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B. le Bovier de Fontenelle Digression sur les Anciens et les Modernes |
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Toute la question de la prééminence entre les anciens et les modernes étant une fois bien entendue, se réduit à savoir si les arbres qui étaient autrefois dans nos campagnes étaient plus grands que ceux daujourdhui. En cas quils laient été, Homère, Platon, Démosthène, ne peuvent être égalés dans ces derniers siècles, mais si nos arbres sont aussi grands que ceux dautrefois, nous pouvons égaler Homère, Platon et Démosthène. Éclaircissons ce paradoxe. Si les anciens avaient plus desprit que nous, cest donc que les cerveaux de ce temps-là étaient mieux disposés, formés de fibres plus fermes ou plus délicates, remplis de plus desprits animaux; mais en vertu de quoi les cerveaux de ce temps-là auraient-ils été mieux disposés? Les arbres auraient donc été aussi plus grands et plus beaux; car si la nature était alors plus jeune et plus vigoureuse, les arbres aussi bien que les cerveaux des hommes auraient dû se sentir de cette vigueur et de cette jeunesse. Que les admirateurs des anciens y prennent un peu garde; quand ils nous disent que ces gens-là sont les sources du bon goût et de la raison, et les lumières destinées à éclairer tous les autres hommes, que lon na desprit quautant quon les admire, que la nature sest épuisée à produire ces grands originaux, en vérité ils nous les font dune autre espèce que nous, et la physique nest pas daccord avec toutes ces belles phrases. La nature a entre les mains une certaine pâte qui est toujours la même, quelle tourne et retourne sans cesse en mille façons et dont elle forme les hommes, les animaux, les plantes; et certainement elle n a point formé Platon, Démosthène ni Homère dune argile plus fine ni mieux préparée que nos philosophes, nos orateurs et nos poètes daujourdhui. Je ne regarde ici dans nos esprits qui ne sont pas dune nature matérielle, que la liaison quils ont avec le cerveau qui est matériel, et qui par ses différentes dispositions produit toutes les différences qui sont entre eux. Mais si les arbres de tous les siècles sont également grands, les arbres de tous les pays ne le sont pas. Voilà des différences aussi pour les esprits. Les différentes idées sont comme des plantes ou des fleurs qui ne viennent pas également bien en toutes sortes de climats. Peut-être notre terroir de France nest-il pas propre pour les raisonnements que font les Égyptiens, non plus que pour leurs palmiers; et sans aller si loin, peut-être les orangers qui ne viennent pas aussi facilement ici quen Italie, marquent-ils quon a en Italie un certain tour desprit que lon na pas tout à fait semblable en France. Il est toujours sûr que par lenchaînement et la dépendance réciproque qui est entre toutes les parties du monde matériel, les différences de climats qui se font sentir dans les plantes, doivent sétendre jusquaux cerveaux, et y faire quelque effet. Cet effet cependant y est moins grand et moins sensible, parce que lart et la culture peuvent beaucoup plus sur les cerveaux que sur la terre, qui est dune matière plus dure et plus intraitable. Ainsi les pensées dun pays se transportent plus aisément dans un autre que ses plantes, et nous naurions pas tant de peine à prendre dans nos ouvrages le génie italien, quà élever des orangers. Il me semble quon assure ordinairement quil y a plus de diversité entre les esprits quentre les visages. Je nen suis pas bien sûr. Les visages, à force de se regarder les uns les autres, ne prennent point de ressemblances nouvelles, mais les esprits en prennent par le commerce quils ont ensemble. Ainsi les esprits qui naturellement différaient autant que les visages, viennent à ne différer plus tant. La facilité quont les esprits à se former jusquà un certain point les uns sur les autres, fait que les peuples ne conservent pas entièrement lesprit original quils tireraient de leur climat. La lecture des livres grecs produit en nous le même effet à proportion que si nous népousions que des Grecques. Il est certain que par des alliances si fréquentes le sang de Grèce et celui de France saltéreraient, et que lair de visage particulier aux deux nations changerait un peu. La petite différence de climat qui est entre deux nations voisines peut donc fort aisément être effaces à légard des esprits, par le commerce de livres quelles auront ensemble; il nen irait pas de même entre deux peuples fort éloignés. Il y a de lapparence que les nègres et les Lapons liraient les livres grecs, sans prendre beaucoup de lesprit grec. Pour moi, jai de linclination à croire que la zone torride et les deux glaciales ne sont pas propres pour les sciences. Jusquà présent elles nont point passé lÉgypte et la Mauritanie dun coté, et de lautre la Suède; peut-être na-ce pas été par hasard quelles se sont tenues entre le mont Atlas et la mer Baltique; je ne sais si ce ne sont point là des bornes que la nature leur a postes, et si lon ne doit pas désespérer de voir jamais de grands auteurs lapons ou nègres. Quoi quil en soit, voilà, ce me semble, la grande question des anciens et des modernes vidée. Les siècles ne mettent aucune différence naturelle entre les hommes, le climat de la Grèce ou de lItalie, et celui de la France, sont trop voisins pour mettre quelque différence sensible entre les Grecs ou les Latins et nous; et quand ils y en mettraient quelquune, elle serait fort aisée à effacer. Nous voilà donc tous parfaitement égaux, anciens et modernes, Grecs, Latins et Français. Je ne réponds pas tout à fait que ce raisonnement paraisse à tout le monde aussi convaincant quil me le parait. Si jeusse employé de grands tours déloquence, opposé des traits dhistoire honorables pour les modernes à dautres traits dhistoire honorables pour les anciens, et des passages favorables aux uns à des passages favorables aux autres, si jeusse traité de savants entêtés ceux qui nous traitent dignorants et desprits superficiels, et que selon les lois établies entre les gens de lettres, jeusse rendu exactement injure pour injure aux partisans de lantiquité, peut-être aurait-on mieux goûté mes preuves; mais il ma paru que prendre laffaire de cette manière-là, cétait pour ne finir jamais, et quaprès beaucoup de belles déclamations de part et dautre, on serait tout étonné quon naurait rien avancé. Jai cru que le plus court était de consulter un peu sur tout ceci la physique, qui a le secret dabréger bien des contestations que la rhétorique rend infinies. Ici, par exemple, après que lon a reconnu légalité naturelle qui est entre les anciens et nous, il ne reste plus aucune difficulté. On voit clairement que toutes les différences, quelles quelles soient, doivent être causées par des circonstances étrangères, telles que sont le temps, les gouvernements, létat des affaires générales. Les anciens ont tout inventé, cest sur ce point que leurs partisans triomphent; donc ils avaient beaucoup plus desprit que nous: point du tout. Mais ils étaient avant nous. Jaimerais autant quon les vantât sur ce quils ont bu les premiers leau de nos rivières, et que lon nous insultât sur ce que nous ne buvons plus que leurs restes. Si lon nous avait mis en leur place, nous aurions inventé; sils étaient en la nôtre, ils ajouteraient à ce quils trouveraient inventé; il ny a pas là grand mystère. Je ne parle pas ici des inventions que le hasard fait marâtre, et dont il peut faire honneur, sil veut, au plus malhabile homme du monde; je ne parle que de celles qui ont demandé quelque méditation et quelque effort desprit. Il est certain que les plus grossières de cette espèce nont été réservées quà des génies extraordinaires, et que tout ce quaurait pu faire Archimède dans lenfance du monde, aurait été dinventer la charrue. Archimède placé dans un autre siècle, brûle les vaisseaux des Romains avec des miroirs, si cependant ce nest point là une fable. Qui voudrait débiter des choses spécieuses et brillantes, on soutiendrait à la gloire des modernes que lesprit na pas besoin dun grand effort pour les premières découvertes, et que la nature semble nous y porter elle-même, mais quil faut plus deffort pour y ajouter quelque chose, et un plus grand effort, plus on y a déjà ajouté, parce quon trouve la matière plus épuisée, et que ce qui reste à y découvrir est moins exposé aux yeux. Peut-être que les admirateurs des anciens ne négligeraient pas un raisonnement aussi bon que celui-là, sil favorisait leur parti; mais javoue de bonne foi quil nest pas assez solide. Il est vrai que pour ajouter aux premières découvertes, il faut souvent plus deffort desprit, quil nen a fallu pour les faire; mais aussi on se trouve beaucoup plus de facilité pour cet effort. On a déjà lesprit éclairé par ces mêmes découvertes que lon a devant les yeux, nous avons des vues empruntées dautrui qui sajoutent à celles que nous avons de notre fonds, et si nous surpassons le premier inventeur, cest lui qui nous a aidé lui-même à le surpasser; ainsi il a toujours sa part à la gloire de notre ouvrage, et sil retirait ce qui lui appartient, il ne nous resterait rien de plus quà lui. Je pousse si loin léquité dont je suis sur cet article, que je tiens même compte aux anciens dune infinité de vues fausses quils ont eues, de mauvais raisonnements quils ont faits, de sottises quils ont dites. Telle est notre condition quil ne nous est point permis darriver tout dun coup à rien de raisonnable sur quelque matière que ce soit, il faut avant cela que nous nous égarions longtemps et que nous passions par diverses sortes derreurs, et par divers degrés dimpertinences. Il eût toujours dû être bien facile, à ce quil semble, de saviser que tout le jeu de la nature consiste dans les figures et dans les mouvements des corps; cependant avant que den venir là il a fallu essayer des idées de Platon, de nombres de Pythagore, des qualités dAristote, et tout cela ayant été reconnu pour faux, on a été réduit à prendre le vrai système. Je dis quon y a été réduit, car en vérité il nen restait plus dautre, et il semble quon sest défendu de le prendre aussi longtemps quon a pu. Nous avons lobligation aux anciens de nous avoir épuisé la plus grande partie des idées fausses quon se pouvait faire; il fallait absolument payer à lerreur et à lignorance le tribut quils ont paye, et nous ne devons pas manquer de reconnaissance envers ceux qui nous en ont acquittés. Il en va de même sur diverses matières, où il y a je ne sais combien de sottises que nous dirions, si elles navaient pas été dites, et si on ne nous les avait pas, pour ainsi dire, enlevées; cependant il y a encore quelquefois des modernes qui s en ressaisissent, peut-être parce quelles nont pas encore été dites autant quil faut. Ainsi étant éclairés par les vues des anciens, et par leurs fautes mêmes, il nest pas surprenant que nous les surpassions. Pour ne faire que les égaler, il faudrait que nous fussions d une nature fort inférieure à la leur, il faudrait presque que nous ne fussions pas hommes aussi bien queux. Cependant afin que les modernes puissent toujours enchérir sur les anciens, il faut que les choses soient dune espèce à le permettre. Léloquence et la poésie ne demandent quun certain nombre de vues assez borné, et elles dépendent principalement de la vivacité de limagination; or les hommes peuvent avoir amassé en peu de siècles un petit nombre de vues, et la vivacité de limagination na pas besoin dune longue suite dexpériences, ni dune grande quantité de règles pour avoir toute la perfection dont elle est capable. Lais la physique, la médecine, les mathématiques, sont composées dun nombre infini de vues, et dépendent de la justesse du raisonnement, qui se perfectionne avec une extrême lenteur, et se perfectionne toujours; il faut même souvent quelles soient aidées par des expériences que le hasard seul fait naître, et quil namène pas à point nommé. Il est évident que tout cela na point de fin, et que les derniers physiciens ou mathématiciens devront naturellement être les plus habiles. Et en effet, ce quil y a de principal dans la philosophie, et ce qui de là se répand sur tout, je veux dire la manière de raisonner, sest extrêmement perfectionné dans ce siècle; je doute fort que la plupart des gens entrent dans la remarque que je vais faire; je la ferai cependant pour ceux qui se connaissent en raisonnements, et je puis me vanter que cest avoir du courage que de sexposer pour lintérêt de la vérité à la critique de tous les autres, dont le nombre nest assurément pas méprisable. Sur quelque matière que ce soit, les anciens sont assez sujets à ne pas raisonner dans la dernière perfection. Souvent de faibles convenances, de petites similitudes, des jeux desprit peu solides, des discours vagues et confus passent chez eux pour des preuves, aussi rien ne leur coûte à prouver; mais ce quun ancien démontrait en se jouant, donnerait à lheure quil est bien de la peine à un pauvre moderne, car de quelle rigueur nest-on point sur les raisonnements? On veut quils soient intelligibles, on veut quils soient justes, on veut quils concluent. On aura la malignité de démêler la moindre équivoque, ou didées, ou de mots; on aura la dureté de condamner la chose du monde la plus ingénieuse, si elle ne va pas au fait. Avant M. Descartes on raisonnait plus commodément; les siècles passés sont bienheureux de navoir pas eu cet homme-là. Cest lui, à ce quil me semble, qui a amené cette nouvelle méthode de raisonner, beaucoup plus estimable que sa philosophie même, dont une bonne partie se trouve fausse, ou fort incertaine, selon les propres règles quil nous a apprises. Enfin il règne non seulement dans nos bons ouvrages de physique et de métaphysique, mais dans ceux de religion, de morale, de critique, une précision et une justesse qui jusquà présent navaient été guère connues. Je suis même fort persuadé quelles iront encore plus loin. Il ne laisse pas de se glisser encore dans nos meilleurs livres quelques raisonnements à lantique, mais nous serons quelque jour anciens, et ne sera-t-il pas bien juste que notre postérité à son tour nous redresse et nous surpasse, principalement sur la manière de raisonner, qui est une science à part, et la plus difficile, et la moins cultiver de toutes? Pour ce qui est de léloquence et de la poésie, qui font le sujet de la principale contestation entre les anciens et les modernes, quoiquelles ne soient pas en elles-mêmes fort importantes, je crois que les anciens en ont pu atteindre la perfection, parce que, comme jai dit, on la peut atteindre en peu de siècles, et je ne sais pas précisément combien il en faut pour cela. Je dis que les Grecs et les Latins peuvent avoir été excellents poètes et excellents orateurs, mais lont-ils été? Pour bien éclaircir ce point, il faudrait entrer dans une discussion infinie, et qui, quelque juste et quelque exacte qu'elle put être, ne contenterait jamais les partisans de lantiquité. Le moyen de raisonner avec eux? Ils sont résolus à pardonner tout à leurs anciens. Que dis-je, à leur pardonner tout? à les admirer sur tout. Cest là particulièrement le génie des commentateurs, peuple le plus superstitieux de tous ceux qui sont dans le culte de lantiquité. Quelles beautés ne se tiendraient heureuses dinspirer à leurs amants une passion aussi vive et aussi tendre, que celle quun Grec ou un Latin inspire à son respectueux interprète? Cependant je dirai quelque chose de plus précis sur léloquence et sur la poésie des anciens; non que je ne sache assez le péril quil y a à se déclarer; mais il me semble que mon peu dautorité et le peu dattention quon aura pour mes opinions, me mettent en liberté de dire tout ce que je veux. Je trouve que léloquence a été plus loin chez les anciens que la poésie, et que Démosthène et Cicéron sont plus parfaits en leur genre quHomère et Virgile dans le leur; jen vois une raison assez naturelle. Léloquence menait à tout dans les républiques des Grecs, et dans celle des Romains, et il était aussi avantageux dêtre né avec le talent de bien parler, quil le serait aujourdhui dêtre né avec un million de rente. La poésie au contraire nétait bonne a rien, et ç'a été toujours la même chose dans toutes sortes de gouvernements; ce vice-là lui est bien essentiel. Il me parait encore que sur la poésie et léloquence les Grecs le cèdent aux Latins. Jen excepte une espèce de poésie, sur laquelle les Latins nont rien à opposer aux Grecs, on voit bien que cest la tragédie dont je parle. Selon mon goût particulier, Cicéron lemporte sur Démosthène, Virgile sur Théocrite et sur Homère, Horace sur Pindare, Tite-Live sur tous les historiens grecs. Dans le système que nous avons établi dabord, cet ordre est fort naturel. Les Latins étaient des modernes à légard des Grecs; mais comme léloquence et la poésie sont assez bornées, il faut quil y ait un temps où elles soient portées à leur dernière perfection, et je tiens que pour léloquence et lhistoire, ce temps a été le siècle dAuguste. Je nimagine rien au-dessus de Cicéron et de Tite-Live; ce nest pas quils naient leurs défauts, mais je ne crois pas quon puisse avoir moins de défauts avec autant de grandes qualités, et lon sait assez que cest la seule manière dont on puisse dire que les hommes soient parfaits sur quelque chose. La plus belle versification du monde est celle de Virgile; peut-être cependant neût-il pas été mauvais quil eût eu le loisir de la retoucher. Il y a de grands morceaux dans lÉnéide dune beauté achevée, et que je ne crois pas quon surpasse jamais. Pour ce qui est de lordonnance du poème en général, de la manière damener les événements et dy ménager des surprises agréables, de la noblesse des caractères, de la variété des incidents, je ne serai jamais fort étonné quon aille au delà de Virgile, et nos romans qui sont des poèmes en prose, nous en ont déjà bien fait voir la possibilité. Mon dessein nest pas dentrer dans un plus grand détail de critique; je veux seulement faire voir que puisque les anciens ont pu parvenir sur de certaines choses à la dernière perfection, et ny pas parvenir, on doit, en examinant sils y sont parvenus, ne conserver aucun respect pour leurs grands noms, navoir aucune indulgence pour leurs fautes, les traiter enfin comme des modernes. Il faut être capable de dire ou dentendre dire sans adoucissement, quil y a une impertinence dans Homère ou dans Pindare, il faut avoir la hardiesse de croire que des yeux mortels peuvent apercevoir des défauts dans ces grands génies, il faut pouvoir digérer que lon compare Démosthène et Cicéron à un homme qui aura un nom français, et peut-être bas; grand et prodigieux effort de raison! Sur cela, je ne puis mempêcher de rire de la bizarrerie des hommes. Préjugé pour préjugé, il serait plus raisonnable den prendre à lavantage des modernes, quà lavantage des anciens. Les modernes sont les modernes et naturellement ils ont dû enchérir sur les anciens, cette prévention favorable pour eux aurait un fondement. Quels sont au contraire les fondements de celle où lon est pour les anciens? Leurs noms qui sonnent mieux dans nos oreilles, parce quils sont grecs ou latins; la réputation quils ont eue dêtre les premiers hommes de leur siècle, ce qui nétait vrai que pour leur siècle; le nombre de leurs admirateurs qui est fort grand, parce quil a eu le loisir de grossir pendant une longue suite dannées. Il vaudrait encore mieux que nous fussions prévenus pour les modernes; mais les hommes non contents dabandonner la raison pour les préjuges, vont quelquefois choisir ceux qui sont les plus déraisonnables. Quand nous aurons trouvé que les anciens ont atteint sur quelque chose le point de la perfection, contentons-nous de dire quils ne peuvent être surpassés, mais ne disons pas quils ne peuvent être égalés, manière de parler très familière à leurs admirateurs. Pourquoi ne les égalerions-nous pas? En qualité dhommes nous avons toujours droit dy prétendre. Nest-il pas plaisant quil soit besoin de nous relever le courage sur ce point-là, et que nous qui avons souvent une vanité si mal entendue, nous ayons aussi quelquefois une humilité qui ne lest pas moins? Il est donc bien déterminé quaucune sorte de ridicule ne nous manquera. Sans doute la nature se souvient bien encore comment elle forma la tête de Cicéron et de Tite-Live. Elle produit dans tous les siècles des hommes propres à être de grands hommes, mais les siècles ne leur permettent pas toujours dexercer leurs talents. Des inondations de barbares, des gouvernements ou absolument contraires, ou peu favorables aux sciences et aux arts, des préjugés et des fantaisies qui peuvent prendre une infinité de formes différentes, tel quest à la Chine le respect des cadavres, qui enseigne quon ne fasse aucune anatomie, des guerres universelles, établissent souvent, et pour longtemps, lignorance et le mauvais goût. Joignez à cela toutes les diverses dispositions des fortunes particulières, et vous verrez combien la nature sème en vain de Cicéron et de Virgile dans le monde, et combien il doit être rare quil y en ait quelques-uns, pour ainsi dire, qui viennent à bien. On dit que le ciel en faisant naître de grands rois, fait naître aussi de grands poètes pour les chanter, dexcellents historiens pour écrire leurs vies; ce quil y a de vrai, cest quen tout temps les historiens et les poètes sont tout prêts, et que les princes nont quà vouloir les mettre en uvre. Les siècles barbares qui ont suivi celui dAuguste, et précédé celui-ci, fournissent aux partisans de lantiquité celui de tous leurs raisonnements qui a le plus dapparence dêtre bon. Doù vient, disent-ils, que dans ces siècles-là lignorance était si épaisse et si profonde? Cest que lon ny connaissait plus les Grecs et les Latins, on ne les lisait plus; mais du moment que lon se remit devant les yeux ces excellents modèles, on vit renaître la raison et le bon goût. Cela est vrai, et ne prouve pourtant rien. Si un homme qui aurait de bons commencements des sciences, des belles lettres, venait à avoir une maladie qui les lui fit oublier, serait-ce à dire quil en fût devenu incapable? Non, il pourrait les reprendre quand il voudrait, en recommençant dès les premiers éléments. Si quelque remède lui rendait la mémoire tout à coup, ce serait bien de la peine épargnée, il se retrouverait sachant tout ce quil avait su, et pour continuer, il naurait quà reprendre où il aurait fini. La lecture des anciens a dissipé lignorance et la barbarie des siècles précédents. Je le crois bien. Elle nous rendit tout dun coup des idées du vrai et du beau, que nous aurions été longtemps à rattraper, mais que nous eussions rattrapées à la fin sans le secours des Grecs et des Latins, si nous les avions bien cherchées. Et où les eussions-nous prises? Où les avaient prises les anciens. Les anciens mêmes avant que de les prendre, tâtonnèrent bien longtemps. La comparaison que nous venons de faire des hommes de tous les siècles à un seul homme, peut sétendre sur toute notre question des anciens et des modernes. Un bon esprit cultivé est, pour ainsi dire, composé de tous les esprits des siècles précédents, ce nest quun même esprit qui sest cultivé pendant tout ce temps-là. Ainsi cet homme qui a vécu depuis le commencement du monde jusquà présent, a eu son enfance où il ne sest occupé que des besoins les plus pressants de la vie, sa jeunesse où il a assez bien réussi aux choses dimagination, telles que la poésie et léloquence, et où même il a commencé à raisonner, mais avec moins de solidité que de feu. Il est maintenant dans lâge de virilité, où il raisonne avec plus de force et a plus de lumières que jamais, mais il serait bien plus avancé si la passion de la guerre ne lavait occupé longtemps, et ne lui avait donné du mépris pour les sciences, auxquelles il est enfin revenu. Il est fâcheux de ne pouvoir pas pousser jusquau bout une comparaison qui est en si beau train, mais je suis obligé davouer que cet homme-là naura point de vieillesse; il sera toujours également capable des choses auxquelles sa jeunesse était propre, et il le sera toujours de plus en plus de celles qui conviennent à lâge de virilité; cest-à-dire, pour quitter lallégorie, que les hommes ne dégénéreront jamais, et que les vues saines de tous les bons esprits qui se succéderont, sajouteront toujours les unes aux autres. Cet amas qui croît incessamment, de vues quil faut suivre, de règles quil faut pratiquer, augmente toujours aussi la difficulté de toutes les espèces de sciences ou darts; mais dun autre côté de nouvelles facilités naissent pour récompenser ces difficultés; je mexpliquerai mieux par des exemples. Du temps dHomère, cétait une grande merveille quun homme pût assujettir son discours à des mesures, à des syllabes longues et brèves, et faire en même temps quelque chose de raisonnable. On donnait donc aux poètes des licences infinies, et on se tenait encore trop heureux davoir des vers. Homère pouvait parler dans un seul vers cinq langues différentes, prendre le dialecte dorique où lionique ne laccommodait pas, au défaut de tous les deux prendre lattique, léolique, ou le commun, cest-à-dire, parler en même temps picard, gascon, normand, breton et français commun. Il pouvait allonger un mot, sil était trop court, laccourcir sil était trop long, personne ny trouvait à redire. Cette étrange confusion de langues, cet assemblage bizarre de mots tout défigurés, était la langue des dieux, du moins il est bien sûr que ce nétait pas celle des hommes. On vint peu à peu à reconnaître le ridicule de ces licences quon accordait aux poètes. Elles leur furent donc retranchées les unes après les autres, et à lheure quil est, les poètes dépouillés de leurs anciens privilèges sont réduits à parler dune manière naturelle. Il semblerait que le métier serait fort empire, et la difficulté de faire des vers bien plus grande. Non, car nous avons lesprit enrichi dune infinité didées poétiques qui nous sont fournies par les anciens que nous avons devant les yeux; nous sommes guidés par un grand nombre de règles et de réflexions qui ont été faites sur cet art; et comme tous ces secours manquaient à Homère, il en a été récompensé avec justice par toutes les licences quon lui laissait prendre. Je crois pourtant, à dire le vrai, que sa condition était un peu meilleure que la nôtre; ces sortes de compensations ne sont pas si exactes. Les mathématiques, la physique, sont des sciences dont le joug sappesantit toujours sur les savants: à la fin il y faudrait renoncer, mais les méthodes se multiplient en même temps; le même esprit qui perfectionne les choses en y ajoutant de nouvelles vues, perfectionne aussi la manière de les apprendre en labrégeant, et fournit de nouveaux moyens dembrasser la nouvelle étendue quil donne aux sciences. Un savant de ce siècle-ci contient dix fois un savant du siècle dAuguste, mais il a eu dix fois plus de commodités pour devenir savant. Je peindrais volontiers la nature avec une balance à la main, comme la justice, pour marquer quelle sen sert à peser, et à égaler à peu près tout ce quelle distribue aux hommes, le bonheur, les talents, les avantages et les désavantages des différentes conditions, les facilités et les difficultés qui regardent les choses de lesprit. En vertu de ces compensations, nous pouvons espérer quon nous admirera avec excès dans les siècles à venir, pour nous payer du peu de cas que lon fait aujourd'hui de nous dans le nôtre. On sétudiera à trouver dans nos ouvrages des beautés que nous navons point prétendu y mettre; telle faute insoutenable et dont lauteur conviendrait lui-même aujourdhui, trouvera des défenseurs dun courage invincible, et Dieu sait avec quel mépris on traitera en comparaison de nous, les beaux esprits de ces temps-là, qui pourront bien être des Américains. Cest ainsi que le même préjugé nous abaisse dans un temps, pour nous élever dans un autre, cest ainsi quon en est la victime, et puis la divinité; jeu assez plaisant à considérer avec des yeux indifférents. Je puis même pousser la prédiction encore plus loin. Un temps a été que les Latins étaient modernes, et alors ils se plaignaient de lentêtement que lon avait pour les Grecs qui étaient les anciens. La différence de temps qui est entre les uns et les autres disparaît à notre égard, à cause du grand éloignement où nous sommes; ils sont tous anciens pour nous, et nous ne faisons pas de difficulté de préférer ordinairement les Latins aux Grecs parce quentre anciens et anciens, il ny a pas de mal que les uns I emportent sur les autres; mais entre anciens et modernes ce serait un grand désordre que les modernes lemportassent. Il ne faut quavoir patience, et par une longue suite de siècles nous deviendrons les contemporains des Grecs et des Latins; alors il est aisé de prévoir quon ne fera aucun scrupule de nous préférer hautement à eux sur beaucoup de choses. Les meilleurs ouvrages de Sophocle, dEuripide, dAristophane, ne tiendront guère devant Cinna, Ariane, Andromaque, le Misanthrope, et un grand nombre dautres tragédies et comédies du bon temps, car il en faut convenir de bonne foi, il y a environ dix ans que ce bon temps est passé. Je ne crois pas que Théagène et Chariclée, Clitophon et Leucippe, soient jamais comparés à Cyrus, à lAstrée, à Zayde, à la Princesse de Clèves. Il y a même des espèces nouvelles comme les lettres galantes, les contes, les opéras, dont chacune nous a fourni un auteur excellent, auquel lantiquité na rien à opposer, et quapparemment la postérité ne surpassera pas. Ny eût-il que les chansons, espèce qui pourra bien périr, et à laquelle on ne fait pas grande attention, nous en avons une prodigieuse quantité, toutes pleines de feu et desprit, et je maintiens que si Anacréon les avait sues, il les aurait plus chantées que les siennes propres. Nous voyons par lArt poétique et par dautres ouvrages de la même main que la versification peut avoir aujourdhui autant de noblesse, mais en même temps plus de justesse et dexactitude quelle nen eut jamais. Je me suis proposé déviter les détails, et je nétalerai pas davantage nos richesses, mais je suis persuadé que nous sommes comme les grands seigneurs, qui ne prennent pas toujours la peine de tenir des registres exacts de leurs biens et qui en ignorent une bonne partie. Si les grands hommes de ce siècle avaient des sentiments charitables pour la postérité, ils lavertiraient de ne les admirer point trop, et daspirer toujours du -moins à les égaler. Rien narrête tant le progrès des choses, rien ne borne tant les esprits, que ladmiration excessive des anciens. Parce quon sétait dévoué à lautorité dAristote, et quon ne cherchait la vérité que dans ses écrits énigmatiques, et jamais dans la nature, non seulement la philosophie navançait en aucune façon, mais elle était tombée dans un abîme de galimatias et didées inintelligibles, doù lon a eu toutes les peines du monde à la retirer. Aristote na jamais fait un vrai philosophe, mais il en a beaucoup étouffé qui le fussent devenus, sil eût été permis. Et le mal est quune fantaisie de cette espèce une fois établie parmi les hommes, en voilà pour longtemps, on sera des siècles entiers à en revenir, même après quon en aura reconnu le ridicule. Si on sallait entêter un jour de Descartes, et le mettre en la place dAristote, ce serait à peu près le même inconvénient. Cependant il faut tout dire: il nest pas bien sûr que la postérité nous compte pour un mérite les deux ou trois mille ans quil y aura un jour entre elle et nous, comme nous les comptons aujourdhui aux Grecs et aux Latins. Il y a toutes les apparences du monde que la raison se perfectionnera, et que lon se désabusera généralement du préjugé grossier de lantiquité. Peut-être ne durera-t-il pas encore longtemps, peut-être à lheure qu'il est admirons-nous les anciens en pure perte, et sans devoir jamais être admirés en cette qualité-là. Cela serait un peu fâcheux. Si après tout ce que je viens de dire, on ne me pardonne pas davoir osé attaquer des anciens, dans le Discours sur léglogue, il faut que ce soit un crime qui ne puisse être pardonné. Je nen dirai donc pas davantage. Jajouterai seulement que si jai choqué les siècles passés par la critique des églogues des anciens, je crains fort de ne plaire guère au siècle présent par les miennes. Outre beaucoup de défauts quelles ont, elles représentent toujours un amour tendre, délicat, appliqué, fidèle, jusquà en être superstitieux, et selon tout ce que jentends dire, le siècle est bien mal choisi pour y peindre un amour si parfait. |
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