L'histoire, dit un ancien, plaît toujours
de quelque manière qu'elle soit écrite. Cette proposition,
quoique avancée par un ancien, et répétée,
suivant l'usage, par trente échos modernes, pourrait bien n'être
pas plus vraie. Il est sans doute des lecteurs qui ne sont difficiles
ni sur le fond ni sur le style de l'histoire; ce sont ceux dont l'âme
froide et sans ressorts, plus sujette au désoeuvrement qu'à
l'ennui, n'a besoin ni d'être remuée, ni d'être instruite,
mais seulement d'être assez occupée pour jouir en paix de
son exixtence, ou plutôt, si on peut parler ainsi, pour la dépenser
sans s'en apercevoir. Ils se repaissent de ce qui s'est passé
avant eux, à peu près comme la partie oisive du peuple se
repaît de ce qui arrive autour d'elle. Le commun des lecteurs met
à l'histoire la même espèce de curiosité avec
aussi peu d'intérêt; cette occupation les fait vivre sans
dégoût et sans fatigue tout à la fois, parce qu'elle
les délivre de l'embarras d'être, sans leur donner celui
de penser. L'histoire vraie ou fausse, bien ou mal écrite, est
donc l'aliment naturel de cette multitude, trop nulle pour entreprendre
de méditer, trop vaine pour se réduire à végéter,
mais qui par bonheur pour elle n'est pas ennemie de la lecture. C'est
à elle seule que l'histoire plaît toujours, sous quelque
forme qu'on la lui présente; les lecteurs qui pensent ne sont ni
si avides ni si indulgens.
Il est même des philosophes de mauvaise humeur, qui dédaignent
absolument ce genre de connaissences; comme si pour l'ordinaire leur métaphysique
et leurs systèmes leur apprenaient quelque chose de mieux, et à
nous aussi. Mallebranche rentrachait impitoyablement de ses lecteurs tout
ce qui n'était qu'historique; il craignait que cette occupation,
selon lui vide et stérile, ne dérobât quelques instants
à ses méditations profondes, dont tout le fruit cependant
fut de lui persuader qu'il voyait tout en Dieu, et qu'il y avait de
petits tourbillons. Mais la philosophie, [2] chez la plupart
de ceux qui la cultivent, est moins l'amour de la sagesse que l'amour
de leurs pensées.
A quoi bon, disait un de ces hommes qui croient penser mieux que
les autres parce qu'ils pensent autrement, à quoi bon s'embarrasser
de toutes les sottises qu'on a dites et faites avant nous! C'est bien
assez de souffrir de celles qu'on voit et qu'on entend, et qui finissent
par être la grave occupation de quelques écrivains, empressés
à les recueillir, et dignes de les louer L'histoire, dites-vous,
m'apprend à connaître les hommes? Quelques instans
de commerce avec eux me l'ont appris bien mieux et bien plus vite; et
cette connaissance, quand on a eu le malheur de l'acquérir par
soi-même, n'invite pas à y ajouter quelques légers
et tristes degrés de perfection par la lecture: Je tiens les hommes
de tous les siècles pour ce qu'ils sont, faibles, fourbes et
méchans, trompeurs et dupes les uns des autres, et je n'ai pas
besoin d'ouvrir des livres pour m'en assurer. L'expérience m'a
convaincu que le monde est une espèce de bois infesté de
brigands; l'histoire m'assure de plus qu'il n'a jamais été
autre chose; cela n'est-il pas fort instructif, et surtout fort consolant?
D'ailleurs, ajoutait ce critique amer, puis-je compter sans folie
sur le récit de ce qui s'est fait avant moi? L'ignorance, la
stupidité, les passions, la superstition, la flatterie, la haine,
sont autant de verres enfumés, à travers lesquels
presque tous les hommes voient les événements qu'ils racontent.
Mille faits arrivés sous nos yeux sont couverts d'épaisses
ténèbres; le nuage qui les obscurcit semble grossir à
mesure que les faits sont plus importants, parce qu'il y a plus d'hommes
intéressés à les altérer; cherchez maintenant
la vérité dans les choses que vous n'avez point vues. L'histoire
moderne est sur ce point la critique vivante et continuelle de l'ancienne.
Pour moi je renonce à cette étude puérile; Dieu,
la nature et moi-même, voilà plus d'objets qu'il n'en
faut pour occuper dignement ma vie: l'histoire des cieux, celle d'une
plante, celle d'un insecte, me touche plus que toutes les annales grecques
et romaines.
Encore, disait toujours ce détracteur de l'histoire, si
en m'apprenant en détail les extravagances et la méchanceté
des hommes, elle m'instruisait avec le même soin de ce qu'ils ont
fait de bon et d'utile! Si j'y trouvais le progrès des connaissances
humaines, les degrés par lesquels les sciences et les arts se sont
perfectionnés! Mais point du tout. Cette partie de l'histoire,
la seule vraiment intéressante, la seule digne de la curiosité
du sage, est précisément celle que les compilateurs de faits
ont le plus négligée; infatigables narrateurs de ce qu'on
ne leur demande pas, ils semblent s'être donné le mot pour
taire ce qu'on [3] voudrait savoir. Tandis que des vautours
s'égorgeaient, des vers à soie filaient pour nous dans le
silence; nous jouissons de leur travail sans les connaître, et nous
ne savons que l'histoire des vautours. Ceux qui nous l'ont transmise ressemblent
à des naturalistes qui décriraient avec complaisance les
combats des araignées qui se dévorent, et qui oublieraient
de nous faire connaître l'industrie avec laquelle elles fabriquent
leur toile.
Hâtons-nous de faire taire ce Diogène; car comme il y a du
vrai dans sa déclamation, ce vrai, quoique dur et outré,
ou plutôt parce qu'il est dur et outré, chargerait encore
l'infortunée philosophie d'un nouveau crime dont elle n'a pas besoin.
Essayons, pour la justifier, d'opposer à notre cynique le philosophe
sage et modéré qui lit l'histoire pour s'assurer que
les générations passées n'ont rien à reprocher
à celle qui passe, et pour pardonner à son siècle;
pour se consoler de vivre, par le spectacle de tant d'illustres et respectables
malhereux qui l'ont précédé; pour chercher dans les
annales du monde les traces précieuses, quoique faibles et clairsemées,
des efforts de l'esprit humain, et les traces bien plus marquées
du soin qu'on a mis de tout temps à l'étouffer; pour voir
sans être ému, dans le sort de ses prédécésseurs,
celui qu'il doit avoir, s'il joint au même courage le même
succès, et s'il a le bonnheur ou le malheur d'ajouter quelques
pierres d'attente à l'édifice de la raison. L'histoire
semble lui répéter à chaque instant ce que les Mexicains
disaient à leurs enfants au moment de leur naissance: Souviens-toi
que tu es venu dans ce monde pour souffrir; souffre donc, et tais- toi.
C'est ainsi que l'histoire l'instruit, le console et l'encourage. Il lui
pardonne d'être incertaine dans ce qu'elle lui apprend, parce que
tel est le sort des connaissance humaines et que les obscurités
de l'univers physique le consolent de ne pas voir plus clair dans l'univers
moral. Il lui pardonne tout ce qu'elle lui apprend de trop, parce qu'il
ne lui en coûte rien pour l'oublier; ou plutôt, il ne fait
pas même d'efforts pour chasser de sa mémoire les faits peu
intéressans qu'il a recueilli dans sa lecture; il regarde la connaissance
de ces faits comme étant en quelque manière de nécessité
convenue entre les hommes, comme une des ressources les plus ordinaires
de la conversation; en un mot, comme une de ces inutilités si nécessaires
qui servent à remplir les vides immenses et fréquens de
la société.
Ainsi, bien loin que l'histoire doive être dédaignée
du philosophe, c'est au philosophe seul qu'elle est véritablement
utile. Cependant il est une classe à qui elle est plus profitable
encore. C'est la classe infortunée des princes. J'ose employer
cette expression sans craindre de les offenser, parce qu'elle est dictée
par [4] l'intérêt que doit inspirer à tout
citoyen le malheur inévitable auquel ils sont sujet, celui de
ne voir jamais les hommes que sous le masque, ces hommes qu'il leur
est pourtant si essentiel de connaître. L'histoire au moins les
leur montre en tableau, et sous la figure humaine: et le portrait des
pères leur crie de se défier des enfants.
C'est donc être le bienfaiteur des princes, et par contre-coup du
genre humain qu'ils gouvernent, que de ne jamais perdre de vue en écrivant
l'histoire, le respect superstitieux qu'on doit à la vérité.
Qu'on ne doive jamais se permettre de l'altérer, cela ne vaut pas
la peine d'être dit; ajoutons qu'il est même très-peu
de cas où il soit permis de la taire. On reprochait à un
de nos plus judicieux historiens, Fleury, d'avoir rapporté dans
son Histoire Ecclésiastique certains faits peu édifians
dont les incrédules pouvaient abuser, les vexations exercées
sous le masque de la religion par un fanatisme qu'elle désavoue,
et surtout l'abus qu'on a fait tant de fois de la puissance spirituelle,
pour soulever les peuples contre leurs souverains légitimes. Une
vérité, répondait-il avec autant de candeur que
de philosophie, ne saurait être opposée à une autre;
ces faits, malheureusement trop vrais, n'empéchent point que la
religion ne le soit aussi. Ils prouvent même, pouvait-il ajouter,
à quel point elle le doit être, puisqu'elle a résisté
à une cause interne de destruction, plus redoutable pour elle que
ses persécuteurs, au zèle ignorant, usurpateur et aveugle;
et que ses cruels ennemis n'ayant pu la détruire, ses amis dangereux
n'ont pu la perdre.
Mais comment un historien, qui ne veut ni s'avilir ni se nuire, évitera-t-il
tout à la fois, et le péril de dire la vérité
quand elle offense, et la honte de la taire quand elle est utile?
Peut-être la seule réponse à cette question, est
qu'un écrivain, à peine d'être convaincu ou tout au
moins soupçonné de mensonge, ne devrait jamais donner au
public l'histoire de son temps; comme un journaliste ne devrait jamais
parler des livres de son pays, s'il ne veut courir le risque de se déshonorer
par ses éloges ou par ses satires. L'homme de lettre sage et
éclairé, en respectant, comme il le doit, ceux que leur
puissance ou leur crédit met à la portée de faire
beaucoup de bien ou beaucoup de mal à leurs semblables, les juge
et les apprécie dans le silence, sans fiel comme sans flatterie,
tient, pour ainsi dire, registre de leurs vices et de leurs vertus, et
conserve ce registre à la postérité, qui doit prononcer
et faire justice. Un souverain qui, en montant sur le trône, défendrait,
pour fermer la bouche aux flatteurs, qu'on publiât son histoire
de son vivant, se couvrirait de gloire par cette défense ; il n'aurait
à craindre, ni ce que la vérité oserait [5]
lui dire, ni ce qu'elle pourrait dire de lui; elle le louerait, après
l'avoir éclairé, et il jouirait d'avance de son histoire
qu'il ne voudrait pas lire. Mais pourquoi les gens de lettres n'auraient-ils
pas assez bonne opinion des princes, pour supposer cette défence,
et assez de courage pour y obéir comme si elle était faite?
L'histoire, les princes, les peuples leur seraient
également redevables.
Après ces réflexions sur l'histoire en général,
disons un mot des différentes manières de l'écrire.
La plus simple, et en même temps la plus convenable pour celui qui
ne veut qu'écrire l'histoire, c'est-à-dire la vérité,
est celle des abrégés chronologiques. On y réduit
l'histoire à ce qu'elle contient d'incontestable, aux résultats
généraux des faits; et on supprime les détails, toujours
altérés par les erreurs ou les passions des hommes. Nous
avons depuis quelques années un grand nombre d'abrégés
de cette espèce, à la tête desquels on doit placer
celui qui a mérité de servir de modèle à tous
les autres, l'Abrégé chronologique de l'Histoire de France;
ouvrage également recommandable par l'élégance et
la netteté de la forme, par l'exactitude des recherches; par les
réflexions et les vues fines que l'auteur y a su répandre,
et surtout par une exposition approfondie, quoique succincte en apparence,
des principes et des progrès de notre legislation.
C'est à cette manière si sage de présenter les faits,
qu'on devrait se borner, si les hommes étaient assez raisonnables
pour se contenter d'être instruits; mais leur curiosité inquiète
cherche des détails, et ne trouve que trop de plumes disposées
à la servir et à la tromper.
On représentait à un historien du dernier siécle,
connu par ses mensonges (Varillas), qu'il avait altéré la
vérit& eacute; dans la narration d'un fait; cela se peut,
dit-il, mais qu'importe? le fait n'est-il pas mieux tel que je
l'ai raconté ? Un autre (Vertot) avait un siége
fameux à décrire; les mémoires qu'il attendait ayant
tardé trop long-temps, il écrivit l'histoire du siége,
moitié d'après le peu qu'il en savait, moitié d'après
son imagination; et par malheur les détails qu'il en donne sont
pour le moins aussi intéressans que s'ils étaient vrais;
les mémoires arrivèrent enfin; j'en suis fâché,
dit-il, mais mon siége est fait. C'est ainsi qu'on écrit
l'histoire, et la postérité croit être instruite.
Tant de princes, dont on prétend nous peindre le caractère,
comme si on avait été leur courtisan, et nous développer
la politique, comme si on avait assisté à leur conseil,
riraient bien, s'ils revenaient au monde, du portrait qu'on fait d'eux
et des [6] idées qu'on leur prête. A la paix d'Utrecht,
les politiques d'Angleterre agitaient entre eux avec chaleur, si la reine
Anne avait eu raison ou non de contribuer à cette paix; pendant
ce même temps, un professeur de Cambridge faisait des dissertations
pour prouver que je ne sais quel empereur grec du bas Empire avait eu
raison ou tort (j'ai oublié lequel) de faire sa paix avec les Bulgares.
Jusqu'à la superstition exclusivement qui avilit l'hommage sans
honorer l'objet, je crois rendre aux anciens le tribut d'estime, d'admiration
même qui leur est dû; mais tout le respect que j'ai pour eux
ne m'empêche pas de les soupçonner d'avoir plus souvent écrit
l'histoire en orateurs qu'en philosophes.Ces harangues qu'on trouve chez
eux à chaque pas, et qu'ils auraient été bien fâchés
qu'on crût l'ouvrage de ceux à qui ils les attribuent, ces
harangues, tout éloquentes qu'elles sont, ou plutôt parce
qu'elles sont pour la plupart des chefs-d'oeuvre d'éloquence, font
craindre que leur imagination n'ait souvent conduit leur plume dans la
narration des faits. Cette passion de haranguer, si générale
et si séduisante dans les historiens de l'antiquité, a subjugué
même, à la vérité moins fortement que les autres,
celui qui les a tous effacés dans la connaissance des hommes, qui
a le mieux peint le vice et la vertu, la tyrannie et la liberté,
le sage et l'éloquent Tacite, dont l'histoire, après tout,
perdrait peu, quand on ne voudrait la regarder que comme le premier et
le plus vrai des romans philosophiques. Aujourd'hui, tranchons le mot,
on renverrait aux amplifications de collége un historien qui remplirait
son ouvrage de harangues. Cependant, tel adorateur des anciens, qui se
garderait bien d'écrire l'histoire comme eux, ne craindra point
de nous répéter encore qu'ils sont nos modèles en
tout genre; il traite les grands génies de l'antiquité
comme l'antiquité traitait ses dieux; il les encense sans ménagement,
et les imite avec précaution. En les louant à l'excès,
sans vouloir trop leur ressembler, il a tout à la fois la satisfaction
si douce de médire de son siècle, et la prudence si nécessaire
de rechercher son suffrage.
La philosophie, ou pour employer une expression qui ne fasse peur à
personne, la raison, nous a appris que le ton de l'histoire doit être
moins oratoire et plus simple. Mais en nous délivrant d'un mal,
elle en fait sans le vouloir un autre; c'est de mettre la plume à
la main d'une multitude d'auteurs médiocre, qui ont saisi avec
avidité ce genre d'écrire, comme celui de tous qui exige
le moins qu'on tire de son propre fonds, rien n'étant plus commode
que de trouver dans les ouvrages des autres ce qu'on doit dire. Ils écrivent
l'histoire, comme la plupart des hommes la lisent, pour n'être pas
obligé de penser, et se font auteurs à peu de frais.
Il est une manière de présenter l'histoire, moins austère
à la vérité que celle des abrégés chronologiques,
mais qui en laissent à l'écrivain plus de liberté,
lui donne aussi plus de licence: c'est l'histoire universelle et abrégée,
où sans détailler les faits, en offre le résumé
général, rend ce résumé intéressant
par les r´flexions qu'il y joint; met sous les yeux du lecteur un
tableau réduit et coloré des événemens, chargé
de figures peintes en raccourci, mais animées. Heureux l'historien,
si dans ce genre d'écrire séduisant, mais dangereux, tandis
que l'éloquence anime sa plume, la philosophie la conduit; si les
faits ne reçoivent point leur teinture de la manière de
penser particulière à l'écrivain; si cette teinture
ne leur donne pas une couleur fausse et monotone; s'il ne rend pas son
tableau infidèle en voulant le rendre brillant, confus en voulant
le rendre riche, fatigant en voulant le rendre rapide!
Soit que les anciens aient redouté les écueils de ce genre,
soit qu'ils n'en aient pas eu l'idée, ils ne nous ont laissé
sur ce point aucun modèle. Plus hardie et plus heureuse, la France
nous en a fourni deux, supérieurs chacun dans leur manière
dee peindre; l'un par une touche énergique et mâle,
l'autre par un coloris brillant et facile; tous les deux ayant
saisi le vrai caractère de ces deux manières opposées;
tous deux dignes de tenir les lecteurs partagés sur celle qui mérite
la préférence; mais tous deux destinés à faire
bien de mauvais imitateurs.
Un autre genre que les anciens paraissent n'avoir point connu, est l'histoire
approfondie et raisonnée, qui a pour but de développer dans
leur principe les causes de l'accroissement et de la décadence
des Empires. Nous avons en ce genre d'excellens modèles; le nom
de Montesquieu dispense d'en citer d'autres. Il faut avouer pourtant
que dans ces matières obscures, où les causes et les effets
sont vus de si loin, l'usage de l'esprit philosophique est tout à
côté de l'abus. Aussi, combien de raisonnemens creux n'a-t-il
pas produit sur les causes des révolutions des Etats? On ne
peut mieux, ce me semble, comparer ces raisonnemens, qu'à ceux
par lesquels tant de physiciens ont expliqué les phénomènes
de la nature. Si ces phénomènes étaient tout autre
qu'ils ne sont, on les expliquerait tout aussi bien, et souvent mieux.
Un de ces savans, que rien n'embarasse avait fait de cette maniére
une Chimie démontrée; rien n'y manquait que la
vérité des faits; on lui fit cette petite objection:
He bien, répondit-il, apprenez- moi donc les faits tels
qu'ils sont afin [8] que je les explique. Il en est
de même de ces hommes qui rendent si bien raison des événemens
passés. Ils pourraient faire un essai infaillible de leurs forces;
ce serait de deviner, par les faits qui sont sous leurs yeux, les révolutions
qui doivent en résulter; de nous dire, par exemple, d'après
l'état de l'Europe dans l'année courante, ce qu'il doit
être l'année prochaine. Mais il y a apparence qu'ils
ne consentiraient pas à cette épreuve; leur sagacité
se trouverait trop en défaut, et leur métaphysique trop
exposée; après avoir prédit ce qui est arrivé,
ils prédiraient ce qui n'arriverait pas.
De toutes les façons d'écrire l'histoire, celle qui mérite
peut- être plus de confiance, par la simplicité qui en doit
être l'âme, est celle des mémoires particuliers et
des lettres. Négligence de style, d& eacute;sordre, longueurs,
petits détails, tout s'y pardonne, pourvu que l'air de vérité
s'y trouve; et cet air de vérité ne peut guère manquer
d'y être, si l'auteur des mémoires a été acteur
ou témoin, s'il ne les a point écrits pour être publiés
de son vivant, et surtout si les lettres n'ont point été
faites pour être données au public; car malheur aux lettres
qui ne sont écrites à personne qu'à ceux qui doivent
les lire imprimées. Exceptons-en quelques romans anglais par
lettres, où l'auteur ne paraît pas avoir pensé qu'il
aurait des lecteurs; mais convenons aussi que souvent il paraît
l'oublier trop, et qu'à force de vouloir rendre ses lettres vraies
par les détails et les écarts, il les rend quelquefois insupportables.
La nature est bonne à imiter, mais non pas jusqu'à l'ennui.
Au risque d'essuyer quelques fines plaisanteries de la part de ceux qui
rejettent d'avance tout ce qui ne ressemble pas à ce qu'ils connaissent,
oserais-je proposer ici une manière d'enseigner l'histoire, dont
j'ai touché un mot ailleurs, et qui aurait, ce me semble, beaucoup
d'avantages? Ce serait de l'enseigner à rebours, en
commençant par les temps les plus proches de nous, et finissant
per les plus reculés. Le détails, et si on peut parler ainsi,
le volume des faits décroîtrait à mesure qu'ils s'éloigneraient,
et qu'ils seraient par conséquent moins certains et moins intéressans.
Un tel ouvrage serait fort utile, surtout aux enfants, dont la mémoire
ne se trouverait point surchargée d'abord par des faits et des
noms barbares, et rebutée d'avance sur ceux qu'il leur importe
le plus de savoir; ils n'apprendraient pas les noms de Dagobert et de
Chilpéric avant ceux de Henri IV et de Louis XIV.
Mais pourquoi bornerait-on l'étude de l'histoire à n'être
pour les enfants qu'un exercice de mémoire? Pourquoi n'en ferait-on
pas le meilleur catéchisme de morale qu'on pût leur donner,
en [9] réunissant sous leurs yeux dans un même livre
les actions et les paroles mémorables? Les anciens ont mieux
connu que nous l'utilité de ces sortes d'ouvrage; témoins
Plutarque et Xénophon chez les Grecs, et Valère Maxime chez
les Romains. A la vérité, un pareil recueil demande de l'âme
et du goût pour être fait avec choix, et pour ne pas ressembler
aux recueils de bons mots, qui n'ont été faits que
par des imbéciles. Qu'il serait à souhaiter que chaque
état utile à la société, magistrat, guerriers,
artisans même, pût avoir un pareil recueil que lui fût
propre, et qu'on ferait lire de bonne heure aux enfans destinés
à chacun de ces états? Quels germes d'humanité,
de justice, de bienfaisance ne jeterait-on pas dans leurs âmes?
J'ai entendu regretter plusieurs fois à des officiers citoyens
qu'on n'eût pas recueilli les actions de valeur et les paroles héroique
de nos soldats. Que de traits dignes d'admiration on eût tirés
d'oubli, et quel objet d'émulation on eût proposé
pour toujours à ces hommes qui donnent leur vie à l'Etat,
sans être même soutenus par l'espérance de laisser
après eux un peu de gloire? Par malheur les soldats font partie
du peuple; et tout ce qui n'est que peuple est compté parmi nous
pour trop peu de chose.
Mais pourquoi la république des lettres, si ingénieuse
à se déchirer elle-même, si empressée de publier
les scandales qui l'avilissent, ne recueillerait-elle pas les traits
de générosité, de désintéressement,
de courage qui peuvent la rendre respectable? Pourquoi, par exemple,
pour ne citer que le plus récent, la postérité n'apprendrait-elle
pas que, dans un temps où on cherche avec un acharnement puéril
à rendre la philosophie odieuse, un membre illustre de cette compagnie,
un écrivain qui a rendu la philosophie si aimable dans ses ouvrages,
lui a fait encore plus d'honneur, en a fait à l'Académie,
en a fait à la France (Voltaire), en arrachant la famille du grand
Corneille à l'indigence où elle languissait ignorée?
Pourquoi n'annoncerait-on pas aux gens de lettres de toutes les nations,
que le plus célèbre d'entre eux, objet continuel de la plus
vile et de la plus impuissante satire, a donné cet exemple de patriotisme
à tant d'hommes embarrassés de leurs richesses, qui obscurément
jaloux de la supériorité que le génie donne sur eux,
applaudissent sourdement aux traits émoussés qu'on lui lance,
et croient leur petit triomphe bien secret, parce qu'on ne pense pas à
les y troubler; ennemis cachés et timides du vrai talent qui les
dédaigne, et protecteurs ténébreux de la basse littérature
qui les méprise.
Si ces réflexions sur l'histoire sont reçues du public avec
la même indulgence que mes réflexions sur la poésie,
elles en déplairont sans doute davantage, non pas aux bons historiens,
car ils n'ont pas plus à se plaindre de moi que les bons poètes,
mais à quelques tristes compilateurs, qui auront le plaisir
de réfuter ce que je n'aurait point dit, et l'adresse de le réfuter
mal. Leur ressource du moins sera de crier au novateur, au détracteur
de la vénérable antiquité, à l'ennemi du bon
goût, et surtout au géomètre; car en matières
d'invectives, leur imagination, comme l'on sait, ne va pas plus loin.
Historiens et poètes qui usurez ce nom, et qui avec si peu d'intérêt
marquez tant de zèle, défendez aussi mal qu'il vous plaira
l'histoire et la poésie; mais n'en faites jamais.
Editorial Note
La presente edizione si basa sul testo delle Oeuvres
complètes de d'Alembert, Paris, A. Belin, 1821-22, 4 voll.,
Tome deuxième, contenant, Réflexions sur l'histoire -
Sur la destruction des Jésuites - Mémoires sur Christine -Éloges
Historiques. Ière Partie, pp. 1-10. Il testo
e le note sono riprodotti senza variazioni di alcun genere. Nel testo,
tra parentesi quadre e in grassetto, sono indicati i numeri pagina secondo
l'impaginazione dell'edizione citata. La prima edizione del testo delle
Réflexions sur l'Histoire, lues à l'Académie Française
dans la séance publique du 19 janvier 1761 fu pubblicata nei
Mélanges de littérature, d'histoire, et de philosophie,
Amsterdam, chez Zacharie Chatelain & Fils, 5 tomes, 1764-1767, t. V, 1767,
pp. 469-494.
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