes, sur la conduite quils doivent tenir dans la prospérité comme dans les revers de la fortune. [1500] Jean de Serre, huguenot furieux, déclame à outrance & hors de propos contre les Papes: réflexions mediocres & usées; il sest trompé par-tout sur les personnes, sur les faits, sur les lieux & sur les temps. [1550] Jean du Tillet, Greffier en chef du Parlement de Paris, a donné des recherches utiles à notre histoire; il ne sest pas soucié du langage; lon trouve dans ses écrits de la solidité & de lexactitude. Rangeons-le parmi les critiques & les compilateurs. [1550] Belleforest fut homme de grand lecture & de peu de discernement. Ses Annales sont remplies de contes ridicules, il y a employé tous ceux quil avoit trouvés dans nos vieilles chroniques, il en a ajoûté beaucoup dautres de son invention. Cela ne vient cependant ni dignorance, ni de malice; mais on cherchoit à plaire, & cétoit la mode de ce temps-là; lon ne se rendoit recommandable que par les fables [1600] Papire Masson a écrit des Annales fort sèches, depuis Pharamond jusquà Henri II. [1600] Étienne Pasquier nous a donné des recherches fort curieuses; [634] il commence à démêler mieux quun autre le fabuleux de lhistorique; cependant il se laisse souvent séduire par la prévention contre les hommes & les choses qui lui déplaisent. [1600] Daubigné a écrit lhistoire universelle de son temps, depuis 1550 jusquen 1610, & la France loccupe, avec raison, plus que les autres pays. Son style & ses préjugés sont des défauts de son histoire; il a vû, il a interrogé les acteurs des temps quil décrit. Quoiquhomme de Cour, il se sert de basses expressions, & ne se donnant pas pour homme de Lettres, il sest fait un style de métaphores insupportable aux lecteurs; il est immodéré quand il parle des Catholiques, & traite sans respect les vices dHenri III. Il auroit dû étudier Comines. Celui-ci entend tout autrement à nous exposer lexcès de subtilité de Louis XI, la folie de Charles, duc de Bourgogne, & limprudence de Charles VIII, ses maîtres; il sait se taire sur la régence dAnne de Beaujeu, où il fut maltraité personnellement. [1603] Fauchet, franc Gaulois dans ses manières & dans son langage, est un bon critique, mais extrêmement confus dans son histoire. [1606] M. de Thou a écrit soixante-deux ans de lhistoire de France, & il a fait tant dincursions sur celle des pays étrangers, quon le doit qualifier Auteur de lHistoire universelle de son temps. Il y place, à la manière des Anciens, quantité de discours & de harangues factices, & il les attribue à des personnages que nous savons avoir été incapables de les composer. Ambitieux datteindre à la perfection des Anciens, il en a approché par sa belle latinité; mais il sen est écarté par une excessive prolixité. Au reste il excelle à peindre les hommes, & à décrire leurs actions; il aime à dire la vérité, & il en est dautant mieux informé, quil a vû presque tout ce quil écrit de la France, ou sen est enquis aux gens qui étoient à la source. Mais il nest pas, à beaucoup près, aussi instruit à légard des évènements étrangers à la France. [1650] Du Pleix avoit rémonté, par ses études, aux meilleures sources; il étoit gagé de la Cour pour donner une histoire [635] complète de la Monarchie, & on lespéroit de lui avant que son ouvrage parût; il la achevé avec patience, & a donné à sa narration une juste étendue. Mais lon sétoit fort trompé sur lélégance de son style; il se ressent trop des bienfaits que lui attiroit son travail, il excuse ou loue sans discernement; enfin, si nous en jugeons par le succès, nous le placerons au dessous des plus médiocres écrivains, puisquil est tombé dans un oubli général. [1650] Varillas eut une grande réputation de son temps, il tomba ensuite dans le décri, & a survécu à sa réputation. Cest un mélange singulier de travail, de critique & de fictions. Son principal objet a été de plaire, & non dinstruire; pour y parvenir, il sest donc plutôt confié au mensonge quà la vérité. Il avoit étudié lhistoire dans des sources presque inconnues; plus leur nom en impose, plus il aime à les citer. Lon prétend que quelques-uns de ses garants sont imaginaires. Il a prétendu éclaircir des faits véritables, il a forgé des anecdotes, il pénètre dans le secret des Conseils, il attribue aux évènemens des causes plus brillantes que bien raisonnées. Son style attache & emporte le lecteur par un feu caché; mais malheureusement lon ne sait jamais quand il dit vrai ou quand il en impose; il vaut mieux que les Romans, il vaut moins que lHistoire; & lassés de prendre un guide si mal famé, les amateurs de lhistoire ont absolument abandonné sa lecture. [1680] Mézeray est plus connu par son Abrégé que par sa grande Histoire; peu de gens ont lû celle-ci, lautre fait partie de linstitution ordinaire de la jeunesse. Aussi sa grande Histoire a-t-elle été composée sur des mauvais matériaux, comme Gilles, Duhaillant, &c: Il est satyrique & frondeur, il ne manque aucune occasion de sélever contre les maltôtiers & les maltôtes. Il aime les merveilles, les apparitions & les pluies de feu; il nomet le récit daucun présage funeste qui accompagne les évènemens. [1720] Le Père Daniel, Jésuite, est peut-être celui de nos Historiens généraux qui a le moins de défauts; il est inégal, mais il écrit bien ordinairement. Il a travaillé son Histoire autant que [636] lui a pû permettre la briévité du temps quil y a mis; il avoit déjà de lâge quand il fut choisi pour lentreprendre, & les preuves quil avoit données de ses talens, avoient occupé une partie de sa jeunesse. Rien ne prouve mieux que cette Histoire combien il est impossible à un homme seul dy réussir, quil lui faudroit des adjoints, de la dépense, &, plus que tout cela, de la liberté, ne sassujétissant quaux seuls devoirs de sujet & de citoyen; il devoit, à plus forte raison, être dégagé des liens extraordinaires de la Société, & de lesprit de partialité, qui est le plus grand ennemi de lhistoire. [1725] Labbé de Gendre est un abréviateur sage & dune assez juste étendue; il nest pas aussi estimé quil devroit lêtre. Il écrit plustôt lhistoire de sa Nation que des personnages qui sy sont distingués; il cherche à donner raisonnablement les causes des évènemens: ses connoissances sont foibles, il est plus sage quélevé [1740] Enfin M. le Président Hénault nous a donné une Chronologie intéressante, & telle quon nen avoit pas connue avant lui. Elle lui attire beaucoup dimitateurs sur les autres théatres de lhistoire. Il a orné la sienne de réflexions, de tableaux, de caractères & danecdotes utiles. On a approuvé, avec raison, cette manière dinstruire par un travail connu jusque-là par sa sécheresse, & qui avoit appartenu avant lui à la critique plustôt quau bel-esprit. Il est cependant à craindre que ce nouveau genre ne dégénère bien-tôt, soit par des fleurs & des anecdotes curieuses trop entassées, soit par la guerre que lui feront les grands Critiques. Le mauvais goût corrompt tout. Lon compare le style de lHistoire à un grand fleuve qui coule majestueusement. Tout y doit être écrit avec dignité, & dun style soûtenu; le début ne doit point briller par des étincelles, ni la fin se sentir de la lassitude de la journée. On instruit les hommes en leur racontant simplement des faits; pour peu quils écoutent, ils sappliquent naturellement ce quils lisent. Il faut les guider, mais les laisser marcher deux-mêmes, dans ce labyrinthe; on ne doit leur présenter ni des registres, ni des sermons; & ce milieu à tenir est le plus difficile de lhistoire. [637] Dans le premier cas se sont les annales sèches dune Nation, telles que les Égyptiens & les Chinois les ont exprimées par leurs figures hiéroglyphiques. Ces récits simples intéressent plus la patrie que le patriote. Les enfants font des contes naïfs de ce quils ont vû ou entendu, ils ny joignent ni sentiment, ni réflexions; lexpérience leur manque, tout les surprend, tout les affecte également; ils épreuvent au plus quelques sensations avec un instinct qui les anime; ils ne sinstruisent encore de rien dutile par les faits, bien éloignés dinstruire les autres. Lhomme de génie parle tout autrement que lannaliste, il est plein de sa matière, les faits ne lui coûtent rien. Comme ils occupent en même temps sa mémoire & son jugement, il est toûjours clair dans sa narration; il juge la conception de son lecteur à mesure quil y fournit de nouveaux objets; il sait quelle idée doit naître de lautre; il pense & donne à penser; il réunit la simplicité dont nous parlions tout à lheure à la plus grande profondeur des préceptes. Je comparerois lhistoire à une galerie meublée dune étoffe simple & bien assortie, & parsemée dornemens les plus exquis, de tableaux & de morceaux de sculpture, qui se contrastent pour mieux faire paroître leur beauté. Ces ornemens arrangés dune main habile, & jamais entassés, se sont des caractères, des tableaux, des situations & des récapitulations politiques. Lhistoire nest quune peinture mouvante de la politique & de la morale, & cen est lobjet principal. Les annales suffisent à la gloire Nationale; mais lart de gouverner & le progrès des murs veulent des maximes & des exemples. Ces instructions doivent être cachées sous les apparences dune narration agréable & intéressante. On y a bien employé le Roman, il y a bien plus de force dans lHistoire. Le dessein dêtre utile aux hommes & aux sociétés doit inspirer; ainsi le maître doit être consommé dans lobjet principal, & suffisant dans le moyen quil emploie; il doit regarder les hommes comme des disciples quil instruit, il doit leur rendre ses leçons aimables, en sorte que létude soit regardée deux comme une récompense & [638] non comme une peine. Loin de les rebuter par des discussions érudites & épineuses, il doit brûler les ceintres & les échaffauds doù il a découvert la vérité; il doit plaire, & dépouiller lhabit de pédagogue, [Ode de la Mothe] Et montrer la vertu parée Des attraits de la volupté.
La morale est ce quil y a de plus difficile à bien traiter dans lhistoire, & la politique ce quil y a de plus difficile à savoir. Il nous faut du neuf, ou tout ennuie aujourdhui en morale. Les lieux communs font dans lesprit ce que le vuide feroit dans la nature. Lon se prévient, & lon allègue que tout est dit. Cependant il est vrai que le progrès ou la dégradation des murs présentes, & ceux de la raison universelle, doivent nous présenter chaque jour de nouvelles spéculations. Écoutons nos bons Prédicateurs, lisons ceux des Philosophes qui partagent leur temps entre la bonne compagnie & une meilleure encore, qui est la retraite, nous trouverons les découvertes que lon demande. Mais cette seule science demande tout le temps & le talent dun Écrivain & nos Historiens ordinaires y ont donné jusquici peu dapplication. Ils se contentent dinsérer dans leurs histoires quelques réflexions communes, & cest-là ou leur stérilité se décèle davantage. Critiques ou Romanciers ils filent ou brodent sans curiosité & sans recherches sur les murs; ils ne nous étalent que des lieux communs de conduite, des propositions déternelle vérité, trop répétées, & qui seroient encore mieux conçûes par la plupart de leurs lecteurs que par eux-mêmes, sils les laissoient à penser au lieu de les imprimer. Ils se récrient, pour toutes découvertes, sur la fierté des grands, la rancune des Ministres, la puissance & la vengeance des Souverains, la dureté des gens de finance, le caprice des femmes, les malheurs de lamour, laveuglement de la fortune, & les misères de ladversité. Il faudroit, au lieu de cela, suivre les degrés de politesse de siècle en siècle, & observer les changemens quelle a faits [639] aux murs en bien ou en mal. Ces applications ne seroient jamais déplacées à loccasion des temps les plus reculés, puisque lun des parallèles appartiendroient à ces temps-là, & que lautre éclaireroit notre âge. Lon verroit par quel excès le bien devient mal, & quel mal échappe encore à nos observations & à nos loix; lon verroit lesprit de paresse suivre les commodités modernes, la ruine obscure des grands Seigneurs dériver dune fausse modestie & dune économie mal entendue; le génie séteindre par les prétentions de lesprit, lexactitude des règles étouffer linvention, & lintrigue substituée à la violence. Jai déjà prévenu dune des plus grandes difficultés pour les auteurs; ils devroient être en même temps hommes de cabinet & hommes du monde. Par létude on ne connoît que les Anciens & les murs bourgeoises, & dans la bonne compagnie on perd son temps, lon écrit peu, & lon pense encore moins. Il faut joindre la philosophie à la politique, ou ce nest quune pratique de manuvre; on sy sert doutils inventés par ceux qui nous ont précédés, & lon nen possède quune application de routine. Il y a la politique du dehors & celle du dedans. Quil me soit permis dentrer sur cet article dans une plus longue discussion que sur les autres, le considérant comme celui qui manque davantage à nos Historiens. Véritablement dans une Monarchie la politique est sacrée; celle du dehors paroît Secret dÉtat, celle du dedans exige le respect, & ne souffre aucune critique. Certes, voilà de grandes raisons pour sen abstenir, ou pour nen traiter que sobrement dans lhistoire. Mais après avoir couvert le sanctuaire, il reste cependant bien des lieux à parcourir pour lil curieux, & le mérite de la difficulté surmontée, augmentera encore davantage la réputation dun Historien qui sen tireroit avec sagesse. Les Grecs étoient libres & formés en République, les Romains se croyoient encore libres sous Auguste. Nos gouvernemens modernes ont été perfectionnés, il en faut convenir, plustôt en vue de labsolu pouvoir que du bonheur des peuples: je parle ici des Républiques comme des Monarchies. Mais [640] considérant toutes ces fatales révolutions que nous présente lancienne histoire, a-t-on eu tort de soccuper de la crainte den éprouver de pareilles, & des moyens de maintenir la paix tant au dehors quau dedans des États? Par-là on a posé la paix pour base dun grand bonheur qui suivra ce calme universel. LEurope est devenue une espèce de République fédérative, semblables à la Grèce, trouvant ses Amphictyons dans la sagesse des Princes puissans & rivaux, & nayant à craindre ni de nouveaux rois de Macédonie, ni les conquêtes des Romains; ses agitations sont médiocres au prix de ce quelles ont été; lEurope ressemble encore à létat de la mer à la fin dune tempête. Les anciens gouvernemens paroissoient soûmis à la censure des Philosophes. Ces sages dissertoient librement sur le meilleur gouvernement, comme sur la nature des Dieux, les devoirs de la Religion & les principes du bonheur. Ainsi devoient-ils avoir autant en profondeur sur la politique, que nous en avons en superficie. Nous pouvons penser, mais ils se communiquoient leurs idées, & sexerçoient continuellement à les discuter. Faute de cela, nous devons croire que cette science est encore dans son berceau parmi nous. Nous nen avons que des semences transplantées de lantiquité, ou de chez quelques-uns de nos voisins à demi-libres; ils nous en reste plus de préjugés que de principes; les progrès en sont suspendus par la nature du terroir. Rendons-en grace à la Providence; notre orgueil en souffre, notre calme augmente, & si nous vivons moins instruits, nous demeurons plus heureux. Peu de gens soccupent, dans une Monarchie, des affaires politiques du dedans, sinon en vû de leurs profits particuliers. Le commerce, par exemple, & la circulation de largent sont étudiés aujourdhui par nos modernes avec beaucoup de soin, & peut-être avec un peu trop dabstraction & de subtilité lucrative. Ce quils savent le mieux en politique étrangère, consiste dans quelques ruses Italiennes, & semblables à celles du sénat Romain pour endormir ses rivaux, les réveiller en faveur de [641] ses desseins, les occuper chez eux, négocier habilement, & ne déployer ses forces que pour des vûes offensives déguisées en défensives. De-là que nos Historiens navancent ordinairement que des maximes tirées plustôt de Machiavel que de Platon, principes de la déesse Discorde, & non de Rhée ou dAstrée. Le silence & la contrainte en matière de politique ont à la vérité leur utilité; cest le parti le plus sûr. Chaque citoyen employé aux affaires, peut absolument ne savoir que son rôle; mais la pièce est mal jouée quand les acteurs ne savent pas quelque chose de ce quont à dire les autres personnages, soit pour les soûtenir, soit pour entrer dans la passion de laction générale. Le meilleur gouvernement est celui de Paternité, où le Souverain est regardé comme le père de famille, & les Sujets comme ses enfans. Il est mal à des enfans de trop sinformer des affaires de leur père; mais pour former des Sages, il faut instruction & expérience; celle-ci narrive quaprès les fautes; la science des détails & leur résomption éclairent & garantissent ceux que lon destine aux affaires. Lon a pris les mêmes précautions sur le droit public, que sur la politique; on en a rarement ouvert école dans les Monarchies. Peut-être a-t-on rendu la politique trop mystérieuse. Il y a moins quon ne pense de secrets nécessaires, leur publicité intéresseroit davantage au bien commun. Les Républicains sont instruits, & les Courtisans ignorent les véritables intérêts de leurs Nation. Ce sont rarement les Princes qui détournent par leurs fautes, de lobéissance qui leur est dûe, ce sont ceux qui abusent de leur confiance. Si les peuples connoissoient mieux les loix fondamentales, & en pénétroient lesprit, ces connoissances attireroient laffection & confirmeroient lobéissance. On éviteroit par-là cette critique continuelle du gouvernement, ces discussions & ces haines, qui nourrissent lesprit de faction; mauvais appuis de la liberté, effets dangereux de la licence, & germes des révolutions. Tout auteur qui voudra traiter de la politique, doit considérer [642] dabord dans quel gouvernement il écrit; il doit sabstenir dy avancer ni discuter aucuns des points qui puissent en blesser lessence, ou les loix constitutives qui lui sont particulières. Après cela il lui reste à dire bien de choses grandes & vraies, pour montrer la supériorité de son génie; quil applique les faits aux principes, quil propose la perfection de ceux-ci sans sécarter de leur esprit. Il ny a pas plus dindépendance, pour les Sujets, dans la République que dans la Monarchie; il ne faut pas moins de respect pour le Sénat que pour le Trône. Quelque part que réside la puissance publique, elle a toûjours la législation & lexécution unies ou partagées, des loix fixes & des loix à changer suivant les murs, des ordres réfléchis ou pressés, suivant les circonstances; le commandement y est ou y doit être à peu près le même. Ces deux espèces de gouvernemens ont leurs bonnes & leurs mauvaises qualités; mais depuis quon les balance, les bons politiques & le sort des peuples ont préféré la Monarchie. Rien nempêche un Historien de donner de bons avis à ses maîtres, & de proposer des remèdes aux abus, quand loccasion sen présente, avec cette condition de ne parler quà propos; il a de grands avantages sur les politiques ex professo, il a déjà émû ceux quil veut persuader. Notre Philippe de Comines en est un grand modèle; il sétoit instruit des gouvernemens & du caractère des Princes de son temps; & servant quelques-uns suivant leur volonté, il navoit point adoré leurs caprices. M. Bossuet a donné des maximes excellentes & hardies, en les tirant des Écritures saintes; M. de Fénelon en a puisé dans lancienne philosophie & dans lusage de la Cour; labbé de S.t Réal & labbé du Bos nont jamais blessé le gouvernement où ils vivoient, tranquilles & soumis, en déployant les grands traits de politiques quils avoient tirés de leurs lectures. Le bien des affaires du dedans consiste dans cette juste liberté du peuple, soûmise aux loix & à la sage inspection [643] des législateurs. Laction doit être libre pour être animé & industrieuse; Dieu nous gouverne ainsi par notre liberté & pas sa providence, en laissant agir les causes secondes. Au dehors une Nation peut être considérée comme un seul citoyen du monde, elle ne doit faire à ses voisins que ce quelle voudroit qui lui fût fait à elle-même; elle doit être assurée de la défensive par la considération, par lestime, & par des forces effectives bien apprêtées; elle doit soûtenir les foibles & les opprimés, sélever, suivant son poids, contre les Puissances ambitieuses plustôt que contre celles qui surpassent les autres en étendue & en force. Car plusieurs moindres Puissances liguées peuvent arrêter les grandes; mais il faut toûjours prévenir linquiétude dans ses desseins & dans ses progrès. Cétoit ainsi que les voisins de la république Romaine auroient dû se conduire du temps de Mithridate. Rien nempêche donc nos Historiens modernes de disserter sur la politique presque autant que ceux de lantiquité; quils sen instruisent eux-mêmes, quils réfléchissent, & quils donnent des leçons sur ce grand objet de lhistoire; quils appliquent les principes aux hommes & aux actions, quils laissent aux lecteurs les jugemens quils nosent prononcer, les éloges & la satyre qui en résulte naturellement; que leur prudence cesse de dégénérer en petite circonspection, que leur esprit sélève autant que la matière le comporte, & que les bonnes intentions soient le garant de leur hardiesse. Deux caractères opposés partagent nos beaux esprits en France, la pédanterie & la légèreté. Ces deux classes, souvent séparées par lignorance, se réunissent cependant par le mauvais goût des études. Nous avons voulu surpasser les Anciens par lambition dexactitude, nous ne nous sommes pas contentés de lavantage que nous avons de partir du point où nos pères étoient restés, nous avons chargé nos qualités acquises depuis la renaissance des Lettres: lémulation est devenue une enchère forcée, lon sest fait une nécessité daller toûjours plus loin que ses anciens & ses contemporains; on a été au neuf par des routes bizarres, plustôt que de rester au beau quand on [644] y étoit; & cest à ces fausses prétentions quon doit attribuer la première cause de la corruption du goût. Ce nest quen France où lon voit des contrastes si opposés parmi les Écrivains dun même genre, & dans la même personne; & sils sont variés sans agrément, ne nous en prenons pas au manque de génie, mais à laffectation, qui étouffe toûjours le génie; imagination brillante avec des vûes courtes, émulation sans étendue, pédanterie sans exactitude, légèreté sans graces, enthousiasme suivi dun prompt dégoût pour ce qui lavoit allumé. Par un autre excès nous avons un goût exclusif, cest-à-dire que celui qui tend tous les ressorts de son esprit vers un seul talent, se porte dabord au mépris de ce qui ne lest pas. Ainsi un Poëte ne met sa confiance quau feu de limagination, & fait peu de cas du jugement & de lexactitude; un homme versé dans les Sciences exactes dédaigne lexpression, & demeure froid. Lon conte du Père le Long & du Père Mallebranche, quils ne concevoient pas réciproquement leur application & leurs recherches différentes sur la Méthaphysique & sur lHistoire, & quils se méprisoient mutuellement sur le choix de leurs études. Lhaleine manque à un écrivain François faute de constance; il entreprend légèrement de grands ouvrages, il les continue avec nonchalance, il les finit avec dégoût; sil les abandonne quelque temps, il ne les reprend plus, & nous voyons que tous nos continuateurs ont échoué. La lassitude du soir se restent de lardeur du matin. Cest de-là quil nous arrive de navoir de bon que de petits morceaux, soit en poësie, soit en prose; à peine avons-nous un seul poëme épique, nos tragédies se soûtiennent encore par les beautés de détail, mais elles manquent ordinairement par la justesse de leurs fables & de leur conduite. Nous navons que des Dissertations particulières, peu de traités complets; des morceaux historiques, & presque pas une Histoire générale digne de louange. Lon doit se plaindre de la prolixité de nos Historiens [645] modernes. Les Anciens nous ont présenté de grands tableaux, où tout est vû de haut, doù lon peut juger de lensemble, & où lon ne remarque que des détails essentiels. Ce nest point labondance des paroles, ni la rondeur des périodes qui alongent nos récits modernes; le style rhétoricien a fait place aujourdhui è la concision & aux antithèses; mais ce quon appelle la curiosité, les a noyés dans une mer de détails & de circonstances hors duvre. Quiconque travaille à une Histoire a raison de tout lire, mais sil veut tout écrire il a tort; il ne veut rien perdre de son étalage; il fait des excursions sur toutes les Sciences, Tactique, Histoire naturelle, Police, Économie, intériorité domestique; les plus petites actions des grands hommes lui paroissent importantes. Cette abondance dégénère en sécheresse, elle empêche de juger des grands objets de lHistoire, & avilit le travail au lieu de lillustrer. Tacite parloit librement de Domitien sous Trajan; il nen est pas ainsi, même sous les meilleurs Princes, dans les Monarchies purement héréditaires; à peine ose-t-on dire quelques vérités judicieuses des personnages du siècle précédent. Ce dernier article est une loi nécessaire, mais ce sont des entraves aux Historiens. Notre conclusion ne doit point être dabandonner un champ dont nous ne pouvons tirer daussi bons fruits que les Anciens; mais nous devons toûjours le cultiver, le moins mal que nous pourrons; nous devons illustrer notre Nation, & éclairer nos descendans. Concevons, par ces observations, que lHistoire, soit générale, soit particulière, ne peut être louvrage dun seul homme; mais quelle doit être écrite par une société damis, qui ne diminuent point de bonne intelligence par lopposition de leurs talens. Lun deux seroit un bon critique, aussi assidu quétoit M. Le Nain de Tillemont, vérifiant soigneusement les faits & les dates, & les rédigeant avec la simplicité dun annaliste. Un autre, répandu dans le monde & né pour la poësie, traduiroit cette simplicité en élégance, écriroit le tout en style soûtenu, naïf sur les faits, orné dans quelques descriptions, [646] profond dans la connoissance des hommes, exposant des caractères & des tableaux, clair en tout, & navançant ses idées que dans lordre naturel de leur précision. LHistorien de Charles XII, roi de Suède, a ce talent, mais il a manqué de matériaux & de critique. Un autre, versé dans la politique, varieroit ses leçons suivant la singularité de chaque position; tout y respireroit les bonnes murs & le bonheur du genre humain. M. Rollin sest fait par-là une réputation digne denvie. Lon pourroit composer ces morceaux à part, en parcourant lhistoire à laquelle ils seroient destinés, & on les y inséreroit ensuite après la rédaction du tissu historique. Le livre des causes de la grandeur & de la décadence des Romains, par le président de Montesquieu, & louvrage de St. Evremont, sur le genie du même peuple, auroient pû, par exemple, se lier parfaitement à une histoire générale. Enfin un quatrième associé seroit le critique & le juge de tout louvrage, il pourroit y adjoindre quelques amis de goût, gens sages & éclairés, ils réprimeroient les excès des trois autres ouvriers, ils concilieroient la simplicité avec les ornemens de lHistoire. Sumite materiam vestris qui scribitis aequam |
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(*) Marc-Pierre de Voyer de Paulmy, magistrat et ministre, né le 16 août 1696, mort à Paris le 28 août 1764. Fils dun garde de sceaux, il fut avocat au Châtelet en 1717, conseiller au Parlement et maître des requêtes. Lieutenant général de police de 1720 à 1724, il fit partie du Conseil de Commerce, avant de devenir conseiller dÉtat. Il entra à lAcadémie des Sciences en 1722 et fut Inspecteur de la librairie dès 1739. En 1743, en qualité de ministre dÉtat, il succéda à Breteuil au Secrétariat dÉtat de la guerre et se distingua comme réorganisateur de larmée. Cest sous son ministère que la campagne des Flandres eut lieu, lorsque les armées françaises obtinrent les victoires de Fontenoy, Lawfeld et Maastricht, jusquà la paix dAix-la-Chapelle. Cest à lui quon doit la fondation de lÉcole militaire en 1751 et lamélioration de lHôtel des Invalides. Tombé en disgrace avec M.me de Pompadour, il dut quitter son office au même temps que Machault. Jusquà la fin de sa vie il demeura rétiré loin de Paris, où il fit retour seulement peu dannées avant sa mort en 1764. Homme très instruit et intelligent comme attesté de la belle bibliothèque quil mit ensemble il entra lAcadémie des Inscriptions en 1749 et fut ami de Voltaire: cest à lui qu Diderot et dAlembert dedièrent lEncyclopédie [Source: Dictionnaire de Biographie française, sub voce (article de P.-M. Bondois, cols. 535-36)]. |